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La mutation

des signes

de

Ren Berger

Visualisation de Michle Sellier

ditions Denol, Paris, 15 novembre 1972

Adaptation la Tlvision, srie de 3 missions, production SSR, 1975

Mis en page par Alain Theilkaes, mars-avril 2005

Webmaster du site de Ren Berger

INTRODUCTION

DE L'APOCALYPSE AU PLAN ET VICE-VERSA

CHAPITRE 1

DE LA REPRODUCTION A L'AMALGAME
Perplexit des experts et de quelques autres / L'art comme poste
d'observation / La reproduction et ses avatars / Reproduction = Production
/ Perception directe, perception indirecte / Vers une nouvelle conscience
prsence / Feuilletage et mixage / Les sortilges de l'amalgame

CHAPITRE 2

DU SILEX AU SATELLITE
De quelques autres paradoxes / L'illusion toujours recommence / L'esprit
et ses limites / Promotion motionnelle, symbolique et potique de la tour
Eiffel / A chaque jour sa tour Eiffel / Jean-Jacques et les cosmonautes /
Marges, analogies et carrefours : cyberntique et bionique

CHAPITRE 3

DE L'ART FAIT A L'ART QUI SE FAIT


Un dphasage fcond / clatement des limites de l'art / L'artiste au dfi et
le dfi de l'artiste / Un dmolisseur constructif, Jean Dubuffet / Un nou
veau partenaire l'ordinateur / De l'original au multiple / De l'iconographie
culturelle l'imagerie quotidienne / L'quivoque / Quelques autres dmar
ches / L'art exprimental et la situation de masse / Remises en cause /
Vers un nouvel quilibre

CHAPITRE 4

DE LA CULTURE FIXE A LA CULTURE MOBILE


Communication et codes / Exploration, voyages de masse / Du piton
l'automobiliste / Vers une ambiance ethnologique / Perceptions de choc
partir d'un scnario banal / Des Pyramides au Parthnon / Le schma
explicatif / Brouillages, drglages, nouveaux rglages / Voir avec
d'autres yeux / Voyager plusieurs niveaux

CHAPITRE 5

DU SALON A L'ENTREPRISE D'INFORMATION


Les circuits / Canaux, cot, balayage, impact, vitesse / Un nouveau
moyen de communication de masse: l'exposition / Les avatars de Napo
lon / L'exposition, facteur de ralit : l'Armory Show / La ralit commu
nique / Le direct a gagn les 24 heures du Mans

CHAPITRE 6

DE LA RFLEXION SCURISANTE A LA RFLEXION RISQUE


Quelques souvenirs anonymes / Vitesses de transmission / Cration et dif
fusion / Le tmoin invisible / Information et mesure / L'embarras des jurys
/ Un parti radical :l'esthtique informationnelle / Le show princier / La
scurisation par le folklore / La ralit manipule

CHAPITRE 7

DE L'UNICOMMUNICATION A LA MULTICOMMUNICATION
Aperu du conditionnement / La communication temporelle : contagion,
gestes, symboles linguistiques / La transmission des messages / Le dis
cours, un itinraire accident / Du traducteur la machine traduire /
Quand la communication change

CHAPITRE 8

UNE DIMENSION NOUVELLE : LA DIFFUSION DE MASSE


Une exprience interstitielle : en rentrant du Midi / L'accident n'est pas
accidentel / De la terre la lune un voyage collectif / Une petite phrase
qui en dit long / Des perspectives qui bougent : anthropologie et futurologie

La Mutation des signes

Ren Berger

CHAPITRE 9

DE L'ESSENCE A LA COMMUNICATION
Art et littrature / L'art et l'attitude philosophique / L'art et l'attitude histori
que / De l'objet l'information / Dfinition nouvelle de la culture ou culture
nouvelle / Une opposition dpasse : vers une culture d'environnement /
Est-ce encore de l'art?

CHAPITRE 10

UN PHNOMNE DE TRANSCULTURATION GNRALIS


Une question d'usage / Enculturation, acculturation et transculturation /
Nouveau public ou culture nouvelle / Du Salon la communication de
masse / Le tourisme, facteur de culture / Mise au point mthodologique /
La primaut de l'criture: histoire et prhistoire / Le poids de l'criture:
alphabtes et analphabtes / clairages et angles de vue

CHAPITRE 11

L'AVNEMENT DES INTERFRENCES


Repenser le problme ou repenser la pense? / L'industrie du faux-semblant / Un exemple : poil, parole et prsident / Quant McLuhan / Un
nouveau point d'appui / Moquerie et ccit, ou les embarras d'un intellec
tuel

CHAPITRE 12

LE CORPS, LA LANGUE, LES MULTIMDIA


La langue, deuxime instrument / Un tableau, deux approches / Un dtour
qui n'en est peut-tre pas un / La mthode du oui ou non / Une approche
extra-smiologique / Vers une communication inter-media ou synesthsi
que

CHAPITRE 13

DE L'UNIDISCIPLINAIRE AU MULTIDISCIPLINAIRE
Le principe de pertinence / L'art, lieu d'observation privilgi / Un exem
ple : le manuel / Situation nouvelle, pertinence nouvelle : l'approche socio
logique / Le principe scientifique, mais de quelle science? / Contenu ma
nifeste, contenu latent / pistmologue en herbe ou pervers polymorphe? / Science ou parascience?

CHAPITRE 14

DE L'AGRICULTURE A LA TECHNOCULTURE
Un changement nuclaire / clatement de la philosophie ou clatement
philosophique / Les deux systmes / Manuels et mass media / La culture,
activit intresse ou dsintresse ? / Drive, esquive et camouflage /
Changement des moyens et des circuits de communication / Tlvision,
publicit et prjugs

CHAPITRE 15

DUCATION ET NOUVEAUX DMIURGES


L'thique en pantalons / Le plerinage aux sources ou comment
l'implantation se fait enracinement / Avenir, providence et prvision / Les
fondations culturelles / Parier sur l'encphale / Les nouveaux dmiurges /
L'inversion des filires / Indices et signes / L'entreprise smiurgique /
Logies et/ou urgies

PERSPECTIVE

POUR UNE ATTITUDE NOUVELLE


Aperu d'une dmarche nouvelle / Vitesses diffrentielles et dimensions
nouvelles / Les environnements-gigognes / Le nouveau dfi

La Mutation des signes

Ren Berger

INTRODUCTION
DE L'APOCALYPSE AU PLAN ET VICE VERSA
p. 11
Pendant des millnaires, les hommes ont cherch lire leur avenir dans le Ciel. C'est du Ciel
qu'ils attendaient - que bon nombre attendent encore - la Rvlation. Car le Temps, dit
l'Apocalypse, est proche. Les sept sceaux du Livre se sont-ils rompus ? Les clairs ont surgi, le
tonnerre a retenti, la terre a trembl... Les fumes dissipes, ce n'est pourtant pas la nouvelle J
rusalem qu'il nous a t donn de voir, mais les restes d'Hiroshima. Entre autres. Car il serait aus
si injuste qu'inexact d'en rester cette vision. La bombe est l'un des produits de notre gnration.
Parmi d'autres. La tlvision et avion tendent aujourd'hui messages et transports la plante en
tire. De mme que le poing de nos anctres a pris la forme du champignon atomique, de mme
la parole a pris les dimensions des communications de masse, de mme les jambes atteignent,
dans la foule des dieux, la porte des long-courriers.
Il faut se garder de toute interprtation manichenne. C'est l'uvre de l'humanisme de nous avoir
enseign nous rfrer, par-del l'autorit, la Raison tenue pour facult universelle et suffisante
dont l'cole a tabli le modle en mme temps que la pratique l'usage de tous. Or l'cole est en
crise. La transmission du savoir subit des -coups. Le systme d'intgration que l'Enseignement
avait mis au point prsente des dfaillances. Les vnements dfient rgles et raisonnements. La
tradition est en dfaut. Les ducateurs s'interrogent. Les signes domestiqus par la logique rede
viennent menaants. Les signes sauvages se multiplient. Une attitude nouvelle, chacun le res
sent, est ncessaire pour les dceler. Mais comme on ne passe jamais d'une attitude une autre
sans y tre contraint par de puissants motifs et au prix de grandes difficults, c'est le changement
d'attitude qu'il s'agit d'clairer, les motifs et les difficults qu'il s'agit de prciser. Tel est le propos
de l'ouvrage.
Entreprise risque. Contrairement ce qu'on imagine, les signes
ne sont pas vidents ils ne s'imposent pas la vue ; ils peuvent
mme rester dissimuls longtemps. Seuls nous apparaissent en
effet d'emble les signes avec lesquels nous sommes de moiti,
ceux que nous avons appris voir, ceux qu'on nous a appris
voir. Est vu ce qui est digne d'tre vu. Identifier des signes,
c'est aussi les qualifier. Affirmer qu'il est aussi digne d'tudier
Platon, qui a mis les ides au Ciel, Aristote, qui les a mises sur la
terre, que Ford, qui les a mises sur roues, semble frivole, pour ne
pas dire scandaleux. Les esprits cultivs disposent pour chaque
discipline du catalogue des objets qui conviennent et des proc
dures elles-mmes convenables.
La culture se fonde sur une situation tablie et sur des valeurs
elles-mmes tablies. Elle est faite des pratiques qui ont cours.
Le regard sauvage, lui, ne bnficie ni de ses certitudes ni de
Londres, couloir du metro
son entranement. Il progresse sans toujours pouvoir assurer les
jalons de son itinraire, sans mme se mnager, si les obstacles deviennent insurmontables, la
prcaution d'une position de repli. Errant aux lisires, dbordant aux limites, s'aventurant au-del
des domaines, il renonce la tutelle du savoir domanial.
Le terrain solide des faits abandonn, ce n'est pourtant pas le vide qu'il rencontre. Partout se
pressent des phnomnes ambigus, toujours fuyants, toujours mouvants.
Quel parti choisir ? Ou s'en tenir la voie droite de la culture tablie et des procdures prouves,
ou tenter l'aventure, au prix de dtours, de dboires, d'erreurs, pourquoi pas?
C'est le second parti que prend notre ouvrage.

La Mutation des signes

Ren Berger

CHAPITRE I
DE LA REPRODUCTION A L'AMALGAME
pp. 25-26
C'est devenu aujourd'hui un truisme de rpter que notre monde est en pleine mutation. Si nous
faisons tous profession de modernisme, il est nanmoins curieux de remarquer e dsquilibre en
tre nos dclarations les plus fermes, les plus rptes, et nos modes de vivre, de penser et d'agir,
qui se trouvent peine modifis.
Si la raison seule tait en cause, on pourrait parler de malentendu, d'erreur ou de contradiction.
On ne s'en prive d'ailleurs pas, encore qu'une certaine exacerbation montre combien il s'agit plus
que d'un malentendu.
A y regarder de plus prs, c'est de dphasage qu'il faut parler : les conditions de la communi
cation sont affectes. C'est pourquoi il est si malais d'en rendre compte.
La diffrence est grande entre des interlocuteurs qui, tout en exprimant des points de vue diver
gents, respectent le mme langage, observent la mme logique, font usage des mmes procds,
et des interlocuteurs qui sont mal rgls entre eux, voire l'intrieur d'eux-mmes, et pour les
quels les changes sont constamment sujets rvision, le code lui-mme s'altrant au cours de
l'mission et de la rception.
Qu'on le veuille ou non, le spectacle de notre monde est celui d'une confusion extrme; d'autant
qu'il n'est mme plus spectacle, puisque la confusion est aussi bien intrieure qu'extrieure,
qu'elle appartient autant au sujet qu' l'objet, qu'elle n'est donc pas vue par un tmoin, ni mme ne
peut l'tre, tant - rptons-le - aussi bien au-dedans qu'au-dehors.
Le mot de confusion doit donc tre pris, non seulement dans le sens d'une communication
brouille (ce qui impliquerait qu'elle peut tre claircie) mais d'une communication qui n'arrive
pas s'tablir, ou du moins qui ne cesse d'tre perturbe au cours de son tablissement et dont le
fonctionnement, comme la raison d'tre, ne cesse d'tre mis en cause.
C'est ce qu'il est si difficile de voir, encore plus difficile de faire voir. Car toute pense qui
s'articule implique un minimum de moyens communs.
Or, il semble qu'en de de la communication, qui est un processus complexe et longuement la
bor, c'est le signe lui-mme qui change, et l'ensemble du systme qui se met changer sa
suite.
Depuis des millnaires, des gnrations de pcheurs ont mis au point des filets pour capturer le
poisson en calculant minutieusement la forme,les dimensions et la rsistance de chaque maille.
Qu'adviendrait-il s'ils prtendaient utiliser la mme technique pour capter les ondes de l'espace?
C'est pourtant ce qui se passe si souvent sous nos yeux: part les techniciens qui recourent au
radar, chacun s'en va pcher avec l'quipement qui a fait la gloire de son pre.
Je ne suis pas sr moi-mme, en formulant par crit ce que je viens d'noncer, que je ne sois pas
mon tour victime du dphasage.
Il s'agit en effet moins de constater que tout change que de prendre conscience que ce qui nous
sert constater le changement est aussi en train de changer, et donc que l'attitude critique, ft-elle
la plus ouverte, ne suffit plus si elle ne s'interroge pas elle-mme, si elle ne met pas en question
ses points d'appui, ce qu'elle est fort empche de faire puisqu'il en faut au moins un pour que la
pense progresse.

La Mutation des signes

Ren Berger

PERPLEXIT DES EXPERTS ET DE QUELQUES AUTRES pp. 26-31


Voil plus d'une dcennie que l'Unesco s'emploie dpister, au moyen d'enqutes, de consulta
tions et de questionnaires, les nouvelles tendances qui se manifestent dans les sciences exactes et
dans les sciences dites humaines et morales.
Or n'est-il pas significatif que les documents de travail soulignent tous la mise en question des ap
proches traditionnelles ? La notion de discipline est, lit-on, dans une large mesure, une notion
conventionnelle, dont la dfinition thorique est moins claire qu'il ne semblerait. Loin de rendre
compte des vritables articulations des recherches actuelles, la distinction et la dsignation des
domaines disciplinaires ne constituent donc qu'un cadre pratiquement invitable, qu'il convient de
retenir par provision.
D'o la ncessit d'laborer une approche multidisciplinaire qui renouvellera aussi bien les con
cepts et les principes des sciences sociales et humaines que leurs mthodes et leurs relations mu
tuelles.
De telles constatations mettent en vidence, par la voix de collaborateurs autoriss provenant de
divers pays, le fait que ce qui tait gnralement tabli rsulte moins de l'adquation au rel ou
la vrit qu' une institutionnalisation, c'est--dire des processus historiques que nous pouvons
pour la premire fois comparer entre eux sur une vaste chelle.
La contestation estudiantine souligne de son ct
l'cart sans cesse accru entre les disciplines dites
universitaires et le mouvement qui entrane ple
mle connaissances et disciplines dans une aven
ture dont nous ne savons pas ce qu'elle sera, mais
dont nous sommes srs que c'est la ntre. Nul
doute, l'difice de la connaissance traditionnelle se
lzarde. Peut-tre s'agit-il d'ailleurs moins de le je
ter bas comme d'aucuns sont tents de le faire que de l'examiner avant d'agir mais il est sr qu'il
ne peut plus se maintenir tel quel sans imposture.
A travers les lignes de rupture apparaissent des re
groupements qui, tel le structuralisme de LviStrauss, tirent parti de la science pilote qu'est deve
nue la linguistique pour largir l'ethnologie une
dimension gnrale d'autres qui, telle la cybernti
que, fcondent les domaines les plus varis (du tir
antiarien au contrle des stocks, l'analyse
littraire...), ou encore les mathmatiques moder
nes. Autant les mathmatiques classiques sont
gnralement symboliques (tel signe renvoyant
tel sens signifi), autant les mathmatiques moder
nes sont formelles. Dans un systme formel, on ne se proccupe aucunement du sens, on ne ren
voie jamais, ni explicitement ni implicitement, un contenu significatif. On tudie seulement l
suite des bonnes formations d'objets (indfinis) entre eux, tant entendu qu'on a pos au dpart
des rgles de bonne formation... Analyser symboliquement consiste traduire un contenu de
sens en signes, coder et dcoder un langage. Analyser formellement consiste former un
langage qui dveloppe ses propres rgles. Ce n'est qu'aprs qu'il y a possibilit de le traduire en
contenus, en modles.1
Que nous soyons la veille d'un renversement gnral, tout le monde le pressent, mme s'il n'est
pas possible d'en mesurer l'ampleur. Mais beaucoup se contentent de voir une menace qu'il but
carter ou conjurer, alors que la tche qui importe au premier chef est de le connatre pour le
matriser. L'enseignement a t violemment pris partie - particulirement depuis les vne
ments de mai 1968.
La Mutation des signes

Ren Berger

Le moins qu'on puisse dire est qu'il fait aujourd'hui problme : programmes, structures, examens,
commissions, lections, un mme frmissement parcourt les organes et les membres de l'cole.
Dans une telle situation, la dmarche ordinaire est de rformer. On multiplie donc questionnai
res, consultations, tables rondes, enqutes, etc. Avec raison. Mais l'on peut se demander si les r
formes qui sont proposes partir de telles procdures tiennent suffisamment compte du renver
sement en cours. On imagine trop souvent que les disciplines traditionnelles peuvent tre
amliores.
Or il est vident que les retouches, fussent-elles nombreuses, ne modifient gure le tableau, et
l'on peut craindre qu'elles finissent mme par le maquiller. D'o les incomprhensions rcipro
ques les rformateurs s'tonnent de bonne foi que les tudiants se montrent si mfiants l'gard
de leurs intentions, tout comme les tudiants s'tonnent que les rformateurs puissent se contenter
d'accommodements.
Mais la difficult de communiquer procde de l'branlement de notre systme de signes. Tous
les rapports tablis sont donc branls puisqu'il n'est rien qui ne soit, dans le fonctionnement so
cioculturel, d'abord et toujours affaire de signes.
Dans cette atmosphre caractrise par une inquitude permanente, une double tendance se des
sine : d'une part, les scnes de violence vont en s'aggravant un peu partout, avec tous les dgts
qu'elles entranent et la stupeur qui en rsulte.
Ce qui prouverait, s'il en tait besoin, que le langage, instrument de communication par excel
lence, ne rpond plus la situation et que, incapable de vhiculer passions et sentiments, il cde
cette sorte de prlangage qu'est le geste dont on peut attendre aussi bien les coups que les cares
ses.
D'autre part, la rflexion tend toujours plus chercher dans les modles scientifiques les instru
ments capables de faire face la situation : puisque c'est de tels modles que l'homme doit de
dominer la nature, il semble difficile qu'ils ne viennent pas aussi bout des difficults actuelles.
Mais transposer purement et simplement les principes et les mthodes des sciences exactes et
naturelles aux sciences dites morales et humaines incite les meilleurs esprits faire de grandes
rserves, tmoin Lvi-Strauss: L'auteur du prsent article a consacr sa vie entire la pratique
des sciences sociales et humaines.
Mais il n'prouve aucune gne reconnatre qu'entre celles-ci et les sciences exactes et naturel
les, on ne saurait feindre une parit vritable; que les unes sont des sciences et que les autres n'en
sont pas; et que si on les dsigne pourtant par le mme terme, c'est en vertu d'une fiction smanti
que et d'une esprance philosophique laquelle les confirmations manquent encore; en cons
quence de quoi, le paralllisme impliqu par les deux enqutes, ft-ce au niveau de l'nonc, tra
hit une vision imaginaire de la ralit.2
On pourrait s'alarmer d'une situation qui parat sans issue. On pourrait aussi se demander si la fa
on de poser les problmes au moyen de faits et de donnes ne relve pas de procdures qui
peuvent tre mises en cause et mme qui doivent l'tre.
Supposons qu'il en est d'autres, dont on tient gnralement peu compte, et qui jouent un rle plus
important qu'on imagine : c'est l'hypothse que je fais au dbut de ce livre, en choisissant le do
maine de l'art pour la vrifier, avec l'espoir que d'autres domaines s'claireront progressivement
la lumire de cette recherche.
l. Michel Serres, Herms ou la communication. Paris, ditions de Minuit, 1968, coll. Critique,
P. 31.
2. Rponse l'enqute faite par l'Unesco sur s Les tendances principales de la recherche dans le
domaine des sciences sociales et humaines s, Revue Aletheia, mai 1966, N 4, p' 191, Revue in
ternationale des sciences sociales, vol. 16, 1964.

La Mutation des signes

Ren Berger

L'ART COMME POSTE D'OBSERVATION p. 32


Et d'abord ma question : comment l'art se produit-il de nos jours? Par quoi j'entends considrer,
non pas les moyens techniques mis en uvre par les artistes contemporains, mais, de faon pr
cise : comment ce qu'on appelle art vient-il exister pour moi, pour les autres, pour nous?
Comment en vient-on utiliser le terme propos de certains objets qui nous sont offerts et que
rien ne dsigne souvent de prime abord devenir de l'art.
La question recouvre un problme irritant qu'on escamote presque toujours et qu'on peut ramener
ceci : personne ne doute que Rembrandt est un trs grand artiste; personne ne doute non plus
qu'il a vcu au XVlle sicle, qu'il a illustr la peinture hollandaise... ; personne ne doute que son
gnie claire l'histoire de l'humanit, personne ne doute, etc. ; on pourrait continuer longtemps
ainsi pour Rembrandt. Pour de nombreux autres artistes. Pour tous? Oui, pour Rubens, oui, pour
Delacroix, oui encore, pour Van Gogh, oui, pour Matisse...
Mais pour Rauschenberg, pour Raysse, pour Arman, pour Tinguely? Quelques lecteurs se de
manderont peut-tre quoi correspondent ces noms; d'autres les ont entendus et savent plus ou
moins de qui il s'agit.
Les critiques d'art trouveront, eux, la question impertinente, encore que certains, parmi les plus
avertis, disputent prement des mrites respectifs de ces artistes et que
beaucoup d'amateurs d'art se bornent voir en eux des amuseurs en
tretenus par la mode.
Voil donc le lieu de marquer cette vidence, si mconnue, que
l'artiste ne l'est ni de nature ni par dcret; que son uvre se distingue
des objets naturels la suite d'une assimilation sociale; qu' la diff
rence des choses de la nature, l'art se constitue par un processus com
plexe; bref, que c'est nous qui la fois, le constituons et faisons partie
du processus.
Faute de le savoir, faute surtout d'en tenir compte, on part de l'ide,
combien errone, que l'art est presque toujours chose faite quand on
l'aborde, qu'il suffit donc d'tudier un objet de connaissance ou un do
maine, comme si l'attention portait d'emble sur un corpus ou un rf
rentiel tabli. Il n'en est rien.
Qui dit constitution dit ensemble de phnomnes sociaux, psychologi
ques, scientifiques, esthtiques, matriels dont les conditions et les mo
des d'assemblage doivent tre mis au jour. Il vaut la peine de le rpter
: toute considration qui omet cette tape, feint de l'ignorer ou la n
glige, rvle un vice rdhibitoire, au sens propre, qui peut annuler le
contrat par lequel s'achte ou se vend la connaissance.
Et le vice devient d'autant plus grave aujourd'hui que les conditions
sont multiples, les occasions de les tudier plus nombreuses.
Or beaucoup de bons esprits, qui conviennent de l'insuffisance des m

thodes classiques, restent captifs du verbocentrisme , de la commuRobert Rauschenber,

"Odalisque", 1955-1958

nication fonde exclusivement ou en priorit sur la pense verbale.


Les indices ne manquent pourtant pas; il suffit d'ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de
nous. Mais l'cran rassurant de ce qui a dj t crit ou dit sur le sujet nous dtourne le plus
souvent de l'observation.
Aussi est-on presque toujours tent d'en revenir ces objets polics par excellence que sont les
ouvrages de bibliothque et de cder leur vertueuse sduction.

La Mutation des signes

Ren Berger

LA REPRODUCTION ET SES AVATARS pp. 33-35


La dcouverte de Malraux, c'est d'avoir proclam, magnifiquement d'ailleurs, que les arts plasti
ques ont invent leur imprimerie et d'avoir dcel, l'encontre des spcialistes, qu'il ne s'agit pas
d'une invention purement technique, le fichier des rudits se doublant d'une photothque. Non
seulement la reproduction se libre de la fiche, mais elle cre des arts fictifs ou suggrs : par
le cadrage, l'clairage, le dtail, l'agrandissement... faussant systmatiquement l'chelle des ob
jets, en prsentant des empreintes de sceaux orientaux et de monnaies comme des estampages
de colonnes, des amulettes comme des statues...3
C'est encore l'apparition, ou plutt l'mergence d'arts qui, tudis traditionnellement au moyen de
l'criture, tout au plus au moyen de clichs au trait, se mettent rayonner la faveur de la repro
duction.
Il y a un peu plus d'un demi-sicle qu'mile Mle, dans la prface de son clbre ouvrage, L'Art
religieux du Xllle sicle en France, faisant l'loge des matriaux qui ont servi son tude, signa
lait, outre les recueils (livres, revues, bulletins, etc.), le Muse des moulages du Trocadro et
trois grandes collections de photographies ou d'estampes qui nous ont rendu les plus continuels
services..., pour conclure Ainsi nous avons pu avoir presque constamment sous les yeux des
statues et des bas-reliefs disperss dans la France entire. Et il ajoutait: Il n'a pu en tre de
mme des vitraux, que l'on a rarement tent jusqu' prsent de reproduire par la photographie.
Heureusement que le P. Cahier a donn dans ses Vitraux de Bourges un vritable corpus des
principaux vitraux du XIIe sicle.
M. Lasteyrie, dans son Histoire de la Peinture, en a reproduit d'autres encore, etc. Or, dans le
volume de poche publi en 1968 figure cette note des diteurs dit pour la premire fois en
1898, L'Art religieux du XlIle sicle en France est devenu un ouvrage classique et nous le pu
blions comme tel. En accord avec la famille de l'auteur, nous nous sommes conforms au texte,
l'illustration et la bibliographie de la dernire dition parue du vivant d'mile Mle, la hui
time, publie en 1948 par Armand Colin.
Voil qui est doublement significatif, doublement troublant. A l'poque o mile Mle travaillait
son ouvrage, les vitraux existaient pour les rares privilgis qui avaient les moyens d'aller les
voir sur place ou qui pouvaient se procurer des descriptions ou les reproductions contenues dans
les ouvrages spcialiss et peu accessibles.
De 1898 1968, date de la sortie en collection de poche, la situation s'est compltement
renverse: les reproductions en couleurs appartiennent la vie quotidienne; les vitraux flam
boient aussi bien dans les volumes de luxe que dans les publications populaires ou sous forme de
cartes postales, de diapositives, de cartes de Nol sur transparent, etc. 4
Le dveloppement de l'automobile aidant, il est loisible chacun d'aller Chartres, Bourges
pour les admirer et les revoir. Sans compter l'apport du cinma, de la tlvision et, depuis quel
ques annes, de la tlvision en couleurs.
On surprend sur le vif le mouvement de la connaissance : en un demi-sicle les conditions se
transforment si radicalement que les questions qu'on n'aurait eu ni l'ide ni les moyens de poser,
s'imposent.
mile Mle aurait-il crit le mme livre s'il avait dispos de notre matriel technique? Comment
jugerait-il son ouvrage aujourd'hui? Il ne s'agit pas de questions acadmiques la faon dont on
refait l'histoire avec des si.
Il s'agit trs prcisment, abstraction faite de toute considration sur le savoir d'mile Mle, abs
traction faite de tout changement qu'implique le jugement d'un auteur sur son ouvrage, de
s'interroger sur le point suivant : dans quelle mesure les conditions techniques de l'acquisition, de
la transmission et de la rception de la connaissance modifient-elles ou non la connaissance ellemme?
Et l'on est tent de poursuivre: ce livre qui est devenu, selon la note des diteurs, un ouvrage
classique, comment l'est-il devenu?
La Mutation des signes

Ren Berger

Sans doute la faveur d'une pense dont on admire la pntration et la vigueur synthtique.
Mais le fait d'insister sur le terme de classique, en ajoutant que l'ouvrage est publi en accord
avec la famille de l'auteur, selon le texte et l'illustration de 1948, ne marque-t-il pas par rapport
nous, quelque vingt ans aprs, une sorte de prcaution oratoire?
Comme si l'ouvrage, tout classique qu'on le proclame, l'tait la faveur d'un contexte social qui
date du dbut du sicle et dont les modifications ne sont pas encore ressenties au point d'exiger
une remise en question fondamentale de l'ouvrage, de l'illustration, peut-tre mme du principe
iconographique, encore qu'on pressente que l'preuve ne saurait tarder...
Je ne critique ni l'ouvrage, ni l'diteur. J'entends simplement mettre en lumire le fait que la con
naissance ne passe pas d'une situation historique une autre, ni d'une situation technique une
autre, ni d'un circuit d'information un autre sans que quelque chose d'essentiel se mette chan
ger.
On comprend ds lors mieux l'affirmation de Malraux, si souvent controverse, que si la repro
duction nous offre, pour la premire fois, l'hritage de toute l'histoire et donc du monde entier,
cela ne doit pas tre entendu comme une sorte de rsurrection intgrale. Les uvres qui com
posent cet hritage ont, insiste Malraux, subi une mtamorphose singulirement complexe.
Ainsi les statues grecques qui sont devenues blanches.
Or si elles ont t repeintes en blanc par les sicles, comme l'observe l'auteur, il faut faire re
marquer que l'tat de blancheur a t soulign et l'est encore par la technique photographique en
noir et blanc qui a longtemps prvalu.*
Or, les vues de Malraux ne suffisent plus aujourd'hui, mme si la plupart des historiens de l'art les
ont peine assimiles. Malgr leur pntration, elles ne retiennent de la reproduction que la fonc
tion rfrentielle, par quoi j'entends que la reproduction est considre dans son rapport
l'original, tel un vecteur ou un instrument braqu ou branch sur lui, bref comme un support provi
soire et approximatif destin prolonger le regard jusqu' l'ouvre absente.
C'est au sujet de cette fonction que se produisent les discussions si souvent recommences sur la
fidlit ou l'infidlit de la reproduction, sur son degr d'exactitude, et l'occasion desquelles
s'opposent les affirmations banales Jamais la reproduction n'atteindra la qualit de l'original, ou
C'est prodigieux quoi on arrive maintenant, on dirait presque le tableau.
Ce qui montre bien, soit dit en passant, que la fonction rfrentielle rpond d'abord notre besoin
d'user de substituts pour nous relier aux originaux. Aussi humble que soit leur condition, les cartes
postales entretiennent le culte des uvres l'entre des muses.
Compagnes bifaces du voyageur, elles se prtent aux nouveaux rites du tourisme moderne : au
verso, les impressions, souhaits, notations climatiques (la Chapelle Sixtine est formidable..., tu
devrais voir la relve de la Garde Buckingham... on meurt de chaud Athnes...) ; au recto,
sans commentaires, le chef-d'uvre qu'on a vu et qu'on offre en image.
Nouveau rite du don?
Le dveloppement de la reproduction est donc, non seulement li au dveloppement de la con
naissance, mais aussi celui du tourisme de masse: c'est en tout cas un phnomne concomi
tant.
Mme sans dcider lequel influe davantage sur l'autre, il est ais de constater que la reproduction
en srie et le voyage en srie vont de pair.
En mme temps que s'branlent des foules de plus en plus nombreuses vers les muses, les pays
et les villes d'art, un nombre toujours plus lev de reproductions est requis pour rpondre aux
besoins: innombrables les photographies que les touristes emportent, innombrables les diapositi
ves et les films qu'on projette entre amis avec les commentaires et les exclamations qui
s'imposent en pareilles circonstances.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Le meilleur moyen de bien raconter est tout de mme de trouver un bon sujet tout fait, dj crit,
compact et bien serr, qui fournisse lui seul son dbut, son milieu et sa fin, conseille un manuel
de photographie.
* La plupart des publications sur la sculpture se tiennent encore la reproduction en noir, tmoin
les volumes consacrs la sculpture mondiale par les ditions Gallimard sous la direction de
Malraux. Mais ce n'est dj plus le mme parti que prennent les volumes de l'Univers des For
mes nombre d'objets et de sculptures sont reproduits en couleur
En se perfectionnant et en devenant moins chre, la reproduction en couleur s'empare des di
tions grand tirage Fabbri Hachette (Les Chefs-d'uvre de l'Art, les fascicules hebdomadaires
(Alpha, Les Muses, etc.)
3. Andr Malraux, Le Muse imaginaire. Paris, Gallimard, 1947. Nouvelle dition coll. ides/arts
1965, p. 12, 84
4. mile Mle, L'Art religieux du Xllle sicle en France. Paris, Librairie Armand Colin, 1958, Li
vre de Poche Hachette, 2 vol

Andr Malraux (1901-1976)

La Mutation des signes

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Ren Berger

REPRODUCTION = PRODUCTION pp. 35-40


Mais le mot reproduction ne fait-il pas illusion? Le prfixe itratif re marque d'ordinaire
l'ide de rptition, de redoublement, de restitution de quelque chose dans son tat primitif, de re
tour un tat antrieur, bref, l'ide que la reproduction est en quelque sorte le double ou la r
ptition de la production. L'implication va tellement de soi qu'on ne songe mme pas lui de
mander raison!
Loin d'tre innocente (ou est-ce nous qui rusons avec elle?) la langue met en effet l'accent, par le
truchement du prfixe, sur le caractre commun aux verbes de la srie reprendre, ranimer, rta
blir, etc. A notre insu, elle privilgie l'attitude qui consiste tenir pour acquise la similitude de na
ture entre la production et la re-production.
Dans cette perspective, la technique multiplicatrice a pour seul but de fournir d'un original un
nombre indfini de rpliques et de chacune des rpliques une rfrence l'original. Quand
j'achte des cartes postales qui reprsentent la Cathdrale de Chartres par exemple, je ne
m'adresse pourtant pas la vendeuse en numrant le portail, le tympan, les gbles, les pinacles,
les statues-colonnes, les vitraux, ni mme en lui faisant part de mon enthousiasme ou de quelque
autre commentaire, mais en disant purement et simplement combien?
Les cartes postales cessent d'tre des reproductions d'art pour devenir des marchandises: c'est
donc qu'elles assument une autre fonction en entrant dans un autre systme. De mme, lorsque
j'cris l'adresse au verso et que je colle le timbre-poste, elles s'assimilent, quoi qu'elles reprsen
tent, un message qui relve du seul tarif des PTT.
Considrer les reproductions selon leur fonction rfrentielle implique donc une attitude et un
dessein qui reviennent tous deux organiser le champ de l'exprience sur un modle de type pla
tonicien.
C'est sur ce modle de participation ou d'manation ainsi que sur les attitudes et les compor
tements qu'ils impliquent, qu'il est ncessaire de s'interroger. Les reproductions tendent en effet
notre insu - surtout depuis qu'elles ont pris un caractre de production industrielle - constituer un
monde nouveau, un systme qui, mme s'il n'a pas encore reu de nom, existe imprieusement
et dicte ses propres lois.
Le phnomne est la fois si considrable et si complexe qu'on doit se borner un aperu. Il est
pourtant d'autant plus urgent de le connatre que le systme nous concerne tous: sans mme que
nous nous en rendions compte, les mass media transforment notre monde d'objets en
environnements-messages dont les matriaux, les supports et le moteur sont la reproduction.
Dans son numro du 1er-2 dcembre 1968, Le Monde* reproduit la clbre Jeune fille au Turban
de Vermeer, chef-d'uvre du Mauritshuis de La Haye, accompagn du texte suivant Qui per
met vos vieux tableaux de matres de rester jeunes? (...) Nos chercheurs ont la rponse - une
qualit de Perspex connue sous le nom de Perspex VU Ce produit est utilis pour protger
les peintures, les documents et les tissus contre la dgradation et le vieillissement dus aux radia
tions ultraviolettes de la lumire naturelle ou artificielle.
Quant Perspex, ce n'est qu'un exemple des innombrables produits fabriqus par I.C.I.
Nous avons aussi dcouvert le Tirage prs du demi-million d'exemplaires polythylne
Aikathene, les colorants ractifs Procion et les herbicides bipyridyles. I.C.I. est internatio
nal, mais c'est surtout une socit vocation trs europenne. Aprs tout, nous vivons et nous tra
vaillons en Europe. Nos services s'tendent l'industrie, l'agriculture et la mdecine. En 1967,
la vente de nos produits et brevets s'est leve 7 milliards de francs actuels rien qu'en Europe
Occidentale, soit les deux tiers de nos ventes mondiales. tes-vous parmi nos clients ?
Aucun rapport entre La Jeune Fille au Turban et Perspex mme si Perspex est produit par
la firme toute puissante ICI. (Imperial Chemical Industries) !
Mais si le tableau de Vermeer est incompatible avec la publicit - du seul fait qu'il est unique - la
reproduction du tableau de Vermeer, elle, est compatible avec la publicit.
La Mutation des signes

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Ren Berger

La reproduction peut donc entretenir des relations avec des objets htrognes au modle et
mme contracter avec eux des alliances aussi irrductibles qu'apparemment monstrueuses.
C'est qu'il y a dans la reproduction un principe qui n'est plus celui de la plus ou moins grande fid
lit l'original, mais qui rside tout entier dans le reproduit ou le reproductible.
En vertu de quoi deviennent compatibles la reproduction, ft-elle d'un chef-d'uvre comme la
toile de Vermeer, et la publicit de n'importe quelle maison, de n'importe quel produit, puisque
l'une et l'autre font partie du mme systme.

A dire vrai, le cordon ombilical n'est pas tout fait rompu. C'est d'ailleurs sur quoi spcule le pu
blicitaire qui met en vidence l'une des motivations du lecteur. Mais le phnomne, qu'il s'agit de
voir en face, c'est que la reproduction glisse vers un monde qui suppose de tout autres allgean
ces : non seulement la Joconde devient foulards, enseignes, puzzles, cibles, couvercles de botes
de fromage, et bien d'autres choses encore, mais il se produit un phnomne d'hybridation gn
ralise auquel les moyens techniques sont en train de donner une puissance sans gale. Ce Fra
gonard peut tre vous...
C'est ce qu'assure une grande page en couleurs parue sous le sigle Trevira - Cadre d'Or*
Ce Fragonard peut tre vous..., pour 2 petites rponses! Grand concours Trevira cadre d'or
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Oui, vous pouvez gagner une magnifique reproduction 50 x 60 cm vernie, sous cadre dor, de
La jeune fille lisant de Fragonard, un des plus grands matres du XVllle sicle. Rpondez
seulement deux petites questions... trs faciles pour des Trevira vivants!
Pour participer, demandez votre bulletin-rponse dans un magasin Cadre d'or (vous trouverez
ci-contre une premire liste de ces points de vente).
La Mutation des signes

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Ren Berger

Une telle munificence a de quoi surprendre : un Fragonard - admirable - contre deux petites r
ponses. De quoi veiller la mfiance aussi. L'offre est-elle trompeuse? Pas tout fait, puisque
c'est la reproduction du chef-d'uvre qu'on gagne. Mais pour qui lit, comme l'ordinaire, et
comme nous sommes entrans le faire, selon la fonction rfrentielle, il est vident que ce
Fragonard peut tre vous implique la fois l'ide du tableau original et l'ide de proprit atta
che celui-ci. C'est sur l'hybridation que joue le publicitaire.
Le principe du reproduit-reproductible, diffrent du principe traditionnel du double-rptition, en
trane une dstructuration et une restructuration d'autant plus complexes que, d'une part et simul
tanment, le monde des originaux et le monde des reproductions restent parallles et que, d'autre
part et simultanment, ils tendent tous deux se distinguer, le second liant partie avec tout ce qui
est susceptible d'tre multipli en srie.
Les frontires perdent leur fixit; les contenus deviennent mouvants, interfrent, s'interpntrent;
la reproduction cre une nouvelle ralit (ou trans-ralit?).
Stabiliss depuis des sicles, nos concepts, comme les objets qu'ils dfinissent, cautionnent et
classent, entrent dans une mouvance plastique dont l'lasticit crot au fur et mesure que se d
veloppent, se perfectionnent et s'imposent les techniques de reproduction. Illusions d'optique, jeux
de miroirs, anamorphoses se multiplient.
Nixon arrive Bruxelles. A la tlvision, une squence trs brve montre la voiture du Prsident,
qu'escortent les fameux gardes monts : les pattes des chevaux au trot frappent comme des ba
guettes de tambour; les croupes s'lvent et s'abaissent; les casques des cavaliers roulent comme
la houle.
A travers la vitre, un large sourire flou.
La Mutation des signes

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Ren Berger

L'effigie du Prsident a l'air d'escorter la cavalcade. Dans les journaux, aucune mention des gar
des cheval qui ont monopolis le petit cran; en revanche, le programme, point par point, de
l'entretien que Nixon doit avoir avec le Roi. La tlvision opre partir d'images en mouvement;
le journaliste use de mots dont l'origine est dans les concepts.
Quelle reproduction est directe? Laquelle est la plus vraie? En dpit du terme gnrique qu'on
emploie, la reproduction n'est pas un phnomne simple. Aux diffrentes techniques, qui ne ces
sent d'ailleurs de se multiplier, correspondent des reproductions diffrentes, qui sont doublement
facteurs de ralit : d'une part, elles doublent l'vnement original; d'autre part, elles engendrent
des modalits aussi nombreuses et diverses que le sont les techniques.
Que nous le voulions ou non, nous cessons, pour la premire fois peut-tre, de nous rfrer exclu
sivement une ralit premire ou primaire qui servirait de norme et d'talon. L'alternative
original-reproduction cesse d'tre tout fait pertinente, ou ne le demeure que dans certaines si
tuations dment dfinies.
En revanche, dans les situations les plus frquentes, elle se mue en une complexit telle que les
termes de l'alternative, au lieu de s'opposer, oprent par dcrochements, par glissements, par re
coupements, sans qu'on puisse jamais assigner de fin la course. Nous sortons de l're o les
choses et les mots se rpondaient; nous sortons de l're o l'original et la reproduction se faisaient
docilement cho. Les distorsions dont nous nous plaignons sont autant d'indices.
* Jours de France, N 743, 8 mars 1969

Nixon (1913-1994)

Nixon la tlvision lors de sa campagne lectorale en 1968


La Mutation des signes

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Ren Berger

PERCEPTION DIRECTE, PERCEPTION INDIRECTE pp. 40-41


Depuis quelques dcennies, la reproduction sous toutes ses formes constitue de plus en plus notre
premier contact avec l'art, en tout cas le contact le plus frquent. Pour une visite de muse, com
bien de livres illustrs, combien de photos!
Partout rgne l'image reproduite, jusqu' l'obsession, jusqu' la limite du paradoxe. A vingt mtres
sous terre, les couloirs de mtro vous la lumire artificielle et que parcourent sans cesse les
citadins presss et recrus de fatigue proclament, grand renfort d'affiches suggestives, le charme
des bains de mer, l'clat du soleil et la douceur des vacances en Bulgarie.
Or, que notre premier contact ait lieu avec la reproduction est loin d'tre indiffrent. A qui n'est-il
pas arriv, en prsence des fresques de Piero della Francesca Arezzo, d'tre un peu surpris?
On les imaginait plus hautes en couleurs, plus visibles, peut-tre mme plus brillantes... Et l'on
s'tonne que soient de formats diffrents les fresques de Giotto Padoue et celles qu'il a peintes
Assise. Rien dans les reproductions ne le laissait souponner.
Quelque sens qu'on ait de l'art, il est de fait que c'est la reproduction qui fournit trs souvent la
premire ide, et c'est elle qui en conserve le premier souvenir.
Au point que, lorsqu'on est en tat de comparer avec l'original, le sujet apparat bien le mme,
mais, comme le remarquait Malraux, l'angle de vue, l'chelle, le cadrage, l'clairage, l'apparence
matrielle produisent des modifications: plus d'un spectateur avoue son dsappointement.
En tout tat de cause, le passage de la reproduction l'original provoque un ajustement qu'on peut
comparer l'accommodation rtinienne: il s'agit, non pas exactement de mettre au point une
image floue, mais de substituer, l'image nette de la reproduction, l'image qu'on est en train de
percevoir quand on est en prsence de l'original.
Or l'on constate plus d'une fois que les circonstances dans lesquelles opre la perception n'en fa
vorisent pas toujours la nettet. D'un autre ct, il se produit une adaptation similaire, mais en
sens inverse, quand, aprs avoir quitt l'original, on regarde de nouveau la reproduction et qu'on
prend conscience de la diffrence. L'erreur serait de croire une neutralisation des oprations.
L'exprience montre que la perception de l'uvre n'limine nullement la reproduction; c'est au
contraire sur celle-ci que le souvenir se fixe le plus souvent.
Selon les individus, les conditions de l'exprience, selon l'ge, on observe une trs curieuse os
cillation entre les ajustements et les rajustements, entre la reproduction qu'on a vue et l'original
qu'on voit, entre l'original qu'on voit et la reproduction qu'on a vue, entre la reproduction et le sou
venir qu'on a de l'original... J'ai l'air de multiplier les subtilits plaisir.
C'est simplement que notre comportement sculaire, peut-tre millnaire, se trouve aujourd'hui
djou par les astuces de la technique: pendant longtemps, le contact avait lieu entre les origi
naux, relativement peu nombreux, qu'on voyait, et le souvenir qu'on en gardait, soit dans la m
moire, soit au moyen de descriptions orales ou crites, de gravures ou de dessins.
De nos jours, ce n'est pas que l'intermdiaire verbal ait disparu, mais il est doubl par celui de la
reproduction qui peut prendre et prend des formes infiniment varies: clichs au trait, phototypie,
quadrichromie, photo, diapositive, mission tlvise, etc.
C'est en classe de sixime que m'ont t montres les premires images de l'gypte. Plus tard,
c'est au Louvre, Turin et Berlin que j'ai pris contact avec la peinture et la sculpture gyptien
nes. Mais c'est tardivement que je me suis rendu en gypte. Or, je constate cette chose apparem
ment trange qu'il m'arrive de me remmorer certaines uvres de l'art gyptien moins partir du
souvenir de mon voyage sur les bords du Nil que selon certaines reproductions dont l'image hante
prcisment ma mmoire. En abordant le problme sous cet angle, on constate que le passage de
l'uvre au spectateur se fait soit directement - quand on se trouve en prsence de l'original - soit
au moyen des relais que sont les reproductions et dont l'effet double et contradictoire consiste la
fois tablir la communication et la perturber.

La Mutation des signes

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Ren Berger

La reproduction est un relais bruit.


A l'ordinaire, nous tendons considrer le relais comme une fonction essentielle, le bruit tant
tenu pour une perturbation parasitaire qui doit tre limine, en tout cas diminue ou tenue
l'cart.
Mais il est difficile de maintenir ce point de vue et le comportement qu'il implique quand notre
poque multiplie les reproductions sous toutes les formes. Il devient au contraire de plus en plus
probable que nous devions compter avec ce phnomne nouveau qu'est le bruit-relais ou relais
bruit.
La perturbation tend de moins en moins tre tenue exclusivement pour un trouble, elle fait par
tie intgrante de la communication dont elle renouvelle le modle entre l'uvre et le spectateur la
reproduction ne se borne plus un rle d'intermdiaire, elle institue un nouveau champ de la con
naissance.
Le message ne se transmet pas directement de l'metteur au rcepteur. Les lignes de communi
cation sont sans cesse parcourues de messages-reproductions qui constituent notre nouvelle
basse continue ou notre nouveau rseau de rfrences.
Tant qu'a prdomin l'intermdiaire verbal, la communication et la signification se sont calques
sur les modalits de la langue. Aussi est-il moins tonnant, la rflexion, que l'tude des expres
sions artistiques ait mis si longtemps l'accent sur la substance mentale.
Toute technique implique un mode d'apprhension qui lui est propre et qui construit son objet en
mme temps qu'elle opre.
Cessant de nos jours de recourir au seul intermdiaire verbal, la communication se charge de
messages qui, sous forme de reproductions, laborent, concurremment la transmission verbale,
un ensemble de rapports nouveaux: l'assassinat de Robert Kennedy n'est plus seulement affaire
de mots il est galement fait des taches noires qui constituent la trame de la photo de presse
(s'cartent-elles, l'image se dissout), tout comme il est, la tlvision, le mouvement de millions
de petits points.

Robert Kennedy (1925-1968)

Depuis Dada prolifrent les collages et les assemblages qui, tels ceux de Schwitters, combinent
morceaux de bois, billets de chemin de fer, papier d'emballage, ou qui, tels ceux de Picabia, utili
sent encore allumettes, cure-dents, plumes, etc. Tenus pour des monstres, par rapport l'ide
traditionnelle de l'art, ces produits sont aujourd'hui considrs comme des uvres. Il est vident
qu'un tel changement n'a t possible qu' partir de la transformation gnralise de la communi
cation.
Les collages cubistes, les Merz de Schwitters, l'art souvent si dconcertant qu'on nous propose
aujourd'hui nous font un pressant devoir de rflchir sur l'intgration des bruits dus aux techni
ques nouvelles, la connaissance qui s'labore en dehors du procd traditionnel de la langue
orale ou crite. La reproduction d'art n'est pas autre chose que du papier imprim qui partage,
avec tout ce qui est imprim papier d'emballage, journal, la mme matrialit, et l'imprvisible
destine.

La Mutation des signes

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Ren Berger

VERS UNE NOUVELLE CONSCIENCE-PRSENCE pp. 42-43


En transformant la communication, la reproduction transforme notre conscience et notre senti
ment de l'existence qui cessent d'tre lis exclusivement ou prioritairement la perception de
l'original ou au relais verbal. Me voici devant des reproductions de La Joconde qui toutes
m'acheminent la peinture de Lonard que conserve le Louvre. J'ai donc affaire une
conscience-prsence indirecte.
Mais, simultanment, j'ai galement affaire une conscience-prsence directe entre mes mains,
sous mes yeux, la reproduction ne s'puise pas dans sa fonction rfrentielle elle a sa forme, sa
matire, son poids je puis la rapprocher d'autres reproductions je peux la froisser ou l'pingler au
mur.

La conscience-prsence est juge indirecte ou directe selon qu'on se met en posture, soit de viser
l'original, soit de tenir compte de la reproduction en tant qu'objet matriel.
Contrairement ce que l'on croit d'ordinaire, le rapport n'est pas une seule voie, mais deux
voies, qu'on aurait d'ailleurs tort de ramener une alternative. Mme si l'une des deux voies sem
ble exclure l'autre au moment o je dcide de mon attitude, je constate qu'il se produit au cours
des situations qui se suivent un va-et-vient qui transforme l'alternative en systme d'interfrences.
C'est dans un sens analogue que l'exprience de la reproduction modifie mon sentiment du temps.
Quand j'coute un disque ou que je regarde une reproduction, un film ou une mission de tlvi
sion, je me place dans une conscience-prsence diffre, alors que si je suis en prsence de
l'uvre originale ou au concert, c'est une conscience-prsence immdiate que j'ai affaire.
L'exprience immdiate de l'original cde la place une exprience d'un nouveau type.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Le temps n'intervient plus de la mme manire quand je suis devant La Joconde au Louvre ou
que j'coute l'orchestre dans la salle de concert : la photothque, la discothque, bientt la tlth
que donnent l'vnement diffr une dimension spcifique qui modifie mon comportement.
Le sentiment de l'espace et l'espace lui-mme se transforment leur tour.
C'est une lapalissade de dire que les tableaux de Vermeer ne peuvent tre vus tous ensemble au
mme endroit, puisque certains sont en Hollande, d'autres en Angleterre, quelques-uns en
France, d'autres encore aux tats-Unis, etc. chacun d'eux occupe un lieu dtermin.
L'exprience originale des originaux requiert donc que j'entreprenne une srie de dplacements
successifs.
A quoi la reproduction oppose le fait, devenu banal aujourd'hui, que l'ubiquit est un produit de
l'industrie : Tout Vermeer (c'est le titre d'un volume de Malraux qui a fait cole) mais aussi bien
Tout Giotto, Tout Masaccio peut tre mis sous les yeux de quiconque un prix relativement mo
dique et tenir sur quelques centimtres de rayon de bibliothque
Le pouvoir conomique de la reproduction est de rduire l'espace et le temps encore faut-il
voir qu'il n'appartient qu'au systme de la reproduction, non pas celui des originaux.
Qu'on se rappelle l'annonce de Trevira : Ce Fragonard peut tre vous..., le publicitaire fait ap
pel au sentiment de proprit li au monde des originaux, alors que les livres d'art, fonds sur la
reproduction, s'adressent l'apptit de connaissance du lecteur.
De nos jours, l'unicit de l'original s'accompagne de la multiplicit des reproductions.
A un monde qui se fondait il y a peu de temps encore, d'une part, sur la perception des choses,
sur leur prsence directe, sur leur contact singulier ; de l'autre, sur la primaut du concept qui as
surait une distribution en objets rgls, distincts, en ides, en catgories, fait de plus en plus place
un champ d'changes permanents qui nous chappent d'autant plus que nous n'avons pas de
terme pour les dsigner.

La Mutation des signes

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Ren Berger

FEUILLETAGE ET MIXAGE pp. 44-47


D'abord le feuilletage. Rares sont ceux qui lisent leur journal d'un bout l'autre plus rares encore,
quand il s'agit d'un magazine. Nous balayons les titres nous amorons un article; nous drivons
vers un sous-titre nous sautons des pages nous nous prenons une photo nous survolons les an
nonces publicitaires; nous nous arrtons un texte qui s'interrompt brusquement et dont la suite
est reporte un bon nombre de pages plus loin.
Ce comportement, qui mriterait d'tre longuement dcrit, est gnral; nous le retrouvons dans
toutes les situations que multiplient aujourd'hui la presse, la radio, la tlvision, la signalisation
routire, les enseignes. Le feuilletage, auquel on ne prte d'ordinaire aucune attention, consti
tue, mme s'il est en grande partie inconscient, une technique de rception spcifique.
L'information - du moins ce qu'on est convenu d'appeler de ce terme - abandonne ses ancrages;
les attaches se relchent; les points d'appui faiblissent les connaissances s'entremlent. La
reliure, au sens propre et au sens figur, cde de toutes parts. Objet ferm par les plats, le dos,
les coins, les gardes, le livre clate.
A la chane imprime qui se distribue rgulirement du haut en bas de la page et qui reprend non
moins rgulirement de page en page, le feuilletage oppose sa discontinuit, ses trajets alatoires,
sa dispersion, ses ruptures, ses rapports insouponns. L'image de notre culture, fonde sur
l'engin du savoir qu'est le livre, est en train de changer, comme change l'image des biblioth
ques dont nous avons fait si longtemps, l'instar des banques, les dpositaires de la civilisation.
Comment dcrire la lecture feuillete? Je suis oblig de mettre des mots bout bout pour en
donner une ide, oblig de recourir une chane continue pour suggrer un phnomne irrgulier,
discontinu, foisonnant. Une squence tlvise - si elle pouvait tre insre ici-mme - permet
trait au lecteur de se rendre compte combien plus vite et mieux
De mme que notre comprhension discursive est lie la pense logique et l'exprience scu
lire du livre, de mme les mass media sont en train d'laborer une comprhension d'un autre
type qui met en couvre la fois l'image, la gesticulation, le mimtisme.
La reproduction provoque, non seulement une nouvelle saisie du rel elle construit diffremment
le rel. D'autant que le feuilletage est un comportement qui s'tend presque tout : le citadin qui
marche tourne les rues comme il tourne les pages d'un livre mais ds qu'il est lanc dans la
circulation au volant de sa voiture, le voici en demeure de substituer la lecture continue le
feuilletage des signes et des signaux...
Qu'en est-il du mixage cintique? A chaque fois que nous feuilletons un journal, un magazine,
une revue - ou qu'en voiture nous feuilletons une ville ou la campagne, ou encore les sicles ou
les continents la tlvision - se produisent des enchanements et des rapprochements tantt
alatoires, tantt qui marquent une certaine probabilit. Ce phnomne de dynamisation est en
core trop mal observ pour que nous nous rendions compte de son ampleur.
Nanmoins il se manifeste presque constamment dans notre conscience subliminale. Ainsi dans
cette page de sports intitule Vingt-deux boxeurs pour onze titres et qui nous propose huit man
nequins jambes cartes alors que le texte ponctue Mi-mouche, Mouche, Coq, Plume,
etc. Le premier moment de surprise pass, l'il cherche des indices - s'agit-il d'une erreur, d'une
farce? - jusqu'au moment o, tombant sur l'annonce Lumoprint LE 4 photocopieuse lectro
statique, signes et images rentrent dans l'ordre: les boxeurs rejoignent l'article sportif les manne
quins se regroupent autour de la publicit. 5
Un instant pourtant s'est produit un vnement aussi insolite que la fameuse rencontre d'un para
pluie et d'une machine coudre de Lautramont.
Ces rencontres, ces glissements, ces interfrences pseudopodiques d'articles, d'images, de si
gnes mal contenus par la frontire purement idale des filets et des espaces nous laissent entre
voir que le monde de la reproduction grouille littralement d'un sous-monde ou d'un entre-monde
de messages, d'tres mixtes, hybrides, potentiels.
La Mutation des signes

20

Ren Berger

Alors que notre esprit et nos institutions continuent de croire la logique aristotlicienne, l'ordre
de Descartes si magnifiquement articul dans la peinture de Poussin, nous vivons quotidienne
ment entre le tlphone, les journaux, les dplacements en voiture, la radio, la tlvision, le che
min de fer, l'avion dans un mixage o il devient de plus en plus difficile de regrouper les l
ments selon les modles tablis Jrme Bosch vinant Poussin.
Lors de la mort du grand chef d'orchestre Ansermet, la tlvision a diffus une longue mission
consacre ses obsques. Avec insistance, la camra a mis l'accent sur la solennit du culte, sur
la douleur de l'assistance; le pasteur a soulign dans son sermon la porte d'un deuil qui affecte
le monde de la musique.
Des personnalits politiques sont apparues une une sur l'cran. Puis ce fut le dpart du cor
billard plus de sept voitures charges de fleurs l'arrive au cimetire, la mise en terre du cercueil.
Fin de l'mission. Et tout coup, sans transition aucune, le dessin d'animation qui prlude la pu
blicit un bonhomme bec d'oiseau, sec comme une grue, chevelu comme seul un virtuose peut
l'tre... qui se rue sur un piano mcanique dont il tire la pire rengaine suivie de la publicit pour la
Pole Tefal !... Tlescopage involontaire, bien sr.
L'effet de cocasserie macabre ne peut tre imput aucun producteur, aucun programmeur
c'est donc que la technique aurait, la reproduction aidant, sa propre volont, ses propres fantai
sies.
La raison a beau jeu d'en diminuer la porte, ce qu'elle appelle accidents constitue de plus en plus
des vnements qui - dbordements, enchanements, agrgations, collisions, tlescopages, peu
importent les termes mettent en cause l'unit et la continuit traditionnelles. La chane linguistique
clate par le feuilletage et le mixage.
En lieu et place du monde ordonn par la raison, par les concepts et par la lettre se profile un uni
vers o les choses - si tant est qu'on peut maintenir ce terme - s'enchevtrent et s'enveloppent
dans les prolongements infinis des reproductions.
L'univers du mlange, de l'alliage devient le grand Amalgame, auquel rpond une conscience
amalgame qui met simultanment en uvre le direct et l'indirect, l'immdiat et le diffr, l'ici et
l'ailleurs, l'unique et le multiple, le mme et l'autre...
Les rapports logiques ou illogiques entre une chose et une autre ne constituent plus dsormais un
sujet satisfaisant pour l'artiste... (celui-ci) fait partie d'une continuit dense et incontrle qui n'a ni
commencement ni fin, dpendant d'une dcision de sa part , dclare le peintre amricain
Rauschenberg.6
Sous le terme de reproduction se cachent des phnomnes d'une grande complexit. La repro
duction plastique elle-mme est loin d'tre simple: on peut distinguer les clichs au trait, les re
productions en noir, les reproductions en couleurs qui varient avec les techniques d'imprimerie:
typographie, offset, hliogravure, etc.
Les reproductions ont par ailleurs une existence parfois isole, comme la carte postale d'art
j'entends que la surface du papier-support est entirement occupe d'autres sont enveloppes,
partiellement ou totalement: l'entourage s'associe la reproduction.
Certaines sont fixes, comme dans la presse, d'autres sont mobiles, comme au cinma ou la t
lvision.
D'autres se manifestent plutt l'tat de juxtaposition, comme dans les livres, ou l'tat
d'englobement, comme au cinma ou la tlvision.
Certaines s'accompagnent gnralement d'un fond sonore : musique, bruitage ou commentaire.
Les matriaux sont diffrents: encres d'imprimerie ondes lectro-magntiques. On n'en finirait
pas d'numrer leurs combinaisons.
Allocution de Couve de Murville. Apparat sur l'cran le Premier Ministre qui, dit-il, veut vous
entretenir des problmes relative longue chance en particulier de la rgionalisation et de la
rforme du Snat...
La Mutation des signes

21

Ren Berger

Allocution d'un quart d'heure : le Ministre est d'abord assis dans un fauteuil, puis l'appareil cadre
le buste la fin le Ministre est de nouveau dans son fauteuil. Visiblement, les oprateurs ont choi
si une mise en cran, comme on dit mise en page, que j'appellerai iconique en hiratisant le
personnage, ils lui confrent quelque chose du type en majest, si frquent dans l'iconographie
chrtienne, de quoi lui donner pour le moins une dignit patriarcale.
J'observe les mimiques du Ministre, sa faon de fermer les yeux, de joindre les mains, sa faon
encore de rentrer le menton pour marquer la fin d'un dveloppement (= point la ligne).
Je prte une oreille attentive l'locution gaullienne: l'accent tonique se dplace priodique
ment pour mettre en vidence telle attaque de mot ; certains vocables s'amplifient contre
rythme certaines tournures - cela tant - font directement cho au chef de l'tat qui est sans
doute l'coute...
En ouvrant le lendemain Le Monde qui reproduit in extenso l'allocution tlvise du Premier Mi
nistre, je constate cette chose stupfiante que je suis peu prs incapable de lire le texte : les
mots s'chappent de leur moule imprim; ils chappent la transparence typographique, vierge
de tout bruit, pour se prendre dans l'espace audio-visuel qui s'amalgame au journal: l'intonation
du Ministre commande le dbit de la lecture. Jusqu' ses mimiques qui me contraignent et qui
perturbent la ponctuation.
Au lieu de se dissoudre dans le message, les lettres se dessinent, et s'ouvre le rideau de la
scnographie tlvise Mais voici que celle-ci souffre son tour d'tre tenue captive du texte
imprim, alors que si je le quitte pour interroger mon souvenir, les paroles du Ministre et mon
coute redeviennent synchrones.
Le message en soi est une illusion il appartient une technique de transmission qui, contraire
ment ce que laisse entendre le terme de transmission, et contrairement l'ide que nous nous
en faisons, est une technique de production en vue de reproduire.
Sans aller jusqu'au trop fameux paradoxe de McLuhan The medium is the message, il est cer
tain que le message imprim et le message tlvis sont d'une autre nature et qu'ils nous touchent
diffremment. L'ide de l'unicit du message rsulte essentiellement du fait que pendant des
sicles, sinon davantage, la transmission s'est faite par le seul canal de la langue parle ou crite.
C'est de cette situation que nous sommes en train de sortir, d'o les phnomnes de distorsion,
de friction, de dyscommunication, de dphasage, qui s'aggraveront aussi longtemps que le
problme sera pos en fonction de l'uniralit impose par le monopole d'un mdium.
Il est urgent de prendre conscience que la multiplicit des media engendre des phnomnes tout
fait nouveaux, qu'on peut placer sous le signe de l'enchevtrement, de l'imbrication, ou mieux,
sous le signe de l'amalgame.
L'ensemble de notre difice culturel, l'ensemble de nos installations culturelles sont bouleverss.
Nous sommes dj entrs dans l're du multirel.
5. Tribune de Lausanne, 27 fvrier 1969
6. Le cas Rauschenberg. L'OEil, mai 1969, publ. Sedo SA, Lausanne

La Mutation des signes

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Ren Berger

LES SORTILGES DE L'AMALGAME pp. 47-52


La connaissance accuse toujours un certain regard sur la cration. Nombreux sont en effet les ar
tistes pour qui ces phnomnes, non seulement entrent en ligne de compte, mais auxquels ils ten
tent de donner forme, ainsi du pop'art, de l'environmental art, jusqu' l'art pauvre et l'art concep
tuel.
Les combine paintings de Rauschenberg, qui associent des fragments de peinture, de collage,
aux objets rels (chaise, oiseau, coussin) sont-elles si diffrentes des millions de foyers qui sacri
fient chaque soir aux rites du collage ou de la combine family devant l'cran de tlvision?
Les frises d'un Warhol, qui nous ont paru si rvolutionnaires, n'apparaissent-elles pas timides
la suite des squences tires des centaines de millions d'exemplaires et de kilomtres par
tous les magazines du monde pour relater (commmorer? honorer? apothoser?) l'assassinat
de John Kennedy ou le suicide de Marilyn Monroe?
Tout le pop'art sort du dessein, non pas d'annexer la publicit, mais d'utiliser la fois l'imagerie,
les procds, les couleurs et le ton de ce qui tait tenu jusque-l l'cart, en tout cas considr
comme tranger l'art.
Or, nous voici entrs de plain-pied dans un monde ambivalent le statut des tres et des choses se
transforme, les images se mtamorphosent sous nos yeux. Qui prtait attention la trame des cli
chs d'imprimerie?
phmre par dfinition, le journal pouvait se contenter de publier des nuages de petits points
dans lesquels il tait loisible au lecteur, selon la lgende, de reconnatre un homme d'tat ou un
assassin.
Tout coup Lichtenstein nous dcouvre que nous vivons depuis des dcennies avec une trame
sur les yeux Et voici que l'artiste, qui s'inspire des clichs de presse et des bandes dessines, de
vient son tour l'inspirateur de la publicit : Citron vante les pices de ses voitures travers l'il
de Lichtenstein.
A-t-on ide d'un confrencier qui commence? ... Je suis votre disposition pour vous faire une
confrence, mais j'aimerais mieux que nous la fassions ensemble. Si vous n'avez pas assez
d'informations, j'ai un lot de bandes o il y a n'importe quoi... de la musique exotique, quelques
exemples de musique concrte, des musiques orientales, des musiques religieuses...
C'est--dire que si nous sommes embarrasss, vous et moi, nous pourrons toujours faire quelque
chose avec le magntophone. Ce confrencier existe, il a nom Pierre Schaeffer, il est directeur
du service de la recherche l'ORTF. Ce public existe.
On trouvera la relation de l'exprience dans La svre mission de la musique, 7 ...plus impor
tante que toute l'volution esthtique contemporaine l'irruption de l'lectronique dans notre
musique... irruption au sens o la musique est envahie, bouleverse, lzarde par l'lectronique.
Personne, pourtant, ne s'en est vritablement aperu on a cru que les moyens d'enregistrement
servaient avant tout conserver, graver, prenniser, la haute-fidlit .
L'importance relle de l'lectroacoustique, c'est qu'elle permet de faire des sons, ou encore de
fixer les sons naturels, de les rpter, de les perptuer, de les transformer .
Et l'auteur de conclure: C'est force d'accumuler des bruits en studio pour rechercher des effets
dramatiques, que je me suis avis qu'ils excdaient les textes qu'ils taient censs illustrer. Ils se
sont mis parler de musique. Multiplis l'infini par l'industrie, images et sons revendiquent
l'aventure rimbaldienne Je est un autre.
En rduisant le livre au format de poche, en plastifiant la jaquette sous des couleurs clatantes,
en abaissant le prix par l'lvation massive des tirages, l'dition industrielle jette ple-mle Spino
za et Play Boy chez les marchands de journaux, dans les super-marchs.
Tandis que les prsocratiques voisinent avec les cigarettes et les lgumes, le livre traditionnel
continue seul de rsider dans les bibliothques et les librairies.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Les itinraires de lecture se colorent, s'entrecroisent en un rseau de communications bientt


aussi dense que ceux des chemins de fer, de l'automobile et de l'avion.
On peut s'inquiter, s'insurger, s'amuser: Le cheval s'agenouille, le jockey se prosterne, titre le
journaliste au vu de l'trange couple form de la monture et de l'homme sur le sol. Mais
l'amalgame se prte des jeux moins inoffensifs. Voici l'annonce de Serseg l'une des plus jeu
nes socits franaises qui s'impose dans le domaine de la Robinetterie... Plus de 2'000 sries
soit prs de 13'000 modles en bronze, fonte, aciers spciaux, matires plastiques, etc. - , ce
qu'atteste le catalogue-formulaire SERSEG, vritable encyclopdie de la robinetterie (1'072 pa
ges, 550 de renseignements techniques, d'abaques et d'exemples de calcul, ainsi qu'un lexique en
sept langues) ... .
Le psychologue, le psychanalyste analyseront longuement la squence des six photos qui amal
gament la femme et le robinet. Sans tre ni l'un ni l'autre, le lecteur moyen n'aura pas de peine
y dcouvrir le thme phallique, l'amour-protection, l'objet-aim, le thme de la maternit, le tout
vaporis d'une rotisation que rend plus suggestive le flou des reproductions et celui du titre:
Robinetterie Confiez-vous Serseg..., et pensez autre chose ! .
C'est prter une attention douteuse des choses qui n'en valent pas la peine et dont l'honnte
homme se dtourne !...
Que l'on compare le cot de l'annonce Serseg et celui de l'article d'Andr Passeron intitul A
l'Htel Matignon. La hargne, la rogne et la grogne ne sont pas de mise entre nous, qui occupe
peu prs la mme surface dans le mme numro du journal.
Il est vident que le second est incomparablement moins lev, comprenant la rtribution du jour
naliste plus le prix de revient de la surface imprime.
En revanche, l'annonce Serseg comprend la fois le prix de la surface tabli au tarif publicitaire
et le prix de revient de l'annonce elle-mme dont le texte a t longuement et minutieusement pe
s, dont les photos ont fait l'objet de tirages multiples travail qui a exig, texte et photos, la mise
en uvre de spcialistes coteux...
Inutile de poursuivre nombreux sont les ouvrages en la matire mais plutt que d'y recourir, je
conseille vivement de s'adresser directement aux agences de publicit dont aucune ne fait mys
tre ni de ses tarifs, ni de son efficacit. On comprendra qu' ce point certaines questions devien
nent pressantes : que signifie la dichotomie des choses qui valent la peine et des choses qui
ne valent pas la peine?
D'un ct les choses dites culturelles, sur lesquelles il est de bon ton de se pencher, de l'autre la
publicit, par exemple, qui cote cher et dont il est de bon ton de se dtourner. Quel est ce bon ton
qui dcide? Au nom de quelle autorit? Pour qui ? De quoi se composent les objets culturels
et ceux qu'on prive de cette qualit ? (Encore un on qui doit sortir de l'anonymat)...
C'est quelques-unes des questions que je pose dans cet ouvrage. Et si je crois qu'il est urgent, si
non de rpondre, du moins de ne pas escamoter les questions, c'est que le monde de la reproduc
tion dans lequel nous sommes entrs est, plus que tout autre, celui de la manipulation.
Celle-ci a exist de tout temps, mais il est vident qu'elle a d'autant plus de chances d'oprer que
les communications sont plus nombreuses, plus rapides et touchent un public plus vaste. Il y a loin
de la robinetterie la prsidence des tats-Unis. Moins qu'on ne l'imagine. Sans tenir pour tabli
tout ce que relate Joe McGinnis dans The Selling of the President 1968, 8 il est certain qu'une
campagne lectorale se monte de nos jours comme une campagne publicitaire en vue de
produire l'image sur laquelle les consommateurs ou les lecteurs (les
consommateurs/lecteurs) se prononceront, ou plutt laquelle ils ragiront.
Qu'on le veuille ou non, la culture n'a plus le droit d'ignorer ces faits, mme s'ils paraissent encore
mal tablis, mme si nous manquons de moyens pour les observer.
C'est aux responsables de la connaissance qu'il incombe de prendre leurs responsabilits, sans
souci du bon ton.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Les masses modernes qui succdent l'individu et la personne sont de moins en moins coex
tensives l'tre et la reprsentation, de plus en plus coextensives la reproduction les essences
s'effeuillent comme se brouillent les reprsentations du monde. Serait-ce qu'il n'y a plus
d'essence, qu'il n'y a plus de reprsentation?...
La reproduction inaugure-t-elle une nouvelle re? Au rythme galopant de la technique et de
l'industrie s'effritent nos modles d'autrefois. A peine un procd est-il mis au point que de nou
veaux s'amorcent engendrant la fois une invention et un feedback acclrs.
Cela tant, il serait aussi puril que vain de croire que la culture, l'ducation, l'esthtique ou toute
autre discipline peuvent simplement tre mises la page ou amliores. Toute entreprise de
connaissance doit commencer aujourd'hui par une critique attentive des conditions de
l'exprience dans lesquelles elle opre.
Tche combien urgente quand la science et la culture dpendent toujours plus de l'conomie,
donc du pouvoir, et que le pouvoir dpend toujours plus de l'image dont la reproduction est le
moteur.
7. Revue d'Esthtique, N 2, 3, 4. Paris, Klincksieck, 1968
8. Joe McGinnis, Comment on vend un prsident. Paris Arthaud, 1970, Coll. Notre temps n 20

Esthtisme ?

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE II
DU SILEX AU SATELLITE pp. 53-56
Pendant des millnaires, la crature la plus dmunie de cette plante a survcu en arrachant aux
taillis les baies comestibles et en livrant au gibier une lutte sans merci. Silex taills, pierre polie,
les premires armes-outils lui servent la fois chapper aux dangers et se procurer des vi
vres.
Ce n'est gure que vers -4'000 que se dveloppe un rudiment d'industrie qui achemine les hom
mes vers l'agriculture et l'levage, la faveur desquels s'amorcent les communauts villageoises
et naissent des techniques nouvelles : le tressage, le faonnage de la cramique, le travail du
mtal.1
A la rvolution agraire, qui s'tend sur des millnaires, succde la rvolution industrielle que Le
wis Mumford divise en trois phases, considres aujourd'hui comme classiques :
1 la phase otechnique avec les inventions primaires que sont l'horloge, le tlescope, le papier
bon march, l'imprimerie, la presse imprimer, le compas magntique
2 la phase palotechnique illustre par la machine vapeur
3 la phase notechnique qui voit natre de nouvelles sources d'nergie, en particulier l'lectricit,
aujourd'hui l'nergie nuclaire.2

Cosmonaute dApollo XI

La Mutation des signes

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Ren Berger

Et la course continue. Certes, nous nous tonnons, condition que la matire de l'tonnement se
renouvelle trs vite... Apollo XI a tenu le monde en haleine Apollo XII s'est dj prsent comme
un vol de routine et, n'tait le suspense d'Apollo XIII, nous serions dj blass...
Prompts nous merveiller, nous exigeons toujours plus de prodiges. La rapidit mme de notre
accoutumance est un fait nouveau. Il n'y a pas si longtemps - n'importe quel quinquagnaire s'en
souvient - l'amateur de T.S.F. maniait des selfs en coiffant son casque de radio. Tout comme il
s'merveillait des avions, qu'on appelait encore aroplanes. Et l'automobile semblait rserve aux
seuls gens fortuns.
De nos jours, c'est tout juste si les jeunes ne naissent pas avec un transistor, un magntophone et
une tlvision incorpors. Incapable de suivre l'acclration, notre esprit cherche amortir le
choc en la convertissant en volution. L'on peut nanmoins se demander si l'expdient tiendra
longtemps.
Dans notre cerveau, dans notre socit (ne conviendrait-il pas plutt d'utiliser l'expression sym
biotique socio-cerveau ?) se produit avec une intensit toujours plus grande un phnomne de
rtroaction positive dont le runaway va jusqu' provoquer l'emballement.*
Nous ne pouvons plus nous contenter d'amnager la vue que nous prenons du pass en fonction
du prsent nous savons aujourd'hui que l'avenir sera diffrent du prsent, et donc distinct de tous
les amnagements l'extrapolation historique ne suffit plus ; la futurologie est un pari plantaire.3
* Lorsque la Sortie (l'action produite) a pour effet d'augmenter l'entre, source
d'information et d'nergie, il se produit une acclration, On dit qu'il y a une rtroaction positive.
Les Anglo-Saxons ont donn le mot feed-back dont la traduction littrale peut tre alimentation
rebours. La rtroaction positive a pour effet d'acclrer constamment le mouvement.
C'est l'effet appel runaway, ce qui se traduit par emballement. Ce qui exprime que la cause tant
en partie proportionnelle l'effet, le systme ne peut trouver de position d'quilibre stable et a ten
dance s'emballer.
Au contraire, lorsque la sortie a pour effet de ralentir l'entre, il parat s'tablir le phnomne in
verse. On dit alors qu'il s'agit d'une rtroaction ngative Cf. Andre Goudot-Perrot, Cyberntique
et biologie, Paris. P.U.F., 1967. Coll. Que sais-je? p. 8. Voir aussi P. Watzlavick, J. HelmickBeavin, D. Jackson. Une idologie de la Communication. Paris. Seuil. 1972 (p. 25)
1. Voir les ouvrages d'Andr Lerol-Gourhan, en particulier Le Geste et la Parole, Tome I, Tech
nique et Langage ; Tome Il. La Mmoire et les Rythmes. Paris, Albin Michel, 1965, coll., Scien
ces d'aujourd'hui ainsi que L'Homme et la Matire, Paris, Albin Michel, 1971, coll., Sciences
d'aujourd'hui.
2. Lewis Mumford, Technique et civilisation. Paris, Ed. du Seuil, 1950, coll. Esprit La Cit pro
chaine
3, Voir le numro spcial de la Revue internationale des sciences sociales consacr la futurolo
gie. Volume XXI, N 4. Paris, UNESCO, 1969

L.E.M.

La Mutation des signes

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Ren Berger

DE QUELQUES AUTRES PARADOXES pp. 56-57


Les techniques nous apparaissent de plus en plus fermes, de plus en plus efficaces, au point que
personne ne doute de la russite des rsultats qu'elles annoncent, ni mme de ceux qu'elles pro
mettent.
On y retrouve partout l'accent des certitudes triomphantes dont font annuellement profession les
salons de l'automobile : les amliorations du nouveau modle sont telles que l'merveillement
enclenche aussitt le dsir d'achat...
A la rflexion, les usagers ne devraient-ils pas plutt frmir en pensant quoi ils confiaient leur
vie dix ans auparavant ?...
Mais on ne leur laisse gure la possibilit de se souvenir La force d'attraction du futur, lie la
production, elle-mme lie au renouvellement des modles, nous fait ngliger le rtroviseur
qu'est la rflexion et que, l'achat fait, on nous recommande comme l'instrument de scurit par
excellence !
Paradoxe que l'apprciation d'une situation dont les lments s'occultent et se dcouvrent aussi
capricieusement. Il est vrai que - nous aurons l'occasion de le voir - le caprice est mieux rgl
qu'on n'imagine
Mais tandis que la pense technique, forte de ses prouesses renouveles un rythme ininterrom
pu, impose une confiance toujours plus large, toujours plus ferme, les responsables de la science
s'alarment d'un savoir qui paradoxalement se drobe au fur et mesure qu'il se dveloppe : C'est
un monde singulier que celui o nous vivons, observe Max Planck. O que nous portions nos re
gards, dans les domaines matriels ou spirituels de la culture, nous sommes entrs dans une po
que de crises graves qui marquent du sceau de l'inquitude et de l'inscurit notre existence pri
ve aussi bien que notre vie publique.
Certains voient dans ce phnomne le prsage d'une re de progrs grandioses, d'autres l'amorce
d'un destin inluctable. Comme c'est le cas depuis longtemps en matire de religion et d'art, nous
ne trouvons plus gure en science non plus de principes que personne n'ait jamais mis en doute,
gure non plus d'absurdits qui ne rencontrent des dfenseurs tel point qu'il est permis de se de
mander s'il existe encore une vrit que l'on puisse considrer comme irrfutable et solide contre
les assauts de l'universelle mise en question.
La logique, telle qu'elle se manifeste sous la forme la p!us pure dans les mathmatiques, est in
capable, elle seule, de nous venir en aide. Car si nous devons la considrer comme inattaquable
en soi, il convient aussi de ne pas perdre de vue qu'elle se borne tablir des relations pour que
son contenu ait une valeur, il lui faut ncessairement un point d'arrimage, la chane la plus solide
n'offrant pas le moindre appui tant qu'elle n'est pas attache quelque point ferme.4
Les notions fondamentales sur lesquelles notre culture scientifique a pris appui sont remises en
question l'espace et le temps ont quitt leur statut d'absolu la substance se vide de son contenu au
profit de la forme la causalit elle-mme, forteresse du dterminisme, doit compter avec le ha
sard dont Norbert Wiener n'hsite pas dire qu'il fait partie intgrante de la nature.
La relation d'incertitude d'Heisenberg 5 fait cho aux recherches de la psychologie des profon
deurs. Les phnomnes ressortissent, certains du moins, des thories diffrentes et compl
mentaires, telle la thorie de Broglie selon laquelle la lumire relve la fois d'une explication
corpusculaire et d'une explication ondulatoire, tel encore le code gntique dont les processus
s'clairent, les uns la lumire de la chimie gnrale, les autres la lumire de la chimie quanti
que ou des deux la fois. 6
Les notions se transforment ; les relations fondamentales se modifient. Plus encore, ce sont nos
attitudes qui changent. On peut donc dire que, chaque instant, tout systme quantifi rel (ou
tout ensemble de tels systmes), se superpose un ensemble d'tats possibles prsentant chacun
une probabilit dtermine d'apparatre, et que nous pouvons appeler des tats d'existence proba
bles, crit Pierre Auger.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Mais peut-tre n'est-ce pas outrepasser les bornes de la spculation mtaphysique que de super
poser encore ces deux niveaux - existence relle, existence probable - un niveau d'existence
possible conditionnel, compos des tats (des formes) qui deviendrait probable - et peut-tre
rel - si un ensemble de circonstances favorables se trouvait runi.
Ce mode d'existence serait assez semblable celui de certains tres mathmatiques dont on peut
indiquer les proprits de faon abstraite en tant que classe, sans pouvoir les concrtiser dans un
exemple explicite.7
N'est-ce pas sur un tel horizon que se profile notre monde avec toute la part d'interrogation qui
l'accompagne, mais aussi la part de fascination qu'exerce aujourd'hui l'Avenir Possible ? Nou
veau paradoxe, contrairement au positivisme du sicle dernier, la science moderne imagine plus
le rel qu'elle ne l'explique!..
Tout se passe comme si l'oppos d'une pense pure sans cesse plus affine, plus dlicate, plus
assaillie de doutes, se manifestait une technique sans cesse plus imbue de sa force, de ses res
sources, de son expansion, sans cesse plus fire de ses conqutes.
Ce n'est pas hasard si la cyberntique a pris pour devise : pourquoi pas?, et qu'elle repose sur le
postulat que toute rflexion asservie peut tre mcanise, c'est-- dire confie la machine.8
Or si la cyberntique est, selon la dfinition de Couffignal, l'art de rendre l'action efficace,9 on
en vient, par un glissement insensible, substituer la pense asservie la pense tout court et
la ralit tout entire.
Il faut nanmoins se garder de croire une cyberntisation gnralise. La clairvoyance est dou
blement de rigueur. D'autant que le milieu technique s'est substitu au milieu naturel.10
4. Max Planck, L'image du Monde dans la Physique moderne. Paris, d. Gonthier, 1963, coll.
Mdiations N 3, p. 95
5. Werner Heisenberg, Physique et philosophie. Paris, Albin Michel, 1971, coll. Sciences
d'aujourd'hui N 3
6. Andre Goudot-Perrot, Cyberntique et biologie. Paris, P.U.F., 1967, coll. Que sais-je? N
1257, p. 17 et 21
7. Pierre Auger, L'Homme microscopique, Paris, d. Flammarion, p. 192
8. Aurel David, La Cyberntique et l'Humain. Paris, Gallimard, 1965, coll. Ides nrf, prface de
Louis Couffignal, p. 50
9. Louis Couffignal, La Cyberntique. Paris, P.U.F., 1963, coll. Que sais-je ? N638, p. 35
10. Georges Friedmann, 7 tudes sur l'homme et la technique. Paris, ditions Gonthier, 1960 coll.
Mdiations N52

Norbert Wiener (1894-1964)


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Ren Berger

L'ILLUSION TOUJOURS RECOMMENCE pp. 57-62


L'illusion laquelle nous cdons - avec complaisance d'ailleurs - consiste en ceci que nous con
sidrons avant tout les techniques dans leur fonction instrumentale, comme si les outils, les ap
pareils, les installations, les matriaux, les mthodes relevaient du seul objectif qui leur est donn,
comme si les techniques pouvaient tre utilises, remplaces, abandonnes, amliores sans que
s'en ressentent ni le champ d'application, ni l'utilisateur - le mythe de la ralit, d'une part, le
mythe de la nature humaine, d'autre part, servant doublement de garantie. C'est pourquoi l'on
ne pense mme pas les interroger.
Il se produit l'gard de la technique le mme phnomne de ccit que nous avons observ au
chapitre I propos de la reproduction se rfrant l'original, la reproduction s'puise ou s'teint
dans sa fonction rfrentielle. Or nous avons vu qu'en se multipliant et en intervenant de faon
massive et ininterrompue, la reproduction s'est complexifie : ct de la fonction rfrentielle,
le facteur reproduit-reproductible agence des rapports insouponns qui crent de nouvelles
structures.
L'exprience de l'original s'accompagne aujourd'hui de l'exprience originale des reproductions.
Partout mergent de nouveaux possibles. De mme les techniques, longtemps conues la seule
lumire de leur fonction instrumentale, rorganisent le champ de notre exprience. Loin de
s'effacer quand l'objectif est atteint, elles sont au principe du milieu artificiel qui est le ntre et
dont nous croyons encore navement que nous pouvons le faire et le dfaire notre guise.
Il y a quelques annes, un employ de tlphone jaloux de l'avancement de l'un de ses collgues,
mit le feu au central tlphonique de Zurich. D'un instant l'autre, des milliers d'abonns, de
commerants, d'usines, de particuliers, ont t privs, et pour une priode qui a d s'tendre sur
plusieurs semaines, de toute possibilit de communiquer par fil. Les premires heures, la pre
mire journe, la seconde encore - ce qu'ont longuement relat les journaux - la dcouverte
exaltante du silence a ravi d'aise tout le monde.
Mais les inconvnients surgirent si nombreux, si rapidement, que la consternation, les plaintes et
jusqu' la fureur, succdrent bientt. Impossible d'appeler un mdecin, de joindre l'hpital. La
matresse de maison dut elle-mme faire ses emplettes. Il fallut renoncer aux rendez-vous... Le
tlphone, dcouvrit-on l'vidence, n'est pas un simple instrument de communication il fait par
tie de la socit comme un organe, non pas comme un outil.
Certes, nous continuons vanter l'air pur (et le rclamer !), soupirer aprs la paix de la mon
tagne ou de la mer, bref, rver (sincrement d'ailleurs, en dignes fils de Rousseau que nous
sommes) d'une nature que la socit n'aurait pas souille - condition d'tre assurs de notre
confort, de partir en vacances avec le matriel de camping le plus perfectionn, en compagnie de
la radio du bord pour que la route soit moins longue..., les crmes bronzer assurant chacun
la livre de bon sauvage, du parfait vacancier... Comment faire aujourd'hui le dpart entre la
nature et l'artifice ? Entre l'original et la reproduction?
La technologie a fait de nous des amphibies. Au sens propre, nous menons une double vie. Le
bon sens a beau objecter que la manire de faire les enfants... Et la pilule? Et l'insmination
artificielle? Et la conservation de la semence? Toute dcouverte changeant la nature, la desti
nation d'un objet ou d'un phnomne, constitue un fait surraliste, crit Jean Rostand, qui pour
suit : Si cette affirmation doit tre prise la lettre, il est clair que le surralisme imprgne toute
science, et singulirement la science de la vie. Comment ne pas frmir d'apprendre : ...que la
parabiose mrite une mention particulire, car elle permet de faire vivre, en parasite sur un tre
normal, des tres incomplets, monstrueux, qui eussent t incapables d'existence autonome... La
parabiose permet, non seulement de faire vivre l'inviable, mais de lui assurer une
descendance.11
L'on ne s'tonne dj plus que fonctionnent des banques d'organes et de tissus humains (banque
des yeux, banques d'hypophyses, banques de cellules humaines)12 maintenant que la tech
nique fabrique des organes artificiels de plus en plus perfectionns et que la chimie vient bout
de synthses auprs de quoi les miracles de jadis semblent banals!
La Mutation des signes

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Ren Berger

Affiche de la scurit routire, 1969

Nous convenons de l'importance du phnomne automobile. Nous savons, l'unit prs, le parc
de voitures des tats-Unis (87 153 000 en 1970)13, de la France (11 860 000), de l'Allemagne de
l'Ouest (13 941 000)... Nous calculons de faon prcise le rapport voitures/habitants (France 1
voiture pour 4,06 habitants).
Nous convenons encore que l'automobile a chang la physionomie de nos villes. Mais prenons
nous garde au fait que la rue, qui menait nagure les pitons d'un point un autre, sous l'gide du
pote, du mdecin ou du gnral dont le nom figure encore aux deux extrmits sur une plaque
bleue ou blanche, fait obstacle l'automobiliste qui, dchiffrant mal les inscriptions cause de la
vitesse, souhaite que les noms apparaissent en caractres gants, quitte se renier ds qu'il met
le pied terre?
Prenons-nous garde au fait que la chausse, nagure encore nappe de pavs ou d'asphalte, s'est
mue en laminoir qui dbite voitures et pitons par tranches successives?
Que les smaphores sont devenus le lieu de rituels impratifs : le feu rouge arrte net pitons et
automobilistes en provoquant parfois au fond du corps une sorte d'inhibition, de rtraction,
d'irritation aussi le feu vert ayant au contraire un pouvoir librateur qui entrane l'alacrit.
Soudain le hululement des pneus que suit le choc des carrosseries, et auquel fait cho notre peau
qui frmit comme la tle froisse...
A peine nos gosses tiennent-ils sur leurs jambes que nous nous faisons un devoir de leur ensei
gner les signaux, exigeant d'eux une discipline dont les travaux de savants minents, tels Piaget et
Wallon, nous montrent qu'elle est incompatible avec la psychologie des petits enfants.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Nous nous tonnons qu'ils ne s'adaptent pas plus vite il se trouve mme des automobilistes pour
s'irriter et s'en remettre la fatalit:
.... Ce n'est pas ma faute puisque le gosse n'a pas respect les clous...
C'est le mme automobiliste qui, reprenant au foyer son rle de pre, se plaint que la jeunesse
d'aujourd'hui en prend trop son aise, qu'il faudrait faire preuve de plus d'autorit, qu'on ne peut
pas laisser aller les choses comme a, que s'il ne tenait qu' lui, il saurait y mettre bon ordre...
Sans songer un seul instant que la circulation automobile fait, non seulement violence l'enfant,
mais conditionne aujourd'hui la vie de tous.
Victime en puissance, tel est son sort. Un enfant sur deux qui nat en 1970 est vou, selon les sta
tistiques, soit prir dans un accident, soit rester estropi.14
Et ce n'est pas le moindre paradoxe que nous continuions faire de cet enfant le dpt de ce qu'il
y a de plus prcieux en nous, le moindre paradoxe que nous exaltions la fois son gnie, son
innocence, son pouvoir crateur (combien d'expositions chantent sa gloire, notre admiration,
notre envie!), alors que nous l'abandonnons un destin sans merci.
Vive l'enfant, symbole de nos aspirations, condition qu'il ne vienne pas l'encontre de nos voi
tures, vive l'enfant dont s'enorgueillit le pre ou le pote et que l'automobile livre (un sur deux)
soit l'hpital, soit la mort.
Notre ambivalence touche la schizodie.
11. Jean Rostand, Aux frontires du surhumain. Paris, Union Gnrale d'dition, 1962, coll.,
10/18, N8, p. 5
12. Ibidem, p. 120, 122, 123
13. L'Argus de l'Automobile, numro supplmentaire, fin juin 1970, cf. article Mass media - au
to
14. Jeanne Delais, Les Enfants de l'Auto, Paris, Gallimard, 1970

Jean Rostand (1894-1977)

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'ESPRIT ET SES LIMITES pp. 62-68


On sait que la photographie est ne au XIXe sicle des travaux de Niepce, de Daguerre et de
Talbot. Mais les deux conditions pour l'obtenir taient connues depuis longtemps: les alchimistes
savaient que le chlorure d'argent noircissait la lumire, tout comme l'existence de la chambre
noire est atteste ds le XIIIe sicle.
Niepce (1765-1833) lui-mme ne cherchait pas autre chose que de perfectionner la technique
nouvelle de la photographie laquelle il s'intressait. Ne sachant pas dessiner, il s'efforait de
trouver un moyen de reporter mcaniquement son modle sur la pierre c'est en 1829 qu'il
s'associa avec Daguerre, peintre de dcors, qui mit au point les premires reproductions connues
sous le nom de daguerrotypes.

Nicephore Niepce (1765-1833) et Daguerre (1787-1851)

En change de la divulgation du procd, Arago prsenta l'invention l'Acadmie des Sciences


en 1839 et obtint une rente viagre pour Daguerre et pour le fils de Niepce. Invention scientifique
et confidentielle qui clate brusquement dans le public.
Baudelaire crit: Dans ces jours dplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contri
bua pas peu confirmer la sottise dans sa foi et ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit
franais...
En matire de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et
je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : Je crois la nature et
je ne crois qu' la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut tre
que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de na
ture rpugnante soient carts, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l'industrie qui nous
donnerait un rsultat identique la nature serait l'art absolu.
Un Dieu vengeur a exauc les vux de cette multitude. Daguerre fut son messie.
Et alors elle se dit Puisque la photographie nous donne toutes les garanties dsirables
d'exactitude (ils croient cela, les insenss !), l'art, c'est la photographie.
A partir de ce moment, la socit immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa
triviale image sur le mtal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux
adorateurs du soleil.
D'tranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drles et des drlesses,
attifs comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces hros de vouloir
bien continuer, pour le temps ncessaire l'opration, leur grimace de circonstance, on se flatta
de rendre les scnes, tragiques ou gracieuses, de l'histoire ancienne.15
Sur quoi Baudelaire, ayant rgl son compte la foule, le rgle aux peintres manqus dont
l'incapacit se rfugie dans l'industrie photographique, pour observer que:
La Mutation des signes

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Ren Berger

La posie et le progrs (sous entendu, la photographie) sont deux ambitieux qui se hassent d'une
haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le mme chemin, il faut que l'un des deux
serve l'autre.
S'il est permis la photographie de suppler l'art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura
bientt supplant ou corrompu tout fait, grce l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sot
tise de la multitude. Il faut donc qu'elle entre dans son vritable devoir, qui est d'tre la servante
des sciences et des arts, mais la trs humble servante, comme l'imprimerie et la stnographie, qui
n'ont ni cr ni suppl la littrature.16
Et le pote d'ajouter, avec une pntration d'autant plus saisissante que ces lignes ont t crites il
y a plus d'un sicle : Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende ses yeux la
prcision qui manquerait sa mmoire, qu'elle orne la bibliothque du naturaliste, exagre les
animaux microscopiques, fortifie mme de quelques renseignements les hypothses de
l'astronome qu'elle soit enfin le secrtaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profes
sion d'une absolue exactitude matrielle, jusque-l rien de mieux.
Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le
temps dvore, les choses prcieuses dont la forme va disparatre et qui demandent une place
dans les archives de notre mmoire, elle sera remercie et applaudie.
Mais s'il lui est permis d'empiter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui
ne vaut que par ce que l'homme y ajoute de son me, alors malheur nous!
Comment ne pas rendre hommage la perspicacit de Baudelaire? La photographie escorte le
voyageur comme son ombre vive elle est devenue la secrtaire du savant, naturaliste ou astro
nome (on pense aux clichs pris de la Lune et dans l'espace!).
Rien qu'il n'ait pressenti et prvu. Sauf l'essentiel.
D'une part, Baudelaire considre la photographie dans sa fonction instrumentale r garde-souvenir,
garde-information, garde-pass, c'est--dire dans sa fonction de garde-ralit, dans son usage
d'instrument propre conserver la connaissance de la situation tablie, tout au plus l'tendre...
De l'autre, il lui dnie c'est l'objet de la dernire phrase - tout droit d'empiter sur le domaine de
l'impalpable et de l'imaginaire, distinguant rigoureusement la posie et le progrs, l'art et
l'industrie.
Cette limitation est d'autant plus intressante relever qu'on la trouve dans l'un des esprits les plus
dlis du XIXe sicle auquel on doit d'avoir le mieux senti et exprim, tant dans ses pomes que
dans ses analyses critiques, l'orientation de notre monde vers la modernit.
Pouvait-il deviner que la photographie, tout en rpondant au vu narcissique de la multitude,
son prurit d'hrosation, tout en servant de garde-temps et de garde-espace, deviendrait la suite in
interrompue d'images que la presse et le magazine projettent sous nos yeux ?
Pouvait-il deviner que, dote de mouvement par le cinma, elle deviendrait, le son et la couleur
aidant, la grande machine rver de notre sicle ? Pouvait-il deviner que la tlvision s'en empa
rerait pour tapisser les parois de notre domicile, rtine gante, d'un imaginaire-rel ou d'un rel
imaginaire ininterrompu ?
Tel est donc le paradoxe : ni Niepce, ni Daguerre n'ont proprement parler cherch inventer la
photographie et n'ont souponn le sort qui lui tait rserv de son ct, un esprit aussi pntrant
que celui de Baudelaire n'a jamais souponn, ni mme pu souponner que la photographie
chapperait sa fonction de garde-ralit. Toute dcouverte est donc grosse d'une aventure aussi
imprvisible que certaine*. Ainsi des techniques nouvelles que nous considrons d'abord et tou
jours dans les limites de ce quoi elles servent, au moment et dans les conditions o elles ser
vent, en fonction de l'ide qu'on a des fins auxquelles elles servent et peuvent servir. Mais
l'exemple de la photographie le prouve, comme celui de l'automobile, de l'avion, du tlphone, du
tlgraphe, de la tlvision - toutes les techniques sont des systmes ouverts qui agissent au
del du cadre qui leur est primitivement fix.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Bouleversant nos institutions et jusqu' nos murs les plus invtres, elles se rvlent les fer
ments de la puissance sans doute la plus haute que nous connaissions et dans laquelle Baudelaire,
encore lui, saluait la reine des facults : L'imagination est la reine du vrai, et le possible est
une des provinces du vrai. Elle est positivement apparente avec l'infini.17
Il est banal de rappeler que, pour ses inventeurs eux-mmes, le cinma tait tout au plus destin,
part certains usages scientifiques, servir de divertissement forain, tout comme le phonographe
restait pour Edison, aprs le phonautographe d'douard Scott de Martinville, un garde-voix dont
personne n'imaginait l'poque qu'il allait mettre, par le truchement du disque, la musique la
porte des masses, ni quil allait donner la chanson le pouvoir d'entraner les foules...
Et qui et pens que l'amlioration du mtier tisser laquelle procda Jacquard en adoptant le
systme des cartes perfores pour obtenir automatiquement la reproduction des motifs - dont on
sait qu'elle provoqua d'abord l'insurrection des canuts de Lyon en 1831 - prfigurait le traitement
automatique de l'information sur ordinateur?
Il est temps de se rendre l'vidence : les techniques sont non seulement des prolongements de
notre corps ou de nos forces, mais l'panouissement du pouvoir humain qui culmine dans
l'invention.
Le milieu technique qui se substitue au milieu naturel, n'est pas fait de la somme hommes + ma
chines ; il est le complexe hommes/machines qui constitue notre monde la manire dont nos
cellules constituent notre corps.
L'analogie est-elle force (ou presque) ? Rien dans nos modes de locomotion millnaires, du pas
de course au galop des chevaux, ne peut donner l'quivalent de ce qui se passe sur la place de la
Concorde une heure de pointe!... La circulation dans nos villes est devenue le fait d'hommesvoitures dots d'une psychologie hybride. L'tat d'amphibie ne va pas sans malaise.
D'autant qu'il ne cesse de se complexifier : nous existons dans notre corps nous respirons dans
la nature nous sommes models parla socit que nous contribuons modeler ; nous dlguons
notre voix par tlphone nous suivons sur notre cran les vnements qui se produisent des mil
liers de kilomtres nous quittons la terre pour nous aventurer dans l'apesanteur.
A quoi bon continuer? A chaque instant se produit un bang qui nous avertit que nous franchis
sons un mur (ou, plus modestement, le plouf de la grenouille), en tournant le bouton de la ra
dio ou de la tlvision par exemple.
C'est dans ce milieu, ou plutt dans le passage d'un milieu un autre qu'il convient de situer les
problmes et de les examiner. Tche d'autant plus difficile qu'il nous faut toujours un point d'appui
pour juger, du moins jusqu'ici, et que nous sommes d'autant plus mal l'aise que les points d'appui
se drobent. Notre perception, nos sentiments, nos affections, nos faons d'apprcier et de juger
se transforment. Jusqu'aux significations, aux symboles, jusqu'aux mythes!
* Le plus grand physicien mondial auquel on aurait demand en 1955 quelles expriences se
raient faites dix ans plus lard, n'aurait pu prvoir qu'une trs petite fraction des orientations qui
sont actuellement suivies il n'aurait prdit ni les expriences sur les antiparticules, ni celles sur les
faisceaux de neutrinos, ni cette srie considrable de travaux qui s'effectuent sur de nouveaux
objets appels rsonances baryoniques et bosoniques et qui sont en fait des particules dont la
vie moyenne est extraordinairement courte, infrieure parfois au milliardime de milliardime
de Louis Leprince-Rinquet, Des Atomes et des Hommes. Paris, Gallimard, 1966. Coll. Ides,
NRF, N 195
15. Baudelaire, Oeuvres compltes, Salon de 1859. Paris, Gallimard, 1954, coll. nrf Bibliothque
de la Pliade, p. 769-770
16. Ibidem, p.771
17. Ibidem, p.772

La Mutation des signes

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Ren Berger

PROMOTION MOTIONNELLE.
SYMBOLIQUE ET POTIQUE DE LA TOUR EIFFEL pp. 68-69
Le contenu motionnel de la Tour demeura dans l'ombre pendant les vingt ans qui suivirent sa
construction. La Tour qui, aux yeux de la gnration qui entrait en scne en 1910, surmontait
Paris comme une pingle chapeau, tait, bien entendu, pour les tenants du got rgnant une
menace, voire une honte.
En fvrier 1887, un mois aprs la signature du contrat entre Eiffel, le gouvernement franais et la
Ville de Paris, on remit au prsident du comit de l'Exposition la clbre note de protestation.
Nous venons, crivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionns de la beaut
jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation au nom du got
franais mconnu, au nom de l'art et de l'histoire franais, contre l'rection, en plein cour de notre
capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel.
Mais le prsident tait, heureusement, l'ingnieur et jardinier-paysagiste Alphand, cet homme
clairvoyant qui avait cr, sous Haussmann, les grands espaces verts de Paris.
Vingt ans plus tard, une rvolution optique rduisit en miettes le point de vue statique de la Re
naissance et brusquement le contenu motionnel de la Tour, demeur cach, apparut en pleine
lumire.
Celle-ci devint alors le symbole de la Grande Ville. C'tait Paris avec sa grande Tour d'o
s'lanaient chaque nuit les boucles bleues de la tlgraphie sans fil.
La grande Tour eut aussi sa rvlation artistique. Le peintre parisien Robert Delaunay (1885
1941) dcouvrit, dans la structure de la Tour, une possibilit de montrer ce qui se passait
l'extrieur, dans la perception changeante du monde extrieur. Reprsente depuis 1910 dans
toute sa diversit, la Tour est un motif que l'on retrouve chez Delaunay aux diverses tapes de sa
vie.
Le pote Biaise Cendrars nous donne dans Aujourd'hui un aperu des nouvelles conceptions de la
jeune gnration d'alors.
La Tour n'est plus un monstre affreux. Son contenu motionnel s'accrot, alors que le SacrCur de Montmartre avec ses coupoles toutes blanches, construit la mme poque, se trans
forme aux yeux du pote en confiserie .
Je voyais par la fentre la Tour Eiffel comme une carafe d'eau claire, les dmes des Invalides
et du Panthon comme une thire et un sucrier, et le Sacr-Cur, blanc et rose, comme une
confiserie.
Delaunay venait presque tous les jours me tenir compagnie. Il tait toujours hant par la Tour et
la vue que l'on avait de ma fentre l'attirait beaucoup...
Aucune formule d'art, connue jusqu' ce jour, ne pouvait avoir la prtention de rsoudre plasti
quement le cas de la Tour Eiffel. Le ralisme la rapetissait ; les vieilles lois de la perspective ita
lienne l'amincissaient...
Mais Delaunay voulait l'interprter plastiquement... Il dsarticula la Tour pour la faire entrer dans
son cadre, il la tronqua et l'inclina pour lui donner ses trois cents mtres de vertige, il adopta dix
points de vue, quinze perspectives, telle partie est vue d'en bas, telle autre d'en haut, les maisons
qui l'entourent sont prises de droite, de gauche, vol d'oiseau, terre terre.
Duchamp-Villon concluait ses souvenirs de l'Exposition de 1889 par la description suivante de
la Tour Eiffel
Car ce chef-d'uvre d'nergie mathmatique eut, au-del de sa conception ingnieuse, une ori
gine tire du domaine subconscient de la Beaut. Il est plus qu'un chiffre ou qu'un nombre,
puisqu'il renferme un lment de vie profonde auquel notre esprit doit se soumettre, s'il cherche
son motion dans les arts de la statuaire et de l'architecture.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Sans aucun doute, cette Tour arienne a concrtis les utopies techniques d'un Jules Verne, qui
appartenait la gnration de Gustave Eiffel.18
18. Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture. La naissance d'une nouvelle tradition.

Bruxelles, d. La Connaissance, Exclusivit Weber, 1968. Prface de Walter Gropius, p. 180-190

La Mutation des signes

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A CHAQUE JOUR SA TOUR EIFFEL


Simple boutade ; mais, toutes proportions gardes, c'est chaque jour qu'une flche d'acier
s'arrache de nos sdiments historiques que sont la cit, la nation, le savoir acquis, les institutions
pour s'lancer en plein ciel, ft-ce dans notre quotidiennet la plus humble. La mnagre
d'aujourd'hui chappe aux contingences climatiques grce au rfrigrateur qui change le rythme
de l'approvisionnement et donc celui du travail domestique.
L'mancipation de la femme est-elle lie au rfrigrateur? Formule de la sorte, la question fait
sourire. Pourtant, la motivation extrinsque de la sociologie a toujours t un problme social
pour certains, comme la motivation extrinsque de la physique a t un problme technique pour
d'autres.
On a dit rcemment Les mathmatiques sont nes du besoin qu'avait l'homme de mesurer, de
peser et de compter pour entretenir un systme conomique organis. L'tude de la thermodyna
mique est ne parce que Carnot s'intressait aux machines vapeur.
La science bactriologique de Pasteur a vu le jour lorsqu'il a voulu empcher les bires et les vins
franais de s'aigrir. La thorie des groupes a t invente pour tudier les proprits d'une qua
tion algbrique. En somme, toutes les sciences fondamentales commencent par tre des sciences
appliques, ou des sciences dont la motivation est extrinsque.19
La sociologie est ne, elle aussi, parce que les hommes avaient besoin de mesurer, de peser et
d'valuer leur habitat social.20
Les changements ne portent pas seulement sur les donnes matrielles d'une technique, ils por
tent aussi sur les significations et les valeurs dont dpend l'image que nous nous faisons de la ra
lit.
Que devient le symbolisme des semailles et des moissons quand on sait qu'Esso et Nestl sont
dj l'uvre pour tirer des sous-produits du ptrole le pain synthtique dont on commencera
se rgaler vers 1980 ?
Quelle signification accorder la toison, aux brebis, aux moutons, aux bergeries, quand les fibres
synthtiques, polyvinyliques, polyamidiques (nylon), polyacrylonitriliques, polypropylniques,
etc. - sortent toutes de la chimie et qu'elles servent aussi bien fabriquer des sous-vtements f
minins que des carrosseries de voitures, des cbles ou des parachutes ?...
Quelle valeur accorder la maison quand l'habitat urbain devient de plus en plus mobile et que
notre for intrieur est branch sur l'lectricit, le tlphone, la tlvision ? Les mythes les plus
audacieux sont balays : Icare n'est plus qu'un plaisantin auprs de l'avion Herms fait pitre fi
gure auprs des PTT. Zeus lui-mme...
Les dieux cherchent refuge chez les antiquaires.
La technique est au principe, non seulement d'une pense technique, mais d'une technoculture.
Les enfants passeront bientt plus de temps devant la tlvision qu'ils n'en passent l'cole. Ma
gntoscopes, vido-cassettes, vido-disques, crans muraux, tlcinmas prparent le nouvel en
vironnement ; notre nouvel Olympe?
19. Alvin M. Weinberg, Reflections on big science, p. 148, Cambridge (Mass.). The MIT Press,
1967 (cit par Horowitz dans Futurologie)
20. Irving Louis Horowitz, Le Rle des techniciens et des sociologues dans le dveloppement :
contraintes interdisciplinaires de la prospective sociale. Revue internationale des sciences socia
les, La futurologie, Volume XXI (1969), N 4, p. 596-597

La Mutation des signes

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JEAN-JACQUES ET LES COSMONAUTES pp. 70-75


L'exploit du coureur de Marathon a travers toutes les mmoires pendant vingt-quatre sicles
Rjouissez-vous, nous avons la victoire, s'est cri le hros avant de mourir, aprs avoir parcou
ru quelque vingt-huit kilomtres en quatre heures.
Exploit combien mdiocre L'actuel Marathon olympique se court sur quarante-deux kilomtres
en quelque deux heures (2h 15' 16''2, aux Jeux Olympiques de Rome en 1960, soit la moyenne
horaire de 18,72).21
Aprs l're des chars attels et des diligences - vitesse moyenne 20 km/heure - ne l'oublions pas,
c'est cette allure que se dplaaient les plus presss, les amateurs de bonne fortune comme Ca
sanova avec, si l'on veut, un supplment de 5 10 km/heure pour les Mousquetaires d'Alexandre
Dumas qui crvent leurs chevaux chaque tape voici la premire Fuse, non pas celle la
quelle nous associons spontanment le nom de Wernher von Braun et les exploits amricains ou
sovitiques, mais la Fuse de Stephenson que nous avons oublie et qui l'emporta sur les autres
locomotives en atteignant la vitesse prodigieuse de 47 km/heure lors du mmorable concours du
9 octobre 1829 22
Le 12 novembre 1906, Santos-Dumont tablit le premier record arien du monde en arrachant
la terre sa Demoiselle, biplan quip d'un moteur de vingt-quatre chevaux, sur 220 m, en 21"1/5,
6 m du sol, soit une vitesse de 41,292 kilomtres/heure)23
Le 25 juillet 1909, Blriot s'envole au-dessus de la Manche sur la cte anglaise l'attendait un ami
qui agitait un drapeau tricolore pour guider l'atterrissage.
Depuis lors, quelque soixante annes se sont coules, un demi-sicle et une dcennie, un peu
moins de ce que reprsente aujourd'hui l'ge moyen d'une gnration (70 ans?) et c'est, pour le
Concorde, la vitesse de 2,2 mach (environ 2'000 km/h) qui nous est promise pour les fuses rus
ses et amricaines, les vitesses de quelque 30'000 km/h sont dpasses! 24
Dans les premiers jours de la guerre 1914-1918, les chefs militaires s'accordaient considrer
l'aviation comme une technique commode pour voir de l'autre ct de la colline sans imaginer
le moins du monde qu'elle allait devenir une arme.
En un peu moins d'un sicle, les moyens de locomotion ont plus chang que pendant tous les mil
lnaires qui prcdent. L'image de la ralit s'est-elle beaucoup transforme? Ne sommes-nous
pas pour la plupart dans la situation de ces chefs militaires qui les considrent comme une com
modit pour voir de l'autre ct de la frontire ou de l'ocan?...
Jean-Jacques Rousseau nous raconte comment, apprenti Genve, il tait all s'battre avec
quelques camarades hors de la ville quand sa vigilance fut mise en dfaut par un maudit capi
taine appel M. Minutoli, qui fermait toujours la porte o il tait de garde une demi-heure avant
les autres. Je revenais avec deux camarades, crit-il. A une demi-lieue de la ville, j'entends
sonner la retraite, je double le pas, j'entends battre la caisse, je cours toutes jambes, j'arrive es
souffl, tout en nage ; le cur me bat, je vois de loin les soldats leur poste, j'accours, je crie
d'une voix touffe. Il tait trop tard. A vingt pas de l'avance, je vois lever le premier pont. Je
frmis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort invitable que ce mo
ment commenait pour moi..25
Craignant que son patron ne le congdie - il avait dj t menac par deux fois - Jean-Jacques
dcide de s'enfuir. Et de nous confier : ... L'indpendance que je croyais avoir acquise tait le
seul sentiment qui m'affectait. Libre et matre de moi-mme, je croyais pouvoir tout faire, attein
dre tout. Je n'avais qu' m'lancer pour m'lever et planer dans les airs. J'entrais avec scurit
dans le vaste espace du monde...
Le voil parti. ... A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu' Confignon, terre de
Savoie, deux lieues de Genve. Le cur s'appelait M. de Pontverre ... Qu'on relise attentive
ment ces quelques lignes en se rappelant que l'aire de dplacement de Rousseau se situe dans un
rayon de quatre ou cinq kilomtres autour de Genve!...
La Mutation des signes

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Ren Berger

Et voici L'tonnant dialogue de l'quipage d'Apollo IX tel que le relate Match dans son numro du
22 mars 1969 : Boule de gomme appelle Araigne. Durant dix jours une heure et quarante
trois minutes, Apollo IX a orbit autour de la Terre avec son quipage de trois hommes Scott,
Schweickart et MacDivitt. Leur mission tre les astronautes d'essai du LEM, le module lunaire
qui permettra, en juillet de cette anne, deux Amricains, d'atteindre la surface slnite. Voici
le dialogue tonnant de calme et d'humour qu'ont chang les astronautes avec la Terre et entre
eux durant les instants les plus prilleux de ce vol : ceux o ils ont pris les commandes du LEM et
se sont loigns son bord dans l'espace. La vitesse change la ralit, mais influe-t-elle sur la re
prsentation de la ralit? Aussi paradoxal que cela paraisse, c'est Jean-Jacques Rousseau, le
piton, qui nous donne le sens de l'espace et de l'inconnu c'est lui qui nous fait prouver des senti
ments de cosmonaute. Les trois passagers d'Apollo IX ont beau survoler les continents, la sortie
dans l'espace a beau tre un exploit, leur tonnant dialogue reste terriblement terre terre. Les
pilotes les plus rapides du monde ont l'air, tout au moins dans leurs propos, d'aller au pas. Leur
corps se soumet aux lois de l'apesanteur, mais leurs propos restent au niveau du sol. La banalit
est peut-tre leur sauvegarde.*
A l'image des cosmonautes, nous voil pour la premire fois en demeure de rpondre des dfis
sans cesse plus nombreux, plus rapides, plus complexes. Tous nos systmes de rgulation sont en
tat d'alerte. Mais la banalit n'est plus une sauvegarde: le contact avec la terre, avec le pass,
n'est plus possible nous sommes en plein vol vers l'avenir. A nous d'inventer notre futur Jean-Jacques. La situation des cosmonautes nous parat exceptionnelle, d'o la qualit de hros que nous
leur confrons, non plus seulement nationaux comme les vainqueurs aux Jeux Olympiques, mais
hros de l'humanit car c'est comme tels qu'ils apparaissent l'opinion publique. Pourtant, notre
situation quotidienne, orgueil mis part, n'est pas loin de ressembler la leur... La caractristi
que de la rvolution industrielle du XIXe sicle n'est autre que le passage de l'accroissement li
naire l'accroissement exponentiel , dclare A.R. Mtrai 26
A ce que remarque Bertaux, l'acclration engendre une rtroaction active qui se caractrise par
un runaway dont nous n'avons que trop souvent l'occasion d'prouver les effets sensation d'tre
dbord de partout, d'tre toujours court de temps, accablement devant l'information envahis
sante et inassimilable angoisse devant les choses qui vont trop vite, qu'on n'arrive plus suivre
tentatives renouveles de faire tenir ensemble ce qui sans cesse chappe et se transforme...
Sans quitter notre globe terrestre, sans subir les effets de l'apesanteur, sans connatre les inquitu
des des vols sidraux, c'est tous les jours que nous devons nous adapter, tous les jours que nous
devons inventer une rponse, tous les jours que nous devons frayer notre chemin vers l'inconnu.
* Au sens de la thorie de l'information, le message des cosmonautes quilibre, d'une part, ce
qui est original, nouveau, de l'autre, ce qui est familier au rcepteur, c'est--dire le prvisible.
Dans le cas de notre dialogue, il est clair que la banalit est due un surcrot de redondance
qui n'est peut-tre pas simple impuissance, mais qui protge le message contre les altrations
d'un nouveau a trop brutal et maintient, par consquent, la possibilit de communiquer avec les
gens de la terre
21. Pierre Rousseau, Histoire de la Vitesse' Paris, PUE, coll. Que sais-je? d'o sont tirs la plu
part des renseignements qui suivent
22. Ibidem, p.49
23. Encyclopedia Universalis, article Aviation
24. Pierre Rousseau, op. cit., p. 121
25. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Paris, ditions Brossard, 1929, coll. Les meilleures
uvres dans leur meilleur texte. Premier volume, Livre deuxime, p. 55-56
26. A.R. Mtral, cit par Pierre Bertaux dans La Mutation humaine. Pais, Payot, 1964, coll. Petite
Bibliothque Payot, p. 100 105

La Mutation des signes

40

Ren Berger

MARGES, ANALOGIES ET CARREFOURS:


CYBERNTIQUE ET BIONIQUE pp. 75-79
La faon dont les sciences et les techniques voluent a considrablement chang. Au lieu de se
perfectionner linairement comme ce fut longtemps le cas, il semble qu' notre poque elles
connaissent une sorte de dveloppement-carrefour qui affectionne les marges, les analogies, les
chemins de traverse : Au cours de nombreuses annes, le Dr Rosenblueth et moi-mme avons
partag la conviction que les aires les plus fcondes pour le dveloppement des sciences taient
celles qui avaient t ngliges comme un no-man's land entre les diffrents domaines
tablis.27
C'est ainsi que Norbert Wiener et ses amis cherchent mettre au point une mthode de contrle
et de guidage, valable la fois pour l'animal et la machine, et laquelle fut donn le nom de cy
berntique. Les circonstances voulurent - on tait alors en pleine guerre et l'aviation nazie com
mettait les pires ravages - que les proccupations cyberntiques de Norbert Wiener et de ses
amis devaient permettre d'amliorer la fois l'efficacit du tir antiarien et, en suivant les phno
mnes neurophysiologiques de plus prs, l'efficacit des prothses pour les mutils et les paralyti
ques en substituant la transmission mcanique une transmission lectronique.
Qui et pu souponner que des proccupations rpondant des objectifs apparemment sans rap
port les uns avec les autres, allaient provoquer un bouleversement gnral des techniques et
mme de la pense ? Qui et pu souponner que, de la rflexion sur l'avion et le tir antiarien
d'une part, sur l'activit volontaire et te systme nerveux d'autre part, allait sortir une nouvelle fa
on de traiter l'information ?
En consquence, il est extrmement important de tirer le projectile, non pas vers la cible, mais
de telle sorte que le projectile et la cible se rencontrent dans l'espace un certain moment dans le
futur. Nous devons ds lors trouver une mthode de prdire la position future de l'avion,28
compte tenu du fait que le pilote n'a pas, contrairement ce qu'on croit, une totale libert de ma
nuvre et que, lorsqu'il est dans le feu du combat, il y a tout lieu de croire qu'il suivra le
comportement-modle dans lequel il a t instruit,* compte tenu encore que l'un des facteurs ex
trmement importants de la conduite volontaire est ce que les ingnieurs appellent feed-back.**
S'inspirant de la mcanique statistique de Gibbs, de la thorie de la communication labore par
Shannon and Weaver, ainsi que de la thorie de la rtroaction (feed-back), l'auteur dfinit la cy
berntique comme le champ entier de la commande et de la communication, tant dans la ma
chine que dans l'animal.. A noter que le mot anglais control dsigne beaucoup plus que son
quivalent franais commande : il comprend aussi bien les moyens et les oprations qui rglent
une action en vue d'atteindre l'objectif propos que les moyens de prvoir les oprations, leur en
chanement et leurs ajustements rciproques en cours de route.
Le prodigieux essor des ordinateurs nous a sensibiliss au phnomne cyberntique: on ne
s'tonne dj plus que les mmes machines s'occupent de la paie du personnel, du renouvelle
ment des stocks, du contrle des contribuables, et qu'elles enseignent simultanment les math
matiques, les langues, ou encore qu'elles tablissent des diagnostics mdicaux, conomiques
qu'elles recensent la fois les chefs-d'uvre de l'histoire de l'art et les accidents d'automobile
qu'elles proposent les meilleures solutions pour construire un port, une ville...
Il se passe donc aujourd'hui ceci que les sciences, les techniques, les connaissances,
qu'on avait tendance circonscrire dans des domaines bien limits et dont on faisait l'affaire des
spcialistes, se rvlent de plus en plus comme des systmes ouverts et communicants :
La thse de ce livre, crit expressment Norbert Wiener, est que la socit peut tre comprise
seulement travers une tude des messages et des facilits de communication dont elle dis
pose ; et que, dans le dveloppement futur de ces messages et de ces facilits de communica
tion, les messages entre l'homme et les machines, entre les machines et l'homme, et entre la ma
chine et la machine sont appels jouer un rle sans cesse croissant.29

La Mutation des signes

41

Ren Berger

On comprend par consquent que la cyberntique apparaisse comme la thorie gnrale des or
ganismes complexes susceptible d'oprer efficacement dans des domaines et des niveaux trs
divers. Elle s'intresse ds l'abord au comportement probable de la chose qui bouge, et ne mani
feste qu'une attention polie la chose elle-mme.30
L'mergence des sciences-carrefours dans la seconde moiti de notre sicle est significative,
la fois de l'parpillement des connaissances scientifiques (en 1959, J.T. Thykouner a rang dans
l'ordre alphabtique les noms des quelque 1'150 sciences!...) et du besoin de sortir de
l'encombrement et de l'touffement toujours plus inluctables, produits par la spcialisation :
...Inventer, c'est rapprocher des choses qui n'avaient pas encore t rapproches. prcise Lu
cien Grardin qui illustre clairement le phnomne par le tableau ci-aprs.
Fig. 1. Sciences spcialises et science

carrefour.

a, b, c, d, e, : sciences spcialises.

A : science-carrefour.

a, a', a", a" : spcialisation d'une science.

B : largissement de la science carrefour.

On peut schmatiser, comme le montre la figure 1, la situation respective des sciences spciali
ses et des sciences-carrefours. Les premires, analytiques, sont des sommes de connaissances.
Les secondes, synthtiques, des mouvements d'ides.
Alors que le champ d'investigation d'une science spcialise se rtrcit de plus en plus au fur et
mesure que s'accrot la spcialisation (cheminement a, a', a", a"), celui d'une science-carrefour
s'ouvre de plus en plus au fur et mesure que s'largit la confrontation (passage de A en N).
La Mutation des signes

42

Ren Berger

C'est ainsi encore qu'est ne la bionique science des systmes qui ont un fonctionnement copi
sur celui des systmes naturels, ou qui prsentent les caractristiques spcifiques des systmes
naturels ou encore qui leur sont analogues. Biologistes, physiciens, ingnieurs interrogent en
semble la nature pour laborer l'application de la connaissance des systmes vivants la solution
de problmes techniques.
Cyberntique et bionique se prsentent ainsi comme les deux faces opposes et complmentai
res d'une mme vision des choses : la bionique tudie et ralise des systmes mcaniques analo
gues aux systmes vivants la cyberntique tudie les systmes vivants par analogie avec des sys
tmes mcaniques.31 Il n'est nullement aventureux d'affirmer que les mthodes vont leur
tour se regrouper en mthodes- carrefours.
Tel est le parti que prennent dj R. Caude et A. Moles : pour eux la mthodologie doit tablir une
science de l'action et constituer l'essentiel de l'ducation de demain, o l'homme est condamn
crer perptuit.32
* De plus, un aviateur soumis la tension des conditions du combat n'est gure en tat de
s'engager dans une conduite volontaire complique et sans entrave, et doit trs probablement se
conformer au modle d'activit auquel il a t en tran. Norbert Wiener, op. cit., p. 12
** Il suffit de dire ici que lorsque nous dsirons qu'un mouvement suive un modle donn, la dif
frence entre ce modle et le mouvement effectivement accompli est utilise comme un nouvel
input pour obtenir que la partie rgule se modifie de telle sorte que son fonctionnement s'adapte
de plus prs au modle donn. Ibidem, p. 13
27. Norbert Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine.
Paris, Hermann, 1958, coll. Actualits scientifiques et industrielles, N 1053
28. Ibidem, p. 11
29. Norbert Wiener, Cyberntique et Socit. L'usage humain des tres humains. Paris, di
tions des Deux-Rives, 1962, coll. 10/18, N56, p. 17
30. Robert J. van Egten, Automation et Cyberntique, in Le dossier de la Cyberntique, utopie
ou science de demain dans le monde d'aujourd'hui ? Verviers, ditions Grard & Co. 1968, coll.
Marabout Universit, N150, p. 134
31. Lucien Grardin, La Bionique. Paris, Hachette, 1968, coll. l'Univers des Connaissances, N
27, pp. 8, 9, 10, 11, 12
32. Roland Caude et Abraham A. Moles, Mthodologie : vers une science de l'action. Paris, Gau
thier ViIlars diteur, 1964, p.42

Gemini IV, marche dans lespace de lastronaute Edward White, 1965

La Mutation des signes

43

Ren Berger

Suite du chapitre pp. 79-84


Aussi n'est-il aucun procd, parmi la cinquantaine qu'analyse A. Moles - en se dfendant d'tre
exhaustif ! - qui ne puisse fconder les domaines dans lesquels de prime abord il ne semble tre
d'aucun usage : pot-pourri qui combine mthode de la remise neuf, mthode du transfert du
concept, mthode des seuils, mthode des filtres, mthode du no-man's land (qu'on se rappelle ce
qu'en dit Norbert Wiener), mthode tratologique, mthode des laisss pour compte ou des rsi
dus, etc., jusqu' la mthode des incomptences, toutes mthodes qu'il convient de maintenir
peu structures.
Si elles l'taient trop, elles se transformeraient en recettes et, conclut Moles, perdraient de
leur puissance en acqurant de la prcision. L'invention s'effectue dans l'obscur, le vague,
l'inintelligible (Leroy). Elle revt un aspect participant plus de l'ars conjectandi que de la science.
Crer, imaginer ou inventer reste un art dans la mesure o il est la fabrication du nouveau faire la
science est un art, mais l'art ne se rduit pas l'alatoire pur.33
N'est-il pas singulier de retrouver ici, l'occasion de l'interfrence des techniques, des mthodes
et des sciences, quelque chose de l'interfrence que nous avons observe au premier chapitre
l'occasion de la reproduction ?
Plastiques ou littraires, les messages reproduits s'mancipent de leurs liens traditionnels avec les
originaux pour procder des croisements imprvus et imprvisibles qui ne cessent de susciter
de nouvelles populations.
Ne serait-ce pas que, englobant les perspectives classiques des connaissances spcialises,
s'bauche une perspective-carrefour, le regard cessant d'aller d'une traite pour vaquer selon des
itinraires de traverse ? N'y sommes-nous pas d'autant plus convis que l'efficacit de notre ac
tion dpend moins d'une prvision linaire que de ce qu'on pourrait appeler une prvision en
gerbe?
C'est dans son livre Le geste et la parole que le grand anthropologue Leroi-Gourhan retrace pas
pas la bouleversante mergence de l'homme en nous montrant comment le cerveau humain vo
lue au long des millnaires des australopithques aux archanthropes, puis des palanthropes aux
nanthropes avec lesquels culmine l'organisme social qui associe technique, conomie et lan
gage. La palontologie du langage se dploie son tour en une palontologie des symboles
par laquelle s'accomplissent les librations successives de l'espce humaine. Ainsi se dgage la
double appartenance de l'homme au monde zoologique et au monde sociologique.34
Qu'on interroge les tribus de l'Amrique tropicale, de l'Amrique du Nord, de l'Australie ou de
l'Asie, partout se retrouve le mme phnomne fondamental nos faits et gestes expriment l'image
que nous nous faisons du monde et de nous-mmes. L'homme a renvers les termes de la rgu
lation originelle : alors que les animaux s'efforcent de s'ajuster au milieu naturel par une adapta
tion toujours plus efficace, les hommes s'efforcent de modifier la nature pour l'ajuster toujours
mieux leurs mythes. De la pierre polie la dsintgration de l'atome, de la roue la fuse inter
stellaire, l'espce humaine se caractrise par ceci que, tout en tant soumise au milieu naturel (
la pesanteur, la temprature, au besoin de manger, etc.), elle s'en affranchit par une chane
d'initiatives qui constitue le milieu opratoire des cultures et des techniques.
L'initiative - le risque couru et assum, la rponse au dfi, l'invention et le mythe distingue
l'Entreprise humaine. Par rapport la nature, qui est le milieu des animaux et de notre condition
animale, la culture est cet ensemble de croyances, d'ides, d'images, de rgles d'o chaque so
cit tire la fois des modles reprsentatifs et des modles d'action qui forment le milieu social:
Si loin que nous remontions dans l'histoire, jamais nous n'avons trouv la Nature comme une
Ralit nue imposant l'homme une conception ncessaire de sa destine, message qu'il enre
gistrait dans une science o lui-mme ne mettait rien de son me. Toujours, au contraire, la
Nature nous est apparue dans la pense des hommes comme construction, non pas arbitraire,
certes, mais dont le plan est largement influence par les dsirs, les passions, les tendances, mais
aussi par la rflexion de l'homme.
La Mutation des signes

44

Ren Berger

A la diffrence du fait naturel, le fait culturel procde la fois d'une norme et d'une rgle. La
norme dsigne ce qui doit tre elle fixe un choix valoris et valorisant. De son ct, la rgle im
pose au groupe un comportement qui empche ses membres de dvier isolment et les maintient
tous dans une contrainte en accord avec la norme. Systme de liberts et de contraintes
l'image de la langue, la culture est un appareil la fois complexe et dlicat dont dpend le sort de
chaque socit : ...instrument d'adaptation infiniment plus efficace que le processus
biologique... nous avertit Dobzhansky, plus efficace entre autres parce qu'elle est plus rapide.
Les gnes transforms, muts, ne sont transmis qu'aux descendants des individus chez lesquels
ils sont apparus pour que disparaissent les anciens gnes, il faut que les porteurs des nouveaux se
croisent avec les autres individus de la population, et les y supplantent graduellement. Tandis
qu'une culture transforme peut tre transmise n'importe qui, sans considration de parentage,
ou emprunte toute faite d'autres peuples. En produisant le fondement gntique de la culture,
l'volution biologique s'est transcende: elle a produit le supra-organique.36
L'adaptation biologique se complte d'une rgulation psycho-sociale qui se manifeste par deux
tendances opposes. La premire consiste faire de chaque membre du groupe ce qu'on pourrait
appeler un homostat culturel, chaque membre du groupe rglant lui-mme son fonctionne
ment d'aprs un modle pralablement fix et conformment aux rgles tablies.
Cette conception homostatique de la culture obit au principe de Le Chatelier Quand une
action extrieure modifie un tat d'quilibre mobile, le systme ragit spontanment de faon
s'opposer cette action extrieure.37
Le mcanisme rgulateur consiste quilibrer le systme autour d'un certain nombre de varia
tions : il se manifeste par le respect de la coutume, par l'esprit de clan, par le conformisme
l'attitude conservatrice se retrouve dans tous les domaines, tous les niveaux, en particulier
l'cole dont la tche a t trop longtemps - nous le verrons en dtail - de produire des
homostats culturels.
C'est encore la tendance que Saussure dsigne sous le nom d'esprit de clocher et selon laquelle
une communaut linguistique restreinte reste fidle aux traditions qui se sont dveloppes dans
son sein, par opposition la force d'intercourse qui favorise les changes et multiplie les com
munications des hommes entre eux.38
La rgulation homostatique construit tous les niveaux (biologique, psychologique, sociologi
que, linguistique, pistmologique, esthtique) des structures qui tendent la stabilit et dont les
variations, aussi nombreuses et actives soient-elles, sont maintenues l'intrieur de la structure
se/on les principes et les modalits de la structure mme.
Le point dlicat est qu'il est extrmement difficile d'apprhender correctement ce phnomne :
tant qu'on est l'intrieur du champ de rfrences que comporte la structure tablie et auquel elle
renvoie, toutes les informations, tous les changements qu'elle subit sont aussitt corrigs en sorte
qu'ils apparaissent moins comme des changements que comme des ajustements progressifs : les
dsquilibres se convertissent en volution homostatique.
C'est seulement quand s'impose une rfrence extrieure au systme que les dsquilibres appa
raissent comme tels et qu' l'image de l'volution quilibrante fait place l'image de la rvolution
mutante.
On constate sur le vif la difficult de parler de ces phnomnes tout nonc implique l'adoption
d'une rfrence, et mme quand les points de vue, comme on les appelle, divergent, il reste
qu'ils font partie du mme systme ; faute de quoi la communication se brouille, s'interrompt, ou
exige des prcautions inhabituelles. Un tel rgulateur n'volue pas, observe Henri Laborit en
parlant des homostats biologiques, il maintient et il ne peut survivre que si l'environnement reste
identique lui-mme. Or, nous devons admettre que cet environnement change chaque instant
et pas de faon alatoire, mais dtermine par les multiples interactions qui prennent naissance
dans le milieu et l'action du rgulateur lui-mme sur ce milieu.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Un tel rgulateur ne peut continuer fonctionner que si, chaque instant sur la boucle rtroactive,
une action extrieure au systme vient changer le niveau de la rgulation, Il s'agit alors d'un
servo-mcanisme. L'effet de l'effecteur devient alors asservi au milieu environnant qu'il contribue
lui-mme transformer.39
Dans la rgulation, prcise l'auteur, l'effet est garanti par le feed-back contre les variations de
ses facteurs. Dans le servo-mcanisme, il demeure sensible ce qui peut affecter le feed-back
lui-mme. Si l'on fixe la commande d'un servo- mcanisme, on obtient un rgulateur. Si nous la
librons, nous avons un servo-mcanisme. Chaque niveau d'organisation dans un organisme vi
vant est reli au niveau immdiatement suprieur par une commande intervenant sur la boucle
rtroactive. Il s'agit donc bien d'une chane de servo- mcanismes.40
C'est par analogie qu'on peut concevoir et comprendre la seconde tendance dont j'ai parl. Au
cours des sicles ou des dcennies, chaque socit, chaque civilisation voit son systme culturel
passer d'une homostasie ferme une homostasie ouverte.
La cyberntique a clairement tabli la distinction entre action asservie et action cratrice la
premire se manifeste comme la mise en uvre la plus efficace pour atteindre un objectif donn
; la seconde chappe la pense asservie ; elle se caractrise par son pouvoir d'initiative, par le
fait que c'est elle qui fixe les buts:
La vertu suprme devient alors l'imagination, qui n'est point le jeu drgl des images, crit
Gaston Berger, mais cette disponibilit de l'esprit qui refuse de se laisser enfermer dans les ca
dres, qui considre que rien n'est jamais atteint et que tout est toujours remis en question. Ainsi
du savant, ainsi de l'artiste qui, mis en prsence d'un morceau de fer, d'un paysage ou d'une ide,
sentent tout coup qu'il y a quelque chose faire, et qui le font.
En oprant en dehors des structures tablies, l'imagination propose une rfrence extrieure au
systme qui quand elle s'accrdite, met en uvre un servo-mcanisme nouveau. Le phnomne
est d'autant plus difficile percevoir qu'il opre toujours hors structure, en tout cas entre structu
res, et que les points sur lesquels nous prenons ordinairement appui sont toujours l'intrieur
d'une structure.
Encore que la situation commence changer depuis que les cosmonautes nous ont fait voir leur
camra flotter dans la cabine et que nous les avons vus, de nos yeux vus, sortir de leur cabine
pour marcher dans le vide, le bon sens cesse d'tre notre ultime recours.
Les points d'appui emprunts la fois la pesanteur et l'apesanteur rorganisent notre structure
globale. Le choix d'une rfrence en dehors du systme terrestre, tel que nous le propose la con
qute spatiale, ne signifierait-il pas que l'humanit en est dj chercher un servomcanisme qui
dpasse le systme rgul d'ici-bas ?
Toute structure volue, non pas linairement, mais par un double mouvement qui tend, d'une part,
la conservation par le jeu rgl des institutions et des comportements ; de l'autre, l'innovation,
qui est la fois mise en question du pass et pari sur l'avenir.
Dans notre situation actuelle, ce double mouvement se manifeste dans tous les domaines, atteint
tous les usagers et, la technologie des mass media aidant, se propage de faon la fois si accl
re et massive que ni les murs, ni la langue, instruments d'intgration par excellence, ne suffi
sent plus. Il s'ensuit un phnomne nouveau qui doit tre abord dans sa nouveaut mme et que
l'on peut brivement caractriser comme suit:
1 le changement de structure, qui relve depuis quelques sicles du schma de l'volution, se
prsente toujours plus sous le signe de la mutation, la notion de rupture l'emportant sur celle de
transition
2 toute structure tablie ou qui tend s'tablir est de plus en plus tenue pour une structure provi
soire dont on sait d'entre de jeu qu'elle est voue au changement
3 toute structure en cours prend donc la fois un caractre exprimental et exploratoire, aussi
bien pour ceux qui la construisent que pour ceux qui en usent
La Mutation des signes

46

Ren Berger

4 l'exprimental n'est plus tenu pour l'acheminement au fait ; il devient lui-mme le fait : le
dterminisme causal s'enveloppe du dterminisme issu des probabilits
5 mettant en dfaut les moyens d'intgration traditionnels, l' exprimental recourt de plus en
plus aux moyens de communication de masse qui deviennent la matire et le lieu d'une culture
nouvelle
Notre poque est celle de la conscience branle. Mais l'branlement est aussi mise en branle.
D'o l'ambigut de notre situation d'une part, les esprits chagrins qui regrettent te pass et ne
voient qu'alarmes et dcadence dans l'avenir (o allons-nous?... ) de l'autre, les jeunes qui m
prisent superbement le pass, leurs ans et pour qui le devenir est le gage d'une existence nou
velle. Que nous le voulions ou non, le futur devient de plus en plus la rfrence laquelle nous
devons ajuster nos mcanismes culturels.
La connaissance tablie n'y suffit plus. L'information elle-mme se charge d'un sens nouveau,
dont peu de gens s'avisent, cause de la banalit mme du terme, et sur lequel Norbert Wiener
attire spcialement notre rflexion : INFORMATION est un nom pour dsigner le contenu de ce
qui est chang avec le monde extrieur mesure que nous nous y adaptons et que nous lui ap
pliquons les rsultats de notre adaptation...
Vivre efficacement, c'est vivre avec une information ADEQUATE.41
33. Ibidem, p.81,82
34. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, T. Il, La mmoire et les rythmes. Paris, Albin
Michel, 1964, coll. Sciences d'aujourd'hui, p.10 et 11
35. Robert Lenoble, Histoire de l'ide de nature. Paris, Albin Michel, 1969, coll. volution de
l'humanit
36. Th. Dobzhansky, L'homme en volution, cit par Pierre Daix dans La nouvelle critique de
l'art moderne, Paris, Seuil, 1968. Coll. Tel Quel, p.161
37. Le Chatelier, cit par Henri Laborit dans Biologie et structure. Paris, Gallimard, 1968, coll.
Ides nrf, N 156, p. 69
38. Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique gnrale. Paris, Payot, 1965, coll. Bibliothque
scientifique, p. 281 et suiv.
39. Henri Laborit, op. cit. note 37, p. 75
40. Henri Laborit, ibidem, p.46-47
41. Norbert Wiener, Cyberntique et Socit, op. Cit., p. 19

Ferdinand de Saussure (1857-1913) et une pub bionique


La Mutation des signes

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CHAPITRE III
DE L'ART FAIT A L'ART QUI SE FAIT
pp. 85-86
De nos jours, la technologie qui envahit tout un rythme acclr, atteint galement l'art -
moins que l'art ne l'ait prcde. Peu importe d'ailleurs ces questions de prsance, sauf qu'on en
tire trop souvent des causalits subreptices !
Le point important est qu'on assiste aujourd'hui des transformations radicales qui touchent aussi
bien les techniques que l'art et dont on aurait tort en tout cas de ngliger le paralllisme.
N'est-il pas troublant de constater que c'est peu prs au moment o l'homme s'lance de la terre
que les peintres s'arrachent au fondement traditionnel du sujet?
Il n'est pas question de comparer l'art abstrait l'aviation on ne peut nanmoins s'empcher
d'observer que la victoire du plus lourd que l'air se retrouve sa manire dans la peinture non fi
gurative, dfi la reprsentation avec ses notions de haut et de bas.
Schmatiquement, on peut dire que la peinture a t longtemps considre - depuis la Renais
sance, depuis le XVIIIe sicle au moins - comme un systme destin reprsenter la nature,
magasin d'images dans lequel se fournissaient la fois le public (limit une classe
d'amateurs riches) et les peintres, dont le statut relevait soit d'une acadmie, soit d'une compa
gnie, bref, d'une institution.
La peinture elle-mme tait destine orner les demeures des clients qui aimaient voir repr
senter leur portrait, les membres de leur famille, les paysages de ce qu'ils considraient comme
leurs biens .
De ce fait les uvres taient tout naturellement (c'est--dire l'intrieur de cette structure
socio-historique) comme la rplique des biens qu'on possde : l'objet et le simulacre peint
s'inscrivent tous deux dans le rgime de la proprit.
Entrent dans cette conception, des nuances prs, aussi bien la peinture de paysage que la pein
ture de genre ou la peinture d'histoire, les grandes machines historiques comme les miniatures sur
mail.
Le peintre est un artiste qui, tout en obissant son gnie, rpond aux besoins de la clientle.
Son accession la matrise se fait la fois par l'apprentissage d'un mtier, qui s'enseigne sol dans
une cole, soit chez un matre, et par l'apprentissage des conditions sociales dans lesquelles l'art
est reconnu comme tel et qui s'enseigne sa faon par les usages, le respect des biensances,
par la frquentation du monde.
Ce schma simplifi met en vidence, ft-ce grossirement, la situation traditionnelle de l'art,
l'ensemble des conditions qui constituent le systme dont la rgulation est assure par le juge
ment esthtique dont personne ne doute qu'il appartient de droit l'homme de got.
Affaire de naissance, de fortune, de statut social.
C'est en 1863 que le Salon officiel, qui avait lieu annuellement Paris et qui dcidait souveraine
ment de ce qui tait l'art et de ce qui ne l'tait pas, fut contest pour la premire fois...

La Mutation des signes

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Ren Berger

UN DPHASAGE FCOND pp. 86-88


Le systme traditionnel a depuis t dfinitivement ruin. L'artiste qui se fournissait au mme
magasin d'images que le client est de plus en plus rare. Le contenu du discours n'est plus le
mme : celui de l'artiste est souvent en avance sur le discours public ou sur le discours
commun. Picasso reste le cas exemplaire, sinon lgendaire (c'est du Picasso... a pass dans
l'usage comme synonyme d'insolite ou de dconcertant...).
Il ne s'agit pas de gnraliser, mais qu'on pense Kandinsky, Malevitch, Mondrian, Delau
nay, les plus controverss ont pris aujourd'hui figure de pionniers et de hros. Aussi ne s'tonne-ton dj plus que les muses organisent des rtrospectives du vivant mme des artistes dont
l'uvre est encore discute.*
C'est aussi que le public s'est transform et se transforme. Il n'y a pas si longtemps, seuls
s'occupaient d'art - voyaient des expositions, achetaient des uvres, en jugeaient - ceux que la
socit tenait pour une lite et qui avaient de surcrot les moyens d'en faire partie. L'uvre de
Proust en est une chronique exemplaire.
C'est pour cette lite que travaillait l'artiste qui recevait d'elle en change la fois subsistance et
considration.
Leurs rapports rciproques taient rgls par un code social qu'il n'tait pas plus ais de trans
gresser sur le plan esthtique que sur le plan thique. Aujourd'hui, le terme de public est deve
nu impropre.
On devrait parler, dfaut de mieux, de publics, au pluriel, comme j'aurai l'occasion de le pr
ciser ultrieurement.
Les besoins lmentaires satisfaits, de nouvelles couches de la population accdent aux biens
autrefois rservs la minorit. Les gens se rendent de plus en plus nombreux dans les muses
ou aux expositions.
Les facilits de transport et les vacances multiplient les occasions de se cultiver. Sans doute
s'agit-il encore de culture traditionnelle, mais on ne saurait se dissimuler le fait, en soi nouveau,
que l'art, en entrant en contact avec des rcepteurs qui n'ont pas t pralablement rgls par
un code litaire, se transforme son tour et s'offre une prise nouvelle.
C'est l'intrieur de ce changement global, l'intrieur de ce mouvement gnral qu'il faut situer
nos problmes et nos questions.
Or, sans prjuger des rponses ni des solutions, il est certain que nous sommes entrans vers un
dpassement des dfinitions et des positions tablies. Nous sommes mis en demeure d'inventer
les instruments et les procdures propres assurer le fonctionnement d'un systme en voie
d'accder une nouvelle rgulation.
Nos processus cognitifs sont l'uvre pour ajuster notre milieu exprimental une dmarche ex
ploratoire.
Toutes proportions gardes, notre situation n'est pas sans analogie avec celle de nos plus anciens
anctres qui ont d faire face aux dfis de la nature, et dont chaque pas signifiait une nouvelle
aventure, chaque geste une nouvelle exprience.
En dpit du paradoxe apparent, la technologie avance qui est la ntre nous rend plus proches des
primitifs et des hommes des cavernes que des contemporains de Louis XIV Le passage de la
pierre clate la pierre polie nous parat aussi dcisif que celui de l'avion la fuse - auprs de
quoi les charmes de Versailles sont bien ples...
* Ce qui montre bien la remise en cause des notions invtres, telles celles de rtrospective et
de conscration entre autres, remise en cause presque toujours mal lucide, mais dont on s'avise
par un certain malaise.

La Mutation des signes

49

Ren Berger

CLATEMENT DES LIMITES DE L'ART pp. 88-90


En mme temps que l'automobile et l'avion nous livrent l'espace, nous sentons le besoin, combien
puissant, d'ouvrir notre environnement culturel. L'ethnocentrisme, qui nous refermait sur nousmmes et qui tendait soumettre les autres cultures notre juridiction, perd progressivement de
sa rigueur,
Il cesse d'tre la pierre de touche l' exotisme et l'tranger changent de sens. Il y a vingt ou
trente ans, les manuels d'histoire de l'art relguaient rgulirement l'Orient ou l'Extrme-orient en
fin de volume.
De nos jours - depuis quelques dcennies - l'Orient occupe une place gale celle de l'Occident ;
il a quitt la situation pninsulaire qu'on lui octroyait pour revendiquer sa dimension continentale,
et des modes d'approche adquats. Mme si les objets africains, australiens, amrindiens conti
nuent de surprendre, on ne les trouve plus seulement confins aux muses ethnographiques. Bri
sant des limites qui semblaient nagure encore intangibles, ils figurent de plus en plus dans des
expositions consacres aux arts.*
C'est que notre environnement culturel s'est rvl trop troit : plutt que d'y dprir, nous prenons
l'initiative de notre largissement (le jeu de mots est licite ce qu'on gagne en tendue, on le gagne
aussi en libert). Le muse s'largit la mesure de nos voyages.
Nous dcouvrons la prhistoire, non plus comme document, mais comme art : la Vnus de Laus
sel, la grotte de Lascaux, le Muse de Saint-Germain-en-Laye (Muse des Antiquits nationales)
comptent plus de fervents que d'anthropologues professionnels. L'art clate la dimension de la
plante et des millnaires il nous dcouvre l'infini de l'aventure humaine.
L'infini de l'aventure enfantine aussi. Tenus jadis pour ngligeables, ou reclus, par la force de nos
prjugs, les dessins d'enfants nous invitent une dcouverte dont tmoigne une bibliographie
surabondante : L'art de l'enfant doit tre considr, non comme le faible effort qu'il faut pour
imiter les modes d'expression plastique des adultes civiliss, mais comme l'expression directe et
manuelle du monde affectif qui lui est propre, crit Herbert Read, qui atteste ce faisant sa spci
ficit. Malgr la mise en garde de Malraux Si l'enfant est souvent artiste, il n'est pas un artiste.
Car son talent le possde, et lui ne le possde pas,1,on ne cesse de lui prter une attention plus
vigilante Chaque trait est un rythme pour l'enfant, un mouvement qui continue tout seul, il agit
sur son subconscient comme tel alors mme, et dirons-nous, surtout s'il ne reprsente rien...
Mais ce qui domine tout, ce qui submerge tout chez l'enfant, c'est sa passion pour la couleur, il
en use avec une extraordinaire matrise. Cette sret dans l'emploi des tons est inne chez lui,
comme chez le primitif ou le sauvage mais, jusqu' nos jours, il n'avait que bien rarement la pos
sibilit de faire valoir ce don prcieux... L'affiche, la publicit, les vitrines de nos magasins, la
mode, tout cela cre pour nos petits un dcor haut en couleurs que notre enfance, nous, n'a pas
connu.2
En mme temps que la prhistoire nous fait dcouvrir un versant de l'humain que nous ignorions,
l'art des enfants nous dvoile un autre versant qui, non moins paradoxalement, se relie troite
ment la perception de notre vie actuelle. Les portes des asiles s'ouvrent leur tour. Michel Fou
cault tablit que la folie relve plus d'une situation anthropologique que d'une dfinition pathologi
que. Les uvres d'un WlffIi, d'un Maisonneuve, d'une Alose, sans se confondre avec celles
d'un Van Gogh, d'un Kirchner ou d'un Munch, nous proposent une dimension que les travaux de
Volmat, de Prinzhorn commencent rendre familire. Entre ceux que la socit relguait der
rire d'infranchissables murs et nous se tendent des passerelles que nous ne souponnions mme
pas, parfois mme de vritables ponts Cela signifie que ce n'est pas seulement la frontire
entre la raison et la dmence qui a chang, mais aussi les relations elles-mmes entre ces deux
tats. Ainsi, depuis qu'au XIXe sicle, la raison a intrioris l'Histoire, elle est devenue trop incer
taine de ses propres normes pour perptuer le statut d'exclusion absolu de la folie celle-ci est en
passe de sortir du long silence auquel elle a t rduite depuis l'ge classique.3

La Mutation des signes

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Ren Berger

A une conscience centripte qui ramne tout soi par annexions successives, fait place une con
science exploratoire qui procde par tapes, par essais, par ttonnements et dont les cercles con
centriques vont sans cesse s'largissant.
Quelque chose nous pousse mme aller au devant des expressions nouvelles ou mconnues,
ignores ou ngliges afin, non seulement de les assimiler ou de nous y adapter, mais en quelque
sorte de les revendiquer ntres comme elles nous revendiquent leurs.
La raison profonde est peut-tre que notre conscience, en percevant ses limites, pressent d'autant
plus imprieusement ce qui existe au-del de ses limites et mme si le franchissement n'est ni fa
cile, ni dfinitif, elle s'y efforce comme pour rpondre un appel.
Ainsi le mouvement nous porte vers des horizons d'intervention nouveaux.**
* On se souvient sans doute de la prodigieuse exposition qui eut lieu au Muse de l'Homme Pa
ris et dans laquelle les artistes contemporains - presque tous - non seulement rendaient hommage
aux autres, mais professaient l'gard des arts non europens, un sentiment de gratitude qui
touchait la fraternit
**Le nous ne veut pas abusivement laisser entendre que l'unanimit est chose faite. Nombreux
sont ceux qui dplorent que l'on n'en reste pas l'ordre, la terminologie tablis
l. Andr Malraux, Les Voix du Silence. Paris, Nrf, 1951, p. 283
2. mile Pahud, Sur l'Art de l'Enfant, dans Pour l'Art, N 12, Lausanne, mai-juin 1950
3, Michel Thvoz, Art psychopathologique, Guide de la Peinture ( paratre)

Le djeuner sur lherbe (1863), douard Manet (1832-1883)

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'ARTISTE AU DFI ET LE DFI DE L'ARTISTE pp. 90-91


Les notations qui suivent ne prtendent tre ni un panorama, ni un bilan. Elles visent prciser
certaines lignes de force, pour clairer un comportement significatif. Aussi les artistes auxquels il
est fait appel le sont-ils moins pour eux-mmes que pour leur qualit d'indices.
Il s'agit en quelque sorte de dresser une carte dont il n'est pas ncessaire qu'elle soit complte.
L'apprciation de la situation devient possible ds que les axes apparaissent avec assez de nette
t.
UN DMOLISSEUR CONSTRUCTIF JEAN DUBUFFET
D'esprit libertaire, les Peintures Monumentes du cycle de l'Hourloupe rpudient la stabilit du
mur pour tablir la foire aux mirages en lieu mental indpendant, alatoire, dmentiel. Bornes,
Chaises, Amoncellement, Personnages, Cerfs-volants, lments Bleus sont dcors, acteurs et
spectateurs du thtre de la subversion, thtre sans autre convention que l'quivoque et, plus que
trteau de bateleur, site rituel pour crmonie de dcervelage.
Parmi les stles cryptographies et les tables, Fiston la Filoche proclame son dfi la Culture.
Non point tant qu'il rprouve les acquisitions du pass, mais, plutt, qu'il revendique le droit de
parler pour son temps et en son temps un langage natif, car lui importe d'abord le caractre sdi
tieux de sa prsence paradoxale, voulue par le mouvementeur d'esprit qu'est Jean Dubuffet.4
Les peintures ou les monuments si tant est qu'il faille choisir entre les termes sont faits d'abord
partir d'un bloc de polystyrne que l'artiste sculpte et peint et que, vu la fragilit extrme du mat
riau, il transfre sur polyester au moyen d'une technique qui permet de conserver la forme et la
polychromie originale. (On pense aux essais des premiers artisans qui imaginrent de fixer la
poudre d'mail sur la poterie la flamme d'un four.)Voici donc que chaises et tables, ustensiles
par excellence, cessent de rpondre une utilisation possible et dclinent simultanment la re
prsentation deux ou trois dimensions. Polystyrne et polyester mis au service du processus
dlirant de l'Hourloupe!

Jean Dubuffet "Table porteuse d'instances, d'objets et de projets", 1968

La technique n'est donc pas voue la satisfaction de nos besoins, pas plus que de notre confort,
elle comporte une part d'invention que l'artiste revendique son gr et dont il lui appartient de d
couvrir son gr la fcondit.
La Mutation des signes

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Ren Berger

A ceux qui s'en tonnent - ils sont nombreux on peut faire observer que le marbre qui a servi
construire le Parthnon n'tait pas plus destin l'architecture ou la sculpture : on aurait aussi
bien pu continuer de btir en bois ou de sculpter des xoana. La pierre et l'acier sont devenus
leur tour des techniques traditionnelles.
Les matires synthtiques sont grosses d'un avenir qu'un Dubuffet, parmi d'autres, nous fait pres
sentir, En accueillant les nouveaux matriaux et les nouvelles techniques, les artistes affirment
que l'art n'a pas tre cod partir d'une technique ou d'un matriau rput noble ou
distingu.
De mme la technologie ne se rduit pas son existence utilitaire ou mercantile elle fait partie de
l'activit sociale, au sens le plus large du terme, et donc de l'activit artistique. C'est ce que nous
montrent aussi bien les civilisations anciennes qui, ignorant le concept art, se gardaient de tenir
les uvres peintes ou sculptes pour des prodiges spcifiques.
Ce que retrouve Dubuffet non sans humour dans le nologisme provocant : Peintures Monu
mentes, par quoi l'artiste nous laisse entendre que la peinture s'chappe de la surface pour flir
ter avec l'espace trois dimensions.
Mtissage ? C'est bien d'un mlange de races entre peinture et sculpture qu'il s'agit, cette r
serve que nous savons aujourd'hui que la race est un mythe.
Ce faisant, Dubuffet met au jour - chacun de ses crits l'atteste - que nos catgories sont simples
commodits, d'autant plus redoutables, il est vrai, qu'elles s'accrditent et que, victimes de nos
habitudes langagires, nous les prenons pour le dcoupage du rel.
Aussi ne fait-il pas mystre de son mpris de la culture qui prtend nous rgenter pas plus qu'il ne
fait mystre de l'intrt qu'il porte l'art brut : Nous croyons, contrairement l'ide classique,
que les impulsions la cration d'art, loin d'tre le privilge d'individus exceptionnels, abondent
chez tout venant, mais qu'elles sont communment rfrnes, altres ou contrefaites par souci
d'alignement social et de dfrence aux mythes reus.
Nous croyons, disons-le en passant, que tout l'art culturel souffre lui-mme aussi bien de cette d
frence, et qu'il est lui aussi, pour une part bien trop grande, conditionn et contrefait.
Le but de notre entreprise est la recherche d'ouvrages chappant le plus possible ce condition
nement et procdant de positions d'esprit vraiment indites. Profondment diffrentes de celles
auxquelles nous sommes accoutums.5
L'artiste mouvementeur d'esprit remet en question dans le mme mouvement notre terminolo
gie, nos classifications, notre appareil culturel tout entier.
4. Jean Dubuffet, Peintures Monumentes, catalogue d'exposition, Galerie Jeanne Bucher, Paris,
12 dcembre 19688, fvrier 1969
5. Jean Dubuffet, Prface au catalogue de l'Exposition du Muse des Arts dcoratifs, Paris, juin
1967, p.4

Jean Dubuffet (1901-1985)


La Mutation des signes

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Ren Berger

UN NOUVEAU PARTENAIRE: L'ORDINATEUR pp. 91-93


Le 28 mai 1956, le Thtre Sarah Bernhardt Paris, prsente CYSP I, sculpture cybernti
que, la premire, ralise par Nicolas Schffer et mise au point avec le concours de Franois
Terny, ingnieur de la Socit Philips. Dote d'un cerveau lectronique CYSP I ragit en fonction
de l'intensit de la lumire, de la couleur, du son : Une lumire bleue par exemple, crit Guy
Habasque, mise par un projecteur, produit un mouvement rapide, alors qu'une lumire rouge la
calme en lui imprimant une animation plus lente. De mme, elle s'excite dans le silence ou
l'obscurit pour se calmer sous l'effet du bruit ou d'une lumire intense.6
La mme anne, au Festival d'art d'avant-garde de Marseille, Bjart l'associe son corps de bal
let. Danser avec la ville - qu'on me pardonne cette expression, mais la ville n'est-elle pas une
sorte de ballet permanent, mme si ce n'est pas Bjart qui le rgle?
En 1961 Lige, Schffer, ralise, la demande de la municipalit, un ensemble lumino-dynamique domin par une tour de cinquante-deux mtres. Pourvue d'axes tournant des vitesses dif
frentes et qui entranent des plaques-miroirs et des pales de formes diverses, elle diffuse la lu
mire dans toutes les directions, plus particulirement sur les crans gants que constituent, d'une
part, l'immense faade vitre du Palais des Congrs, de l'autre, la surface mobile de la Meuse,
toute proche.
Commande par un cerveau lectronique, la tour produit de jour un spectacle que rgle
l'information reue en permanence du milieu ambiant : variations de la lumire, du bruit, de
l'humidit, etc., et qui rgissent simultanment les squences musicales qu'Henri Pousseur a en
registres sur bande magntique afin que la ville se compose sa propre musique au gr de son
humeur quotidienne.
Spatio-dynamisme, lumino-dynamisme, musiscope, spectacle audio-visuel, autant de termes
qu'invente ou qu'emploie Schffer pour dsigner sa recherche opinitre d'inclure dans la mme
synthse dynamique, l'espace, le temps, la couleur, la lumire, le son. C'est aussi la tentative de
regrouper des arts apparemment aussi diffrents que la peinture, la sculpture, l'architecture et la
musique.
C'est encore la tentative d'allier l'art du peintre et le calcul de l'ingnieur, l'un et l'autre modelant et
mesurant, ralisant ensemble, au-del de la facture traditionnelle, une machine-oeuvre ou une
uvre-machine, le gnie individuel (comme on l'appelle encore) liant partie avec la cybernti
que, calcul et hasard composant un alatoire programm !...
Les paradoxes se dnouent en une logique nouvelle (ou en plusieurs) qui rejoignent les intuitions
d'Andr Breton et les axiomatiques des mathmaticiens.
A l'atelier succde le laboratoire : la Ville n'est plus seulement le lieu qu'occupent ses habitants et
leurs habitudes la vie ne se rgle plus sur les valeurs tablies comme l'horloge sur la marche du
soleil elle devient de plus en plus un immense appareillage branch, par le tlphone, la radio, le
cinma, la tlvision, toutes les autres villes du globe.
Aux units fermes sur elles-mmes par des remparts et que peraient de rares routes, se substi
tue un rseau complexe de circulation dans lequel chaque cellule (photolectrique, photopsychi
que, lectro-sociale, lectro-conomique?...) produit et reoit des messages par un jeu
d'changes ininterrompus.
6. Ces renseignements, ainsi que ceux qui suivent, sont tirs du livre consacr Nicolas Schffer
par les ditions du Griffon Neuchtel, 1963

La Mutation des signes

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Ren Berger

DE L'ORIGINAL AU MULTIPLE pp. 94-96


La mort d'Acton, de Titien, vendue Paul Getty pour 4 millions de dollars.

La semaine dernire, un Renoir, achet $16,80 il y a un sicle, et qui atteint $1'159'200. Tout r
cemment, le portrait de Juan de Pareja de Velasquez, $ 5'544'000 !...7

Les ventes aux enchres font priodiquement crpiter les crans de tlvision (enchres transmi
ses par satellites !) provoquant l'indignation de certains spectateurs (on pourrait construire un h
pital avec a !...), l'admiration et l'envie des amateurs, la stupeur de tous.
L'oeuvre est gnralement rafle par un collectionneur -amricain, aime-t-on rpter - dont
l'anonymat est soigneusement maintenu. Situation d'autant plus curieuse que les mmes rites se
clbrent Londres, New York, Paris, Genve, Ble.
La valeur artistique entretient des rapports suspects avec l'argent. Liaison dangereuse ? Les u
vres surgies du feu de la cration vont s'chouer sur les banquises de l'argent, persiflait un jour
naliste.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Les muses ne craignent pas de se mettre sur les rangs. L'Aristote mditant sur le buste
d'Homre, de Rembrandt a t acquis par le Metropolitan Museum de New York, avec l'aide de
nombreux mcnes, dont les noms figurent en bonne place sur le cadre.

Le portrait de Ginevra di Benci, le seul tableau de Lonard de Vinci que possdent les tatsUnis, a t plac tel un joyau, au centre des quelque quatre-vingt-dix salles de la National Gallery
Washington.

Se rappelle-t-on encore que le carton de Lonard pour la Sainte Anne, menac de partir aux
tats-Unis, fut retenu de justesse en Angleterre, grce une souscription nationale, ou l'tonnant
pisode au cours duquel la population de Ble quasi unanime trouva les millions ncessaires pour
conserver les deux Picasso en dpt dans son Muse et qui risquaient d'tre vendus?
Ambigut de l'ouvre d'art : d'une part, objet de spculation ( quoi pourtant elle ne se rduit pas),
de l'autre, partie du patrimoine dont nous exaltons la qualit spirituelle.
Mais voici que nous sont proposs, sous le nom de multiples, des versions (? ) ou des tats
(?) d'une mme uvre, dont on sait qu'ils sont tirs ou dits cent ou deux cents, voire mille,
dix mille ou cent mille exemplaires.
De prime abord, on peut se demander - on s'est demand et d'aucuns continuent de se le deman
der - s'il ne s'agit pas d'une mystification.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Quand Botticelli ou Rubens achevaient un tableau important, il n'tait pas rare qu'ils en fassent
une ou plusieurs rpliques la demande de certains clients ou amis.
Mais les rpliques, mme dans le cas d'ateliers aussi prodigues que ceux de Cranach ou du Pru
gin, sont en nombre limit tout comme les copies, qu'elles soient excutes par les lves du
matre, ou le produit des innombrables apprentis et copistes qui hantent les muses.
En tout tat de cause, la relation de la copie ou de la rplique l'original n'est jamais mise en
question c'est de celui-ci qu'elles reoivent leurs lettres de crance.
L'estampe ne modifie pas fondamentalement la situation.
Les tirages sont limits une vingtaine, une cinquantaine, parfois une centaine d'exemplaires,
dont les amateurs savent qu'il n'en est pas deux identiques ; aussi les caractristiques de chaque
tirage font-elles l'objet la fois de leur dilection et de leur sagacit.

Equipo Cronica "Sabbat 71", 1971

La reproduction industrielle ne modifie pas, elle non plus, fondamentalement ce rapport : les Jo
condes en noir, en couleur, sur papier, sur tissu, sur pellicule, dites cent mille ou millions
d'exemplaires, se rfrent toutes l'original de Lonard qui est la fois le prototype et la caution.
Les multiples, quant eux, introduisent un facteur radicalement nouveau. ils ne renvoient aucun
original; ils ne renvoient qu' eux-mmes.
On voit toute la distance qu'il y a entre rpliques, copies, tats, versions d'un ct, multiples de
l'autre.
La notion d'original se dissout, tout comme se dissout la notion d'unicit. La multiplicit devient
un mode d'existence qui rejoint l'originalit de la reproduction et du reproductible dont il a t
question au chapitre I.
Ainsi se construit une structure nouvelle. Sur le plan conomique, le multiple chappe la valori
sation de l'original traditionnel. Cotant beaucoup moins cher, il peut gagner de nombreux ache
teurs.
Le public trs large auquel il s'adresse renouvelle le milieu des collectionneurs.
La Mutation des signes

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Ren Berger

S'il ne s'agissait que de cela, on pourrait encore croire une simple industrialisation de l'art, accu
sation que d'aucuns ne manquent pas de profrer et de rpter. Mais il s'agit de tout autre chose.
Le multiple rpond en effet la nouvelle conscience-prsence indirecte ou diffre propre no
tre information de masse.
Or la qualification d'indirect et de diffr vaut, avons-nous vu, pour autant que nous nous situons
dans un cadre de rfrence dont les coordonnes sont tablies sur la notion d'original, d'uvre
unique, de modle, dans la perspective platonicienne qui accorde la prminence l'ide, la
Forme, l'Essence mais ds qu'on change de cadre de rfrence et qu'on admet, comme nous y
invite la technologie, que la reproduction ne se borne pas re-produire, mais qu'elle produit des
objets et des images qui en appellent une perception originale, l'ensemble du problme se trans
forme.
C'est ce point de rupture, ou de mutation, comme on voudra, que s'inscrit le multiple qui accr
dite son tour un nouveau mode d'existence des objets et des uvres.
Transcendant l'alternative original- reproduction, le multiple rejoint sa manire l'exprience
que nous faisons lorsque mille ou cent mille personnes lisent le mme journal ou que par millions
elles regardent le mme spectacle tlvis.
Le multiple appartient l'aire des mass media. Il modifie la base mme qu'avait instaure
l'original ; la multiplicit produit des tres transitoires dont le transitoire, loin d'tre une imperfec
tion (par rapport un tat accompli), est une condition d'origine et d'existence.
On ne peut en tout cas dnier aux multiples, de mme qu'au public qui les achte, le mrite de
dpasser une certaine homostasie artistique pour chercher et trouver une rgulation en accord
avec la technologie actuelle.
7. Voir Time, 19 juillet 1971, Qui a besoin de chefs-d'uvre ces prix ?

La Mutation des signes

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Ren Berger

DE L'ICONOGRAPHIE CULTURELLE
A L'IMAGERIE QUOTIDIENNE pp. 96-97
Les premires manifestations du pop' art ont t accueillies parfois avec indignation, presque tou
jours avec ironie. Made in U.S.A. Affaire de mode, de publicit.
Pour ceux qui pensaient et qui pensent de la sorte, la mode et la publicit ont toutes deux la mme
connotation pjorative : l'une ne fait que passer ! l'autre ne fait que tromper.
Que nous le voulions ou non, il est impossible d'en rester l. La mode a beau passer, elle consti
tue un phnomne de masse qui touche aussi bien les femmes que les hommes - jusqu'aux petits
enfants d'ailleurs - quatre fois l'an au moins.
La publicit, elle, ne nous pargne pas un instant.
Abstraction faite de toute considration morale, elle nous vaut la prodigieuse floraison d'images
qui, sous forme d'affiches, d'enseignes lumineuses, de devantures de magasins, engendre le
dcor-vgtation, le dcor-faune, le dcor-machines de nos villes qui, sous forme d'imprims, de
prospectus, de dpliants, compose l'ordinaire de notre courrier quotidien ; qui, sous forme
d'annonces, de placards, de communiqus, occupe une grande partie de nos journaux et la pres
que totalit des magazines ; qui, sous forme de spots, articule les programmes de radio et de tl
vision avec une telle souverainet que rien ne cde leur impratif (aux moments les plus
chauds de mai 68, Europe N 1, retirait priodiquement l'antenne la rue o flambaient les barri
cades pour donner voix la layette Prnatal, l'huile pure, l'huile Lesieur...).
Qu'est-elle, cette publicit qu'on dplore si souvent et qui joue un rle dcisif? Essentiellement
une organisation de messages visuels ou auditifs, souvent les deux, destins toucher le public le
plus large en vue de lui faire acheter un produit.
L'attention qu'on lui accorde est proportion de son rendement conomique.
Marketing, sondage d'opinion, toutes les mthodes sont bonnes pour en assurer ou en renforcer
l'efficacit. Mais qui s'aviserait de lui prter une valeur culturelle? Or, qu'on se dplace pied,
en voiture ou en avion, c'est l'image publicitaire que rencontre partout notre regard ( l'aroport
d'Athnes, le sigle NESTLE vous accueille avant le Parthnon...).
Sans doute y prend-on peine garde, mais les phnomnes marginaux collent littralement no
tre existence quotidienne : Jacqueline et Onassis font dj chambre spare... Le nouveau sui
cide manqu de Sheila... rythment les placards de France-Dimanche.

Andy Warhol
La Mutation des signes

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Ren Berger

L'QUIVOQUE pp. 97-100


Est-il possible d'ignorer plus longtemps le rle de la publicit, de la grande presse, de la photogra
phie, du cinma, de la radio, de la tlvision, des loisirs, du voyage ?... D'une part, on continue de
croire une culture fonde sur une chelle de valeurs institutionnalise par la tradition et la soci
t : distinction de classes, de fortunes, de situation, de croyances, de profession, de modes de vi
vre, etc. de l'autre, notre poque nous soumet tous - il faut y insister - des conditions et des
comportements de masse auxquels nul n'chappe les plus aristocrates - si ce mot a encore un
sens - lisent les journaux, achtent des magazines, se dlectent (sans l'avouer) des mmes co
mics, entrent dans les supermarchs, coutent les mmes programmes de radio ou de tlvi
sion... La distinction entre la vraie culture et le reste, qui n'aurait pas de nom, n'est plus de
mise.
Il ne s'agit pas d'en conclure, comme on le fait par une raction aussi lgre que rtrograde,
qu'Astrix remplace Ulysse ou que la marijuana et le L.S.D. sont, avec les machines sous, la
sagesse moderne... La question qui se pose consiste en ceci une certaine ide de la culture n'estelle pas en train d'tre englobe dans une culture de fait qui rsulte moins d'un changement de
conception que de l'adoption progressive et gnralise de comportements de masse ? C'est ce
dont les artistes pop' ont pris conscience en ouvrant tout grands les yeux sur notre monde quoti
dien.*
Dgags de leur investissement symbolique, les drapeaux de Jasper Johns apparaissent tels qu'en
eux-mmes ils sont, objets d'usage courant l'instar des botes de bire que l'artiste coule dans le
bronze et qu'il peint avec application. Avec Jim Dine, cravates, souliers, vestons, chemises, bou
tons passent sans transition du magasin de vtements au tableau. Lequel est le plus vrai, de
l'article en rayon ou de celui que la toile suspend entre l'achat et la vente ? La vrit se situe d
sormais ailleurs que dans la reprsentation le trompe-l'il chappe sa vocation traditionnelle il
se fait dialectique.
Dtournant la photographie de son rle de tmoin, Richard Hamilton s'en prend elle pour lui
faire rendre gorge, pourrait-on dire, jusqu'au moment o elle avoue la pauvret drisoire, mais
aussi le mystre granulaire de son papier. Peter Philips convertit les annonces publicitaires en une
nouvelle hraldique dont le tigre et le carburateur, le lion et le piston sont les emblmes. Quant
George Segal, c'est inlassablement qu'il poursuit ses moulages blafards, l'image de la vie ecto
plasmique des grandes villes. Ce n'est plus de l'art! Comme si l'art consistait se conformer
la tradition ou l'ide qu'on s'en fait.
Et notre admiration pour les matres hollandais, les tabagies d'un Van Ostade, d'un Jean Steen, les
scnes de genre d'un Tniers, d'un Cornelis Anthonisz, les portraits de famille et de corporations
d'un Frans Hais dont le ralisme fait l'unanimit des amateurs et des rudits ? Ustensiles peints
avec minutie, corps rebondis par les liesses, la muse physiologique rgne sans fard. Art pop'
avant la lettre ?
Les matres hollandais ont fait voler en clats l'cran plastique dans lequel les sicles prcdents
rangeaient avec dfrence les personnages de l'Histoire Sainte. Sur les trteaux dresss la dia
ble, ils jettent ple-mle les hros dbonnaires et drisoires de la vie quotidienne, bourgeois
truculents et combien fiers de leurs demeures opulentes! Boire, manger, rire, faire ripaille, les
comportements collectifs exaltent l'apptit d'une bourgeoisie qui, forte de ses biens, affirme ses
droits l'existence d'ici- bas, la jouissance d'ici-bas.
Et quand un Claes Oldenburg moule ses victuailles en matire plastique, on s'tonne de
l'incongruit Mais o achetons-nous nos victuailles ? Dans les supermarchs o s'entassent par
milliers les produits de toutes sortes (ptes, lgumes, lait), par milliers les botes de conserves, par
centaines, dans les rfrigrateurs, poulets, truites, lgumes et fruits, aussi durs que le roc ou que
le mtal. Produits congels ou surgels : les qualificatifs rendent compte du procd de conserva
tion. Mais que reste-t-il du comportement qui fut le ntre pendant des millnaires : courir aprs la
volaille, l'gorger, la plumer, la vider... Guetter la truite dans l'eau claire, l'arracher l'hameon,
l'assommer sur une pierre...
La Mutation des signes

60

Ren Berger

Courir les bois pour cueillir la framboise sauvage ou, plus posment, ramasser la framboise do
mestique dans son jardin... Qu'advient-il quand plus rien ne subsiste du contact avec le poulet,
avec le poisson, avec le fruit et que, le produit dball et dgel, reste la seule et dernire opra
tion commune, celle de manger? Pouvons-nous considrer comme nuls tous les faits et gestes,
les sensations et les sentiments dont nous sommes frustrs ? Sommes-nous bien remis de la stu
peur que nous font prouver les produits congels ou surgels ? N'est-ce pas quelque chose de
cette stupeur que manifestent les objets synthtiques d'Oldenburg? C'est peut-tre pour en rendre
compte et pour nous adapter que l'artiste faonne ses trompe-main l'artifice devient naturel.
La stupeur se transforme en fascination comme le dit Oldenburg lui-mme des rues de New
York : Elles semblaient avoir une existence propre o je dcouvrais tout un monde d'objets que
je n'avais jamais connu auparavant. Des paquets ordinaires devenaient sculptures mes yeux, et
je vis des dtritus de la rue comme d'inattendues compositions labores.8 La fabrication en s
ries n'tonne plus personne.
Mais la figure humaine? Chaque homme a son visage ; aucun tre n'est identique un autre nous
l'attestent aussi bien notre conviction intime que notre passeport ou notre carte d'identit. Mais ce
bien si prcieux, voici que la photographie, la presse, le cinma, la tlvision le multiplient vo
lont. Nos traits cessent de dfinir un tre unique.
Marilyn Monroe morte le sourire de la star continue sa carrire. L'iconophilie touche
l'obsession, l'iconomanie. Sourire du Prsident Nixon, sourire du Prsident Pompidou, sourire du
Chancelier Willy Brandt...
Audacieusement, mais lucidement, Andy Warhol aligne sourires de vedettes et sourires de prsi
dents comme s'alignent les botes de Soupe Campbell. A la diffrence des multiples, la rfrence
l'original subsiste, mais la rptition mcanique provoque un feed-back positif : les images
s'emballent littralement ; le film se droule sans commencement ni fin la juxtaposition se d
robe la somme. L'accumulation s'exaspre devant une bance dvorante.
Les artistes pop' ne se contentent pas de reflter notre poque. Leur intervention est la fois
beaucoup plus active et beaucoup plus profonde. Ils mettent sous nos yeux la mythologie que
nous scrtons : cte cte Jacqueline Kennedy, la bouteille de Coca-Cola, la lessive OMO (aux
enzymes), en compagnie du Gnral de Gaulle, du Prsident Nixon, des cosmonautes dont le
culte s'exerce dans tous les foyers, dieux lares par le truchement des mass media. Mais, pas
plus qu'ils ne refltent notre socit, les artistes pop' ne sont simplement agents du processus en
cours. Les formes qu'ils nous proposent, certaines drisoires, certaines voues expressment
dnoncer le drisoire, nous font pressentir que, sous l'optimisme de commande d'une socit qui
se veut, qui se dit et qui se croit en expansion permanente, se produisent des failles, se manifes
tent l'inquitude et le malaise.
Aussi bien les artistes influent-ils par leur activit et leurs uvres, par leurs choix et leurs options,
sur le monde qui s'labore. En agissant sur nous et en nous, ils construisent l'environnement cultu
rel qui n'est pas, contrairement l'ide qu'on se fait d la culture, prolongement de 4 tradition, qui
n'est pas non plus, comme l'indique le mot environnement dans son sens troit, un cadre, un mi
lieu, un dcor, mais qui est le lieu permanent d'changes, d'actions et de ractions en chane,
d'initiatives, d'interventions, d'missions et de rceptions.Tout confus qu'il est, c'est en lui que
s'labore, travers les divergences, les disparates et le gaspillage invitables, une attitude direc
trice partir de laquelle la socit prend la fois forme et figure.
* En 1969, le Muse de Turin a consacr une vaste rtrospective au pop' art qui, n vers 1958
la fois aux tats- Unis et en Angleterre, s'est propag en une dcennie sur la terre entire. Art
dj presque classique...
8. Christopher Finch, Pop Art object and image. Londres, Studio Vista Ltd., 1969, Dutton Picture
back, p. 48-49

La Mutation des signes

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Ren Berger

QUELQUES AUTRES DMARCHES pp. 100-101


Le propos de ce livre ne doit cder ni la tentation du bilan, ni mme celle de l'tude. On com
prendra que je me limite quelques autres dmarches.
Ainsi l'art cintique 9 qui, la suite de Moholy-Nagy, du Bauhaus et de Vasarely, met en uvre
les effets optiques, soit en les peignant, soit en les sculptant, soit encore en produisant des organi
sations mouvantes de lumire et de formes qui voquent, l'aide de moteurs, d'clairage,
d'aimants, les fulgurances de notre vie citadine, la ronde hallucinante des carrosseries-astrodes
derrire les panaches de clart que propulsent les phares-comtes, course stellaire dans le tinta
marre des voitures.
Spectacle, c'est--dire ensemble de choses qui s'offrent au regard, mais simultanment action,
car nous sommes la fois il, volant, vitesse, roues et freins, la fois la circulation et le vhicule
que nous conduisons, la fois la coule ininterrompue et la brche vers laquelle nous fonons.
Mais voici que l'art pauvre remet en question jusqu' la notion d'uvre, jusqu' la notion d'art.
Comment accorder crdit ces objets de rebut - morceaux de bois, cordes, toile dchire, tas de
cendres - ?
Transgression, contestation, drision ?
Les trois certainement, comme les trois se retrouvent dans l'art dit conceptuel.
Une photographie en noir ou en couleur, qu'on expose encadre ou sans cadre, a-t-elle encore un
sens ?
David Lamelas la considre et la prsente hors de toute fonction, dans son existence pure : le
lieu, l'heure, sans autre connotation.
Le message photographique dsavoue ses codes fonctionnels ; nous voil affronts son carac
tre natif, sauvage.
Avec l'art conceptuel s'amorce une phnomnologie des mass media dont nous avons encore
peine conscience, attachs que nous sommes leurs seuls contenus.
Pour sa part, le happening renonce l'uvre pour y substituer l'action collective.
Sans forcer les analogies, on peut se demander si nombre de nos comportements de masse ne
sont pas leur manire des happenings l'embarquement des passagers dans les aroports, avec
son rituel d'employs en uniforme, de guichets souriants, de tableaux d'affichage aussi vastes
qu'un matre-autel, avec la foule des in-fidles qui arrivent, qui partent, qui transitent, mais qui ja
mais ne s'arrtent les dparts en week-end sur les autoroutes, les rentres, avec leurs embou
teillages, avec leur dispositif Primevre, avec leurs missions de radio et de tlvision, avec
leurs hlicoptres...
Ainsi des mille visages de l'vnement dans la vie moderne.
La notion de condition humaine, l'ide de permanence, fondement de l'humanisme, cdent la
notion de masse, aux situations et aux mouvements collectifs, dont les artistes nous aident pren
dre conscience.
9. Cf. Frank Popper, Naissance de l'Art cintique. Paris. Gauthier-Villars. 1967

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'ART EXPRIMENTAL ET LA SITUATION DE MASSE pp. 101-102


Jusqu' une poque rcente, la cration artistique tait fortement lie la tradition, aux modles
et aux comportements qu'on se transmettait d'une gnration l'autre. Certes, la tradition n'a ja
mais t immuable elle a toujours volu.
Mais le terme mme d'volution n'est pas neutre : il donne entendre, d'une part, que les change
ments s'oprent graduellement, sans solution de continuit de l'autre, qu'ils s'oprent dans une di
rection relativement stable. Jusqu'au milieu du sicle, on pouvait poser et l'on posait (nombreux
sont ceux qui le posent encore) que l'art poursuit son chemin...
Or c'est de mutation qu'il s'agit. Non plus simplement d'un changement de contenu. Les modes du
discours se transforment : ainsi quand l'art abstrait se dtache, aprs des sicles de figuration, du
support des apparences.
Les bases se disloquent : l'apprentissage, le mtier, le souci des matriaux et des techniques, le
respect du matre.
L'appellation d'artiste-peintre prte sourire les coles des Beaux-Arts font figure d'institutions
primes les prix officiels se dvaluent (on les ignore, on les supprime).
Les artistes, pour continuer d'employer ce terme dfaut d'un autre qui n'existe pas encore, sont
en train de remettre en question leurs rapports avec la socit. Ils ne veulent plus simplement
contenter une clientle, ft- elle exigeante, et mme s'ils continuent de vendre, ils entendent sortir
d'un systme exclusivement esthtico-conomique ou conomico-esthtique.
C'est aussi que le public ne se rduit plus une lite d'amateurs clairs, ni mme d'aspirants la
seule culture d'lite. Public vari, divers, public pluriel, si l'on peut dire. Ceux qui le(s) composent
attendent que les artistes les clairent, qu'ils les fassent participer, non seulement aux uvres,
mais des formes de communication lies la vie sociale, l'activit des techniciens, la r
flexion des savants, l'ensemble de l'actualit.
Art exprimental, sous ce terme gnral peuvent se ranger les dmarches de l' art en train de se
faire qu'on peut ramener schmatiquement deux :
la premire consiste dans le refus des valeurs, des mythes, des habitudes mentales, des images,
des forces et des supports du systme culturel tabli (ce qu'illustrent bien le terme de contestation
et plus encore les vnements souvent divers et confus qui ont t et qui continuent d'tre vcus
sous ce vocable) ;
la seconde se caractrise par la volont d'introduire de nouvelles activits, de nouvelles formes,
de nouveaux rapports.
Projets, dclarations, professions de foi, cris, sarcasmes, provocations, dans toutes les uvres (si
le mot peut tre maintenu), dans toutes les tentatives, dans toutes les propositions rsonnent le cri
de Rimbaud : changer la vie , accompagn de : La posie ne rythmera plus l'action ; elle sera
en avant et l'affirmation de Marx : Les philosophes n'ont fait qu'interprter le monde de diver
ses manires il importe maintenant de le transformer.
L'art traditionnel et l'art exprimental sont-ils condamns la rupture?
Mme si les artistes s'en prennent aux idologies et aux structures, il semble bien que leurs
expriences, quelque outres qu'elles soient, quelque rvolutionnaires qu'elles se veulent, sont
et restent des essais de communication.

La Mutation des signes

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Ren Berger

REMISES EN CAUSE pp. 102-104


Peinture, sculpture, architecture chappent aux dfinitions. La recherche d'une essence appa
rat de moins en moins utile.
La hirarchie des genres est abandonne depuis longtemps. Les notions de sujet, de figuration,
les notions de mtier, de technique et mme les notions de gnie, de talent, de facture personnelle
sont en passe de subir le mme sort ; elles cessent en tout cas d'apparatre comme des lments
constitutifs.
Le processus de la connaissance subit un changement analogue.
De nouveaux modes d'investigation, de nouveaux modes d'approche voient le jour, sociologie de
l'art, psychanalyse, structuralisme...
L'esthtique abandonne son caractre normatif pour faire place l'enqute et l'exprience
scientifique.
La valeur elle-mme est remise en cause. Dsertant l'absolu, elle se veut problmatique. L'on
s'interroge dsormais sur l'existence de l'uvre, sur l'existence de l'art...
Et sur le on lui-mme pour dcouvrir, par exemple, que nos admirations les plus fermes sont
peut-tre moins affaire de beaut que d'apprentissage.
D'o encore l'irritante question : Sur quel critre jugez-vous? et la non moins irritante rponse :
Il n'y a pas de critre... Pseudo-dialogue : question et rponse refusent de se brancher l'une sur
l'autre.
C'est qu'il n'est plus possible d'aligner simplement des critres pour juger du beau et du laid, de
l'art et du non-art.
Les jugements ne s'exercent plus sur des uvres faites ou qui restent dans la tradition des uvres
faites, c'est--dire qui correspondent un systme esthtique et critique tabli ; ils s'exercent de
plus en plus sur l'art en train de se faire (force est d'utiliser les guillemets).
Ainsi se profile tous les niveaux, dans toutes les dimensions, un troisime terme, qui est la di
mension du possible.
Pas plus que le film n'est une suite d'instantans, l'action n'est une suite de gestes; le mouvement
a sa qualit propre.
Le jugement ne peut donc plus se borner faire comparatre des termes antithtiques devant son
tribunal.
Sauf se mettre en suspens, il lui faut adopter une attitude nouvelle. L'ouverture est la caractris
tique du jugement qui devient son tour exprimental.
Elle prend toutes les formes possibles, depuis l'accueil fait aux uvres en appel jusqu'
l'intgration de nos comportements les plus banals, comme ouvrir son journal, ouvrir la radio ou la
tlvision...
Ouvrir, c'est--dire multiplier les voies de communication.
Au lieu de s'en tenir aux critres et aux jugements tablis, l'attitude ouverte institue une dmarche
exploratoire; au lieu de s'en tenir aux faits, aux donnes, aux domaines tablis, elle porte atten
tion tout ce qui est en instance d'mergence, autour des faits, avant les donnes, aux lisires des
domaines reconnus.
Conduite hsitante, ttonnante, pas tellement diffrente de celle de nos lointains aeux qui, en
quittant le refuge de la fort pour s'aventurer dcouvert dans la plaine, piaient chaque taillis
(avant mme de pouvoir le dsigner), observaient le soleil et les ombres (sans tablir de lien entre
eux)...
Aprs une longue priode de connaissance cumulative, nous voici de nouveau, par le change
ment acclr de la technologie et des mass media, en instance d'exploration.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Que vaudrait un explorateur qui prtendrait savoir au dpart ce qu'il va dcouvrir? Que vaudrait
un pilote d'essai qui prtendrait conduire son bolide avec les rflexes d'un conducteur du diman
che ?
La connaissance dynamise qui est la ntre exige un jugement capable de rpondre la fois aux
injonctions du prsent et celles que l'avenir commence dj actualiser. A sa manire, l'artiste
est ce pilote d'essai qui ouvre la voie de l'avenir. L'histoire de la culture humaine ne connat pas
d'exemple d'une adaptation consciente des divers lments de la vie prive et sociale de nou
veaux prolongements, sinon les tentatives limites et tangentielles des artistes.
L'artiste capte le message du dfi culturel et technologique plusieurs dcennies avant que son
choc transformateur ne se fasse sentir. Il construit alors des maquettes ou des sortes d'arches de
No pour affronter le changement qui s'annonce.10.
Ce dont Francastel apportait nagure la preuve : ... les premiers palais florentins furent construits
seulement vers la fin du sicle, aprs que les trois-quarts des peintures avaient t excutes. (...)
L'architecture de la Renaissance a t peinte avant d'tre construite.11
D'o il concluait avec sa pntration coutumire : La technique seule est impuissante expli
quer l'apparition d'un nouveau style, parce qu'un nouveau style plastique implique une nouvelle
attitude de l'homme l'gard du monde.*12
Aussi est-il peine tonnant d'entendre l'conomiste Galbraith recommander l'homme
d'affaires amricain de collaborer avec l'artiste.
La perception visuelle est aussi ncessaire au fabricant moderne de biens de consommation que
le cerveau de l'ingnieur.13
La Mutation des signes

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Ren Berger

On pourrait s'alarmer de telles dclarations, y voir une manuvre du capitalisme pour


rcuprer les artistes. Mme si le danger existe, on aurait tort de ngliger la signification com
mune de ces dclarations : que l'artiste est un claireur de l'activit sociale**.
Ce que confirment les savants qui voient la dcouverte scientifique l'image de l'uvre d'art.14
Contrairement un prjug qui a fait long feu, cration artistique et cration scientifique
mettent toutes deux en uvre l'inventivit ou la crativit, par quoi il faut entendre notre pou
voir de renouvellement, qu'il s'agisse d'objets, de formes, d'ides, de thories.
Leurs dmarches respectives se fondent sur une analogie profonde. La connaissance tout entire
se modifie la faveur d'une technologie acclre.
* C'est moi qui souligne
** Ce qu'a fort bien compris, parmi d'autres, une maison comme Philip Morris International Il
importe que l'industrie mette ses moyens au service de la collaboration en vue de mieux faire
comprendre au public les lments de base de l'art modernes, crit George Weissmann, Prsi
dent P.M.I. dans la prface de l'exposition The new image, 11 Pop Artists qui a circul dans plu
sieurs pays d'Europe.
C'est notre devoir, croyons-nous, non seulement de prsenter la socit qui est la ntre des
uvres traditionnelles et consacres, mais encore de montrer des possibilits nouvelles et expri
mentales, aussi bien dans notre industrie que dans l'art.
De son ct, la Fondation Peter Stuyvesant fait circuler en permanence ses nouveaux achats. Il
existe de nombreux autres exemples
10. Marshall McLuhan, Pour comprendre les mdia. Tours, Marne, et Paris, Seuil, 1968, coll. In
tuitions, p. 85
11. Pierre Francastel, Peinture et Socit. Naissance et destruction d'un espace plastique. De la
Renaissance au Cubisme. Lyon, Audin d., l951, p. 70
12. Cf. Nina Kaiden, Les nouveaux collectionneurs. Traduction paratre.
13. Marshall McLuhan, op. cit., p. 85
14. Cf. Abraham A. Moles, La Cration scientifique. Genve, d. Ren Kister, 1957. Contient de
nombreuses citations

La Mutation des signes

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Ren Berger

VERS UN NOUVEL QUILIBRE pp. 104-108


Tant que la situation tait relativement stable, tant que les modifications se produisaient dans des
domaines relativement clos et intervalles suffisamment longs, les formes, les expressions, les
ides nouvelles pouvaient tre assimiles au fur et mesure.
Mme s'ils taient parfois brusqus, les systmes de rgulation russissaient presque toujours
prvenir les -coups, amortir les chocs, maintenir l'quilibre.
Devant le travail en miettes, les sociologues s'alarment : l'ouvrier moderne se dfinit de moins
en moins par sa connaissance du matriau, par son habilet, par son tour de main, par tout ce qui
faisait jadis l'excellence de l'artisan, constate Georges Friedmann;15 il se dfinit de plus en plus
par sa capacit de rpondre aux indications d'une lampe, d'un voyant, d'une aiguille, d'un tableau
de bord sans contact avec les choses, priv d'une main devenue presque inutile, l'ouvrier s'abstrait
de son corps pour devenir un contrleur*.
De mme notre pense, longtemps fidle aux schmes hrits d'Aristote et de la logique classi
que, eux-mmes tributaires de la structure de la langue grecque, tend se rgler aujourd'hui sur
la technique des mass media.
Comment connaissons-nous? interroge Marcuse. Parce que nous regardons la tlvision, nous
coutons la radio, nous lisons les journaux et les magazines, parce que nous parlons avec des
gens. Dans ces conditions, la phrase parle est une expression de l'individu qui la parle et de ceux
qui le font parler ainsi et de toute tension, de toute contradiction qui peut se glisser dans leurs
rapports...
Ainsi ce qu'ils expriment ce n'est pas seulement eux-mmes, leur propre connaissance, leurs
sentiments, leurs aspirations, mais quelque chose d'autre...
Quand nous dcrivons les uns aux autres nos amours et nos haines.., nous devons utiliser les ter
mes des annonces publicitaires, des films, des politiciens, des best-sellers. Nous devons utiliser
les mmes termes pour dcrire nos automobiles, etc.16
Notre systme mtaphorique est en pleine crise : partir bride abattue tombe en dsutude
comme la plupart des images empruntes l'quitation. Aujourd'hui on dmarre, aussi souvent
que possible sur les chapeaux de roues.
Une campagne se dclenche; les ouvriers dbraient; le prsident donne le feu vert. Les
figures, les modes de penser et de communiquer se formulent symboliquement dans les rapports
tablis par les nouvelles techniques.
L'laboration du savoir et la transmission de la culture se font par des circuits qui assurent leur
cohsion. Mais voici que, pour la premire fois, les systmes de rgulation se trouvent
dpasss, choqus.
D'o les dphasages, les pannes, les blocages, les accidents. L'quilibre est sans cesse
menac, rompu, par des changements qui mettent en dfaut les processus d'assimilation tradi
tionnels, techniques du corps, techniques artisanales, croyances, murs, jusqu'au langage qui, en
dpit de sa souplesse, ne russit plus suivre la mtaphorisation permanente et acclre la
quelle se livre et nous livre la technologie. C'est sans doute pourquoi les mass media - nous le
verrons dans un chapitre ultrieur - cherchent remdier la lenteur des moyens traditionnels un peu la faon dont l'avion prend le relais de l'automobile...
Mais, d'un autre ct, les mass media contribuent leur tour acclrer encore le changement.
Aussi bien n'est-ce pas seulement de media qu'il s'agit. C'est notre attitude qui doit changer. Pour
librer l'imagination humaine du pass, il faut, je crois, compter sur le dveloppement d'un nou
veau genre de communication avec ceux qui sont le plus profondment concerns par l'avenir les jeunes gens ns dans ce monde nouveau.
Ce nouveau type de communication dpend de la participation directe de ceux qui jusqu' prsent
n'ont pas eu accs au pouvoir et dont les hommes au pouvoir ne peuvent se reprsenter entire
ment la vritable nature.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Autrefois, dans les cultures cofiguratives,** les ans taient graduellement coups de ce monde,
ce qui les empchait de restreindre l'avenir de leurs enfants.
Aujourd'hui, mon sens, le dveloppement de cultures prfiguratives dpendra de l'existence
d'un dialogue continu dans lequel les jeunes, libres d'agir de leur propre initiative, pourront con
duire leurs ans sur la voie de l'inconnu.
Alors l'ancienne gnration aura accs une nouvelle connaissance exprimentale sans laquelle
aucun plan digne d'intrt ne peut tre labor.
Ce n'est qu'avec la participation directe des jeunes, qui prcde cette connaissance, que nous
pourrons btir un avenir viable.
C'est cette transformation rgulatrice que nous invite, non pas l'art fait (ou la culture faite),
mais l'art en train de se faire, la culture qui se fait, c'est--dire l'ensemble des dmarches qui vi
sent, non plus simplement l'adaptation, mais la prparation, aussi lucide que possible, de l'avenir
dont nous dcidons de faire notre prsent.
* C'en est fait de la main dont se glorifiait Michelet dans Le Peuple il y a encore un sicle : Ce
livre, je l'ai fait de moi-mme, de ma vie et de mon cur... Pour connatre la vie du peuple, ses
travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs. Car, moi aussi, n'est-ce pas
mon ami, j'ai travaill de mes mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui de travailleur, je le
mrite en plus d'un sens. Avant de faire des livres, j'en ai compos matriellement; j'ai assembl
des lettres avant d'assembler des ides...
**Les trois types de culture que je me propose de distinguer - postfigurative, dans laquelle les
enfants sont instruits avant tout par leurs parents; cofigurative, dans laquelle les enfants comme
les adultes apprennent de leurs pairs; et prefigurative, dans laquelle les adultes tirent aussi des le
ons de leurs enfants - ces trois cultures refltent notre poque. Margaret Mead, Le Foss des
gnrations. Paris, Denol-Gonthier, 1971. coll. Mdiations, p. 144
15. Georges Friedmann, Le Travail en miettes. Spcialisation et Loisirs. Paris, Gallimard, 1964,
coll. Ides nrf, N 51
16. Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Paris, Ed. de Minuit, 1968, coll. Arguments,
N34, p. 217

Herbert Marcuse (1898-1979)

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE IV
DE LA CULTURE FIXE A LA CULTURE MOBILE
pp. 109-110
Peut-tre n'a-t-on pas encore assez vu l'importance du facteur culturel nouveau qu'est devenu
pour nous le voyage de masse.
Ce n'est pas qu'on manque de nous signaler l'importance de celui-ci : dparts en vacances tou
jours plus nombreux, multiplication des lignes ariennes, augmentation des capacits de transport
(aprs le Jumbo, le Concorde, l'Airbus, etc.) autant de sujets d'actualit. Prenons garde
l'expression
D'une part, l'on mobilise notre attention chaque fois que se produit un fait nouveau, une nouvelle
performance. Les articles s'tendent gnreusement sur les aspects pittoresques : des dizaines
de milliers de nez levs vers le ciel, des dizaines de milliers d'heures de travail perdu, des mil
liers de voitures bloques sur les Champs-Elyses et les avenues adjacentes, tel a t l'effet de
l'vnement de la matine Paris : le survol de la capitale par Concorde 001 qui, venant de Tou
louse, ralliait le Bourget o il sera le clou du 28e Salon de l'aronautique et de l'espace; d'autre
part, sitt les faits dlaisss par l'actualit, nous avons tendance, sinon les oublier, tout au moins
les restituer aux techniciens, ingnieurs, socits financires, autorits, etc.
Notre attitude de la culture fixe la culture mobile l'gard du dveloppement de la technologie
prsente le paradoxe suivant : la faveur et sous le signe de l'actualit, l'vnement fait irruption
dans le champ de l'information en provoquant une attention forte et gnrale que confisque aussi
tt aprs une nouvelle actualit; au-dessous de ces focalisations intermittentes se constituent
des situations qui, mme quand nous croyons les renvoyer aux professionnels, se mettent peu
peu changer l'ensemble de nos conditions.
C'est ce que je voudrais essayer de prciser dans ce chapitre propos du voyage, phnomne
familier (nous prenons tous la voiture, le train, l'avion...), phnomne insolite (avec l'annonce p
riodique de nouvelles performances : Boeing 747, avions supersoniques...), dont nous commen
ons seulement sentir, trs confusment encore, qu'il affecte toute notre culture.
Ruth Benedict dfinit l'anthropologie comme l'tude des tres vivants en tant que cratures de la
socit. Elle fixe son attention sur ces caractristiques physiques et ces techniques industrielles,
ces conventions et valeurs, qui distinguent une communaut de toutes les autres appartenant
une tradition diffrente.1
A partir de cet nonc, trois observations mritent d'tre faites, mme si elles ont l'air d'aller de
soi:
1 Une culture s'inscrit dans un cadre gographique tout comme elle se dveloppe dans un cadre
temporel. La civilisation gyptienne, la culture des Pueblos - du point de vue o nous nous pla
ons ici, il n'est pas ncessaire de distinguer les deux termes - se manifestent selon un hic et nunc
qui conditionne toutes les activits humaines.
Il ne s'agit pas d'un dcoupage rigoureux; de nombreux changes sont possibles et
s'accomplissent, la fois dans l'espace et dans le temps; nanmoins, l'intgrit de la culture sub
siste tant que les membres d'une socit ou d'un groupe continuent d'avouer les comportements
qu'ils pratiquent et de les transmettre comme leurs.
2 Mme si les comportements d'une culture sont fort divers, ils rvlent, travers leur varit,
travers leurs disparits, une certaine unit qui se traduit par la faon dont les membres du groupe
rpondent aux situations dans lesquelles ils sont mis, dans lesquelles ils se mettent, ou qu'ils
crent.
Croyances, ides, connaissances, sentiments, activits, oeuvres, institutions prsentent dans les
conduites une certaine rgularit qu'illustrent la fois la coutume, l'habitude, la tradition. Par quoi
il faut entendre, au sens large, non seulement la force conservatrice, mais celle qu'utilisent les
membres du groupe pour aborder l'avenir.
La Mutation des signes

69

Ren Berger

3 Chaque culture se distingue des autres en ce que le choix, les options, les valeurs, les croyan
ces, les connaissances, les faons de rendre compte de la ralit sont diffrents.
Or, mme si les cultures constituent des units distinctes, il est remarquable, comme nous
l'apprend l'ethnologie, qu'elles constituent, chacune dans sa diversit mme, un systme complet.
Chaque culture consiste donc dans un ensemble de comportements transmissibles dont le carac
tre systmatique exprime la cohrence qui lui est propre.
cartant tout point de vue philosophique, on peut dire que cette cohrence se manifeste statisti
quement par le fait que quand un Anglais et un Franais se rencontrent, il est fortement probable
qu'en se saluant, ils disent, l'un How do you do?, l'autre, Bonjour, Monsieur - en se serrant la
main, encore que l'Anglais soit plus rserv sur ce point.
1. Ruth Benedict, Patterns of culture. London, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1968, p. l

La Mutation des signes

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Ren Berger

COMMUNICATION ET CODES pp. 110-111


Les patterns culturels, qui sont les configurations auxquelles la socit se conforme, n'existent
que dans et par la communication. Les signes se constituent en codes par lesquels s'tablit la
communication et s'ajustent les comportements. Le code permet aux usagers de s'assurer qu'ils
ont affaire un message commun, une configuration qui, dans le contexte culturel, propose, ap
pelle ou n'appelle pas telle ou telle raction.
Cela dit, on imagine combien divers et nombreux peuvent tre les codes, les uns fort labors
(codes mathmatique ou diplomatique), d'autres trs frustes (manire de faire la queue l'arrt
de l'autobus ou devant l'entre du cinma) ; les uns peine conscients, les autres requrant un
long apprentissage ; certains appris et repris depuis l'enfance (tiens-toi droit, mange comme il
faut, ne mets pas les coudes sur la table...) ; d'autres rcents, lis un usage particulier comme
le code de la route par exemple.
Certains instituent une communication l'usage du groupe tout entier, ainsi la langue ; d'autres
jouent subtilement sur l'intonation, les mimiques, les gestes, les silences pour tablir des liens oc
cultes ou secrets ainsi se reconnaissent, l'intrieur du groupe, les clans, les classes, les castes,
tous les micro- milieux, de l'lite au gang, et dont tmoignent aussi bien l'affterie des mondains
que l'argot des truands ; sans excepter le charabia des amoureux qui est une faon de coder la
communication l'usage exclusif du couple!
Les codes ont ceci de commun qu'ils sont des artifices culturels, des outillages qui, la faveur de
symboles, permettent de se reconnatre entre co-usagers ils comprennent la fois des signes de
nature fort diverse et des rgles non moins diverses qui en assurent le fonctionnement ils sont des
instruments destins laborer des comportements pour maintenir la cohrence sociale. Le code
le plus familier est sans conteste la langue.
En fixant au moyen de reprsentations articules la fois sur le son et sur le symbole la possibili
t d'changer des significations, elle permet aux membres du groupe d'changer les informations
dont ils ont besoin pour ajuster leurs conduites.
Comme la langue, la culture est la fois un systme rgl d'interactions et un quilibre mobile
entre les pressions antagonistes de la conservation et de l'innovation. La comparaison permet de
surcrot de dgager un phnomne qui leur est commun toutes deux et qu'il est difficile de tou
jours bien apercevoir : tant l'intrieur de la langue que de la culture, l'interaction des lments
prsente un certain jeu.
La force contraignante du code ne peut aller jusqu' la contrainte absolue - auquel cas il perdrait
sa valeur de code - ni davantage aller jusqu' la libert absolue - auquel cas il n'y aurait plus de
rgle.
Le code implique donc lui-mme un certain jeu. L'metteur et le rcepteur sont rgls l'un sur
l'autre, non pas dtermins l'un par l'autre.
Telle est la condition de la communication, linguistique et/ou culturelle : tout y est tenu et mainte
nu par les rgles dont l'usage consacre la pratique aussi bien que l'efficacit.
Culture et langue constituent donc des structures la fois rigoureuses et vulnrables : tant que les
carts sont contenus l'intrieur de certaines limites, la cohrence subsiste et la structure s'adapte
au-del, c'est la menace de rupture, ou la rupture.
C'est pourquoi une culture se dveloppe l'intrieur de situations qui, quelque diverses qu'elles
puissent tre, ont nanmoins suffisamment de similitude pour que les membres du groupe les
tiennent pour leurs et y appliquent leurs patterns par opposition aux situations et aux patterns
d'autres groupes. Une certaine stabilit des usagers est donc requise comme est requise une cer
taine stabilit des conditions tenues pour communes.
Tout cela a l'air d'aller de soi, mais ce sont les vidences que notre poque met en question. Sin
gulirement par ce phnomne nouveau qu'est le Voyage.

La Mutation des signes

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Ren Berger

EXPLORATIONS. VOYAGES DE MASSE pp. 111-117


Si l'on en croit les anthropologues, c'est d'abord en nomades que se prsentent nos anctres.
Nomades, remarquons-le pourtant au passage, n'a de sens que par opposition sdentaires,
ce qui montre bien que nos faons de juger dites spontanes ou naturelles privilgient en fait
l'attitude lie au domicile fixe, l'habitation, la maison.
C'est partir du groupe tabli que se sont constitues notre organisation sociale, nos institutions
c'est de la sdentarisation que procdent nos concepts, en grande partie notre pense. Du moins
pendant des millnaires...
Sans prolonger ces considrations, on peut dire que les voyages ont t pendant longtemps relati
vement peu nombreux (mises part les expditions guerrires) et qu'ils ont t surtout le fait de
gens intrpides, explorateurs plutt que voyageurs, aventuriers, marchands, missionnaires tout
la fois, tels Messires Nicolo et Maffeo Polo, citoyens de Venise, respectivement pre et oncle de
Marco Polo.
Or, comme le remarque Jean-Paul Roux, les rcits laisss par les voyageurs sont relativement
pauvres, l'ordre narratif y est mdiocre, l'enqute toujours brve ; en revanche, le rel et le mer
veilleux s'y mlangent sans cesse : tous regardent et ddaignent les mmes choses...
L'univers est rest, pour eux, ce qu'il tait : irrmdiablement divis en deux. En de de la fron
tire, eux et leurs proches, leurs semblables au-del, tous les autres...
Le voyageur emporte avec lui sa structure de chrtien mdival. C'est elle qu'il ramne toutes
choses : En 670, note encore Jean-Paul Roux, l'vque franc Arculf voyait Jrusalem un pilier
qui ne projetait pas d'ombre : il et pu en dduire qu'il tait midi. Point du tout. Il y trouva la con
firmation de ce qu'il savait : une preuve que la ville sainte tait au centre de la terre.2
L'Histoire naturelle de Pline, livre clbre s'il en fut, montre qu'il en est ainsi depuis longtemps,
sinon toujours.
Qu'il s'agisse d'astronomie, des dimensions de notre monde, de gographie, note Lenoble, 3 la
culture romaine avait russi tablir un systme de connaissances si bien ferm sur lui- mme
que les hommes l'ont pris pour tel pendant des sicles sans mme s'aviser que l'observation pou
vait dmentir nombre des faits allgus, sans mme s'aviser que l'observation pouvait avoir un
sens...
Ainsi la valeur qualitative des astres, la croyance en la finalit totale de la nature, la mallabilit
de la perception, qui permet au naturel et au prodigieux de se confondre, comme au scientifique
et l'absurde de se mler, l'action et la rflexion oprant par contact, par similitude des formes,
par explications affectives, etc., le choc motif remplaant la cause - tout un contenu empirique
et mythique, tout un systme de relations programm firent autorit pendant prs d'un millnaire
et demi.
Ce que vrifie l'affirmation de Foucault Dans une culture, et un moment donn, il n'y a jamais
qu'une pistm qui dfinit les conditions de possibilit de tout savoir.4
Jusqu' une poque rcente, le voyageur, mme celui qui s'installait l'tranger, tel le colon,
transportait avec lui son quipement culturel dont il ne doutait pas qu'il ft conforme l'ordre
mme des choses. C'est cette situation que le voyage de masse jette un dfi dont on mesure
d'autant moins l'importance que c'est peine si on l'aperoit...
Rien de plus trange pourtant que certains prospectus de compagnies ariennes Voyages, prin
cipaux buts....
Et suit, non pas la carte du monde, comme on pourrait s'y attendre, mais, dans l'ordre alphabti
que, la liste des principales destinations : Amsterdam, Athnes, Berlin, Bruxelles, Le Caire, Co
penhague, Francfort, Genve, Hambourg, Istanbul, Jrusalem, Kyoto, Leningrad, Lisbonne, Lon
dres, Madrid, Montral, Moscou, New York, Paris, Prague, Rio de Janeiro, Rome, Stockholm,
Varsovie, Vienne, Washington.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Systme de classement plus facile manipuler. Les noms les plus vocateurs, ceux que notre
mmoire lie aux grandes dcouvertes ou nos premires lectures d'enfant, sont retranchs de
leur aura.
S'y substitue une liste de lieux quiprobables, justiciables, comme les abonns du tlphone, d'un
regard sans rve. Les indications de prix sont si discrtes qu'il faut faire un effort pour les distin
guer.
Toute ide de peine, de difficult, toute ide d'obstacle disparat Choix vari de voyages en
avion forfait..., propose le prospectus la manire d'un menu la carte.
A chacun de dcider, selon son got, sa dlectation, son humeur Choix qui vous facilitera
l'tablissement de votre programme pour vos prochaines vacances sans que le budget soit dpas
s. Le facteur conomique lui-mme s'enveloppe de sollicitude : ...et que vous modifiez au
gr de vos propres dsirs, de la date....
Le voyage ne cote pas l'argent devient plutt une pice qui permet d'assaisonner ses vacan
ces ...ce moyen de dplacement extrmement rapide vous permet, non pas d'aller plus vite,
mais de prolonger la dure...
Au prix d'une astuce, qui en est peine une, la vitesse russit le tour de force, non seulement
d'annuler les distances, mais de les convertir en loisirs supplmentaires. La mutation dfie le bon
sens.
Ainsi le forfait tout compris d'une semaine, voire de quinze jours, avec htel, pension complte
et sport, revient moins cher que le seul billet d'avion aller et retour.
L'anomalie, qui fait la fortune des clubs et des charters, met en dfaut notre ide traditionnelle du
voyage selon laquelle le cot est fonction du temps, de la distance, des services.
Voici qui n'est pas moins surprenant les oeuvres d'art les plus prcieuses, celles que muses et
collectionneurs gardaient jalousement, se mettent, elles aussi, voyager.
Depuis que les progrs techniques, le systme des assurances et surtout l'avion ont rendu possi
bles les transports des conditions supportables, on voit tableaux et sculptures franchir allgre
ment frontires et ocans.
Mieux escorte qu'un chef d'tat, la Joconde quitte le Louvre et se rend aux tats-Unis o les
Amricains dfilent en foule pour rendre hommage celle qui est devenue l'une de leurs
vedettes.
Le jeune prince rescap du schisme d'Amarna et dont les prtres avaient dissimul le sarcophage
dans une tombe qui avait djou les pillards pendant des millnaires, le voici qui, dans toute sa
gloire de Toutnkhamon, reoit au Petit Palais Paris plus d'un million de visiteurs...
Que penser enfin de ces fresques toscanes, conues et ralises pour faire corps avec le mur, et
qui s'envolent de capitale en capitale? Amsterdam est sous la neige, mais on y trouve la pein
ture monumentale du midi mditerranen... dans les salles habituellement rserves aux tableaux
des coles trangres, est dploye avec got et clart une tonnante manifestation d'art ancien :
les peintures murales ou, comme on dit gnriquement, les fresques de Toscane.
Leur venue New York a caus l'automne dernier une sorte de stupeur admirative tous les
aficionados et mme beaucoup d'autres.
C'est ici la mme raction. Il s'agit d'une sorte de tour de force, car enfin les murs dcors ne se
sont encore jamais dplacs en masse d'un continent l'autre.5
A la structure sdentaire, qui tait depuis le Nolithique au principe de toutes les cultures, quelles
que soient par ailleurs leurs diffrences, et qui s'accommodait aussi bien de migrations que de
dplacements, condition que sol maintenu et respect le lieu culturel, le lieu commun, fait pro
gressivement place une structure mobile dans laquelle le mouvement des metteurs-rcepteurs
n'est plus tenu pour un vnement rare ni provisoire, impliquant le retour au point de dpart, mais
de plus en plus pour un phnomne familier.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Mme si subsistent domiciles et lieux d'ancrage, nous entreprenons tous partir d'eux des dpla
cements priodiques, parfois quotidiens, dont les rayons d'action augmentent de l'autobus la voi
ture, de la voiture au train, du train l'avion et qui constituent des orbes excentriques toujours plus
vastes.
2. Jean-Paul Roux, Les Explorateurs au Moyen ge. Paris. Ed. du Seuil, 1961, coll. Le temps
qui court, N 25, p. 144, 146, 147. Onze sicles plus tard, c'est encore au nom du christianisme
que l'on est invit dcouvrir I'Egypte :
Les dcouvertes modernes relatives l'gypte ne peuvent tre vues avec indiffrence par les
chrtiens car, indpendamment de l'intrt naturel excit par tout ce qui concerne une nation dont
la vie politique a t lie pendant prs de deux mille ans celle du peuple lu de Dieu, il est per
mis de supposer que cette contre servira puissamment la cause de l'vangile. Un esprit
d'examen, un dsir ardent d'obtenir la preuve de toutes choses, dominent, en effet, notre poque.
Or, le nouveau champ ouvert en gypte nos investigations est d'une importance extrme,
puisqu'on y a dj trouv un tmoignage clatant rendu la vrit de plusieurs rcits des Saintes
critures l'exactitude des autres sera, sans doute, confirme de la mme manire, et la philoso
phie du sicle deviendra ainsi l'instrument employ par Dieu pour combattre l'incrdulit.
Sans nom d'auteur, Les Antiquits gyptiennes. Traduit librement de l'anglais. Toulouse 1867. p.
27.
3. Robert Lenoble, Histoire de l'ide de Nature. Paris, Albin Michel, 1969. coll. L'volution de
l'humanit, p. 166. 167, 189, 193.
4. Michel Foucault, Les mots et les choses. Paris, Gallimard, 1966, p.179
5. Andr Chastel, Le Monde, 13 fvrier 1969

Marco Polo (1254-1324)


La Mutation des signes

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Ren Berger

DU PITON A L'AUTOMOBILISTE pp. 117-118


Comment le phnomne automobile affronte-t-il la structure de la ville Comment la ville rpond
elle au dfi de l'automobile ? Nos cits europennes ont t construites, c'est banal de l'observer,
en fonction d'une vie sociale qui tient compte essentiellement d'habitants lis un domicile fixe et
d'une circulation faite de pitons, tout au plus de cavaliers ou de voitures tires par des chevaux.
Places, rues et ruelles sont la disposition des usagers dont le vhicule est le plus souvent leur
propre corps.
Hors les cas exceptionnels de ftes ou de plerinages, les dambulations se font sans difficult.
Regards et gestes rglent spontanment la circulation en cas d'embarras, il suffit d'user de la voix.
A ct du dispositif des rues, qui sert surtout la communication sociale, la maison articule, au
moyen des couloirs et des chambres, la communication familiale ou, quand elle s'agrandit la di
mension d'un btiment officiel, la communication de la cit. C'est autour de l'glise, du palais, de
l'htel de ville, des demeures que s'ordonnent les changes. Est-ce par hasard que nous
classons aujourd'hui les villes comme on classe les monuments historiques?
C'est que l'automobile a jet un dfi aux diles. Dans l'impossibilit de modifier maiSons et rues
qui relvent des structures d'antan (sauf faire des travaux toujours longs et coteux), ils ont ta
bli des sens uniques, limit la vitesse, multipli les feux, rglement le stationnement, ouvert des
parkings (toujours insuffisants), flch la chausse bref, ils ont contraint l'automobile.
Le trac d'une autoroute s'impose avec plus de force qu'un dcret imprial ou divin l'automobile a
raison des oppositions elle vient bout des obstacles elle brise les rsistances. La campagne la
plus retire, la nature la plus sauvage s'inclinent devant la pelle mcanique et les bulldozers.
Aux grands constructeurs de jadis succdent ceux qu'on pourrait appeler les grands circula
teurs.*
L'habitat cesse de se replier sur la ville devenu mobile, il dplie ses rseaux pour rpondre aux
exigences de la vitesse.**
L'automobile change notre environnement. Nos structures intrieures, notre langage sont leur
tour affects. L'habitant-piton, citadin ou campagnard, communique en respectant les us et cou
tumes, le vocabulaire, les phrases, les expressions de sa langue.
Mais ds le moment o il quitte son lieu de rsidence pour se mettre au volant, la communication
se transforme. Tout comme les structures de la ville ont d s'adapter l'automobile, les structures
linguistiques se modifient.
La signalisation routire homognise les messages limits aux seuls besoins fonctionnels inter
diction de stationner, voie unique, priorit droite, passage de pitons, etc., qui se rduisent aux
situations rptitives. C'en est fait de la diversit des vocabulaires, des syntaxes, de la particulari
t des accents les signes de la langue se muent en signaux, formes susceptibles d'une lecture, et
d'une seule.
La circulation automobile est l'origine de schmes visuels identiques (ou presque) pour tous.***
Le principe de sdentarisation sur lequel ont t fonds pendant si longtemps nos modes de pen
ser et de sentir est supplant par le principe de circulation. On comprend que l'ensemble de la
connaissance soit branl. branl sans retour.
Qu'adviendrait-il l'automobiliste qui, roulant 100 km l'heure, prtendrait remplacer les si
gnaux par des inscriptions dans sa langue sous prtexte que c'est elle qu'il a apprise?...
* Voir Yona Friedman, L'Architecture mobile vers une cit conue par ses habitants, Paris,
Casterman/Poche, 1970. Coll. Mutations-Orientations N 5, dans lequel l'urbanisme mobile est
dfini par l'auteur comme une technique permettant aux groupes d'habitants de changer leur voi
sinage, le plan masse de leur quartier, ses dimensions, etc., ceci chaque fois qu'ils le dcident et
sans effort conomique notable. p. 9
La Mutation des signes

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Ren Berger

** Il faudrait tudier le phnomne accident (rien qu'en France, 227'900 accidents ont fait
332'863 victimes en 1969: 14'640 tus et 318'223 blesss) ; il faudrait encore tudier la pollution
*** Il serait intressant d'tudier comment certains signaux conservent, en dpit de leur formali
sation, certains traits qui varient de pays pays; ainsi le panneau indiquant le passage pour
pitons; ainsi les plaques minralogiques qui prsentent des diffrences nationales dans la fa
on dont les chiffres et les lettres sont dessins (trait plus ou moins large), dans le rapport des in
tervalles ou dans le rapport figure/fond : chiffres clairs sur fond noir ou inversement

La Mutation des signes

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Ren Berger

VERS UNE AMBIANCE ETHNOLOGIQUE pp. 118-120


Les relations que nous ont laisses les voyageurs de l'Antiquit et du Moyen ge, avons-nous vu,
s'enferment gnralement dans un ethnocentrisme qui empche de voir l'autre comme tel. Aussi
n'est-il pas tonnant que ce qui dconcerte se transforme spontanment en merveilles. Monstres
et mythes traversent les sicles jusqu' nos jours. Il reste qu' ct de la lecture populaire dont
l'enchantement est la fin, note Jean Poirier, 6 se dgage souvent une curiosit qui met l'accent sur
l'observation. A travers les rcits fantaisistes se dcouvrent des traits prcis.
L'auteur n'hsite pas parler d'une pr-ethnologie qui conduit aux sciences humaines. Alexan
dre de Humboldt (1769-1859) est l'un des premiers s'aviser clairement de la ncessit du d
conditionnement mental qu'exige toute approche d'une civilisation diffrente.7
C'est Jean-Jacques Rousseau que Lvi-Strauss attribue, quant lui, le mrite d'avoir crit le
premier trait d'ethnologie gnrale et d'avoir distingu avec une clart et une concision ad
mirables, l'objet propre de l'ethnologue, de celui du moraliste et de l'historien : Quand on veut
tudier les hommes, il faut regarder prs de soi mais pour tudier l'homme, il faut apprendre
porter sa vue au loin il faut d'abord observer les diffrences pour dcouvrir les proprits.8
Mais chez la plupart des ethnologues clbres, tels Frazer, Mauss, Lvy-Bruhl et mme
Durkheim, la rflexion s'exerce encore sur des matriaux runis par d'autres. Rares sont ceux qui
quittent leur pays ou mme se dplacent ils se contentent de voyager par procuration bord de
leur bibliothque dans le silence de leur cabinet.
Il a pratiquement fallu attendre le milieu de notre sicle pour que s'labore un appareil mthodo
logique qui fasse de la recherche sur le terrain la condition sine qua non. On aurait nanmoins tort
de croire qu'il s'agit seulement d'une volution thorique.
Si le voyage est l'instrument de travail de l'ethnologue, encore fallait-il attendre que les conditions
permettent de forger cet instrument, c'est--dire que le voyage devienne possible des frais sup
portables. De nos jours, l'ethnologue qui resterait dans son cabinet ferait figure d'attard.
Aprs le bateau, l'avion lui permet de multiplier missions et points de comparaison. Changement
fondamental qui a transform l'ethnologie et dont les effets nous concernent tous.
Pendant trs longtemps - tant que les expditions taient difficiles et coteuses - les voyageurs qui
laissaient des rcits, chroniques et tmoignages, les composaient l'intention de leurs compatrio
tes et dans leur langue (Hrodote s'adresse en grec aux Grecs ; Christophe Colomb en espagnol
au roi d'Espagne ; Bougainville en franais aux Franais) ou appartenant la mme ethnie, en
tout cas au mme groupe culturel. De surcrot, les relations de voyages sont faites, par la force
des choses, ou plutt des techniques, l'intention de lecteurs sdentaires et qui le restent. Aucune
chance, sinon pour un ou deux, de se rendre jamais sur les lieux. La relation devait donc s'inscrire
dans des formes reues et selon des modalits tablies.
Il en rsultait cet ethnocentrisme qu'on retrouve dans la plupart des rcits et qui tient autant la
condition des voyageurs que, faut-il souligner, aux ncessits de la communication. Genre litt
raire, le rcit de voyage l'a longtemps t, non seulement parce qu'il appartenait effectivement
une forme de la littrature, mais parce que l'information qu'il vhiculait tait conditionne par la
technique mme de la transmission et de la rception, donc aussi d'un certain milieu.
Depuis la fin de la dernire guerre, l'essor prodigieux du voyage de masse mtamorphose la si
tuation. En quelques dcennies, la communication cesse de se limiter des rcepteurs stationnai
res sur lesquels doivent se rgler les metteurs qui se dplacent. Pour la premire fois elle fait
circuler metteurs et rcepteurs dans un mouvement sans cesse plus vaste, plus actif, plus rapide.
On comprend que l'ethnologie, dote du vritable instrument de travail qui lui manquait, se soit
constitue avec une telle vigueur aujourd'hui on comprend galement l'intrt qu'elle suscite jus
que dans le grand public. En dpit des confusions qui se produisent entre l'exigence scientifique et
la curiosit pour l'exotisme, quelque chose se passe.

La Mutation des signes

77

Ren Berger

Non seulement les ouvrages se multiplient, mais la radio et surtout la tlvision suscitent partout
cette ethnologie sauvage (on me pardonnera d'tre doublement sacrilge) qu'est le tourisme.
Quelle que soit par ailleurs la distance entre l'ethnologue soucieux d'affiner ses rflexions par une
mthode toujours plus scientifique et, d'autre part, le dplacement des masses vers tous les points
de la plante, il reste que le mouvement va dans le mme sens.
L'autre est de plus en plus tenu pour un semblable, non plus sur le plan de la charit chrtienne,
mais sur celui de la ralit anthropologique. Le voyage de masse est devenu un facteur de civili
sation nouvelle : il ne s'agit videmment pas de confondre ethnologues et vacanciers; il n'est
pourtant pas draisonnable d'affirmer que nous commenons respirer dans une ambiance eth
nologique.
Chaque poque se caractrise par des attitudes qui sont dans l'air et que constituent l'esprit du
temps.
Chez de nombreux diteurs paraissent des collections de livres de voyages destins - c'est la
nouveaut - non plus des lecteurs sdentaires, mais conus et raliss en vue du voyageur vir
tuel que tout lecteur (tout destinataire, tout usager) est devenu de nos jours.
Les guides s'adressent au touriste qui est dsormais n'importe qui disposant d'un minimum de loi
sirs et d'argent. C'est son intention que sont groups les renseignements qui ont trait la fois au
dplacement, au logement, aux lieux qu'on traverse, aux monuments qu'on visite, etc.
Chaque diteur a sa formule, mais tous rpondent aux questions, aux besoins et aux dsirs du
voyageur en puissance que nous sommes.
Leur conomie et, pourrait-on dire, leur stratgie, obissent cet impratif.
C'est la preuve que la culture ne peut plus se rduire au domaine traditionnel elle doit tenir comp
te des phnomnes de masse, mme s'il est troublant que trois toiles dsignent aussi bien un
restaurant de qualit qu'un monument qu'il ne faut pas manquer de visiter...
6. Ethnologie gnrale, sous la direction de Jean Poirier. Paris, Gallimard nrf, 1968, coll. Ency
clopdie de la Pliade
7. idem, P' 29
8. Claude Lvi-Strauss. Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences ces de l'homme. Boudry,
Ed. de la Baconire, 1962, in Catherine Backs-Clment, Lvi-Strauss, Paris, Ed. Seghers, 1970,
coll. Philosophes de tous les temps, p. 70

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

La Mutation des signes

78

Ren Berger

PERCEPTIONS DE CHOC A PARTIR D'UN SCNARIO BANAL pp. 120-125


Retenons quelques squences tires du film touristique que constitue aujourd'hui pour tant de
voyageurs la visite des pyramides:
A peine l'autocar s'loigne-t-il du Caire que chacun se met l'afft c'est qui les apercevra le
premier :
- L-bas...
- Oui, je les vois...
- Mais non, au-dessus des palmiers, gauche...
Et trente paires d'yeux de se diriger hypnotiquement vers la masse qui tressaute avec les cahots
du vhicule
- Elles sont immenses...
- On dirait des crassiers...
- Des collines abruptes...
Les acclamations fusent, accompagnes de gestes et de mimiques.
- Jamais je n'aurais cru
...Les touristes dbarquent au pied du plateau o les assaillent chameliers, loueurs d'nes, de che
vaux et de charrettes. Le vent souffle c'est peine si l'on s'entend. Les Arabes hurlent plus fort
que le vent deux, trois, ils s'emparent des touristes pour les hisser de force sur une monture.
En dsordre, la caravane du pittoresque s'branle... pour parcourir quelque cinq cents mtres
peine. Il faut encore s'arracher aux photographes. Voici enfin la pyramide de Chops.
A travers les rafales de sable tournoient des vols pais d'oiseaux qui, le temps d'une accalmie,
s'abattent au sol : journaux, papiers d'emballage, archives drisoires de tous les touristes!
Puis c'est, l'intrieur de la pyramide, la lente ascension, les voyageurs grimpant la rampe l'un
derrire l'autre, tte baisse, poitrine oppresse (pris de claustrophobie, certains s'effarouchent),
l'il glissant sur les parois lisses. .Vient enfin la chambre mortuaire on peut se tenir de nouveau
debout. Avec la respiration qui reprend, c'est la stupeur unanime Prodigieux..., extraordinaire...,
formidable..., inou..., entend-on tandis que les regards se croisent comme pour se rassurer.
Combien banales ces notations tires d'un scnario mille fois rpt, mais c'est dans leur banalit
mme - on ne s'en est pas encore assez avis - que se produit la nouvelle prise de conscience.
Grce au voyage nous voici pour la premire fois mis en contact de quelque chose dont on n'avait
jusque-l entendu parler que par ou-dire, par l'cole ou par le livre. A la manire de l'ethnologue
qui lche sa bibliothque pour le terrain (mme si l'image est un peu force), le touriste
comprend, avec tout son corps, avec tous ses sens braqus.
Les pyramides se dcouvrent lui un moment dtermin il les voit tel jour, telle heure de la
journe, par ce grand vent qui lui a fait prendre des papiers gras pour des oiseaux du dsert ; dans
le moment unique et irremplaable de sa perception (il tait mal chauss le sable lui entrait dans
les yeux il s'tait emport contre le photographe...). Exprience immdiate, souvent fruste, et dont
la pression motionnelle s'est dcharge par des mots aussi insignifiants que inou, prodigieux,
formidable, dont on finirait par rougir mais on ne leur demande ni de signifier, ni de dsigner ils
sont l'accompagnement sonore d'une exprience dbordante.
On n'a gure l'habitude de considrer ces tats prcaires et troubles dont la connaissance se d
tourne. Il est pourtant utile de les interroger sommairement. L'exprience directe est toujours
complexe, dsordonne. S'y lient ple-mle sensations, impressions, sentiments, lments affec
tifs, quoi s'ajoutent le souvenir des lectures qu'on a faites, les hypothses dont on a entendu par
ler, les renseignements qui nous ont t donns : tats de conscience, ides qui tantt
s'accrochent la mmoire, tantt s'en dcrochent pour composer cet amalgame de penses, de
sensations, d'impressions qui embarrasse, opprime, mais simultanment enchante et ravit.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Car c'est dans l'amalgame de l'exprience que s'labore le sentiment de la dcouverte. Quelque
chose, mlange de notions, de souvenirs, d'images, voit le jour et prend forme la faveur du
contact. Il ne s'agit pas d'extraire un objet de connaissance; il s'agit d'abord et avant tout de vi
vre une connaissance en acte. L est le point dcisif. Le voyage ne se borne pas transmettre
des messages il nous fait prendre part leur mergence mme.
Dans le Dictionnaire de la civilisation gyptienne, 9 l'article intitul Pyramides, d ES. Ed
wards, Conservateur au British Museum, rappelle, entre autres, que l'origine du nom grec reste
obscure, pyramis dsignant une sorte de gteau de bl. L'origine du tombeau pyramidal re
monte, selon toute probabilit, au tas de sable rectangulaire qui recouvrait la spulture - une sim
ple fosse - chez les habitants de l'gypte prdynastique.
Aprs en avoir dcrit les principes et la destination funraire, l'auteur en retrace l'volution pour
s'attacher plus en dtail la grande pyramide de Chops : Ce monument clbre couvrait plus
de quatre hectares et s'levait environ 147 m, dont les neuf derniers manquent aujourd'hui. Ses
quatre faces inclines 51 52', sont orientes presque exactement vers les quatre points cardi
naux.
Sa masse intrieure en pierre locale tait entirement recouverte de calcaire de la plus belle qua
lit, provenant des carrires de Tourah malheureusement il reste aujourd'hui trs peu de chose de
ce revtement.
L'unique entre se trouve sur la face nord, environ 16,50 m au-dessus du niveau du sol.
L'examen de la structure semble prouver que le plan intrieur fut modifi deux reprises en
cours de construction.
L'intention premire tait de creuser une chambre funraire souterraine grande profondeur ce
projet tait presque ralis quand il fut abandonn au profit d'une deuxime chambre amnage
dans le corps de la pyramide...
Poursuivant son tude, le savant prcise L'ensemble architectural qui entourait la Grande Pyra
mide doit avoir t presque aussi saisissant que le monument.
Juste l'est, et face au milieu de la pyramide, se trouvait un temple funraire reli par une longue
chausse...
Cinq bateaux de bois occupaient des fosses creuses mme le roc au pied de la pyramide...
Article qui nous donne des renseignements minemment utiles, mais dont on constate, quand on
est soi-mme au pied des pyramides, qu'ils mettent d'abord l'accent sur ce qui tait, et qui n'est
plus.
En dpit de son utilit, le texte nous apparat quelque peu en porte faux par rapport notre ex
prience (et rciproquement), tout comme tes schmas et les photographies qui l'illustrent sem
blent plus appartenir la ralit typographique de l'ouvrage, au gris des caractres et des clichs,
la mise en page, qu' la ralit des pyramides que nous avons sous les yeux.
A la rflexion, on se rend compte que le Dictionnaire ne se confond nullement avec la connais
sance l'information qu'il fournit s'labore partir d'un code dont le voyage nous met, pour la pre
mire fois peut-tre, en mesure de pressentir le caractre relatif.
La connaissance en direct des pyramides est d'un autre ordre que la connaissance indirecte par le
livre ou la reproduction.
Il ne s'agit pas de conclure qu'au code livresque se substitue l'exprience immdiate et ineffable...
La perception elle-mme est code.
Mais ce qu'on ne peut mettre en doute, c'est le fait que le voyage, la manire du doute mthodi
que de Descartes, nous fait rviser certitudes et autorits tablies.
9. Georges Posener, Dictionnaire de la civilisation gyptienne. Paris. Fernand Hazan, 1959

La Mutation des signes

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Ren Berger

DES PYRAMIDES AU PARTHNON pp. 125-126


Si je lis que le Parthnon est un temple dorique, priptre, amphiprostyle... je sais que chacun
de ces concepts correspond une dfinition prcise : dorique dsigne le premier des trois ordres
de l'architecture grecque et, partant, situe le Parthnon dans l'espace et dans le temps : en Grce,
au Ve sicle avant J.-C. de mme qu'il le caractrise par opposition aux deux autres ordres que
sont le ionique et le corinthien; priptre dsigne le temple dont le portique extrieur continu en
toure un sekos avec pronaos et opisthodome in antis; amphiprostyle est un terme qui s'applique
aux temples dont les deux faades prsentent un portique avec un rang de colonnes dgages...
Le souci majeur de l'historien est d'amnager la connaissance au moyen de concepts.
C'est grce eux que les ensembles dont il s'occupe se constituent en objets dtermins qu'il peut
classer en catgories et situer l'intrieur de ces ensembles d'ensembles que sont l'espace et le
temps.
Son but et ses mthodes sont parfaitement lgitimes, condition de se rendre compte qu'une telle
dmarche obit, prcisment, des conditions...
Et donc que sa connaissance est une certaine forme de connaissance.
En recourant en priorit au concept, il limine ce qu'il y a de particulier dans l'exprience pour en
tirer un lment aussi distinct, gnral et stable que possible. Il tablit de la sorte une communi
cation qui s'adresse des usagers dont l'attente est elle-mme accorde de telles conditions.
La connaissance historique se fonde sur un rglage trs strict des metteurs et des rcepteurs.
Rien, dans cette communication, qui traduise ce que nous prouvons lorsque nous sommes en
prsence du Parthnon rien qui rappelle la clbre prire de Renan sur l'Acropole :
O noblesse! beaut simple et vraie desse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le
temple est une leon ternelle de conscience et de sincrit, j'arrive tard au seuil de tes
mystres... ; rien du mystre sensible qui a si profondment touch Albert Thibaudet: Voici,
sous la lumire oblique, que la verdure frache se veloute.
Dans le soleil de nagure teinte, crase, maintenant elle se libre et s'panouit, et les champs
d'orge, comme si l'approche de la rose les dilatait, comme si sur la fluidit de l'heure seuls ils re
montaient, deviennent pais et riches et pareils des mousses presses...
Le Parthnon devient sous l'ombre qui le touche une Intelligence dans l'acte de s'ouvrir, de se pu
rifier et qui se prparerait calmement peser par le calcul, contenir comme ses ides, incor
porer dans sa paix la poudre filante d'toiles, du ciel bientt dverse.
L'expression lyrique n'est pas une connaissance moindre elle est d'un autre ordre. Sans aller plus
avant dans l'analyse, on peut conclure que la connaissance est un systme qui implique une struc
ture, un fonctionnement, des rgles qui n'puisent jamais toutes les formes de la communication.
Tout systme comporte des prsupposs qui s'aperoivent d'autant moins que la situation reste
stable, mais qui se dgagent au fur et mesure qu'elle change.

Parthnon

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Ren Berger

LE SCHMA EXPLICATIF pp. 126-130


Saisissons le phnomne sur le vif. Les Guides Bleus passent parmi les meilleurs ouvrages du
genre. Ils fournissent des renseignements abondants et prcis. Celui consacr l'gypte rpond
en tous points ces conditions.
Considrons plus attentivement les Aperus qu'on trouve en tte de l'ouvrage aperu gographi
que et conomique, aperu historique, aperu religieux, aperu artistique, etc. A propos de
l'gypte ancienne nous lisons entre autres ceci : Les arts asiatiques, ds la plus haute antiquit,
ont cherch rendre ce qu'ils voyaient. L'art grec, leur hritier, est all bien plus avant dans cette
voie et les peintures de vases donnent des essais de raccourci et de perspective rudimentaires.
Les Romains n'eurent qu' continuer et c'est en Italie au XVIe sicle que furent nonces, par
Paolo Uccello, les rgles de la perspective qui rgissent encore le dessin. Les gyptiens, ds
qu'ils ont voulu faire des reprsentations figures, ont abord le problme d'une toute autre
faon.
Ils ont toujours ddaign la reprsentation perspective directe, qui est la plus facile et se prsente
l'esprit la premire, pour aborder une reprsentation descriptive et gomtrique des objets tels
qu'ils sont et non tels qu'on les voit.
La recherche tait ardue ; on a souvent parl de dessin enfantin propos du dessin gyptien ; il
serait plus vrai de dire que tous les deux cherchent tre logiques et que le dessin gyptien y
russit presque toujours.
En reprenant ces quelques lignes, on s'aperoit - les mots que j'ai souligns le mettent en vi
dence - que la conception de l'auteur est sous-tendue par un schme qui revient en gros ceci :
des arts asiatiques notre poque se manifeste une volution continue dont l'expression occiden
tale est le modle, la perspective, le sommet ; cette volution nous conduit naturellement de
l'Asie aux Grecs, des Grecs aux Romains, des Romains l'art italien dont la Renaissance est te
nue pour le point culminant, etc.
Quant aux gyptiens, qui ddaignent la perspective (comme s'ils s'taient mls d'apprcier un
mode de reprsentation qui n'existait quasiment pas Q, ils expriment les objets tels qu'ils sont et
non tels qu'on les voit (comme si l'on pouvait jamais savoir ce qu'ils sont!).
L'auteur est visiblement mal l'aise : d'une part prvaut pour lui l'excellence de l'art qui rend les
choses telles qu'on les voit; de l'autre, il s'efforce de montrer que l'ide dont s'inspirent les gyp
tiens pourrait avoir aussi sa valeur...
On objectera sans doute qu'il s'agit, non pas d'un ouvrage historique ou d'rudition, mais d'un sim
ple guide touristique. Le phnomne n'en est que plus frappant : le Guide s'interdit toute interpr
tation personnelle et vise reproduire l'opinion qui a cours dans les ouvrages classiques.
A peine si l'on se rend compte du paradoxe : conu et ralis en vue du voyageur qui se rend en
gypte et qui s'y dplace d'tape en tape, le guide s'en tient dans son introduction aux schmes
explicatifs de l'histoire de l'art traditionnelle !
Tout se passe comme si la partie savante qui correspond aux diffrents aperus liminaires res
tait tributaire d'un systme explicatif que le voyage lui-mme remet chaque pas en question.
Nous voil tlguids notre insu.
C'est un lieu commun de lire, aussi bien sous la plume d'minents spcialistes, que les piliers et
les parois des tombes gyptiennes taient dcors de reliefs et de fresques .
Or, pour qui s'est rendu en gypte et qui est descendu dans les tombes gyptiennes, il est vident
que le terme, non seulement est impropre, mais qu'il a quelque chose de fallacieux et d'insidieux
tout la fois. Pour nous, lecteurs occidentaux du XXe sicle, dcorer s'associe une concep
tion qui distingue d'une part l'essentiel, le durable constituant le lieu, l'difice, l'objet - maison ou
meuble - d'autre part l'accessoire, le transitoire qu'on lui ajoute et qui vise enjoliver, embellir.

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Ren Berger

Conception qui relve typiquement de la socit bourgeoise, de ses murs, de ses productions.
Conception sans rapport aucun avec la situation de l'gypte ancienne dont la peinture est intime
ment et organiquement lie aux croyances religieuses et de surcrot voue l'obscurit. tran
gre toute ide d'embellissement, elle assure la survie du dfunt. C'est ce dont on prend con
science en visitant les ncropoles thbaines.
Qui pense encore une dcoration devant l'admirable scne dans laquelle on voit dans sa bar
que de papyrus Nakht debout en train d'abattre des oiseaux l'aide d'un boomerang ? Le senti
ment qui nous saisit ne se confond nullement avec une motion facile ni avec le got du pittores
que.
Il fournit quelque chose de la signification profonde qui, mme si elle est difficile dmler, ne
se rduit ni l'explication historique, ni l'explication fonctionnelle, ni aucune sorte
d'explication scientifique. Et l'on comprend qu'une certaine connaissance traditionnelle entre
tienne la confusion.*
La mise au point de Henri Van Lier propos des objets dogons met en lumire la difficult dont
je parle et laquelle notre appareil conceptuel achoppe si souvent 10 ...c'est pourquoi, ds que
l'exigence technique se fait moins imprative, des zones importantes de l'objet ne concernent plus
son usage apparent, et s'ouvrent la dcoration non pas une dcoration adventice, simple orne
ment ou nimbe d'une fonction principale, mais une vraie fonction seconde, ou tierce, contempo
raine de la premire, aussi digne ou plus digne.
La frise des eaux fcondatrices, le crocodile porteur des anctres magisters de l'agriculture, les
faiseurs de pluie bras levs n'gaient ni n'ennoblissent la porte dogon; ils la situent activement
parmi les rsonances cosmiques dont son recel de bl tire sa vertu.
Il s'agit donc moins de fonctions diverses que d'une mme fonction profonde, plusieurs niveaux,
comme la matire et le geste constructeur qui l'ont veille. Un rythme identique circule du
monde l'artisan et de l'artisan l'usager.
Loin d'tre l'extension de la connaissance tablie, le voyage provoque des perturbations, des d
rglages, des rvisions dont la fcondit, mme si elle n'apparat pas toujours, ne saurait tre
mise en doute.**
Le phnomne est d'autant plus important observer que si tout systme se compose de sch
mes, eux-mmes composs de jugements, il est remarquable que schmes, jugements et sys
tme sont gnralement sous-tendus, presque toujours notre insu et l'insu de leurs auteurs, par
une idologie et/ou une axiologie, plus largement encore par ce qu'on pourrait appeler une
attitude de valeur (comme on dit jugement de valeur); par quoi j'entends que se manifestent,
hors du systme et de la rigueur de son fonctionnement, des choix, des options, des prfrences
qui, subtilement mls, semblent ne pas faire problme alors qu'ils orientent imprieusement la
dmarche.
...Le Nouvel Empire est l'poque o le relief peint atteignit la beaut suprme et devint, sans
doute, la fleur la plus exquise du gnie artistique gyptien, qui tait, au dbut de cette priode, en
possession d'une technique parfaite***
De cette prcellence, l'auteur donne entre autres, les raisons suivantes D'abord une conception
et une traduction plus parfaites et plus pousses de la beaut plastique humaine. A l'allongement
du canon dj signal, qui donne plus d'lgance aux silhouettes, viendra se joindre la recherche
de la plus belle forme anatomique : des muscles plus harmonieux et en mme temps plus nourris
et plus pleins, dont le libre jeu ressort davantage malgr la finesse du model; l'allure gnrale
des gestes et des attitudes en devient par consquent plus souple et plus dgage. Quant la fi
gure, jamais la beaut, jamais l'expression n'en furent la fois aussi dlicates, aussi ravissantes.
Mais c'est surtout l'admiration de la beaut fminine que marque cette priode, avec la grce
souveraine de ces silhouettes nerveuses, races, la ligne la fois sinueuse et pure. La noblesse
et la grandeur des poques prcdentes n'ont pas disparu, loin de l.
La Mutation des signes

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Ren Berger

A ces deux qualits se sont jointes la sduction et le charme qui manquaient jusqu'ici, ou qui
n'avaient apparu qu'exceptionnellement.
Il ne faut pas oublier l'intervention d'un nouvel lment : le luxe et la richesse des costumes, qui,
pour autant, se gardent bien de tomber dans le dfaut de la surcharge asiatique et de l'excs de
somptuosit qui auraient nui la perfection de l'ensemble.
Substantifs, adverbes, adjectifs, tours de phrase, tout, jusqu' l'intonation qui perce travers ces
lignes, atteste la conviction de l'auteur que le Nouvel Empire apporte quelque chose dont les p
riodes prcdentes taient prives et qui constitue prcisment la fleur la plus exquise du gnie
artistique gyptien.
Mme si le terme de progrs ne figure pas expressment, le phnomne qu'il dsigne n'est pas
moins sensible : l'approche de la perfection se mesure la fidlit progressive de l'art, l'image
de la vie relle assaisonne de dlicatesse et de mesure, de sduction et de charme. Le systme
explicatif se fonde sur la valorisation de la ralit embellie.
Qu'elle drive de l'idalisme grec, qui a fait si longtemps autorit, qu'elle soit partage par de
nombreux historiens et par de non moins nombreux gyptologues, qu'elle ait bnfici et bnfi
cie encore d'une large diffusion due l'enseignement, aux ouvrages classiques et aux manuels de
toutes sortes n'empche pas que, au sens le plus rigoureux du terme, cette valorisation fait pro
blme.
La connaissance que vhicule le livre est une connaissance raffine par la technologie du livre.
L'historien traite une matire brute en vue d'obtenir ce corps pur qu'est le fait historique. Le
raffinement auquel il se livre procde par purations successives.
On ne saurait nanmoins se dissimuler que l'opration, mme si elle prtend atteindre
l'objectivit, n'est jamais seulement technique elle vise certains objectifs et s'inspire de certaines
attitudes qui se rvlent dans la mise en circulation des faits historiques .
En nous mettant en contact direct avec le produit brut, le voyage nous permet de juger des instal
lations qui sont sur place et de leur manire de fonctionner.
10. Henri Van Lier, Objet et esthtique, in Communications, n13, Paris, Seuil, 1959, p. 91
* Jusqu'aux reproductions qui, en cadrant des oeuvres, des fragments, en les ordonnant
l'conomie du livre, en l'illustrant, contribuent l'augmenter
** Voir dans le n 10, 1967, de la Revue Communications consacr aux vacances et au tourisme,
l'tude de Jules Gritti dans laquelle sont dnoncs avec humour les strotypes du tourisme en
particulier ceux que le Guide Bleu dispense au moyen des superlatifs : merveille, chef-d'oeuvre,
clbre, admirable, exceptionnel, superbe, riche, prcieux, typique, etc.
*** Christiane Desmches-Noblecourt, Le Style gyptien, Paris, Librairie Larousse, 1946, coli'
Arts, styles et techniques (p. 141). Il n'est pas besoin de prciser que je ne m'en prends nullement
l'auteur de ces lignes. La faon de juger dont ce texte fait tat se retrouve communment chez
la plupart des historiens de l'art. C'est l'attitude que je mets en question

La Mutation des signes

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BROUILLAGES, DRGLAGES, NOUVEAUX RGLAGES pp. 130-132


Toute la mmoire du monde, s'intitule un court-mtrage d'Alain Resnais consacr la Biblio
thque nationale. Pour souscrire ce titre, il but accepter que l'criture et l'image sont les seuls
moyens de conservation.
Mais aujourd'hui que l'avion enveloppe le globe d'un filet dans lequel circulent en permanence
passagers, messages et objets, la connaissance ne peut plus se confondre avec les raffineries du
savoir qu'ont t - et sont encore - les bibliothques, les rpertoires, les fichiers, les universits,
les coles elle s'labore aussi dans ces changeurs de masses que sont devenus les aroports,
les gares, les autoroutes.
A la diffrence de la voie ferre, fixe au sol, l'aroport est la fois un lieu et une absence de
lieu. Lieu et passage, lieu de passage, il est la fois ici et ailleurs, maintenant et aprs, le temps
changeant lui-mme avec les fuseaux horaires. A la diffrence des btiments qui enferment une
institution - cole, gare, ou garage - il est travers par les vols de la plante tout entire. Partout se
dploient les mmes parois transparentes, partout s'allongent les mmes pistes balises, partout
se font entendre les mmes appels, le mme fond musical...
Du sol au ciel, chaque aroport est dcollage permanent. N'est-ce pas d'un phnomne gnral
qu'il s'agit, combien complexe Dcollant chaque instant de nos certitudes sculaires, nous nous
tonnons de trouver dans nos hublots l'trange collage des maisons survoles qui virent sur
l'aile mtallique. Ainsi quand nous passons d'un mode de communication un autre.
Quelques heures suffisent pour franchir l'Atlantique mais aller en quelques heures de Paris
New York, c'est quitter ses codes familiers pour un systme o tout fonctionne diffremment. La
langue, le passage de la douane, les services d'autobus, les taxis, la monnaie, les htels, le
tlphone... Nos cadres de rfrence sont bousculs, nos ractions en alerte.
A chaque geste, chaque dmarche, chaque parole, c'est le drglage auquel succde un nou
veau rglage, le plus souvent improvis et acclr. Tout ce qui, l'embarquement, tait encore
naturel, devient - dans un premier temps - conventionnel, curieux, insolite. La transition opre
par un tat de brouillage dans lequel s'affrontent nos surprises et nos hsitations, nos tentatives
d'adaptation et nos doutes que traversent des constatations-chocs, des rflexions-chocs, la
sensation physique, par exemple, que la logique n'existe pas, que seuls comptent les comporte
ments efficaces, qui varient fortement selon les lieux.
Dans un second temps, l'adaptation est chose faite : presss par le temps et par l'argent, force
nous est de manier les nouveaux codes. Adaptation de circonstance, qui reste superficielle. Si l'on
est habitu prendre du caf au lait et des croissants son petit djeuner (avec ou sans beurre et
confiture), l'on continuera de s'tonner que ce qui va tellement de soi puisse s'appeler continental
breakfast
Et qu'ailleurs, la structure si homogne de notre petit djeuner se transforme en une suite
d'oprations discrtes, telles que nous les prsentent aux Etats-Unis et au Canada les self-services avec leur suite de comptoirs et de robinets : le repas cesse de s'ordonner celui qui mange ce
sont les usagers qui dfilent devant les machines nourrir.
Brouillage gros de phnomnes subliminaux. Sous toutes les latitudes, des chutes du Niagara la
Terre de Feu, rgnent les quatre syllabes magiques de Coca-Cola. Messages dormants, pour
employer l'pithte que Lucien Fbvre applique au temps, qui s'veillent l'occasion de rencon
tres imprvues (et pourtant prvisibles), et d'o naissent, par contamination, des sens-clairs.
Coca-Cola, Shell, Esso blasonnent ponts, cathdrales, frontires, dserts compris. Messages
alatoires qui, mme s'ils chappent notre conscience, finissent par constituer un milieu extr
mement actif dans lequel se multiplient les illuminations.
Ou, plus modestement, les rencontres. A-t-on suffisamment remarqu que tous les journaux,
mme les plus srieux, utilisent au moins deux sortes de communication, l'une rserve la ma
tire rdactionnelle, qui comprend en gros les nouvelles et les articles (d'actualit ou de fond),
l'autre rserve la publicit ?
La Mutation des signes

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Ren Berger

Or, tandis que la rdaction s'efforce d'assurer la premire une crdibilit et une fiabilit confor
mes la dignit de la presse, le journal dgage pratiquement sa responsabilit de la seconde.
Il est vrai que les lecteurs distinguent d'emble entre les deux modes de communication, encore
qu'il puisse paratre curieux, la rflexion, que l'ditorial, le fait divers et l'annonce se trouvent
conjoints dans le mme organe, imprims de la mme manire, vhiculs par le mme support.
A l'instar des voyages de masse, l'dition de masse brouille les codes en oprant - c'est le point
important - de nouveaux rglages, de nouvelles catalyses qui, soudain, transforment nos manires
de voir, de penser et d'agir. Au vrai, c'est moins les notions qui changent que nous- mmes. Mais
il est rare que nous nous en avisions, brouillage et dbrouillage allant gnralement de pair.

VOIR AVEC D'AUTRES YEUX pp. 132-134


Le mot primitif est entr dans l'usage courant lorsque la thorie anthropologique tait domine
par le point de vue volutionniste, qui consistait assimiler les peuples vivant en dehors du cou
rant culturel euro-amricain aux premiers habitants de la terre.
Ces premiers habitants, ou hommes primordiaux - les premiers tres humains - peuvent juste ti
tre tre considrs comme primitifs au sens tymologique du mot. C'est tout autre chose de
dsigner les peuples actuels par le mme terme. En d'autres termes, il n'y a aucune raison de re
garder aucun des groupes encore vivants comme nos anctres contemporains.11
Si l'on objecte que ce changement est affaire d'ethnologues, qu'on prte l'oreille Ralph Ellison,
l'auteur noir de l'Homme invisible : Je suis un homme qu'on ne voit pas. Non, rien de commun
avec ces fantmes qui hantaient Edgar Poe ; rien voir non plus avec les ectoplasmes de vos
productions hollywoodiennes. Je suis un homme rel, de chair et d'os, de fibres et de liquides - on
pourrait dire que je possde un esprit. Je suis invisible, comprenez-moi bien, simplement parce
que les gens refusent de me voir.12
Et quand on demande Ellison : qu'est-ce qu'un Noir, il rpond : Sur le plan social, c'est difficile
dire. Sur le plan culturel, c'est un homme dont la psychologie a t faonne par la place des
Noirs dans la socit. La couleur n'est pas affaire de race, mais de culture. La place assigne
au Noir, son existence mme, sa physionomie sont dtermines par la culture blanche, par un en
semble de croyances, de sentiments, d'ides, surtout par des codes qui rglent ce qu'il y a voir,
comment il faut voir et agir.
Que le voyage qui modifie les conditions de la communication soit devenu un facteur culturel,
c'est l'vidence, condition de se rendre compte qu'il ne fournit pas seulement les moyens
d'tendre la culture tablie, mais qu'avec lui change la couleur des tres et des choses. Les con
tacts, autrefois rares, difficiles, coteux, presque toujours orients, souvent tendancieux, se multi
plient dans une libert qui n'exclut pas la confusion. Les codes perdent de leur exclusivisme, les
cultures de leur intransigeance.
Longtemps tenu pour une perturbation, le brouillage devient, sans jouer sur les mots, un
brouillon ou un bouillon de culture. De nouvelles structures s'amorcent, de nouvelles rgula
tions se font jour. Les situations rserves aux membres d'un groupe deviennent par la technique
communes l'ensemble des usagers. Du moins certaines. Les strotypes nationaux et provin
ciaux disparaissent, mme si d'aucuns rsistent ou s'exacerbent.
Les voyages nous font sentir la relativit des codes et des cultures et nous ouvrent une situation
de transculture. N'est-il pas significatif quand on roule l'tranger avec un chauffeur dont on ne
connat pas la langue qu'aucun propos ne puisse tre chang, pas une parole, et que pourtant la
route, les signaux, la vitesse se lisent par l'un et par l'autre de faon identique?
Rien de plus banal premire vue que ces touristes uniformment quips d'appareils photogra
phiques qu'ils portent sur le ventre, en bandoulire, parfois doubls d'une camra.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Rien de plus innocent que ce passe-temps, ce hobby, cette manie, sur lesquels veillent avec
autant de sollicitude que d'intrt les Kodak, les Yashica, les Zeiss Ikon, gnies tutlaires du tou
risme de masse.
La photographie nous sert - notre cour et la publicit s'accordent sur ce point - fixer l'image des
tres chers, le souvenir des lieux qui nous ont touchs a, l'image des objets qui nous intres
sent.
Au premier chef interviennent les fonctions sentimentales et documentaires. Mais il en est
d'autres. Tout phnomne nouveau provoque sur le voyageur une espce de tension, un stress qui
dclenche des processus rgulateurs. Ainsi la langue qui, par la dnomination, circonscrit le ph
nomne et, en lui donnant un nom, l'intgre la communication.
La rapidit des dplacements et la multitude des lieux parcourus (ou survols), sont aujourd'hui
telles que la plasticit de la langue est mise en dfaut. Aussi bien l'appareil photographique
devient-il pour le tourisme l'instrument qui lui permet de comprendre (de prendre avec),
d'exprimer (de dire ses sentiments), de communiquer (de mettre en commun).
Ce n'est pas que les mots disparaissent tout fait ils changent de fonction en devenant l'occasion
d'exclamations collectives inou, formidable, sublime (c'est un mode d'chauffement propice
la cohsion du groupe) ou de commentaires explicatifs c'est derrire La Ciotat... ; gauche, le
guide du Safari..., ils composent avec les mouvements, les gesticulations, les mimiques, les in
tonations, une sorte de rituel qui remplace la lecture par une activit collective.
Loin d'tre un simple passe-temps, la photographie est une opration sociale qui se rvle
d'autant plus ncessaire et efficace que tous les voyageurs s'y adonnent peu ou prou.
Son intervention rgulatrice est d'autant plus imprieusement ressentie que les voyages sont plus
nombreux, plus rapides et que le besoin d'une langue de voyage, comme on parle d'une langue
vhiculaire, compte plus d'usagers.
11. Melville J. Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris, Petite Bibliothque
Payot, N 106, 1967, p. 62
12. Ralph Ellison, L'Homme invisible. Paris, Grasset, 1969

VOYAGER A PLUSIEURS NIVEAUX pp. 134


A un premier niveau, matriel et technique, le voyage consiste dans le dplacement d'une per
sonne ou d'un groupe, par des moyens aussi divers que la marche, le cheval, l'automobile, le train
ou l'avion.
A un second niveau, le voyage cre une nouvelle dimension.
Aller ailleurs, c'est quitter les lieux familiers, la logique naturelle, le gocentrisme et
l'ethnocentrisme, opration double : d'une part, nous mettons en doute le caractre absolu de nos
certitudes de l'autre, nous nous ouvrons la validit et la lgitimit d'autres systmes qui, pour
tre fondamentalement diffrents, adoptent une cohrence interne au fur et mesure que nous
les pratiquons.
Est-il possible de parler encore d'une dimension initiatique du voyage?
Sans prjuger de la rponse, sans mme formuler l'espoir qu'il s'en dgagera un jour une orienta
tion valable pour l'humanit entire, on aurait tort de mconnatre que, dans ses rudiments, dans
ses aspects les plus matriels, le voyage devient une initiation l'avenir.

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE V
DU SALON A L'ENTREPRISE D'INFORMATION
pp. 135-136
Jadis confines dans les muses ou chez leurs propritaires, les uvres d'art se sont mises
voyager* (mme les fresques de Toscane). Le dveloppement des moyens de transport, en
particulier de l'automobile et de l'avion, entrane pour la premire fois les foules cosmopolites au
Louvre, aux Offices, au Mauritshuis, mais aussi bien au Metropolitan de New York, aux muses
du Caire ou de Mexico...
Dsormais, les chefs-d'uvre sont notre porte, qu'ils viennent au-devant de nous ou que nous
allions au-devant d'eux. La photographie aidant, chacun a le moyen de constituer son muse ima
ginaire personnel, de l'enrichir, de le perfectionner au moyen de diapositives en couleur, couples
ou non avec le magntophone.**
A ct de la conservation du pass, les muses se sont dcouvert une nouvelle vocation : organi
sant priodiquement des expositions d'uvres anciennes ou modernes, ils multiplient les rencon
tres avec un public qui les ignorait. Des circuits d'exposition nationaux et internationaux se consti
tuent.
Certaines institutions se font une spcialit de l'exportation. La circulation des uvres d'art est de
venue un phnomne sans prcdent qu'acti- vent encore les biennales et autres confrontations
priodiques. Partout se manifeste l'art en train de se faire qui, la diffrence de l'art consacr,
prend figure de questions.
Dans ce processus, les mass media jouent un rle sans cesse accru : la grande presse entretient
rgulirement ses lecteurs, non seulement des expositions, mais aussi des propos, des confiden
ces que l'artiste rservait autrefois ses familiers ou son journal intime, et dont la radio fait en
tendre la voix, le timbre, jusqu'aux hsitations du dbit.
Le cinma n'est pas en reste les films sur l'art se comptent par milliers. Mais c'est sans doute la
tlvision que se joue la partie dcisive. Que la camra dcide d'aller au muse, d'ouvrir la porte
d'une galerie, de franchir le seuil d'un atelier, d'interroger l'artiste, de le montrer en gros plan, rien
ne lui rsiste. Et la couleur, qui en est ses dbuts, transforme l'attachement du spectateur en
fascination.
Jadis domaine rserv, l'expression artistique est aujourd'hui matire information de masse les
uvres nous atteignent notre foyer sans mme que nous ayons parfois ide ou envie de les
voir: le programme enchane...
Bref, en quelques dcennies, l'art, apanage d'une lite , et auquel accdait difficilement un pu
blic mal prpar, mal pourvu, mal orient (sans compter celui qui l'ignorait tout fait), en quel
ques dcennies, l'art est devenu affaire de tous.
C'est ici qu'il faut prendre garde au pige. Rien n'est plus tentant, une suite de phnomnes dce
ls - en l'occurrence ceux qui correspondent la mutation des moyens de prsentation, de repro
duction et de diffusion des expressions plastiques - que de les tenir pour des faits d'o l'on tire,
par une pente dont la facilit devrait justement nous alerter, des effets.
Cder la tentation, c'est oublier que le processus n'est jamais linaire que pour l'esprit qui
l'tablit. En ralit, les changements qu'on observe aboutissent une situation nouvelle sur la
quelle achoppe la rflexion qui s'en tient au schma traditionnel de la cause et de l'effet. Il est
abusif de dire, il est faux de croire que l'art, apanage d'une lite... est devenu affaire de tous.
C'est l'ensemble du phnomne artistique qui se mtamorphose : les uvres, les produits, le pu
blic, les publics, les significations, les structures sociales. Quand on pense aux dcennies qu'a
dur le combat des impressionnistes et au temps qu'il a fallu - prs d'un sicle - pour que
l'impressionnisme soit vraiment reu par le grand public, on ne peut que s'tonner de la rapidit
avec laquelle nos contemporains passent de l'op' art au pop' art, de l'art psychdlique l'art con
ceptuel, de l'environnement au happening...
La Mutation des signes

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Ren Berger

Acclration de l'histoire? Mais l'histoire est un concept elle n'acclre ni ne ralentit. C'est donc
que l'vnement se constitue aujourd'hui dans des conditions entirement nouvelles.
L'information quitte le cercle limit des connaisseurs et des privilgis elle clate dans tous les
sens pour se propager dans un champ de masse compos de circuits nouveaux et divers. Ne
s'adressant plus un destinataire dtermin, elle touche mille rcepteurs accidentels ; elle provo
que des formations plus ou moins stables qui, tantt se cristallisent en public, tantt restent, si
l'on peut dire, l'tat gazeux. L'homognisation n'est plus affaire d'lite d'autres processus se
font jour.
L'information de masse devient une production, elle participe l'vnement peut-tre est-elle en
passe de le crer...
* Les premires expositions priodiques eurent lieu en France la premire fut organise en 1667,
par l'Acadmie royale de peinture et de scultum, l'instigation de CUben' Au XVIIIe s,, elles se
tinrent dans le Grand Salon Carr du Louvre, d'o le nom de Salons qui leur fut donn. Avaient
seuls le droit d'y exposer les acadmiciens, les professeurs, les professeurs adjoints et autres affi
lis l'Acadmie royale de peinture et de sculpture, Sous l'Empire, les Salons se dvelopprent
considrablement, avant de pricliter avec ce qu'on a appel plus tard An officiel , Le fameux
Salon des Refuss eut lieu en 1863 c'est en 1881 que disparut leur caractre officiel la suite
d'une dcision de Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts
** Le magntoscope est dj en service; les tlcassettes se prparent
Note
Le 15 mai 1863, Manet et 1874, une trentaine d'artistes peintres exposent eux-mmes leurs u
vres dans l'atelier de leur ami, le photographe Flix Tournachon, plus connu sous le pseudonyme
Nadar, au 35, boulevard des Capucines.
Nombre de ces artistes d'avant-garde avaient t rejets par le jury du Salon qui s'tait ouvert au
palais de l'Industrie de Paris onze ans plus tt, le 1er mai 1863.
Devant l'motion qu'avait suscite cette affaire, l'empereur Napolon III dcide alors d'accueillir
ces artistes dans un Salon des Refuss ct du Salon officiel!
L'une des toiles exposes cette occasion est intitule Le Bain. Elle est aujourd'hui appele le
Djeuner sur l'herbe. C'est elle qui est l'origine du scandale.
Son auteur, douard Manet, devient dans les annes 1860 le chef de file de l'avant-garde pictu
rale. Il retrouve ses amis Edgar Degas, Camille Pissaro ou encore l'crivain naturaliste mile
Zola au caf Guerbois.

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Ren Berger

LES CIRCUITS pp. 136-140


Prenons le cas de la galerie qui prsente une exposition . Peu de temps avant le vernissage, le
marchand fait envoyer une srie d'invitations aux adresses choisies que composent les collection
neurs, les clients, les critiques, les artistes, les conservateurs de muses, les notables*, etc., et
dont la liste dpasse souvent plusieurs milliers.
Le jour du vernissage, les invits, de quelques dizaines, quelques centaines, se pressent, man
gent des petits fours et boivent du whisky (si le carton porte le mot magique de cocktail !).
Dans le tohu-bohu, les rires, les exclamations, se forme le circuit d'information qu'on pourrait ap
peler sur le tas : bouche oreille, on-dit, rumeurs, propos, flicitations, rosseries...
Dans ce circuit, la parole joue un grand rle, davantage encore les formes de communication non
verbale que sont les gestes, les mimiques, les intonations, les sympathies, les animosits, etc. En
dpit du bruit et du caractre improvis du vernissage, il faut se garder de croire au dsordre des
rgles subtiles sont l'uvre, en particulier celles qu'tudie Edward T. Hall dans La dimension
cache sous le nom d'informel.1
A ct du circuit mondain fonctionne le circuit de la presse : les journalistes font des comptes
rendus, publient des notes pour pallier la lenteur de l'criture, ils recourent la photographie, dite
d'actualit : portrait de l'artiste pris le jour du vernissage ou la veille dans son atelier. Appartien
nent au circuit de la presse, mais sur le plan publicitaire, les annonces payes par la galerie, les
articles rdactionnels, les communiqus.
Selon les circonstances, la presse grand tirage se manifeste son tour au moyen de reportages,
d'interviews, d'articles abondamment illustrs en noir et en couleur, dont le matriel est gnrale
ment revendu d'autres informateurs (journaux provinciaux ou trangers) par le truchement
d'agences de presse.
Le circuit radiophonique opre diffrents moments et sur diffrents plans : interviews en direct
ou diffres, colloques, dbats, tables rondes, forums.
A la diffrence du circuit mondain dont les usagers sont par dfinition en contact les uns avec les
autres, la radio a pour destinataires ceux qui par dfinition ne sont pas l.
Elle ne se borne pas largir le cercle des invits des vernissages elle suscite une autre forme de
communication.
Elle peut, par exemple, faire appel des personnalits - critiques, collectionneurs, conservateurs
- qui, sans elle, ne se seraient jamais runis.
Le circuit de la tlvision est galement l'uvre, soit que la camra opre en direct (s'il s'agit
d'un vnement d'importance - on se souvient de l'mission consacre une clbre vente aux
enchres de Sotheby, la premire avoir t transmise en direct par satellite), soit que les mis
sions se prparent en studio (interviews, discussions).
Mais la tlvision a encore de nombreuses autres ressources flashes d'actualits, visites
d'ateliers, reportages... De surcrot, elle est la seule combiner l'image et le son avec le mouve
ment et la couleur.
Le circuit du cinma partage ce privilge : service des actualits, du journal ; courts mtrages ou
longs mtrages, tel le Picasso de Clouzot, mais le systme de diffusion en change les modalits.
Le circuit de l'dition, distinct du circuit de la presse, produit les imprims, qui vont du catalogue
de l'exposition aux chapitres de l'histoire de l'art, en passant par la monographie, la notice du dic
tionnaire.
Encore faut-il rappeler qu'il est lui- mme en pleine mutation ; l'dition traditionnelle se double de
l'dition de masse qui change la nature des ouvrages, leur tirage, les rseaux de distribution : li
vres en format de poche, albums hebdomadaires Chefs-d'uvre de l'art, Les Muses, etc.
Enfin, le circuit marchand un tableau est aussi une marchandise dont la cote et les enchres
montrent les usages mouvants et souvent contradictoires.2
La Mutation des signes

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Ren Berger

Artistes, collectionneurs, critiques, conservateurs, y participent. Les nations ne font pas exception
foires et expositions internationales tendent de plus en plus mettre cte cte, au nom de la cul
ture, produits industriels et produits artistiques.
Jusqu' une poque relativement rcente, l'information appartenait aux circuits traditionnels dont
les vhicules taient la parole et l'criture et qui fonctionnaient surtout l'usage et pour le bn
fice de milieux limits.
Les nouveaux circuits bouleversent cette structure leur technologie a pour effet paradoxal de pro
duire de nouveaux vnements diffuss toujours plus vite, un nombre plus grand d'usagers,
qui n'en ont d'ailleurs souvent pas usage.
Sous la simplicit du concept se cache une ralit complexe : l'information prend de plus en plus
les traits d'une vritable entreprise.
* A quelques variantes prs, c'est aussi celui du muse. Si j'en reste dans le texte l'exemple de
la galerie, c'est simplement pour concrtiser les observations
1. Edward T. Hall, La dimension cache. Trad. Paris, Seuil, 1971.
2. Cf. Raymonde Moulin, Le march de la peinture en France. Paris, Ed. de Minuit. 1967. Coll.
Le Sens commun, qui tudie longuement cet aspect du problme

A trois reprises, en 1963, 1966 et 1970, le Muse cantonal des Beaux-Arts de Lau
sanne accueille dans ses salles des galeries du monde entier. Celles-ci ont comme
dnominateur commun un esprit d'ouverture et de dcouverte ; d'o le terme "Salon
international de galeries-pilotes" formul en 1963 par Ren Berger, l'poque
directeur-conservateur de l'institution vaudoise et initiateur des galeries-pilotes

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CANAUX. COT. BALAYAGE. IMPACT. VITESSE pp. 140-142


Les canaux mis en uvre par les circuits sont eux-mmes complexes.
La presse recourt par dfinition l'criture imprime et se transmet par une perception visuelle
au second degr, celle du symbolisme linguistique, alors que la photographie recourt la percep
tion de l'image reproduite, mais non symbolise.
La radio fait intervenir le son, mais, la diffrence de la conversation, il s'agit de sons enregistrs
et reproduits artificiellement, tout comme l'image tlvise ou le cinma.
Mme si ces constatations restent schmatiques, elles permettent de comprendre que le contact
du destinataire avec le message diffre considrablement selon qu'on a affaire un canal naturel
(voix, prsence physique de l'interlocuteur, gestes, mimiques), un canal artificiel (cinma, ra
dio, tlvision, presse) et selon que le canal est simple ou complexe, comportant une sensation
dominante, visuelle ou auditive, ou les deux simultanment selon encore qu'il s'agit d'un canal ar
tificiel symbolique, tel celui de la langue et de l'criture, ou d'un canal artificiel mcanique, tels
ceux de la radio ou de la tlvision.
La nouvelle technologie de transmission des messages est en train de modifier profondment no
tre psychologie.
Les structures sociales sont galement affectes. L'mission, la diffusion et la rception des
messages sont aussi affaire d'conomie.
Toute information reprsente un cot. Si la conversation est relativement bon march, le mes
sage imprim, sous forme de journal ou de livre, exige des investissements considrables.
En comparaison de la radio, la tlvision est beaucoup plus coteuse : il suffit la rigueur d'un
magntophone et d'un reporter pour faire une mission radiophonique; la moindre mission tl
vise exige le dplacement d'un car et d'une quipe de tournage.
Mme si ces vues sont rapides, elles permettent de se rendre compte que le cot de l'information
conditionne la fois le choix et la diffusion des messages.*
La surface de balayage (si je puis risquer ce terme) varie galement dans de larges proportions :
la diffrence de l'information locale qui balaie dans un rayon limit, la grande presse tend
considrablement son rayon d'action, mais, sans en faire une loi, on observe que plus la surface
de balayage est large, plus elle tend la dispersion.
Ce qui n'est peut-tre dj plus le cas de la tlvision : l'implantation accrue des postes augmente
la densit de la surface de balayage. L'vnement artistique destin aux happy few entre
aujourd'hui en contact avec les masses.**
La vitesse de l'information est un facteur non moins nouveau. La radio et la tlvision peuvent
mettre en direct et diffuser instantanment alors que le journal exige un minimum d'heures pour
l'impression et la distribution.
La chronique, quant elle, n'apparat gure qu'au bout de quelques jours quant l'essai, il
s'adresse des priodiques (revues mensuelles, bimensuelles ou trimestrielles) qui tendent la
transmission sur plusieurs semaines.
La vitesse des mass media change non seulement la nature des messages mis mais la nature de
l'attente de ceux qui les reoivent.
En diminuant la distance entre l'vnement et sa diffusion, ils qualifient le prsent.
L'actualisation devient un mode d'existence l'instar de la conceptualisation.
La mise en symboles exige par celle-ci correspond aux conditions d'une communication qui,
la lettre, prend du temps.
Il ne s'agit pas de conclure que l'actualisation est infrieure ou suprieure la conceptualisation.
Mfions-nous des gnralisations normatives.

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Ren Berger

C'est d'abord des changements qu'il faut prendre conscience.


En voici un : l'impact du message. La transmission symbolique de la langue sous la forme de la
parole ou de l'criture ncessite des oprations de codage et de dcodage. labore au dpart,
l'information chemine jusqu'au destinataire qui lui restitue sa forme originale bref, elle s'accomplit
selon une suite d'oprations rgles qui ont pour effet de rendre le parcours prvisible.
Aujourd'hui - le terme d'impact est significatif - tout se passe comme si l'information de masse,
surgissant de partout, toute heure, et par rafales, entrait en collision avec nous, provoquant des
chocs inattendus, souvent dconcertants, parfois mme traumatisants.
L'impact fait voler en clats le cheminement rgl que nous pratiquons sous le nom de lecture les
messages des mass media nous atteignent comme des projectiles.
Il faudrait encore parler du phnomne de l'imprgnation. L'intensit et la dure des messages
varient avec les media.

Thorie de linformation et du codage, Louis Wehenkel, Universit de Lige, Institut Montefiore

L'information traditionnelle, fonde en particulier sur l'enseignement, fait l'objet d'un apprentis
sage, c'est--dire d'oprations rgles et rptes dont l'emmagasinage est vrifi priodiquement
par des examens. La mmorisation est lie la conceptualisation dont l'cole fournit le modle.
De nos jours, l'actualisation des mass media est en train de crer une phmrisation dont on au
rait tort de croire, d'aprs le nom, qu'elle est purement ngative.

La Mutation des signes

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Ren Berger

C'est elle qui favorise, au cours des voyages rapides, par exemple, des analogies souvent incon
sistantes, mais dont certaines se rvlent, dans le contexte nouveau de l'information de masse,
d'une fcondit insouponne.
Franchissant tous les obstacles, mettant au dfi les frontires les plus subtiles, celles des langues
et des classes, les mass media permettent pour la premire fois, du moins dans une telle mesure,
d'prouver les moyens de communication et de constater que la transmission verbale est une
technologie parmi d'autres...
Pour la premire fois aussi se vrifie l'axiome paradoxal de McLuhan, the medium is the
message, dont Carpenter donne une version plus nuance : Pour chaque communication le ca
nal code la ralit diffremment et influence, de ce fait, un degr tonnant, le contenu du mes
sage communiqu.
Un medium n'est pas seulement l'enveloppe qui transporte la lettre ; il est lui-mme une partie
importante du message.3
* La thorie de l'information est formule dans l'ouvrage de Claude E. Shannon and Warren
Weaver. The mathematical Theory of Communication' Urbana, the University of Illinois Press,
1949. L'aspect sociologique est expos par Aranguren, Sociologie de l'Information. Paris, Ha
chette, 1967, coll. L'univers des connaissances. L'aspect esthtique par Abraham Moles, Thorie
de l'information et Perception esthtique. Paris, Flammarion, 1958
** Je laisse provisoirement de ct l'objection selon laquelle il s'agit d'une pseudo-culture. Le fait
qu'on ne peut nier, c'est qu'une information est ne, qui n'avait pas d'quivalent auparavant, et qu'il
convient d'tudier avant de juger
3. Edmund Carpenter and Marshall McLuhan, Explorations in Communication. Boston, Beacon
Press, 1968, p. 176

Claude E. Shannon (1916-2001)


inventeur de la thorie mathmatique de la communication, ou thorie de linformation,
aujourd'hui en application dans tous les rseaux et systmes de communication.
http://www-groups.dcs.st-and.ac.uk/~history/Mathematicians/Shannon.html
http://cm.bell-labs.com/cm/ms/what/shannonday/work.html
http://wiki.crao.net/index.php/Th%e9orieInformation
La Mutation des signes

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Ren Berger

UN NOUVEAU MOYEN DE COMMUNICATION DE MASSE:


L'EXPOSITION pp. 142-148
Prs d'un million de visiteurs l'exposition Picasso (Paris, 1967), plus d'un million l'exposition
Toutnkhamon (Paris, 1969), quelque soixante millions annuellement pour l'ensemble des mu
ses amricains,4 tout rcemment, soixante-quatre millions de visiteurs en six mois l'Exposition
universelle d'Osaka, l'exposition est devenue de nos jours un mass medium, l'instar de la presse,
de la radio, de la tlvision.
Mme si on ne la tient pas encore pour telle et que peu d'tudes lui soient consacres sur ce plan,
on dcouvre qu'elle est une forme de communication qui, loin d'illustrer la connaissance tablie illusion dans laquelle nous tombons presque toujours produit une image de la ralit qui lui est
propre et qu'il lui appartient, elle seule, de produire. C'est ce qu'il convient maintenant
d'examiner.
LES AVATARS DE NAPOLON
L'anne 1969 a t l'occasion pour la France de commmorer le bicentenaire de la naissance de
Napolon par de trs nombreuses manifestations, dont, entre autres, trois expositions parallles et
complmentaires. De prime abord, on s'attendrait que de telles expositions illustrent ce qu'on sait
de l'histoire de Napolon et qui constitue le savoir acquis par la science dite historique.
Or, il n'est pas indiffrent que les trois expositions aient t annonces sous les titres suivants : au
Grand-Palais : Napolon; aux Archives nationales : Tel qu'en lui-mme; la Bibliothque natio
nale : La lgende napolonienne...
Pour ne pas tendre dmesurment l'enqute, examinons le communiqu de presse diffus par le
Ministre des Affaires culturelles en date du 6 juin 1969; Napolon Grand- Palais, 20 juin - 2 d
cembre 1969, et dans lequel on lit en guise de prambule Parmi les expositions prvues pour c
lbrer le deuxime centenaire de la naissance de Napolon, celle du Grand-Palais doit voquer
avant tout la prodigieuse destine de Bonaparte, son uvre de chef d'tat par des docu- ments
majeurs et officiels. Les vnements, l'entourage ne seront reprsents qu'en fonction du Gn
ral, du Consul ou de l'Empereur, que l'on s'efforcera de montrer l'arme, au gouvernement, la
cour ou dans l'exil. L'homme priv, son caractre, sa lgende, sa famille feront l'objet d'autres
expositions, Paris et Ajaccio.
Qu'on relise attentivement ces lignes les organisateurs y affirment d'emble un parti dlibr
(celle du Grand Palais doit voquer avant tout... l'on s'efforcera de montrer...) et des choix
bien dtermins (au Grand-Palais la prodigieuse destine de Bonaparte ... Les vnements,
l'entourage ne seront reprsents qu'en fonction du Gnral, du Consul ou de l'Empereur).
La ralit napolonienne fait donc l'objet de la part des organisateurs d'un dcoupage qui en
trane la fois une localisation et une prsentation diffrentes pour chacune des trois expositions.
Mon propos n'est nullement d'incriminer ce parti; il consiste mettre au jour, en suivant le com
muniqu la ligne, le fait que l'exposition, en tant que technologie d'information, labore son con
tenu, et donc que l'objectivit de l'historien est peut-tre autant lie aux faits qu' la technique
dont on se sert pour les tablir et pour les communiquer.
Ds la Rotonde d'entre, une ambiance qui fut familire l'Empereur, sera voque par un pa
pier peint montrant la victoire d'Austerlitz qui servira de fond des soldats et officiers dans leurs
uniformes authentiques, prsents avec un canon, des faisceaux d'armes, l'un des drapeaux de la
Grande Arme. Aprs ce prologue, l'histoire commencera, appuye sur d'irrfutables documents,
de plus en plus nombreux et imposants.
Ainsi les organisateurs amnagent l'information en fonction du lieu par lequel passent tous les vi
siteurs et la conoivent comme un prologue destin crer une ambiance partir d'une vo
cation (le papier peint montrant la victoire d'Austerlitz, la gloire militaire devant tre rendue sen
sible aux visiteurs par le moyen d'objets la fois authentiques et symboliques : uniformes, ca
nons, faisceaux d'armes, un drapeau).
La Mutation des signes

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Qu'on songe ce que serait un tel prologue aux mains d'un cinaste, d'un Abel Gance par exem
ple Disposant de l'image en mouvement, de l'tendue et de figurants volont, le metteur en
scne n'aurait que faire de ces quelques objets runis dans la Rotonde d'entre, fussent-ils sug
gestifs et authentiques...
Qu'on songe encore ce que deviendrait un tel prologue sous la plume d'un historien I Condition
nel inutile ; les histoires de Napolon pullulent, qui, toutes, laudatives ou critiques, recourent la
chane des concepts attachs la pense crite. Les diffrents modes de communication ne
communiquent pas entre eux.
Le cinaste n'a que faire de l'objet authentique, qui embarrasse aussi bien l'historien, alors que
pour l'exposition l'objet assume, dans ses trois dimensions, dans son immobilit, dans son tat
matriel, dans sa dgradation mme, un rle d'metteur sur lequel se branchent les visiteurs.
Qu'on en juge : les diffrents aspects , ou avatars , serait-on tent de dire, proposent les
irrfutables documents suivants Enfance et Jeunesse - Le Gnral - Le simple suite chronolo
gique. Le communiqu met en lumire le souci de gradation d'une telle mise en scne : les docu
ments seront de plus en plus nombreux et imposants.
Voyons plus en dtail la troisime tape, ou le troisime avatar Le Gnral : avec les disposi
tions stratgiques qui permirent la reprise de Toulon et firent connatre Bonaparte. Le comman
dement de l'arme de l'intrieur, le mariage avec Josphine, dont la modeste corbeille ne laisse
pas prsager les fastes venir, ouvrent la voie de l'Italie.
Les premiers portraits, dont la fameuse esquisse de Gros, les premiers sabres historiques, quel
ques vues de batailles contemporaines, les traits signs avec l'Autriche, la Papaut tmoigneront
de l'ascension rapide de Bonaparte, heureux de siger parmi les savants de l'institut. On le suivra
en gypte, vainqueur enferm dans sa conqute, s'adaptant au pays, avec le parasol qu'il s'tait
fait faire, soucieux d'exploration mthodique.
Relisons la dernire ligne. Sous la plume d'un historien, elle provoquerait le sourire le vainqueur
enferm dans sa conqute s'accommode mal du parasol qu'il s'tait fait faire soucieux
d'exploration mthodique !...
La cocasserie provient de ce que les deux membres de la phrase n'appartiennent pas au mme
systme d'intelligibilit.
Du point de vue de la communication, faut-il ajouter : car il est galement vrai que Bonaparte a
fait la conqute de l'gypte et s'est fait faire un parasol.
Mais l'historien ne place pas les deux faits sur le mme plan, ni ne les value de la mme ma
nire il choisira d'ignorer le parasol pour se consacrer au souci d'exploration mthodique de
Bonaparte.
Analyse qui est remplace au Grand-Palais par un objet d'quipement que l'exposition est seule
pouvoir offrir et qu'elle tient pour une pice matresse.
C'est ainsi encore que la section Le Consul propose : des affiches voqueront le coup d'tat de
Brumaire, comme la toile de David, le passage des Alpes l'habit et le sabre de Marengo, la rela
tion de la bataille, contrasteront avec l'habit du Consul, son glaive, son portrait officiel par Gros.
Les objets qu'on expose entrent mal dans une suite logique; tout au plus se prtent-ils au rappro
chement et au contraste : l'vocation du coup d'tat par les affiches et par la toile de David
l'opposition entre l'habit et le sabre de Marengo et l'habit du Consul, son glaive. En revanche, la
disposition des objets, leur prsentation des niveaux et dans des clairages diffrents, les mati
res, les formes, les couleurs qu'ils proposent l'il, indirectement au toucher, crent une partici
pation physique.
A la diffrence de l'vocation littraire, qui fait appel l'imagination et la reprsentation men
tale, la diffrence de l'analyse historique, qui relve du raisonnement, l'exposition introduit une
communication de type sensoriel.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Celle-ci n'exclut nullement la participation mythique ; elle la concrtise au contraire, ainsi qu'en
tmoigne la section consacre l'Empereur : des reliques du Sacre seront prsentes au public
qui aura accs la gloire impriale, travers les portraits d'lngres, de Girodet, de David, le grand
collier de la Lgion d'Honneur, le Code Napolon.
L'accs la gloire impriale - car c'est de cela qu'il s'agit l'ultime tape - se fait la fois au
moyen de portraits (et d'objets-reliques prsents la manire d'un autel qu'on peut, sinon tou
cher, du moins voir intensment et longuement). La nature de la participation change avec les
modes de communication. A chacun d'eux correspondent des parties diffrentes de notre tre.
Les reliques du Sacre exercent une fascination qu'aucune autre technique d'information ne sau
rait produire.
La tlvision et le cinma eux-mmes, malgr leurs ressources, ne peuvent retenir, dans
l'coulement des images, la force qui mane de l'objet prsent. La puissance de l'Empereur re
pose sur des victoires sans cesse renouveles. Il sira donc d'voquer Napolon en campagne, de
reconstituer ses tentes avec leur matriel, de le prsenter la tte de ses troupes, d'exposer ses
uniformes, ses armes, une selle, une voiture ayant parcouru l'Europe...
La premire phrase implique un rapport de causalit. Mais pourquoi le choix du verbe repose?
On crirait couramment et plus correctement La puissance de l'Empereur est due des vic
toires sans cesse renouveles. C'est que le verbe reposer se prte mal dsigner une articula
tion de type causal. Il convient au contraire suggrer le mode de liaison propre l'exposition, ici
l'vocation.
La relation de causalit nonce par l'expression est due mettrait en place la perspective de
l'histoire crite, et entranerait tout naturellement des explications ayant trait aux victoires suc
cessives, leur chronologie, leur droulement respectif, l'analyse portant tour tour sur les pro
blmes politiques, stratgiques, tactiques.
Or l'exposition, qui articule mal ou mme pas du tout les relations logiques, y supple par la pr
sentation d'objets authentiques- tente, armes, uniformes - et par une voiture ayant parcouru
l'Europe elle tire puissance et prestige de l'objet unique.
La communication se compose de signes qui ne sont pas ncessairement faits, comme le si
gne linguistique, d'un signifiant et d'un signifi l'objet-signe, qui est le propre de l'exposition, ins
taure un rapport de participant particip.
Les modes de rception varient avec les media. On croit encore que la connaissance concep
tuelle et la transmission verbale sont le fondement de la vraie culture.
Illusion scolaire qu'il s'agit de dissiper.
Chaque medium contribue la culture sa faon.
4. Revue Internationale des Sciences sociales, N 4, 1968, Unesco, p. 731

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'EXPOSITION, FACTEUR DE RALIT: L'ARMORY SHOW pp. 148-150


C'est aujourd'hui un fait tabli que l'exposition de l'Armory Show, qui eut lieu en 1913 dans la
salle d'armes (armory) du 69e rgiment de la Garde nationale de New York, a t la premire
exposition amricaine de peinture europenne contemporaine et que, bien qu'on ait cri la fo
lie et la dgnrescence, (elle) a profondment modifi les attitudes amricaines devant l'art.*

L'exposition s'ouvrit par un vernissage rserv aux journalistes, le dimanche 16 fvrier au soir.
Un millier de personnes y assistrent. La rception qui eut lieu le lendemain soir runit quelque
5'000 personnes. Lorsque, un mois plus tard, le 15 mars, l'exposition ferma ses portes, 87'620 per
sonnes environ l'avaient visite.
Quant aux ractions, elles furent la plupart ngatives : uvres d'art mdiocres, critiqurent les
uns; mystification, s'indignrent les autres, en particulier devant le Nu descendant un escalier, de
Marcel Duchamp, explosion dans une menuiserie, comme l'crivait Julian Street dans Everybody's, priodique en vogue cette poque.**

La Mutation des signes

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Ren Berger

Succs de scandale, plus que d'estime, note Barbara Rose, 5 qui ajoute cette prcision
capitale: Le rsultat le plus important de l'Armory Show fut peut-tre le moins visible
l'exposition diffusa dans toute l'Amrique, sous forme de reproductions ou de cartes postales, des
images nouvelles qui imposrent la conscience du pays l'existence de la chose si bizarre
qu'tait alors aux yeux de tout le monde, l'art moderne.***
Supposons maintenant que l'exposition n'ait pas eu lieu et qu' sa place ait t publi New York
un livre sur l'art moderne, Les Peintres cubistes d'Apollinaire, par exemple, l'effet et-il t le
mme? videmment, non. Les milliers de visiteurs ne se seraient jamais prcipits, et pour
cause, dans le mme lieu, pour voir les mmes uvres.
Les ractions, ngatives et positives, n'auraient pas eu l'occasion de se manifester aussi nom
breuses, aussi vives, dans le mme temps.
On n'aurait trs vraisemblablement pas trait Mademoiselle Pogany, de Brancusi, d'uf dur en
quilibre sur un morceau de sucre on n'aurait pas mont d'expositions parodiques, telle celle du
Phare de l'Association new-yorkaise pour les aveugles qui attribua le prix une fillette de dix ans,
ou cette autre qui rcompensa un tableau prtendument peint par un chimpanz...
Bref, la prise de conscience, sur laquelle tout le monde s'accorde aujourd'hui, ne se serait pas
produite. Je n'ignore pas la part de probabilit qu'il y a dans ces propos, mais il me parat difficile
de ne pas voir, dans l'exemple de l'Armory Show, la preuve que l'exposition est une technologie
culturelle, diffrente de la technologie du livre, et qui comporte aujourd'hui, en tant que mass me
dium, des effets entirement nouveaux.
Les uvres exposes rpondaient partiellement un savoir acquis (celles de Goya Czanne
peut-tre), mais pour les Picasso, les Matisse, les Picabia et surtout les Duchamp, il s'agissait bel
et bien d'une premire mission dont le contenu et les codes n'avaient pas encore d'quivalents
chez les rcepteurs.
Il n'est donc pas exagr de conclure que le pouvoir d'intervention de l'exposition est de susciter
de nouveaux rglages, de nouvelles formes de communication et, partant, de continuer changer
les structures sociales, en premier lieu le public.
J'y reviendrai, mais faisons d'abord le point.
* Les renseignements dont je fais tat sont principalement tirs de l'article de Bruce Watson dans
la Revue internationale des sciences sociales, op, cit. p. 23. L'auteur s'appuie lui-mme sur le li
vre de M. W. Brown, The Story of the Armory Show, New York, Hirshhorn Foundation, 1963,
qu'il tient pour l'ouvrage exhaustif en la matire
** Il est piquant de rappeler que cette uvre si clbre aujourd'hui fut vendue 324 dollars un
collectionneur de San Francisco qui ne l'avait mme pas vue
*** L'Armory Show prsentait, rappelons-le, outre des uvres d'Ingres, de Delacroix, de Degas,
de Courbet, des impressionnistes, des uvres de Czanne, de Matisse, de Picasso, de Picabia et
de la famille Duchamp-Villon
5. Jules David Prown and Barbara Rose, La Peinture amricaine. De la priode coloniale nos
jours. Genve, Editions d'Art Albert Skira, 1969, coil. Peinture-Couleur-Histoire

Henri Matisse, autoportrait (1869-1954)


La Mutation des signes

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Ren Berger

LA RALIT COMMUNIQUE pp. 150-153


Chaque communaut culturelle exprime, par et dans sa langue, une certaine vision de l'univers,
dont le propre est de se distinguer de celle des autres. La pense, comme l'affirment Rougier,6
ou, avec Benveniste, 7 la plupart des linguistes, procde d'abord et avant tout de l'organisation
morphologique, syntactique et smantique. La mtaphysique, n'hsite pas crire le premier
propos de l'aristotlisme, est le produit du grec sur lequel se modlent les clbres catgories et
relations que nous honorons encore sous le nom de logique.
Les Hopi, observe Lee Whorf, 8 ne divisent pas comme nous le temps en pass, prsent, futur;
en revanche, ils connaissent des modalits qui expriment la validit ou la non validit accorde
par le locuteur ce qu'il dit ou ce qu'il entend. Ce que nous appelons pense scientifique, remar
que Jean Dubois, n'est qu'une spcialisation de la langue indo-europenne.9
Alors qu'on a longtemps tenu la pense pour une activit autonome dont la langue ne serait que
l'instrument et le serviteur, la position contraire tend s'affirmer aujourd'hui : c'est la langue qui
in-formela pense, qui lui donne forme. Sans vouloir entrer dans la controverse qui oppose sur
ce point nombre de linguistes Chomsky10 pour qui la linguistique cartsienne reste le modle,
on constate que les uns et les autres tiennent la langue pour le fait anthropologique par excel
lence. Or c'est prcisment cela que les nouveaux media, telle l'exposition entre autres, mettent
en question.
S'il est donc avantageux, parfois mme lgitime, d'tudier les nouveaux media par analogie avec
la langue, il faut prendre garde que leurs modes d'action respectifs chappent une tude pure
ment linguistique.
Dire que le journal, la radio, la tlvision ont chacun leur faon de communiquer la ralit, (d'o
McLuhan tire hardiment qu'ils ont chacun leur ralit...) n'entranent le plus souvent qu'une adh
sion souponneuse.
Et mme si nous commenons accorder avec les linguistes que des langues diffrentes dcou
pent diffremment le rel,* nous regimbons l'ide qu'il puisse en tre de mme des media, sim
ples moyens de transmission continuons-nous d'estimer dans notre for intrieur. En venir imagi
ner que la Pense, par quoi se dfinit l'Homme, puisse tre affaire de technologie, touche au
sacrilge!...
Reprenons l'exemple de l'exposition. A la diffrence du lecteur qui entre en contact avec le texte
et le suit ligne ligne, le visiteur entre dans un btiment o il se dplace pas pas. Sa lecture suit
les salles comme autant de chapitres, serait-on tent de dire.
Mais l'itinraire d'une exposition n'est jamais impratif, ni mme toujours logique... Ici et l
s'ouvrent les salles latrales dans lesquelles on imagine souvent tort que sont relgues les u
vres secondaires. Pour prvenir les hsitations, certains muses disposent des panneaux indica
teurs, flchent le sens de la visite, distribuent dpliants, notices et plans.
La diffrence subsiste nanmoins : le livre oblige, dans une certaine mesure, une lecture autori
taire, en tout cas linaire ; l'exposition tolre les chemins de traverse, elle s'accommode des rac
courcis, mme des omissions.
L'imprim offre au lecteur une rgularit typographique, condition mme de la lisibilit: les let
tres se succdent dans le mme corps, distance sensiblement gale, formant des groupes nette
ment composs ; l'intervalle entre les lignes est rigoureusement calcul toutes les pages ont la
mme physionomie.
Les rgles typographiques assurent l'homognit du message imprim. La disposition des u
vres dans un muse est beaucoup plus libre. Pourtant, si elle ne se confond jamais avec un texte
continu, il est certain que l'accrochage commande une forme de communication, donc une cer
taine lecture. Jadis les muses accumulaient les toiles cte cte sur plusieurs registres.
Aujourd'hui prvaut presque partout un accrochage ar qui, en mnageant un isolement relatif
entre les uvres, articule leurs messages respectifs.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Les montages de sens peuvent tre fort diffrents : historiques le plus souvent, les uvres se
succdent chronologiquement au fur et mesure que le visiteur avance dans son parcours ; ils
peuvent galement avoir d'autres motivations : l'exposition Napolon au Grand- Palais se propose
expressment d'exalter les aspects du Consul, du Gnral, de l'Empereur.
En prolongeant ces rflexions, on risque d'prouver de nouvelles surprises. Quand la tlvision
s'empare d'une exposition (mais aussi bien de n'importe quel vnement), on est tent de se dire,
et de croire, qu'il s'agit d'une simple retransmission.
Tout se passe comme si l'exposition ou l'vnement passait dans la squence tlvise. Mais ds
qu'on quitte cette attitude, cette illusion rfrentielle, on s'avise que l'exposition originale n'existe
pas plus que l'vnement original, qu'il y a autant d'vnements que de systmes d'information.
Les messages ricochent d'un medium l'autre : l'imprim renvoie l'image l'image la radio, la
radio la tlvision, la tlvision au muse ou l'exposition... L'vnement originel et original
que l'on poursuit se drobe travers la multi-dimensionnalit infinie et mobile des moyens de
communication.
Cette vue parat exagre, voire dangereuse. Je comprend qu'on n'y cde pas volontiers. Pour
qu'un message nous parvienne, nous avons besoin de prendre appui sur un systme dtermin,
gnralement sur celui qu'on nous a appris c'est presque une ncessit psychobiologique.
Or ce dispositif de sret continuera-t-il de fonctionner longtemps en prsence de la mise en
abme gnralise qu'oprent aujourd'hui les mass media?
A la ralit plurielle doit rpondre une rgulation plurielle.
* ...Le dcoupage conceptuel varie avec chaque langue le but tant d'introduire un dbut
d'ordre dans l'univers parce que tout classement est suprieur au chaos et que la taxinomie,
mise en ordre par excellence, possde une minente valeur esthtique. Claude Lvi-Strauss, La
Pense sauvage, Paris, PIon, 1962, pp. 5, 16, 21
6. Louis Rougier, La Mtaphysique et le Langage. Paris, Flammarion, 1960, coll. Bibliothque de
philosophie scientifique
7. Cf. Emile Benveniste, Problmes de Linguistique gnrale. Paris, nrf Gallimard, 1966, coll. Bi
bliothque des sciences humaines
8. Cf. Benjamin Lee Whorf, Linguistique et Anthropologie. Les origines de la smiologie. Paris,
Ed. Denol/Gonthier, 1969, coll. Mddions
9. Jean Dubois, Les Nouvelles Littraires, semaine du 25 juin 1969
10. Noam Chomsky, La linguistique cartsienne, suivi de La nature formelle du langage. Paris,
Seuil, 1969, coll. L'Ordre philosophique

Noam Chomsky (n en 1928)


La Mutation des signes

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Ren Berger

LE DIRECT A GAGN LES 24 HEURES DU MANS pp. 153-162


Ronflent les bolides sur la piste du Mans. Autour du circuit, 300'000 spectateurs regardent et se
haussent sur la pointe des pieds pour entr'apercevoir un clair blanc qui ne reviendra que quel
ques minutes plus tard. Pour cette foule, le suspense n'est plus dans l'il, mais dans les esprits,
maintenus en haleine par les haut-parleurs bruyants.
Les malins, qui veulent voir un spectacle, ont apport leur poste de tlvision. Comme les Fran
ais qui sont rests chez eux, comme les Amricains qui, pour la premire fois, ont pu suivre en
couleur et en direct l'une des plus grandes preuves automobiles du monde.
L'intrt de la bataille finale entre Porsche et Ford a fascin les tlspectateurs. Du mme
coup, ils n'ont pas tout fait compris qu'ils venaient d'assister un exploit technique de la tlvi
sion franaise. D deux sortes d'hommes : les techniciens, d'une part, qui, une fois de plus, ont
russi tre partout la fois les cameramen, d'autre part, qui sont passs de la retransmission
brute la cration immdiate d'un spectacle esthtique.
Matre d'uvre inconscient : Claude Lelouch, inspirateur du style. Les camras couleur aban
donnaient soudain la piste, cadraient une masse de verdure et de ciel, retombaient sur les tribunes
et la foule, jouaient avec les uniformes bleus des gendarmes, se fixaient enfin sur le visage d'une
fille, trois ttes de mcaniciens, tout cela trs vite.
Les images finales, dferlements de cris, de couleurs, mouvements immenses de la foule, fai
saient invitablement penser aux grands classiques du cinma. Et la rflexion naturelle apparais
sait : le jeu des camras en direct, qui donne une telle vie un dbat, est donc possible sur une
foule. De bons spcialistes connaissant bien les possibilits de leurs instruments, peuvent trans
former immdiatement le rel en imaginaire. La beaut peut dsormais se fabriquer instantan
ment.
L'Amrique insolite ou Calcutta semblent brusquement les produits d'un ancien monde. Ce sont
des reportages monts, des essais labors. A partir du moment o le reportage russit le ma
riage de l'pique et de l'esthtique, il tend devenir l'une des formes les plus hautes du cinma.
En vrit, c'est d'abord la tlvision qui a gagn les 24 Heures du Mans.11
L'vnement - la course - est-il restitu? reconstitu? reproduit?... Faut-il parler, ce qui para
trait plus juste, d'un vnement au deuxime degr? Les questions s'accumulent. Le premier de
gr auquel nous nous rfrons comme s'il allait de soi est-il ralit, fiction, mythe? Il ne s'agit
plus simplement de tl-gnie, de la russite de l'effet la tlvision il s'agit proprement de
tlurgie - qu'on me permette l'expression - le spectacle tlvis devient cration.
L'histoire est-elle autre chose? Il est vrai que l'historien ne dispose mme plus des clairs
blancs que sont pour les spectateurs du Mans les traces des bolides. Le pass est une barrire
absolue, tout au moins pour la perception.
Mais la vitesse ne tend-elle pas le devenir elle aussi? Quand les bolides rattraperont les lec
trons, nous ne verrons plus rien avec nos yeux!... Cela dit, c'est avec des documents, des monu
ments et des images prlevs dans le pass que l'historien procde au montage des vnements.
C'est avec des images et des sons prlevs dans la course automobile que le ralisateur procde
au montage du film. On serait tent de prolonger l'analogie en rapprochant le gnie pique d'un
Michelet et celui d'un Lelouch... largissons plutt la comparaison.
L'vnement, ou l'information communique par l'imprim, implique une srie de conditions aux
quelles nous pensons d'autant moins que c'est notre mode de communiquer traditionnel. Le livre
exige - c'est un truisme qu'on le possde pour le lire, dfaut, qu'on aille l'acheter ou qu'on
l'emprunte une bibliothque.
Ce qui implique encore un apprentissage culturel dont se rendent compte ceux qui, n'ayant pas
suivi la filire scolaire, le font sur le tard. Quels livres choisir ? Entrer dans une librairie ne va pas
sans hsitation. Les heures d'ouverture de la bibliothque ne concident pas toujours avec l'horaire
de travail.
La Mutation des signes

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Ren Berger

C'est dans les pays en voie de dveloppement, qui passent sans transition de l'ge pr-littraire
l're lectronique, qu'apparaissent dans leur complexit les procdures, les dmarches, les insti
tutions, les habitudes, les perceptions, les modalits attaches au fonctionnement du livre.
Le poste de tlvision - qu'il faut par ailleurs aussi acheter ou louer - achemine les programmes
domicile. A la diffrence de la librairie ou de la bibliothque, il fournit une matire permanente
sans qu'on ait besoin, ni de se dplacer, ni de consulter un fichier, ni de souffrir d'embarras. Il
fournit mme le ton.*
Entre le libraire chez qui il faut se rendre et la tlvision qui a pris possession du foyer, moyen
d'exercer un droit souverain, celui de changer de chane en tournant le boula lutte est ingale. Les
diteurs ragissent en multipliant les formules de vente par correspondance, en multipliant guil
des, clubs, cercles et communauts.
Pour rattraper l'information domicile, ils n'hsitent pas dlguer dans les botes aux lettres le
prospectus qui, accompagn d'une missive personnelle du directeur, offre gratuitement
l'examen pendant dix jours un volume que suivra bientt la collection entire, avec ou sans
prime...
Par rapport au livre, dont on peut interrompre la lecture quand on veut, la reprendre lentement ou
vite son gr, l'mission tlvise se droule irrversiblement sur l'cran au rythme psychologi
que du tlspectateur.
La participation est d'autant plus forte que le symbolisme linguistique est remplac par un me
dium froid, a cool medium, selon l'appellation de McLuhan, qui oblige le spectateur suppler,
par une plus grande activit, au caractre fruste des images faites de lignes de petits points.
Alors que nos langues, du moins les langues europennes, articulent soigneusement le pass, le
prsent et le futur, l'articulation du temps s'mousse la tlvision qui privilgie puissamment le
prsent.
Non seulement l'vnement se droule sous nos yeux, mais, grce au synchronisme tabli entre
l'metteur et le rcepteur, il engrne notre sensation sur son droulement. L'actualisation qui en
dcoule se ddouble elle-mme en prsent indirect et prsent direct.
L'exprience du premier nous a dj t donne par le cinma l'exprience du second est totale
ment nouvelle. La transmission en direct du premier alunissage en reste l'expression la plus bou
leversante : 500 ou 600 millions de spectateurs ont pris pied sur la lune en mme temps
qu'Armstrong.
Le symbolisme linguistique, qui nous a permis de dfier le temps, le cde la tlvision, qui nous
permet de nous identifier au temps. La simultanit, apanage des dieux, est un produit quotidien
de la tlvision. Nous voil bientt contemporains de tout!
Autre apanage divin, l'ubiquit, dont le petit cran fait aussi son ordinaire.
Tous les jours, le service des informations nous conduit au Palais de l'lyse, la Maison-Blanche en Californie o svit un cyclone ; dans la grande salle du Kremlin qui compte, surprise,
autant de lustres que de dlgus dans les rues d'Amman qui crpitent du tir des mitrailleuses ;
dans l'espace, pour suivre les cosmonautes jonglant avec leur stylo dans le vide au sommet du
Mont-Blanc contre lequel vient de percuter un avion - peine si le speaker change de voix - la
prsentation de la nouvelle mode chez Cardin... sans que nous bougions, sans que nous fassions
un geste, assis dans notre fauteuil, l'ailleurs et le chez soi confondus.
Articul et configur pendant si longtemps par nos trajets au sol, l'espace se dploie dans une
plasticit universelle, tout comme le temps. L'vnement n'existe pas en dehors du message qui
le diffuse. Or, la diffusion ressortit la fois la technologie, la psychologie, la sociologie, la
politique.
Nous ne pouvons donc plus nous contenter d'envisager les nouveaux media sur le modle de la
langue.

La Mutation des signes

103

Ren Berger

Leur pouvoir d'intervention est tel qu'ils remodlent notre environnement et nous-mmes. Un
groupe, une socit, se caractrisent par ce qu'on pourrait appeler un indice de cohsion lev
que leur vaut la pratique de croyances, d'ides, de valeurs, de comportements communs. Par op
position, la masse se caractrise par un indice de cohsion faible le mot mme de cohsion
parat impropre.
Diverses et intermittentes, les attitudes et les conduites ne se laissent pas structurer dans un cadre
social. Pourtant, mme si elles se manifestent l'tat dispers, elles tendent tablir des con
nexions qui prludent de fait une homognisation progressive. Ni les usagers du tlphone, ni
les auditeurs de la radio, ni les lecteurs de la grande presse, ni les tlspectateurs ne constituent
d'units distinctes, il n'empche que leurs comportements sont tributaires d'impratifs communs.
La communication a beau tre anonyme, comme le dit Jean Lohisse,12 elle est communica
tion. A l'tat de dispersion, qui est celui de la masse, correspondent aujourd'hui de nouveaux mo
des de liaison. Les auditeurs et les spectateurs qui se branchent simultanment sur le mme v
nement ne constituent assurment pas une communaut, encore moins une communion, mais il
est difficile de se refuser l'ide qu'ils y tendent. Sans vouloir jouer sur les mots, il est difficile de
se refuser l'ide que les mass media sont en train d'laborer un nouveau tronc commun.
Mme si les branches qui poussent perdent leur identit individuelle, mme s'il devient de moins
en moins possible de les dsigner par un je ou par un nous, il semble bien que se forme, dans
le on de la communication anonyme, le feuillage de l'arbre universel qui est en train de sup
planter les essences prcieuses dont s'enorgueillissaient nos parcs et nos jardins d'antan.
Tout le problme consiste savoir si nous serons capables de remplacer nos mthodes de jardi
nage par la culture massive qui seule peut prtendre, non pas l'uniformit (comme l'insinuent
ses dtracteurs), mais l'universalit.
* Il vaudrait la peine d'en analyser les effets. Qu'on compare seulement le droit de tourner le bou
ton celui que dtient l'automobiliste d'appuyer sur l'acclrateur!
11. G .S. TV-critique. L'Express, 23-29 juin 1969
12. Jean Lohisse, La Communication anonyme, Encyclopdie universitaire, Paris, Ed. universi
taires, 1969

La Mutation des signes

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CHAPITRE VI
DE LA RFLEXION SCURISANTE A LA RFLEXION RISQUE
pp. 163-165
Il n'y a pas si longtemps encore, le recul du temps passait (il passe encore) pour tre la condition
mme de l'objectivit. L'historien se faisait un point d'honneur de ne pas juger avant que, comme
il disait, le temps n'ait fait son uvre. Du respect de cette condition il attendait que l'histoire se
transformt en science. Aussi s'est-il gard pendant longtemps - c'tait affaire de dignit, autant
que de raison - de se risquer dans le prsent. Mais aujourd'hui que l'information de masse pro
cde un bombardement permanent, les structures culturelles les plus rsistantes clatent
comme les noyaux de l'atome soumis au flux acclr des particules dans les cyclotrons.
Quand Winckelmann et Mengs s'accordrent, vers le milieu du XVIIIe sicle, pour discrditer
l'art qui se faisait leur poque et prnrent la seule beaut de l'art antique Le caractre princi
pal et gnral de l'art grec, c'est une noble simplicit ainsi qu'une faon calme et grandiose
d'envisager les attitudes et l'expression.)1 ils ne pensaient probablement pas eux-mmes que
leur attitude, qui conjuguait un archologue averti et un peintre mdiocre, allait exercer une in
fluence aussi dterminante que durable.
Consulte-t-on les histoires de l'art qui se sont succd jusqu' notre poque, on constate presque
toujours que si les mthodes s'affinent, si les recherches sont plus rigoureuses, au sens historique
- elles continuent pour la plupart de s'inspirer de la primaut de l'art grec comme d'un fait. Le
phnomne est d'autant plus significatif qu'on le retrouve dans les manuels et, de faon gnrale,
dans tout ce qui sert l'enseignement, au point que l'on peut parler,d'une vritable imprgnation.
Que Winckelmann, comme on le dcouvrit par la suite, et comme le fait remarquer avec vigueur
Lionello Venturi, n'ait en fait jamais vu de statues grecques, mais seulement des copies romaines
aurait d, semble-t-il, ouvrir les yeux. Or, il n'en a rien t tout au contraire, l'excellence classique
a continu de prvaloir. Il n'a fallu rien de moins que les coups de boutoir rpts des artistes dits
modernes, depuis prs d'un sicle, pour que les historiens de l'art remettent en question leurs pr
supposs. Je n'entends nullement dnoncer une erreur j'entends simplement attirer l'attention sur
ce que soulignent aujourd'hui la fois ethnologues et sociologues, savoir que tout phnomne
culturel - une chelle de valeurs en est un au premier chef - rsulte d'une adaptation aux condi
tions spirituelles, matrielles et historiques dans lesquelles il se manifeste.*
Quand les historiens de l'impressionnisme parlent en dtail de Manet, de Czanne, de Bazille, de
Caillebotte, de Monet, de Pissarro, de Renoir..., ils le font avec une attention et une perspicacit
qui sont tout leur honneur. Qu'ils relguent les Meissonier, Cabanel, Grme, Bonnat, Carolus
Duran, Dubufe, Baudry, Gamier, Chaplin, Burette, Biennoury, etc. - dcors, mdaills, hors
concours - dans un appendice, ou mme les suppriment, va de soi, ou a l'air d'aller de soi. Tout
se passe comme si seuls les impressionnistes que nous connaissons et que nous reconnaissons
comme tels avaient fait l'histoire ; inversement, comme si l'histoire avait fait les seuls im
pressionnistes que nous connaissons et que nous reconnaissons comme tels. A la rflexion, il
s'agit moins de faits tablis que d'un choix. Prcisons l'historien de l'art endosse un choix qu'il
n'a pas fait. Qui l'a donc fait sa place? Et pour quelles raisons l'endosse-t-il? Questions redou
tables aussi longtemps qu'on ne s'interroge pas sur l'attitude qu'on prend, sur les instruments intel
lectuels qu'on utilise, sur les modes et les moyens de communication par lesquels se constituent
les objets de connaissance et la connaissance elle-mme... Pouvons-nous encore nous conten
ter de la raison (ou de l'alibi?) que le temps a fait son uvre? Le choix - puisque choix il y a ne doit-il pas tre prsent comme tel? L'attitude de l'historien (c'est peu ou prou celle de tout un
chacun) risque de devenir abusive lorsqu'elle prtend se situer sur le seul plan des faits histori
ques.
De deux choses l'une en effet ou le temps qu'on invoque a le pouvoir, par le recul, de dcider de
la vrit et de la validit ou il s'agit, avec ou sans recul, d'une fiction dont on ne peut se rendre
complice sans danger. A poser le problme de la sorte, il est vident qu'on ne trouvera personne,
surtout parmi les historiens et les savants, pour accrditer la version d'un temps magique !
La Mutation des signes

105

Ren Berger

La premire partie de l'alternative abandonne, reste la seconde. A partir de laquelle on dcouvre


que les faits dont se compose l'histoire n'mergent nullement du jour au lendemain comme il
advient de certaines les, pas plus qu'ils ne s'imposent par un pouvoir qui leur serait propre ou la
suite d'une intervention divine.
Sans cesse la langue nous trahit, ou plutt reflte notre disposition inconsciente confondre, par
le choix des verbes, par l'emploi de la voix pronominale, phnomnes naturels et phnomnes
humains. Sans doute pour donner ceux-ci l'objectivit que nous reconnaissons ceux- l, sans
doute aussi pour donner nos raisons concernant les seconds l'vidence que nous prtons aux
raisons concernant les premiers.
Que nous le voulions ou non, le sentiment du groupe, son orientation, ses jugements de valeur, ses
cadres de rfrence, ses comportements tendent passer pour l'ordre des choses. La norme se
veut nature. Le recul du temps n'est finalement rien d'autre que la valorisation dont on accepte
qu'elle ait pris rang et figure d'tat de fait. Mais une telle acceptation est elle-mme un phno
mne culturel!...
En tant que produits de l'histoire reproduits par l'ducation diffuse ou mthodique, les codes ar
tistiques disponibles pour une poque ou une classe sociale donnes constituent le principe des
distinctions pertinentes que les agents peuvent oprer dans l'univers des reprsentations artisti
ques et de celles qui leur chappent, crit Bourdieu chaque poque organise l'ensemble des re
prsenta- tions artistiques selon un systme institutionnalis de classement qui lui est propre, rap
prochant des uvres que d'autres poques distinguaient, sparant des uvres que d'autres po
ques rapprochaient en sorte que les individus ont peine penser d'autres diffrences que celles
que le systme de classement disponible leur permet de penser.2
De nos jours, c'est notre systme institutionnalis de classement qui est en cause c'est l'ensemble
de nos reprsentations artistiques qui fait problme ; ce sont nos codes artistiques et, plus profon
dment encore, nos rgles du jeu qui sont en train de changer. L'historien de l'art ne peut plus se
rfugier derrire ses livres. Ni le pass, ni l'ide qu'il s'en fait, ni ses conceptions ne sont des rem
parts suffisants. Affront son poque, il est sur la brche. Les notions elles-mmes de vrit,
d'objectivit, d'impartialit font figure de citadelles en voie d'abandon.
La communication contemporaine ne limite plus ses changes l'intrieur d'un systme fixe.
chappant de plus en plus la stabilisation, elle s'amplifie et s'acclre au point de rclamer une
nouvelle stratgie.
Le recul du temps, dont se sont si longtemps inspirs les tats-majors intellectuels, pourrait bien
cder l'exclamation de l'conomiste amricain Galbraith.3
II faut surtout viter de chercher l'inspiration dans les livres qui sont toujours en retard de quel
ques annes. Personnellement, je n'ai jamais rien fait d'autre que de dcrire ce qui se passe dj
sous nos yeux, et dans quoi on aurait tort de voir une simple boutade.
* Ruth Benedict, Patterns of culture. London, Routiedge and Kegan Paul Ltd., 1968. L'histoire
de la vie de l'individu est d'abord et avant tout une adaptation aux patterns et aux critres transmis
traditionnellement dans sa communaut La situation en reoit l'empreinte des principales con
traintes de notre culture... (p. 2 et 176)
1. Lionello Venturi, Histoire de la critique d'art. Paris, Flammarion, 1969, coll. Images et Ides
(Arts et Mtiers graphiques), p. 155.
2. Pierre Bourdieu, Sociologie et perception
d'art. Bruxelles, La Connaissance SA,
tmoignages/Actualits, p. 161
3. John Kenneth Galbraith, La frontire
s'estomper. Interview Grald Sapey, Tribune

esthtique, in Les Sciences humaines et l'uvre


1969, Exclusivit Weber, coll. Tmoins et
entre secteur priv et secteur tatique tend
de Genve, 28 avril 1967

La Mutation des signes

106

Ren Berger

QUELQUES SOUVENIRS ANONYMES pp. 165-168


On prte toujours quelque peu sourire quand on voque son enfance. Si je m'y abandonne un
instant, c'est moins pour retrouver des images qui m'appartiennent que celles d'une gnration.
Comme beaucoup d'autres, j'tais donc entr au lyce comme beaucoup d'autres, je m'tais muni
d'un carnet dans lequel je consignais au fur et mesure que je les dcouvrais les systmes philo
sophiques (c'est un bien gros mot pour ce que j'en comprenais) dont s'est honor l'humanit. Je
croyais fermement qu'un Thals, un Anaxagore, un Socrate, un Platon dtenaient la Vrit dont
j'imaginais, avec nos matres, qu'elle tait le banquet auquel nous tions tous convis. A condi
tion, bien sr, de le mriter et, comme on nous le rptait, de bien travailler. Quand un systme
prtait le flanc la critique, je ne doutais donc pas, ni moi ni personne, qu'il s'en trouverait un au
tre pour y suppler. Ce qui se produisait d'ailleurs immanquablement au cours des annes, au
cours des programmes.
Le doute surmont, Descartes nous ouvrait la voie royale de la certitude. Les errances du pass
surmontes, l'histoire nous dsignait le systme rpublicain comme la perfection et la fin bref, la
Raison illuminait les nations, les institutions et l'cole. Il y avait bien ce qu'on appelait la dernire
guerre (celle de 14-18), un peu trop proche encore, mais qu'on nous apprenait relguer dans un
pass rvolu il y avait bien la carte de l'Afrique, o se dployaient, hautes en couleur, les colonies
franaises, anglaise, italiennes et un petit bout de Togo ex-colonie allemande, place sous man
dat. britannique et franais.
C'tait l, nous assurait-on, que se rpandaient les bienfaits de la civilisation occidentale, grce
l'abngation des missionnaires, au zle des administrateurs, au dynamisme des colons. Tout prts
d'ailleurs, les uns et les autres, quitter les lieux c'tait ce qu'on rpondait certaines de nos
questions - ds que les Noirs seraient jugs suffisamment polics.
Le progrs suivait une double voie parallle : d'une part, savants et hommes d'tat s'employaient
dvelopper le bien-tre de tous de l'autre, gnies tutlaires, ils invitaient les lves prendre
place au tableau d'honneur qui prfigurait l'lite de demain. On ne parlait ni de cadres, ni de
promotion, ni de dbouchs. Les tudes culminaient dans le prix d'excellence. On sourira de
ces souvenirs que je partage, j'en suis sr, avec la gnration d'avant le transistor, d'avant la tl
vision. On peut en schmatiser l'esprit en quelques points
1 Le Savoir est fait de l'hritage du pass auquel s'ajoute cumulativement le labeur de nos con
temporains.
2 II constitue un ensemble de connais- sances, un capital, qui se transmet par I'Ecole.
3 Sa transmission est assure symboli- quement par le flambeau qui passe des matres aux
lves les plus mritants.
4 Les Institutions sont la figure visible de l'ordre spirituel que ses desservants ont pour office de
perptuer.
5 Les Autorits, manation du peuple veillent sur le Bien et la Vrit par le truchement de la loi
et des institutions.
Ainsi s'imposait une image que notre poque a brise. Mais qui se rsout voir sa propre image
en miettes ? C'est le drame d'une gnration, la ntre, de vouloir recoller les morceaux alors que
la gnration nouvelle le pitine allgrement, sans mme s'en apercevoir. A la surprise indigne
des adultes qui ne comprennent pas que les jeunes puissent s'en prendre l'cole et aux
voitures... C'est peut-tre que la connaissance cesse de concider avec le Savoir officiel. C'est
aussi que le savoir cesse de se confondre avec une entlchie ou avec l'institution qui en tenait
lieu : les savoirs sont multiples, foisonnants ils se manifestent par des voies nouvelles, des ni
veaux mal connus, encore inexplors.
La transmission que prtendaient monopoliser l'cole et l'Autorit apparat soudain comme un
systme de diffusion lent, que l'existence parallle et simultane des mass media met de plus en
plus en dfaut. La machine didactique peut-elle rattraper le retard? Le recyclage nous le promet.
La Mutation des signes

107

Ren Berger

Mais on dcouvre que si l'cole est faite pour un environnement stable, elle est de moins en
moins bien adapte la communication de notre poque.
Les connaissances qu'elle produit sont en retard sur l'allumage de l'information. Le change
ment de vitesse modifie les structures. Dans les circuits lents, la validit tend se confondre avec
la vrit. Dans les circuits rapides, les conditions mobiles dans lesquelles s'tablit la validit
problmatisent la vrit et changent la configuration des phnomnes.*
* Voir sur ces problmes l'ouvrage de Margaret Mead intitul Le Foss des Gnrations. Paris,
Denol - Gonthier, 1971, coIl. Mdiations. La mobilit des problmes est mise en lumire par
l'auteur ds la prface : Il y a vingt ans, alors que nous prparions la Confrence de la MaisonBlanche sur l'Enfance, le problme central qui inquitait la jeunesse et ceux qui s'occupaient de
ses difficults tait celui de l'identit... Aujourd'hui, le problme central est celui de l'adhsion :
quel pass, quel prsent ou quel futur les jeunes gens idalistes peuvent-ils adhrer?

Salvador Dali sortant du mtro Bastille


La Mutation des signes

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Ren Berger

VITESSES DE TRANSMISSION 4 pp. 168


Le champ d'information gnralis modifie notre sentiment du temps : l'effet de recul, longtemps
considr comme facteur d'objectivit, doit compter aujourd'hui avec le nouvel effet d'actualit,
dont le pouvoir est de se confondre, la limite, avec la perception.
L'aire du perceptible elle-mme, qui se limitait, et qui se limite encore, parler rigoureusement,
la seule porte de nos sens- quelques mtres pour l'oue, quelques milliers de mtres pour la vue,
quelques centimtres pour le toucher - s'tend la plante entire, et au-del.
Qui n'a pas senti physiquement le pied d'Armstrong toucher le sol lunaire?
Mais ct de cette extension prodigieuse, laquelle prludaient tant de fictions devenues rali
ts, se produit un autre phnomne, ni moins puissant, ni moins surprenant.
Un message qui s'achemine par les media classiques, relativement lents, que sont la parole,
l'criture, l'enseignement, implique un dcalage temporel dont tiennent compte, d'une part,
l'metteur qui confectionne le message, de l'autre, le rcepteur qui le dchiffre.
C'est toute la diffrence, par exemple, entre les propos qu'changent les tmoins sur le lieu mme
o l'accident s'est produit et la relation qu'on en lit le lendemain dans le journal : ... jeudi, vers
treize heures, sur la nationale 7, une voiture qui roulait en direction de Nice a violemment heurt
de front...
Le journal tablit les coordonnes temporelles et spatiales qui situent l'vnement et l'apprtent
en vue de sa communication journalistique.
De son ct, le rcepteur adapte sa lecture un comportement dcal, celui qui lui permet
sans trop se troubler de lire ple-mle accidents, nouvelles politiques, petites annonces.
Mme si telle information le touche, le message ne s'actualise que dans une mesure limite. Le
dcalage spatio-temporel conditionne la fois l'vnement, sa transmission et le rcepteur.
Dans le cas de la presse, qui recourt l'criture, de nombreux moyens sont mis en uvre, selon
les besoins, pour activer l'impact : grosseur des titres, mise en pages (cinq colonnes la une),
photos de presse, etc.
Il reste que la transmission dcale ne peut rattraper, par dfinition, la transmission instantane
ou en direct, qui est le propre de la radio ou de la tlvision.
4. Sur le problme du journal, voir en particulier Roger Clausse, Le Journal et l'Actualit,
Comment sommes-nous informs du quotidien au journal tlvis ?, Verviers, Grard & Co.,
1967, coll. Marabout Universit, N 133

La Mutation des signes

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Ren Berger

CRATION ET DIFFUSION pp. 168-169


De nos jours certaines villes - New York, Paris, Londres, Milan... - prennent figure dans le
monde de lieux chauds, par opposition aux lieux tides ou froids, les degrs de chaud ou de froid
servant mesurer ce qu'on pourrait appeler l'nergie artistique*.
Ce n'est pas que de telles villes comptent ncessairement le plus d'artistes crateurs, ni les
meilleurs (en dpit de la loi des grands nombres) c'est que la cration artistique s'accompagne de
plus en plus des moyens qui la signalent, la diffusent, l'accrditent (presse, radio, TV, etc.). Le
lieu chaud se dfinit par la combinaison de son pouvoir de cration ET de son pouvoir de diffu
sion qui dtermine sa puissance d'mission.
Le phnomne est d'autant plus difficile expliquer que, dans leur acception courante, et dans
notre situation courante, les termes de cration et d'information continuent de recouvrir des signi
fications et des expriences distinctes.
La symbiose qui est en train de se produire (on pourrait reprendre l'expression amalgame ou
hybridation ) met l'preuve la fois notre vocabulaire et notre comportement.
Mme si les mass media faonnent une communication dans laquelle il n'y a plus, d'un ct, une
uvre (ou un vnement), de l'autre, une information sur cette uvre ou sur cet vnement,
nous avons encore grand-peine accepter qu'ils sont consubstantiels : c'est pourtant unies dans le
mme mouvement de diffusion que l'uvre et l'information viennent l'existence. Les concepts
qui prtendent les isoler ont dsormais partie lie.
L'objection qu'on m'opposera (les dtracteurs de l'art moderne s'y emploient avec la violence du
dsespoir), c'est que l'ouvre est de plus en plus faite pour satisfaire les besoins du public et que,
rpondant aux impratifs de la publicit, elle est sujette aux procds que dnonce un Vance
Packard par exemple.5
Le phnomne dont je parle se situe ailleurs que dans ces extrmes il ne se situe pas davantage
dans le juste milieu qu'on est souvent tent de lui rserver. La difficult est d'autant plus grande
que la langue nous ramne aux relations tablies.
Il faut donc faire un vritable effort d'imagination pour accepter, ft-ce titre d'hypothse, que la
cration artistique (mais il s'agit aussi bien de toutes les autres formes d'activit) ne peut ignorer
le champ d'information de masse dont elle est aujourd'hui partie intgrante.
New York dcouvre l'art moderne en 1913, l'occasion de l'Armory Show. L'cole dite amri
caine prend conscience d'elle-mme aprs la seconde guerre et prtend, sous le leadership des
artistes pop', la premire place.
On se souvient de la mauvaise querelle qui clata, il y a quelques annes : New York in, Paris
out, et dont les retombes continuent...
Quelle que soit par ailleurs la querelle, il est intressant de noter qu'elle s'est produite, que
l'opinion s'est divise.
Ce qui montre bien que les situations acquises, comme les notions tablies, sont contingentes et
dpendent aussi des changements qui s'oprent dans les systmes de communication.
Il faut donc regarder de prs comment fonctionnent les nouveaux media, jusque dans leurs as
pects les plus inattendus.
* Il est bien entendu que ces images tires de la physique veulent seulement mettre en lumire
des indices qui chappent la formulation courante ; elles n'ont aucune prtention scientifique
5. En particulier dans La Persuasion clandestine. Paris, Ed. Calmann-Lvy, 1958

La Mutation des signes

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Ren Berger

LE TMOIN INVISIBLE pp. 169-172


C'est devenu aujourd'hui spectacle banal que la vedette descendant de l'avion et se frayant un
chemin travers reporters, photographes, cameramen..., spectacle banal que l'homme d'tat
descendant de l'avion et s'arrtant devant la batterie de micros pour faire la dclaration qu'on at
tend, spectacle banal encore que celui des catastrophes pour lesquelles se trouve presque tou
jours point nomm le tmoin invisible (on se souvient des chefs-d'uvre du genre qu'ont
t les assassinats des deux frres Kennedy, raliss, l'un par le truchement d'un film d'amateur,
l'autre par l'intermdiaire des chanes de tlvision...).
Qu'une crmonie solennelle ait lieu funrailles d'un roi ou d'un prsident de la Rpublique, dfil
militaire ou commmoration patriotique - voici que, jusque dans l'aire sacralise par le protocole
le plus strict, dambulent librement photographes et cameramen dont tout le monde feint, les int
resss prsents les premiers, de ne pas s'apercevoir.
Jusqu'au Pape qui, clbrant la messe, ou qui se recueillant sur les lieux mmes qu'ont fouls les
pas de Jsus-Christ (rencontre intime du Sauveur et du Pre de l'glise !) subit l'assaut des fla
shes sans sourciller.
L'information massive aboutit la plus curieuse dichotomie qui soit : d'une part les acteurs-participants d'une crmonie rgle qui ne souffre ni entorse, ni dfaillance ; de l'autre, les reporters
qui traversent la mme crmonie, s'arrtant pour choisir un angle favorable, s'accroupissant ou
grimpant sur les siges, se mouvant aussi impunment que s'ils taient invisibles.
Dichotomie saisissante quand, la bagarre dgnrant en meute, on voit les manifestants lancer
des pavs, draciner des arbres, incendier des voitures, les policiers se ruer au pas de charge,
lancer des grenades lacrymognes, assommer les gens coups de matraques - les reporters, tou
jours prsents, mais non moins invisibles, photographiant et filmant de leur ct policiers et
manifestants !...
Droit l'information. Qu'importent les termes, ce qui est troublant, c'est qu'au cour des crmo
nies les plus graves, au milieu des dsordres les plus violents, la presse soit prsente tout en ne
participant pas l'vnement, du moins dans le sens o nous l'entendons d'ordinaire.
Les agents de l'information chappent la localisation. Ni participants, ni mme existants, ils
sont purs regards plutt que tmoins. La qualit d'informateur de masse dont le reporter-photographe du pouvoir d'invisibilit.
La fonction informative est devenue aujourd'hui, avec la diffusion massive et instantane, une di
mension nouvelle de l'vnement et de l'histoire.
A la diffrence du journaliste ou de l'envoy spcial qui s'adresse ses lecteurs au moyen
d'articles signs, le reporter-photographe de la radio ou de la tlvision se dissout dans
l'information instantane qu'il diffuse.
Les mass media 6 tendent abolir jusqu' l'intermdiaire qui en est pourtant la condition mme.
6. Sur l'ensemble de ces problmes, encore mal explors, voir Olivier Burgelin, La Communica
tion de masse. Paris, S.G.P.P., 1970, coll. Le Point de la Question. - Jean Cazeneuve, Sociologie
de la Radio-Tlvision. Paris, PUF, 1969, coll. Que saisje? N 1026. - Wilbur Schramm, MASS
Communications. Urbana, University of Illinois Press, 1960

La Mutation des signes

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Ren Berger

INFORMATION ET MESURE pp. 173-176


Selon Weaver, la communication revt un sens trs large qui inclut tous les procds par les
quels un esprit peut en affecter un autre.
Cela, bien sr, ne concerne pas seulement le discours crit ou oral, mais aussi la musique, les
arts picturaux, le thtre, le ballet et, en fait, tout comportement humain.
Sous certains rapports, il peut tre dsirable d'utiliser une dfinition encore plus large de la com
munication qui, en particulier, inclurait les procds par lesquels un mcanisme (disons un qui
pement automatique pour suivre un avion la trace et calculer ses futures positions probables)
affecte un autre mcanisme (disons un missile guid prenant cet avion en chasse).7
Le systme de communication peut tre symboliquement reprsent par le schma propos du
quel Weaver donne les prcisions suivantes:
La source de l'information choisit un message dsir parmi un ensemble de messages
possibles... Le message choisi peut tre fait de mots crits ou parls, ou d'images, musique, etc.
L'metteur change ce message en un signal effectivement envoy, par le canal de communica
tion, de l'metteur au rcepteur.
Dans le cas du tlphone, le canal est un fil, le signal un courant lectrique variable dans ce fil ;
l'metteur est l'ensemble de l'appareillage (appareil tlphonique, etc.) qui change l'intensit de la
voix en courant lectrique variable.
Dans le cas du tlgraphe, l'appareil de transmission code les mots crits en squences de cou
rants interrompus de longueurs variables (points, traits, espaces).
Dans le discours parl, la source d'information est le cerveau, l'metteur est la voix, mcanisme
produisant la pression variable du son (le signal) qui est transmis par l'air (le canal). En radio, le
canal est simplement l'espace (ou l'ther, si quelqu'un prfre encore ce mot dsuet et trompeur)
et le signal est l'onde lectromagntique transmise.
Le rcepteur est une sorte d'metteur invers qui retransforme le signal transmis en message et
fait passer ce message vers sa destination. Quand je vous parle, la source d'information est mon
cerveau, le vtre est la destination mon systme vocal est l'metteur et votre oreille, associe au
huitime nerf, est le rcepteur.
Sans entrer dans le dtail de la thorie, il faut retenir e que l'information est la mesure de la libert
de choix quand on choisit un message. Rigoureusement distincte de la signification, avec la
quelle on la confond d'habitude, l'information s'tablit sur la probabilit des choix toutes les ta
pes de la communication.*
Ce qui est transmis est une certaine quantit d'information par laquelle se dfinit l'originalit du
message. Un message est donc d'autant plus original qu'il est moins prvisible; d'autant moins ori
ginal qu'il est plus prvisible. Or, selon Shannon et Weaver et les autres thoriciens de
l'information, Brillouin, Bonsack, Moles,** la quantit de l'information ainsi dfinie correspond
ce que la thermodynamique a tabli sous le nom d'entropie, mesure du degr de hasard dont rel
vent les systmes physiques qui tendent tous avec le temps devenir de moins en moins organi
ss, retourner au chaos du dsordre , c'est--dire l'absence d'ordre.
Si donc l'univers volue des tats les moins probables vers l'tat le plus probable qu'est le degr
zro de l'nergie, l'information se dfinit, selon Brillouin, comme une nguentropie elle cre
en effet des formes qui assurent le passage d'un tat probable un tat moins probable ; elle est
gnratrice d'ordre.
Toute la communication s'inscrit donc entre deux extrmes qu'Abraham Moles illustre plaisam
ment par l'exemple du chimpanz qui puiserait dans le rpertoire qu'on lui a confi toujours le
mme signe- c'est le premier cas limite : l'intelligibilit se confond alors avec la banalit ou qui
extrairait de ce mme rpertoire uniquement des symboles sans aucun lien les uns avec les au
tres - c'est le deuxime cas limite - le message serait alors totalement imprvisible.8
La Mutation des signes

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Ren Berger

Si le message tend la totale imprvisibilit, son originalit maximum met le rcepteur dans
l'impossibilit de le reconstruire.
Pour qu'il ait chance d'tre reu, il faut donc que l'originalit s'accompagne d'une certaine struc
ture d'appui qu'on appelle redondance.
Celle-ci n'est plus dfinie par le libre choix de l'metteur ; elle est dtermine par les rgles statis
tiques qui gouvernent l'usage des symboles employs dans la communication

Linformation

Emetteur

Recepteur

Signal

Destination

Signal reu

Message

Message

Bruit

...cette fraction du message n'est pas ncessaire (et donc rptitive ou redondante), dans le sens
que, si elle manquait, l'essentiel du message serait encore complet, ou du moins, pourrait tre
complt.
Weaver note qu'en gros l'anglais comporte une redondance d'environ 50 % de sorte qu'environ la
moiti des mots que nous slectionnons en crivant ou en parlant dpendent de notre libre choix,
et environ la moiti (bien qu'ordinairement nous n'en ayons pas conscience) sont contrls par la
structure statistique du langage.
Si j'cris, pour prendre un exemple simple : Je me rjouis de vous revoir ; je compte prendre
l'avion Swissair qui arrive Orly 18 h 7. A trs bientt..., il est clair que je puis aussi bien tl
graphier Arrive Orly 18 h 7...; l'essentiel du message subsiste.
La redondance est donc une entropie relative. Mme si elle nous apparat d'abord sous les
traits d'un gaspillage de l'information, elle est ncessaire la communication courante. Que
deviendraient nos changes si nous les rtrcissions au style tlgraphique?
Elle est d'autant plus ncessaire que tout processus de transmission comporte des perturbations
qui la dtriorent et auxquelles on a donn le nom de bruit : distorsions, interfrences, erreurs
de transmission.
On comprend ds lors pourquoi tout message reste au-dessous de son originalit maximum. Sa
redondance est destine, d'une part, assurer le fonctionnement de la transmission, de l'autre,
remdier au bruit qui la parasite. Si l'on admet que la ralit, au sens le plus large, existe dans
et par le processus de la communication, au sens galement large dfini par Weaver, il semble
bien que tout phnomne, tout objet, tout organisme est assimilable un message dont la forme
est constitue par son degr de cohrence.
L'ensemble de la ralit ou, plus prcisment, l'ensemble de la connais- sance que nous en
avons, est fonction des canaux de communication, naturels dans le cas de notre sens (vue, oue,
toucher), artificiels dans le cas du tlphone, de la radio, de la tlvision, qui sont dtermins par
leur capacit.
Contrairement son acception courante, l'information est une quantit, et non pas une qualit.
Elle dsigne la probabilit statistique des messages ; elle ne concerne en rien leur valeur.
Exactement ce point crucial se produit nanmoins un phnomne entirement nouveau et pour
lequel l'expos thorique qui prcde tait indispensable.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Dans l'exprience de la communication massive qui se dveloppe aujourd'hui, on constate en ef


fet que, mme si la thorie de l'information distingue rigoureusement entre quantit et qualit, une
contamination est en train de s'accomplir entre qualit et quantit.
Nous sommes de plus en plus enclins valoriser les formes et les messages imprvisibles, inat
tendus, nouveaux, au dtriment des formes et des messages dont la prvisibilit nous donne le
sentiment du dj vu.
But les ples de la banalit et de l'originalit, qui mesurent le degr de probabilit d'une informa
tion, semblent de plus en plus en mesurer aussi la valeur. Je ne prtends pas souscrire la conta
mination, je constate qu'elle a lieu.
7. Cette mesure tablie sur le logarithme du nombre de choix disponibles constitue, comme on
sait, l'unit d'information appele bit
** Lon Brillouin, La Science et la Thorie de l'information. Paris, Masson & Cie, 1959. Fran
ois Bonsack, Information, Thermodynamique, Vie et Pense. Paris, Gauthier-Villars, 1961. La
quantit d'information apparat comme le nombre d'lments originaux ncessaires au rcepteur
pour reconstruire sans ambigut la forme du message dans sa pense, L'information, dimension
spcifique de l'assemblage des signes, correspond donc exactement la complexit, dimension
spcifique de l'assemblage d'lments ou de parties constituant un organisme Abraham Moles
et Andr Noiray, La Pense technique, L'originalit, mesure de la quantit d'information, in La
Philosophie, Les Dictionnaires du savoir moderne, Paris, Centre d'tudes et de Promotion de la
Lecture, 1969, coll. Les Ides, les uvres, les hommes, p. 514
7. Claude E. Shannon and Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication. Urba
na, The University of Illinois Press. 1964
8. Abraham A. Moles, Thorie de l'information, in revue Bit international, N 1, Ed. Galerije
Grada Zagreba, Zagreb, 1968, p. 26, 27, 28

Network image

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'EMBARRAS DES JURYS pp. 176-177


Les grandes expositions internationales, telles les biennales de Venise, de Sa Paulo, de Ljublja
na, de Varsovie, de Paris, de Tokyo recourent gnralement des commissaires qui ont mission
de choisir les uvres et un jury charg de dcerner des prix (quand ils n'ont pas t supprims).
Peu importe d'ailleurs le dtail qu'il s'agisse de commissaires ou de jurs, la question qui se pose
est celle-ci comment les choix sont-ils oprs?
A ce que l'on constate, les jurs tiennent d'abord compte, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils l'avouent
ou le taisent, du facteur de nouveaut. Tout se passe comme si les choix s'opraient en fonction
de ceux qui avaient t faits au cours des tapes prcdentes.
Une ligne de partage s'tablit donc presque aussitt : d'un ct, les uvres qu'on a dj vues, cel
les qui comportent la plus grande part de redondance de l'autre, les uvres dont l'improbabilit est
la plus forte la distribution s'tablit sur l'opposition banal/original. C'est, sur un autre mode, la cl
bre apostrophe de Diaghilev Cocteau Etonne-moi!.
Il est vrai que les jurs n'en restent pas l. Mme si le facteur nouveau joue un rle dcisif, les
dlibrations montrent qu'il n'est pas sans appel, ni accept sans procs. Les changes de vues courtois, amicaux, anims, parfois violents - s'attachent la qualit esthtique ; ce qui est g
nralement l'occasion d'analyser les uvres une une. Mme si les jurs divergent, tous sem
blent s'accorder sur ce point.
L'exprience des jurys aidant, on se rend nanmoins compte que la quantit d'information expri
me par le nouveau tend s'imposer l'intrieur du champ gnralis qu'est devenue
l'information de masse, alors que la qualit, dont on maintient qu'elle est un facteur essentiel, tend
faiblir en comparaison.
La coexistence des deux facteurs illustre en tout cas bien le comportement ambivalent du jury la
qualit ne se dtache plus sur un fond d'art stabilis par une esthtique tablie (comme ce fut le
cas aux poques normatives, jusqu' la fin de l'art officiel peu prs) elle ne se dtache plus
sur un fond de connaissance cautionn par l'historien de l'art, par le connaisseur, ou par quelque
autre autorit.
De plus en plus, les propositions artistiques (plutt que les crations ou les uvres) valent et
donc existent en fonction de leur plus ou moins grand degr d'imprvisibilit. Alors que la critique
traditionnelle dirigeait nos jugements vers le pass, selon les normes et les critres qui y avaient
cours, le champ d'information gnralis retourne la flche du temps en direction de l'avenir.
Quoi qu'on pense d'expressions aussi grossires que : c'est dpass..., a apporte quelque
chose de nouveau, ou a n'apporte rien de nouveau, ou, pour parler amricain, c'est encore
in, ou c'est dj out..., etc., leur caractre approximatif et leur frquence attestent conjointement
que les objets se prsentent notre conscience sociale en liaison troite avec l'information selon
un feed-back qui agit la fois sur l'information, sur l'objet et, partant, sur l'ensemble du systme.
Tout se passe ds lors comme si la conscience publique s'activait aux lieux caractriss par la
plus haute teneur en cration information. Mais l'nergie qui y est produite, constate-t-on, tend
s'couler d'autant plus vite que le champ d'information est plus large, les transmissions plus rapi
des.
C'est pourquoi la quantit d'information tend toujours plus devenir un facteur prvalent. Le sens
commun a beau s'insurger, le mouvement ne connat pas de rpit.
Malgr les cris d'alarme, tout se passe comme si l'art changeait bel et bien de nature et avec lui la
ralit tout entire.

La Mutation des signes

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Ren Berger

UN PARTI RADICAL: L'ESTHTIQUE INFORMATIONNELLE pp. 177-180


Pour un auteur comme Abraham Moles, l'issue ne fait pas de doute. Peinture et musique ont
puis leur potentiel de nouveaut. Tout le champ de leur possible est dfinitivement explor et
jalonn. Voue l'anthropophagisme esthtique, la socit consommatrice d'originalit d
vore les uvres du pass en les banalisant : elle absorbe par la copie sans fin l'ouvre clbre dans
le kitsch du supermarch. L'uvre d'art, rservoir de formes originales, s'use sous les regards,
elle s'puise dans la copie multiple, elle est invitablement voue au kitsch, elle a un temps de vie
du fait de l'expansion de ces conserves culturelles.
A la fin, un chef-d'uvre n'est plus que la matrice de ses propres copies. Si nous avons cru
l'ternit des chefs-d'uvre du pass, c'est, tout simplement, parce que ceux-ci taient grands,
mais six milliards d'insectes heureux les dvorant des yeux et des oreilles finiront toujours par les
puiser c'est une question de temps. Ds lors, il ne reste plus qu' crer de nouveaux arts, tant
entendu que l'uvre de l'artiste est toujours programmation sensorielle, construction de squen
ces dans l'espace ou dans le temps. Elle se diffrencie par l'ensemble des sensations provoques
et leur disposition dans l'environnement du consommateur artistique, nouvelle figure de l'homme
de bonne volont. Elle reprsente un quilibre heureux entre la banalit du prvisible et
l'originalit du nouveau.
Ingnieur en motions, l'artiste ou ce qui en tient lieu, crivain, peintre, sculpteur, danseur ou
acrobate, ralise un ensemble appel message ou uvre isolable comme une squence de
certains de ces lments pris dans un certain ordre. L'esthtique informationnelle lui fournira les
rgles de l'art qui sont prcisment les faons d'assembler ces lments d'une manire telle
qu'elle apporte l'individu une certaine quantit de nouveaut ou d'originalit... L'tablissement
de ce juste quilibre entre prvisibilit d'une forme que les informationnistes mesurent par la
grandeur appele redondance et origi- nalit d'un apport nouveau est la rgle fondamentale de
l'artiste, dans la mesure o il s'adresse un public...
A la limite il peut s'adresser un seul homme, lui-mme, dans une affirmation gratuite et sans
preuve de validit ou un sous-ensemble restreint de la socit, la cit des artistes, cnacle,
ghetto ou tour d'ivoire, c'est l'Esthtique des dieux. En fait, cette analyse est poursuivie par
l'esthticien informationnel une srie hirarchique de niveaux de la perception par exemple
dans le mouvement du gestme la figure, de la figure au motif, etc. En explorant, chaque ni
veau, le mode d'assemblage des superficies nonables correspondant. Telle est la base de la
thorie informationnelle de la perception et de la cration des messages.9
Il m'est difficile de souscrire des vues aussi extrmes. Elles ont nanmoins le mrite de provo
quer la rflexion; c'est le moins qu'on puisse dire! Elles ont en outre le mrite de nous arracher
aux fausses nostalgies. Au cri d'alarme des conservateurs Il n'y a plus d'art, Abraham Moles ri
poste avec la superbe du mousquetaire : La belle affaire ! Il ne tient qu' nous de le fabriquer.
J'exagre peine. Dsormais, proclame notre auteur, la nature est une erreur, puisque l'tre hu
main la reconstruit en simili de toutes pices, et couvre les espaces en bton, des villes en briques
avec des plaques de gazon artificiel en matire plastique. L'environnement est construit totale
ment par l'homme, et s'il y existe quelques rsidus (de nature), les touristes se chargent de les ar
tificialiser. Les arts programmateurs des environnements sensoriels seront faits, comme les au
tres environnements, l'ordinateur sous la surveillance du critique, dbarrasss soigneusement de
tout romantisme rousseauiste de la Nature. Tout art dsormais est vou l'ordinateur. Nous re
construisons le monde dans sa totalit programme.
Ainsi se trouvent clairement poss c'est encore un mrite de ces vues para- doxales - les deux
termes du problme : ou l'art est- selon la tradition - affaire de qualit, dont les chefs-d'uvre de
la peinture, de la sculpture et de l'architecture fournissent les modles; ou l'art est affaire - selon
l'esthtique informationnelle et pour l'artiste-ingnieur - de programmation sensorielle tablie en
tre la banalit du prvisible et l'originalit du nouveau, affaire de quantit.
A ceux qui imaginent qu'il s'agit l d'une discussion entre artistes, je ferai remarquer qu'on peut
aussi bien substituer au terme d'art celui de ralit : c'est notre situation globale qui est en cause.
La Mutation des signes

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Ceux qui sont accoutums de mettre l'art part se sentiront-ils enfin concerns? Poursuivons.
Tels qu'ils sont poss, les deux termes du problme reviennent-ils une alternative? Choisir la
tradition contre le nouveau, c'est mutiler l'avenir; choisir le nouveau contre la tradition, c'est
s'amputer du pass. Le dilemme n'est pas moins dommageable. A l'impuissance du raisonne
ment, nous mesurons la mutation en cours.
Loin de cder aux impratifs de la logique, les manifestations se multiplient partout; jamais les
artistes n'ont t si nombreux; jamais il n'y a eu autant d'expositions, autant de visiteurs. Et l'on a
beau ironiser sur les troupeaux de touristes qui traversent chteaux, glises, muses, la multiplici
t des expriences, allie la gnralisation de l'information acclre, cesse d'opposer
nouveau et qualit en termes antithtiques. L'alternative (ou le dilemme) est en train de se
transformer en une structure dynamique dont il est sans doute prmatur de dire en quoi elle con
siste, mais qu'il importe au plus haut point de considrer, comme le fait Michel Conil Lacoste en
signalant sinon l'anxit du moins la perplexit du commentateur artistique en 1970, mme ou
vert toutes les audaces, face aux plus rcentes, aux plus radicales ou aux plus fugitives proposi
tions de ce qu'il est convenu d'appeler l'avant-garde.10
De quelle ressource en effet peuvent tre encore le vocabulaire et l'approche traditionnels de la
critique devant un simple tlgramme, coll au mur, indiquant que le mardi prcdent, telle
heure, en tel lieu, son signataire a fait un pied-de-nez en direction du nord-ouest? (Dans la
meilleure hypothse, on a droit une photographie de faade indiquant d'une croix le balcon d'o
a t fait le geste historique...) Qui ne voit que ces uvres ne sont plus analysables en termes de
bien ou de pas mal, a fortiori de beau ou de laid, mais ne sont plus justiciables, tout au plus que de
l'apprciation C'est intressant, ou non, ou encore Ajoutent-elles au monde ou non. Parlant
de la vache Elsie, expose en chair et en os, la Galerie d'art de l'Ontario dans le cadre d'une ex
position intitule Ralismes sous le mme toit que les collections de matres anciens, et que les
gardiens alimentaient stoquement chaque matin en fourrage, l'auteur prvient l'objection facile :
Elsie, et toute plaisanterie mise part, ces volutions dans le sens la fois de la dilatation de
l'uvre d'art toutes les techniques et toutes les chelles, de sa confrontation toutes les disci
plines qui lui paraissaient hier les plus htrognes, de l'amenuisement radical de son contenu et
de sa dure, ne correspondent certainement pas une entreprise de mystification collective. Elles
dessinent la physionomie d'un art qui cherche jusqu'au suicide pouser un monde o dsormais,
par les raccourcis de l'information, tout communique avec tout dans l'instant, et qui s'enhardit
dans la ngation ou la dmesure mesure que les formes traditionnelles auxquelles taient ajus
te la critique se saturent et se rptent.
Aussi faut-il prendre garde l'inquitude qui perce et dont la gravit dpasse de loin le problme
de l'art : Finalement, on en est au point o le sociologue, le psychiatre, le smantologue et le
spcialiste de l'informatique s'emparent sans faon de l'objet de la critique pour analyser et ratio
naliser ce qui chappe aux critres du got ou ne s'insre plus dans une hirarchie des valeurs.
Toute la question est de savoir s'ils auront encore besoin des critiques pour leur dsigner leur ma
tire premire. Telle est en effet, au carrefour o nous sommes, la question qui se pose. Ce ne
sont pas seulement les messages qui changent. L'information de masse met en cause le systme
tout entier. On n'exagre donc pas en disant qu'elle est au dpart d'une nouvelle ralit.
Au sens propre, l'information, rptons-le, in-forme. La quantit qui se mue en qualit est une des
mutations les plus bouleversantes qui soit. Choisissons encore un ou deux exemples pour
l'illustrer.
9. Abraham A. Moles, Esthtique informationnelle de l'espace et thorie des actes. Communica
tion faite au Congrs de l'Association internationale des critiques d'art, Ottawa, le 22 aot 1970
10. Michel Conil-Lacoste, Les critiques sont la croise des disciplines. Le Monde, 17 sep
tembre 1970, o l'auteur fait le bilan de la XXIIe Assemble gnrale de l'Association internatio
nale des critiques d'art qui a eu lieu au Canada, en aot 1970

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LE SHOW PRINCIER pp. 180-185


Quatre mille privilgis assistent mardi au show d'investiture du prince de Galles titre Le
Monde du le, juillet 1969,11 qui nous apprend que A l'exception des culottes de satin blanc et
des bas de soie, le prince Charles subira mardi au chteau de Caernarvon les mmes preuves
que son grand-oncle David il y a cinquante-huit ans. (...) Pendant prs de deux heures et demie, il
sera sur scne, touffant sous de chauds vtements, portant l'pe et tenant la main le bton
d'or, surmont d'une petite couronne, et, dans ce lourd accoutrement, il lui faudra entendre trois
prires, deux hymnes, deux lectures de la Bible, et, bien sr, le discours d'investiture... (...) c'est
sans armure que le prince Charles tiendra le premier rle de cette grande revue, faire plir de
jalousie les meilleurs metteurs en scne.
Il est vrai que les producteurs de ce show disposent au dpart d'atouts exceptionnels : o, sinon en
Angleterre, trouver une vraie reine, entoure d'une large figuration de princes, de ducs, de juges,
etc., tous avec leurs uniformes et leurs accessoires... Toute la cour est l, en costume d'apparat,
mobilise sur place pour un grand spectacle, mont par un spcialiste, le duc de Norfolk. Ce per
sonnage, haut en couleur, parle avec fiert de son mtier de grand chambellan, d'impresario
royal...
Il n'y aurait pas lieu de faire tat de ces extraits s'ils ne refltaient, d'une part, l'esprit et le ton
qu'on relve dans toute la presse,* de l'autre, la transformation qui est en train de s'oprer sous
nos yeux et dont les mots que j'ai souligns sont autant d'indices.
Voici donc qu'une crmonie issue de la tradition et fonde sur un ensemble de valeurs auxquel
les sont censs participer tous les sujets de la couronne devient un grand spectacle, un show. Ce
qui se comprendrait mal de la part des quatre mille spectateurs privilgis qui assistent la cr
monie, mais qui s'explique quand on sait qu'y participe, comme l'indique l'article, une audience
invisible value quelque cent millions de tlspectateurs travers le monde.
L'erreur serait de croire que ceux-ci sont l'extension de ceux-l. En ralit la crmonie la
quelle assistent la cour et les invits d'honneur au chteau de Caernarvon se mue en spectacle
pour les tlspectateurs qui, dans leur salon, dans leur cuisine, n'importe o ailleurs, regardent
leur petit cran. Les invits d'honneur participent physiquement et spirituellement la crmonie.
Pour les centaines de millions de tlspectateurs travers le monde, dont quantit n'ont aucune
ide de la tradition anglaise, l'investiture du prince de Galles est, toutes proportions gardes, une
production tlvise, telle la retransmission des 24 Heures du Mans, la retransmission de la
messe pontificale, ou celle des Jeux Olympiques...
A la veille de la prouesse qui allait changer, disait-on, l'histoire de l'homme, et qui allait exaucer,
en tout cas, l'un de ses plus anciens rves, les journaux s'accordaient sur ce genre de titres et de
commentaires : Les exigences des cosmonautes... et leur show blouissant. (...) ... Comment
Neil, Mike et Buzz allaient- ils pouvoir intresser leurs centaines de millions de spectateurs tout
en suivant les consignes svres mais officieuses de la NASA, qui taient de garder au vol un
caractre srieux en union avec son but, le dbarquement de l'homme sur la Lune.
(...) L'impression gnrale, l'issue de cette premire mission d'une demi-heure, a t excel
lente. Neil, Mike et Buzz ont su tenir leur rle. Le srieux de la mission a t respect. Mike Col
lins nous a fait visiter son vaisseau, comme personne ne l'avait fait avant lui. (...)
Et puis, nous avons eu aussi du spectacle. Le coup classique des effets de l'apesanteur- mais l
encore, l'quipage d'Apollo 11 a su innover - la facilit avec laquelle Buzz a effectu ses trac
tions, vers le haut et vers le bas avait quelque chose d'tourdissant. (...)
Et nous avons vu aussi la Terre. Notre Terre tous. Un spectacle dsormais classique, mais
toujours aussi beau.12
On aurait tort de sourire de ces commentaires ou d'accuser le journaliste de dsinvolture. Ils re
fltent la mtamorphose qui s'opre dans et par les mass media. La tlvision engendre une par
ticipation d'un nouveau genre qui met au premier plan l'vnement spectacularis avec lequel
changent notre chelle de valeurs et nos comportements.
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Les trois astronautes couverts de confettis. Plus de deux millions de New Yorkais, soit le quart
de la population, ont acclam toute la journe d'hier les cosmonautes d'eApollo 11 au cours
'd'une grande parade, la Ticket parade, durant laquelle on jette les confettis par poignes sur la
tte des hros du jour.
La ville a distribu 150 botes de papier dans des bureaux situs des points stratgiques afin
qu'ils ne manquent pas de munitions)). On dchire tous les papiers, journaux, brochures qui tom
bent sous la main, avec une prfrence marque pour le vieil annuaire tlphonique.
Le lendemain du triomphe, les boueurs valuent la quantit de bouts de papier recueillis, ce
qui est la meilleure manire de mesurer la popularit du hros ou des hros du jour. Cette ide de
peser les papiers rpandus sur la chausse remonte au triomphe de Lindberg aprs sa traver
se de l'Atlantique il y avait environ 3 millions de personnes dans New York pour l'acclamer et
1'750 tonnes de papier.
Et le record appartient l'astronaute John Glenn pour qui les New-Yorkais, en 1962, rpandi
rent 3'474 tonnes de bouts de papier sur la chausse.
Ainsi a commenc une nouvelle geste. Objet de culte, Apollo devient, mission de routine,
jusqu'au coup de tonnerre qui frappe Apollo 13 le 15 avril 1970: ...pour les Amricains et le
reste du monde, vite blass par l'aventure spatiale et brutalement rappels la conscience de ses
prils, un inter- minable suspense a commenc... et qui du coup ravive l'intrt du monde
entier..., etc.
Mais qui se rend compte du changement? Grand Chambellan et ordonnateur de la crmonie
d'investiture du prince de Galles, le duc de Norfolk dclare : Je ne produis pas, je reproduis. Ma
tche est de reconstituer l'histoire. Sans se rendre compte que, impresario royal , il est metteur
en scne d'une superproduction l'usage de 500 millions de tlspectateurs.
Que dire de l'abme qu'il y a entre l'ide que se fait le duc de sa tche (reconstituer l'histoire) et
la ralit de la revue grand spectacle qui a lieu ?
C'est la profondeur de cet abme que se mesure aujourd'hui notre difficult de comprendre, plus
gravement notre difficult d'tre.
* C'est dessein que j'ai choisi Le Monde, l'un des journaux les plus srieux il n'est que de se
rapporter aux journaux sensation ou aux magazines grand tirage pour juger des dimensions
extraordinaires auxquelles atteint cette revue grand spectacle
11. Henri Pierre, Le Monde, 1er juillet 1969
12. Tribune de Lausanne du 19 juillet 1969, Le cble de notre envoy spcial Cap Kennedy,
Jacques Tiziou

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LA SCURISATION PAR LE FOLKLORE pp. 185-187


L'information de masse nous propose une participation qui, quelque dramatise qu'elle puisse
tre, n'est pas du mme ordre que la perception. Tout en livrant l'univers en images domicile,
les mass media nous laissent sur notre faim. Susceptible de prendre toutes les formes, de rpon
dre tous les souhaits, l'image se drobe au toucher, chappant au sens par lequel nous prenons
originellement conscience la fois des objets et de nous-mmes, de notre ralit physique. La t
lvision en couleur augmente la participation sensorielle. Reste qu'un certain besoin de toucher
subsiste.
Le besoin est d'autant plus sensible que la production industrielle agit dans le mme sens que les
mass media. Ce qui parat de prime abord paradoxal. Supermarchs et drugstores regorgent de
produits. Comment affirmer qu'ils se drobent ? C'est plutt d'treinte qu'il faudrait parler. A la r
flexion, l'treinte est moins ferme qu'on ne suppose. Produits en srie, les objets valent moins par
leur singularit que par leur fonction. De surcrot, les conditions du march sont telles que leur
existence est aussi phmre qu'instable. Pour acclrer leur circulation, l'obsolescence les voue
au vieillissement prmatur, quand ils ne sont pas purement et simplement condamns la pou
belle aprs usage. Aussi assiste-t-on ce phnomne combien surprenant les objets passent,
l'image publicitaire reste. Tout en multipliant matriellement les objets, la production de masse fi
nit par nous lier au seul imaginaire de la marque.
Le formidable processus de folklorisation auquel nous assistons est un essai de remdier notre
sentiment de frustration. La chasse l'objet authentique, la chasse l'objet qu'on touche se
droule en tous lieux pour compenser l'exprience dcevante de l'information et de la consom
mation de masse. N'est-ce pas quelque chose de ce phnomne que l'on trouve dans
l'engouement toujours plus vif pour les antiquits? Jadis confines dans les villes, de prfrence
dans la partie ancienne, voici qu'elles fleurissent le long des grands axes routiers et dans les lieux
touristiques. Tout se passe comme si la carcasse d'un fauteuil, la pierre dont on prtend qu'elle
provient d'un chapiteau roman, la table garantie Empire, avaient le pouvoir de nous restituer
l'paisseur du temps, de rendre tangible ce qui, dans la circulation acclre des images et des
signes, ne cesse de nous chapper. Mais les antiquits s'puisent. Qu' cela ne tienne, les objets
authentiques, hors de prix, sont remplacs par les objets rputs d'poque, eux-mmes remplacs
par les antiquits faites de toutes pices. Tel est d'ailleurs notre besoin de toucher que, pour pal
lier une frustration grandissante, nous n'hsitons pas promouvoir au rang d'antiquit l'objet que la
technologie moderne vient d'vincer : dj l'on fait commerce de roues de char, de vis de pres
soir, et l'on ne s'tonne pas de trouver un falot tempte ct d'une lanterne vnitienne. Menacs
par l'irralisation progressive que produit sur nous le changement acclr, nous nous agrippons
tout ce qui est susceptible de retenir un pass saisissable. La cuillre en bois et la locomotive
vapeur entrent ensemble au muse. En investissant les objets d'une qualit monumentale, nous
les rendons mmorables la mmoire qu'ils nous dispensent nous relie physiquement la tradition.
La fonction folklorique a pour effet de dsigner expressment les objets qui ont encore le pouvoir
de stabiliser notre monde. Le bahut qu'on place ct du poste de tlvision conjure, par sa
masse, par son poids, par son opacit, par l'clat sourd de son bois, le film des apparitions qui se
droulent sur le petit cran sans jamais laisser de trace.
A la ralit irrelle qu'on allume et qu'on teint s'oppose l'alentours qu'on touche et dans quoi on
se meut. Opposition ou rapport complmentaire? L'information a beau s'tendre la plante et
au-del, nous restons attachs au fossile vivant qu'est notre corps, notre chair, notre sang. On
comprend que l'outil le plus humble, le plus drisoire, puisse devenir un aide-mmoire, un en
gin pour rassembler, entre les images d'un pass irrel et les images irrelles du prsent, ce qui
subsiste pour assurer nos faits et gestes.
Ce n'est pas par hasard si le tourisme fait une telle consommation de folklore. O qu'on aille, l'on
est assur tous les prospectus s'accordent sur ce point de voir des danses, des musiques, des cos
tumes, des groupes dsigns expressment sous le terme de folkloriques.

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Ren Berger

On peut sourire de ces pratiques, on peut mme souponner que les danses authentique ne
sont gure plus que des numros ; on peut mme accuser telle semaine sainte, tel cortge
de pnitents, telle Passion de ne plus tre que des moyens de faire affluer les devises...
L'important demeure.
Il est frappant de constater que le dplacement rapide produit le mme effet d'irralisation que
l'information acclre. Toutes proportions gardes, les danses folkloriques qu'on va voir prs du
Hilton ou au Club Mditerrane jouent symboliquement le mme rle que, chez soi, le bahut rus
tique ct du dernier modle de tlvision en couleur.
Dans la mutation que nous vivons, le folklore exerce une fonction de rgulation. Arrachs des
murs sculaires, prcipits dans l'avenir la vitesse d'un projectile, notre sort n'est pas si diff
rent de celui des cosmonautes qui, arrachs la pesanteur, se disloqueraient si leur cabine ne
leur assurait un peu de l'atmosphre familire.
En pleine aventure cosmique, notre monde amnage sa cabine. Mais dj se profilent les stations
orbitales... Ne cdons pas l'anticipation, d'autant que la comparaison est approximative. La
folklorisation a pour fonction d'investir certains objets du pouvoir d'assurer matriellement et
symboliquement la transition entre le monde qui s'loigne et le prodigieux environnement de
masse qui s'labore.
Or la dimension folklorique ne se confond pas avec un continent perdu; elle est elle-mme sou
mise au traitement de masse que subissent actuellement les signes. Nous voyons autant de folk
lore par le cinma et la tlvision que nous en touchons chez l'antiquaire, dans notre intrieur,
au cours de nos voyages.
Aussi le caractre authentique que nous cherchons rsulte-t-il moins de nos contacts avec cer
tains objets que d'une certaine ide de l'authentique (ou une certaine image) qui nous est donne
par les mass media. Nous courons donc le risque - c'en est un - de nous attacher plus ce qui
nous est dsign qu' ce que nous avons personnellement les moyens d'lire. L'authentique
menace d'tre partout remplac par le typique.
La valeur des objets dpend moins des objets eux-mmes que de leur spcification due la pro
duction, l'information et la consommation de masse. La cuisine typique, le chteau
typique, les danses typiques, sont ceux qui sont effectivement typs par le guide, par le
prospectus, par la publicit; l'objet que l'on croyait enfin toucher se drobe dans le jeu de miroirs
des signes.
A la limite, l'investiture du prince de Galles est moins une crmonie tlvise qu'un show dsi
gn expressment comme typique par la tlvision. La rcupration du pass est une rcup
ration au second degr; le folklore est susceptible d'tre cod; on le code.
Nat alors l'trange soupon que l'enseignement tout entier pourrait bien virer son tour au
folklore...

Station Mir
La Mutation des signes

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Ren Berger

LA RALIT MANIPULE pp. 187-188


La croyance au Savoir, la transmission du Savoir, la distribution hirarchise du Savoir d
couvre peu peu son caractre mythique.
La connaissance n'est plus l'acte pur de la pense; pas davantage la science.
Tous ces termes, qu'on se plaisait situer dans un ciel immuable, dsignent en fait des manipula
tions terrestres qui varient considrablement avec les systmes et les techniques de communica
tion- presse, radio, tlvision, voyages. Nous sommes toujours dans un champ de pratiques.
A l'intrieur du champ aujourd'hui activ par les mass media se produisent des blocages, des
dcalages, des distorsions, des dphasages qu'on aurait tort de simplement identifier un mau
vais fonctionnement. Comme s'il suffisait de rtablir l'tat de choses ainsi que nous y invitent des
idologies scurisantes.
Qui confierait le pilotage d'un avion au philosophe sous prtexte qu'il excelle dans la connais
sance gnrale ou, comme on aime le dire, dans la connaissance fondamentale?
Le tableau de bord de nos engins exige la rvision de nos responsabilits.
Toutes proportions gardes, la tlvision, la radio ou la presse, ne sont pas tellement diffrentes
de l'avion.
N'est-ce pas maintenant qu'il s'agit d'interroger l'information de masse, de guetter les transforma
tions en cours, de dbusquer les nouveaux modes de comprhension, de saisir ce qui nous
chappe?
La rflexion n'est plus assure de ses balises elle doit prendre ses risques.

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE VII
DE L'UNI-COMMUNICATION A LA MULTI-COMMUNICATION
pp. 189-190
On peut trouver aventureux, sinon tendancieux, que j'aie prfr, propos de la langue, le terme
de manipulation celui de traitement. Si la ralit se construit dans et par les moyens de com
munication, c'est qu'elle est toujours une activit sociale. L'on peut donc se demander - en tout
cas la question ne peut plus tre passe sous silence - si chaque langue ne rpond pas une stra
tgie et des objectifs dont le propre est, pour chaque communaut d'usagers, de se distinguer de
la stratgie et des objectifs des autres communauts. L'histoire, faite de combien d'histoires mul
tiples et contradictoires, nous le laisserait supposer. Langues et contenus sont beaucoup plus
troitement associs qu'on ne l'imagine.
On devine l'importance que revt un tel soupon au moment o les mass media s'tendent la
terre entire. Dj les contenus culturels et les faits de civilisation, dont on a longtemps cru qu'ils
taient forms d'une pice, laissent apparatre leurs lignes de soudure. Jusqu'aux institutions qui
ont travers victorieusement les sicles et semblaient promises l'ternit ! Les dclarations du
magistre, mme si elles sont des dogmes dans le sens strict du mot, ont besoin nouveau
d'interprtations, dclare le cardinal Doepfner, archevque de Munich, au symposium qui runit
quelque cent quinze vques Coire en 1969.
Et mme si, avec l'assistance du Saint-Esprit, elles contiennent une vrit qui dfie le temps,
c'est--dire une vrit qui est pour toujours objectivement valable, elles la formulent dans la lan
gue temporelle. Il s'agit l toujours de dclarations soumises des conditions historiques, enfer
mes dans des concepts conditionns par telle poque ou tel systme et issus de certaines situa
tions concrtes ou d'un vnement bien dtermin. C'est pourquoi elles expriment toujours la v
rit d'une manire inadquate, sous un certain angle, de faon morcele, en considration de cer
tains aspects et en fonction d'un destinataire bien prcis. Ainsi pour bien les comprendre est-il n
cessaire de bien connatre ce conditionnement.1
A lire ces propos, on mesure le prodigieux changement qui est en train de s'accomplir. Si la Vri
t religieuse accepte d'tre examine en fonction de la langue temporelle qui la formule, en fonc
tion des conditions historiques dans lesquelles elle a t tablie par des hommes et pour des hom
mes dtermins, bref, si le dogme lui-mme est socialement le rsultat d'un conditionnement,
qu'advient-il du magistre laque qui n'a ni l'excuse, ni le pouvoir, ni l'alibi d'en appeler la Rv
lation? Qu'advient-il de l'autorit morale, politique ou intellectuelle qui prtend s'instituer au nom
de principes dont la transcendance, prtendue, allgue ou impose, rsulte en fait d'une organi
sation tablie ? A dfaut de Vrit, le magistre officiel correspond la plus grande probabilit
de certitude. Mais certitude par rapport quoi?
La transcendance est remplace par la loi des grands nombres. C'est ce que l'on serait tent de
rpondre si les phnomnes sociaux obissaient aux seules lois de la physique. Mais les lignes de
soudure qu'on aperoit toujours mieux ne laissent plus de place au doute : la socit n'est pas un
phnomne naturel; sa dfinition se trouve dans des faits historiques bien dtermins. La struc
ture en classes et en castes (peu importe la distinction pour l'instant) est une vidence. La certi
tude dpend d'un Savoir-Pouvoir (ou d'un Pouvoir-Savoir) qui l'organise et la contrle.
L'absolu de la transcendance, dans le cas de l'glise, ou de l'objectivit dmocratique dans nos
socits, passe par la contrainte sociale. C'est pourquoi les dclarations du cardinal de Munich
sont si importantes.
Tout en ayant l'air de ne concerner que le dogme, elles clairent en fait toute forme de savoir
constitu et institutionnalis. Sans vouloir tomber dans la dmagogie - et mme en gardant, ne
ft-ce que par provision, l'hypothse d'un Saint-Esprit qui prsiderait aux destines de la socit on est en droit de s'interroger sur ce conditionnement. Mais n'est-ce pas plutt un devoir?
1. Cf. Le Monde, 9 juillet 1969
La Mutation des signes

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APERU DU CONDITIONNEMENT pp. 190-191


Mme rduit sa plus simple expression, l'examen du conditionnement social montre que la con
naissance, pour prendre le terme le plus large, qui recouvre aussi bien les notions de savoir,
d'autorit que de vrit et de pouvoir, relve d'institutions, qui ne sont pas des lieux d'illumination
collective, mais des entreprises humaines dont le but est de grouper des hommes pourvus de qua
lits dtermines en vue d'atteindre certains objectifs.
Qu'on le veuille ou non, la connaissance a donc statut d'entreprise. Non seulement elle relve
d'autorits administratives et politiques, mais son existence et son fonctionnement dpendent de
moyens financiers sous forme de crdits de construction, de fonctionnement, de dveloppement,
de promotion, etc.
Pour nous en tenir un aspect, prenons le cas de l'Enseignement, qui est le moyen privilgi par
lequel le Savoir-Pouvoir tablit, maintient et transmet croyances, valeurs et comportements.
L'Entreprise de l'enseignement obit une stratgie qui comporte de nombreuses tactiques dont
on trouve l'expression dans l'tablissement des programmes, dans la formation des matres, dans
les modalits des examens.
Systme dont la complexit, savamment entretenue, nous est presque toujours prsente en fonc
tion de la complexit de la matire connatre : l'univers et ses mystres. Mais qu'en est-il en
fonction de sa finalit? Dans cette perspective, la complexit se dissipe pour faire place la
simplicit.
Comme l'a fortement montr Friedrich Edding, qui dirige depuis sa cration la section
d'conomie de l'enseignement l'institut de recherches pdagogiques de la socit Max Planck,
l'volution statistique des dpenses nationales tablit que les dpenses consacres
l'enseignement croissent en proportion du produit national brut.
Ce qui n'a pas t sans provoquer maintes ractions: l'ide qu'il puisse y avoir un rapport direct
entre l'conomie et l'enseignement souleva et soulve des rsistances, aussi bien de la part des
idalistes (penseurs, moralistes et pdagogues), que de la part des ralistes (commerants,
industriels, hommes politiques).
Ce qu'on appelle pudiquement la crise universitaire, qui continue de svir un peu partout, s'en
prend prcisment cette liaison, qu'il n'est plus possible de nier ou de mconnatre. Aussi
convient-il de prter attention des chercheurs, tels Hellmut Becker, Christian Weizcker 2, qui
trouvent un cho sans merci chez un conomiste tel Galbraith : Les ducateurs ont la vanit de
vouloir modeler le systme d'ducation sur l'image qui a leur prfrence. Il peut se faire que leur
influence ne soit pas ngligeable, mais la dcision appartient bel et bien au systme conomique.
Ce que l'ducateur prend pour de la latitude, c'est ordinairement la latitude de se plier aux exigen
ces de l'conomie. (...) Il est inutile de dmontrer qu'aujourd'hui l'enseignement suprieur est
largement adapt aux besoins du systme industriel.*
L'entreprise du Savoir-Pouvoir met la disposition de l'Enseignement l'instrument la fois de
force et de prestige qu'est la Tradition. Par quoi il faut entendre l'ensemble des faits, des valeurs,
des croyances qui sont tenus pour prpondrants et dont il s'agit d'assurer la transmission. Mo
dle, au double sens du terme : exemple difiant propos l'imitation, d'une part; systme expli
catif, de l'autre.
Ainsi, tout systme tend riger son propre conditionnement en tat de fait. Seuls entrent en ligne
de compte les objets, les faits, les relations qui sont compatibles avec lui les autres sont purement
et simplement ignors, rejets ou occults. Les choix auxquels procde le conditionnement pren
nent simultanment qualit de faits et de valeurs, le reste est tenu pour quantit et qualit ngli
geables ou illusoires.
Les modalits du vrai et du faux sont moins relies la notion de vrit qu'aux exigences du sys
tme pour assurer son fonctionnement. A l'instar de l'ordinateur, le systme tend donc tenir pour
seule relle l'information qu'il est en mesure de traiter.
La Mutation des signes

124

Ren Berger

A la diffrence de l'ordinateur, qui ne se prononce pas, le systme, lui, tend prendre


l'information qu'il traite pour l'ensemble de l'information selon un double mcanisme d'une part,
les choix, les valeurs et les relations qu'il tablit ont seuls qualit d'objectivit; d'autre part, cette
qualit d'objectivit garantit en retour la validit du systme.
A la limite, validit et vrit se confondent : l'asymptote russit devenir tangente! Le condition
nement oubli - ou qui russit se faire oublier - le systme dbouche dans l'absolu ; le Savoir
s'tend l'universel; les principes et les normes chappent au temps; le formalisme devient le
vtement visible du Pouvoir, des motards la mitre, de l'uniforme du facteur celui du soldat, de
la manire de passer un diplme celle de se tenir table.
Connatre le conditionnement, la tche n'est pas rserve aux vques.
* S'interrogeant sur cet tat de choses, l'auteur rpond: il faut aussi y voir l'effet de la conviction
profonde des actuels prsidents de collges universitaires que toute tendance regrettable peut tre
exorcise par la solennit du discours. L'loquence aurait autrement de peine transfrer des
crdits du chapitre de l'industrie mcanique celui des beaux-arts! Pourtant, si vide qu'elle soit,
cette rhtorique donne un aperu du problme. Ainsi l'exorcisme supple la critique;
l'aveuglement prend les formes d'une crmonie officielle. John Kenneth Galbraith, Le Nouvel
tat industriel. Essai sur le systme conomique amricain, Paris, nrf Gallimard, 1968, coll. Bi
bliothque des sciences humaines. p. 244, 376, 377
2. Voir en particulier Klaus Hfner et Jens Naumann, Bildungskonomie - eineZwischenbilanz.
Ed. Ernst Klett, 1969

La Mutation des signes

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Ren Berger

LA COMMUNICATION TEMPORELLE:
CONTAGION, GESTES, SYMBOLES LINGUISTIQUES pp. 191-198
Par quoi et quand commence-t-elle ? Par le sourire du nourrisson. Mais il y a d'abord ses pre
miers mouvements, ses cris, ses pleurs, ses gestes, ses bruits, ses mimiques. Communication par
contagion, qu'on aurait tort de rserver la prime enfance. Elle se poursuit au fil des annes.
C'est elle que nous pratiquons avec les tres qui nous sont chers, avec nos proches; sans excep
ter les animaux chiens, chats, chevaux; elle s'tend jusqu'aux objets, comme l'atteste la secrte
complicit qui nous lie nos meubles, nos bibelots, nos souvenirs. Communication tout affec
tive qui se drobe l'analyse et qu'on est peu tent d'analyser, mme si elle joue un rle prpon
drant. C'est que son aire est limite puisque, par dfinition, elle implique le contact. C'est aussi
qu'elle appartient l'intimit.
A partir du moment o cesse le contact commence la communication symbolique qui supple
la distance par le moyen de messages dont la transmission a pour effet d'augmenter considra
blement l'aire des changes et d'activer le processus de socialisation. Ainsi se constitue la chane
de la langue.
Il ne s'agit pas d'une progression linaire. Tout comme se maintient la communication par conta
gion dans l'intimit de notre vie, la communication par gestes subsiste. Qu'on songe au rle qu'a
jou si longtemps, et pour combien de millions d'tres, le salut hitlrien ou le salut fasciste! Qu'on
songe ce qu'est, dans chaque milieu social, le jeu rgl des mouvements et des mimiques par
lequel on s'annonce comme membre part entire . Crmonies universitaires ou sportives,
runions politiques ou mondaines, ceux qui en sont se reconnaissent; la manire de marcher,
de s'aborder, de prendre un verre, de boire, de s'asseoir ou de parler, autant de signes
d'identification plus puissants que la parole.
Quant la langue proprement dite, C'est vers 2 ans, note Piaget, que dbute une seconde p
riode qui dure jusqu' 7 ou 8 ans et dont l'apparition est marque par la formation de la fonction
symbolique ou smiotique. Celle-ci permet de reprsenter des objets ou des vnements non ac
tuellement perceptibles en les voquant par le moyen de symboles ou de signes diffrencis : tels
sont le jeu symbolique, l'imitation diffre, l'image mentale, le dessin, etc., et surtout le langage
lui- mme. La fonction symbolique permet ainsi l'intelligence sensori-motrice de se prolonger
en pense (...).
Il s'agit toujours, comme y insiste Piaget, d'une construction qui procde par tapes, au terme
desquelles l'enfant est en possession de son instrument.3
Compare la communication par gestes, dont peut la rigueur se satisfaire la cellule familiale,
ou le centre troit, la communication linguistique permet d'mettre un nombre considrable de
messages qui franchissent aisment de grandes distances et mme les barrires du temps. Avec
un nombre limit de phonmes, la langue assure un nombre infini de significations. En dcompo
sant la transmission en multiples units, elle articule la pense et prcise les modalits des
changes.
Rappelons les six fonctions de base que distingue Jakobson.
1 la fonction dnotative, cognitive, rfrentielle qui oriente le message vers le contexte
2 la fonction expressive ou motive centre sur le destinateur et qui vise une expression di
recte du sujet l'gard de ce dont il parle >
3 la fonction conative, centre sur le destinataire et qui rpond grammaticalement au vocatif ou
l'impratif
4 la fonction phatique qui sert essentiellement tablir, prolonger ou interrompre la communi
cation, vrifier si le circuit fonctionne
5 la fonction mtalinguistique par laquelle les locuteurs s'interrogent sur le code
6 la fonction potique. 4
La Mutation des signes

126

Ren Berger

L'intrt de ces distinctions est moins d'tablir une typologie rigoureuse que de faire voir com
ment les fonctions dimensionnent ou conditionnent les messages. La langue ne reprend
donc pas purement et simplement en charge la communication par gestes. Les dimensionne
ments auxquels elle procde constituent un nouveau systme qui conforme le rel sa nature.
Ainsi nat la ralit-linguistique.
Chacune des fonctions que distingue Jakobson (on pourrait d'ailleurs en distinguer d'autres et
d'autre manire) constitue une dimension de la ralit-linguistique, un peu La manire dont
chacun de nos sens dimensionne nos perceptions : l'orange est pour nous la combinaison d'une
forme et d'une couleur (dimension visuelle), d'une odeur (dimension olfactive), d'une saveur
(dimension gustative).
Mme si les lments sont htrognes, les uns aux autres - aucun rapport logique entre ce qui
est vu et ce qui est touch par exemple - ils constituent finalement la totalit qu'est pour nous
l'orange. De mme, les lments qui constituent un nonc verbal, tout en se rfrant des fonc
tions diverses, finissent par constituer, eux aussi, une totalit.
Le conditionnement interne de tout systme implique que les pices du systme s'articulent entre
elles. L'information traite par la langue - nous l'avons dj relev - n'est pas toute l'information
; elle rsulte des possibilits de programmation et des conditions de fonctionnement du systme.
De surcrot - il faut sans cesse y revenir - les systmes sont des produits artificiels que les hom
mes ont invents et construits en vue de certains objectifs. La langue ne se borne pas, comme le
laissent entendre les linguistes, re-prsenter la ralit au moyen de symboles, elle vise pro
voquer, comme l'observent en particulier les sociologues, une prdisposition l'action venir.
La communication linguistique, comme toute communication, revt toujours un caractre anti
cipatoire (...), elle devance en quelque sorte les vnements.
Et l'information qu'elle fournit est une information en action et pour l'action l'origine elle n'est ja
mais un savoir pour le savoir.
Le no-nominalisme, pour qui les mots sont essentiellement des tiquettes, est rejeter : il ne
rend pas compte de la fusion caractristique de la thorie et de la praxis dans le langage, ni de ce
que la fonction premire de celui-ci est la comprhension-pour l'action et pas davantage du fait
que le langage doit tre envisag en fonction de ses diverses utilisations.*
Tout systme doit donc tre considr la fois dans son conomie interne et dans ce qu'on pour
rait appeler son conomie externe, c'est-- dire dans ses rapports avec la socit qui l'utilise.
L'unit linguistique favorise l'unit nationale et rciproquement, tout le moins le sentiment de la
communaut.
Quand le Franais dit arbre, l'Allemand dit Baum , ils oprent l'un et l'autre selon un rituel
diffrent. Loin d'tre abstraite, la communication verbale correspond une matire phonique que
chaque langue traite diffremment en rapport avec le systme phonatoire des usagers; d'o le
sentiment de communion buccale et, plus largement, de communion physiologique qu'on retrouve
chez ceux qui parlent la mme langue.
Les concepts eux- mmes, loin d'tre purement abstraits, se constituent par un long apprentissage
au cours d'expriences nombreuses et rptes avec ceux qui ont appris la mme langue d'o le
sentiment d'vidence naturelle qui se produit quand la pense trouve se formuler par les mmes
mots.
La langue finit par tre plus qu'un instrument de communication, plus qu'un cadre de rfrence ou
d'changes, elle devient le lieu mme dans et par lequel les usagers sont appels exister, une
extension la fois matrielle, physiologique et conceptuelle du corps social.
La force de cohsion propre chaque systme linguistique se renforce encore du fait que chaque
systme s'oppose un autre non moins solidement structur.
Tout comme le caractre diffrentiel semble bien tre le fondement de la langue, le caractre
diffrentiel semble aussi tre le fondement des langues.
La Mutation des signes

127

Ren Berger

Opposition la fois conomique et technique, double pendant longtemps (aujourd'hui encore)


d'une opposition axiologique. Ces traits se sont fortement accentus avec l'imprimerie, comme le
fait observer Marshall McLuhan dans ses thses l'emporte-pice
Psychologiquement, le livre imprim, prolongement du sens de la vue, a intensifi la perspective
et le point de vue fixe (...).
Socialement, le prolongement typographique de l'homme a fait apparatre le nationalisme,
l'industrialisme, les marchs de masse, l'alphabtisation et l'instruction universelle (...)
L'uniformit et le caractre rptitif de l'imprim ont imprgn la Renaissance de l'ide que le
temps et l'espace sont des quantits continues et mesurables.5
La langue a longtemps constitu l'appareillage le plus perfectionn mis au point par les commu
nauts pour rgler leur activit, mais aujourd'hui les nouveaux media qui se propagent sont en
train de procder une opration d'englobement.
Les fonctions de la langue sont elles-mmes en train de changer. La vitesse et les modalits de la
transmission transforment la communication.
* Jos L. Aranguren, Sociologie de l'information, Paris, Hachette, 1967, coll. l'Univers des con
naissances. N 19, p. 31. A noter, mme s'il s'agit d'une nuance, que les utilisations dont parle
Aranguren ne se confondent pas avec les fonctions que distingue Jakobson. Le sociologue met
l'accent sur la praxis que le linguiste tend, sinon ignorer, du moins considrer comme secon
daire
3. Jean Piaget, Psychologie et pdagogie. Paris, d. Denol, 1969, coll. Mdiations N 59, p. 51
52.
4. Roman Jakobson, Essais de linguistique gnrale. Paris, Editions de Minuit, 1963, coll. Argu
ments N 14
5. McLuhan, Pour comprendre les media, op. cit., p. 194-198 et McLuhan et Quentin Flore, The
Medium is the Massage. An Inventory of Effects. New York. Bantam Books, 1967

La Mutation des signes

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Ren Berger

LA TRANSMISSION DES MESSAGES pp. 198-200


Pendant des millnaires, les messages sont alls au pas du marcheur, tout au plus du coureur, au
galop du cheval en cas d'urgence. Pendant des sicles, la communication se maintient pratique
ment en circuit ferm l'information circule peu et lentement son cot lev la met aux mains des
puissants qui ont seuls les moyens de l'mettre et de la recevoir.
Aprs l'invention de l'imprimerie, qui produit la premire communication srielle, la grande
presse cre, vers le milieu du XIXe sicle, la premire communication de masse. C'est elle
qu'est due la notorit des exploits techniques, tel le vol de Louis Blriot le 25 juillet 1909 elle
qu'est d, presque autant qu'aux pionniers, l'tonnant engouement dont l'aviation fut l'objet ds sa
naissance.
Le tlphone permet pour la premire fois depuis quelques dcennies de converser personnelle
ment distance : l'intonation, le dbit, les accents font partie du message dont ils activent
l'affectivit.
En transmettant, en 1912, les appels de dtresse du Titanic, la radio provoque - l'expression s'est
accrdite comme le phnomne lui-mme - une motion considrable dans le monde entier.
Ainsi le tlphone et la radio sont l'origine, non seulement d'une acclration du message, mais
d'un changement de la conscience rceptrice qui se dcouvre des dimensions et des modalits
insouponnes auparavant.
Tout rcemment enfin, la tlvision convie quelque 600 millions de spectateurs assister en di
rect au premier dbarquement de l'homme sur la Lune. Depuis l'alphabet et le livre imprim, la
grande presse, la radio, la tlvision bouleversent la communication mais c'est encore la photo
graphie, le cinma, le magntophone, le disque, le magntoscope qu'il faudrait citer ; sans omet
tre l'automobile, l'avion, le tourisme qui sont leur manire - nous l'avons vu - des mass media.
Trois remarques suffiront faire le point:
1 peu nombreuses, lentes et difficiles, les communications deviennent depuis un sicle trs
nombreuses, trs rapides, au point qu' la limite (et la limite est atteinte) l'vnement et la vision
de l'vnement concident (compte tenu que le message tlvis se dplace la vitesse de la lu
mire, 300'000 km/seconde, soit une seconde et quart pour franchir la distance de la Lune la
Terre);
2 le nombre sans cesse croissant d'appareils de tlvision, la diffusion imminente et gnralise
par satellites, font que l'information est dsormais susceptible de toucher le monde entier en
mme temps. Il ne s'agit plus d'une mtaphore, la manire des trompettes de la renomme qui,
au dire des potes, faisaient retentir la terre entire il s'agit d'une ralit techniquement au point;
3 la multiplication des moyens de transport et l'abaissement du cot font qu'il est possible de se
dplacer de plus en plus rapidement dans un rayon de plus en plus large. A la limite - il s'agit
d'une situation encore hypothtique - on en vient penser que la transmission des messages et la
transmission des hommes s'opreront de la mme faon, la mme vitesse... L'impossibilit de
tlgraphier, d'un endroit l'autre, le modle d'un homme, crit Norbert Wiener, est due proba
blement des obstacles techniques, en particulier la difficult de maintenir en vie un organisme
au cours d'une reconstitution complte. Elle ne rsulte pas d'une impossibilit quelconque de
l'ide elle-mme. Quant au problme de la reconstruction totale de l'organisme vivant, on a peine
en imaginer une plus radicale que celle subie effectivement par le papillon au cours de sa m
tamorphose. Si j'ai exprim ces ides, souligne expressment l'auteur, ce n'est pas dans le dsir
d'crire un rcit d'anticipation scientifique avec la possibilit de tlgraphier un homme, mais
parce que cela peut nous aider comprendre que l'ide matresse de la communication est la
transmission des messages.6
Ce qui donne toute leur rsonance ces propos tirs du mme chapitre, Organisme et message :
l'individualit biologique de l'organisme semble reposer sur une certaine continuit de processus,
et dans le souvenir que l'organisme possde de son dveloppement pass. (...)

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'organisme s'oppose au chaos, la dsintgration, la mort, tout comme le message au bruit.


Toutes sommaires et partielles qu'elles soient, ces trois observations nous permettent dj de d
gager un phnomne important de mme que la communication par la langue ne prolonge pas
celle par le geste, de mme la communication de masse ne prolonge pas la communication lin
guistique elle l'enveloppe dans un nouvel ensemble qui restructure le champ, les usagers et leurs
rapports rciproques.
L'volution n'est jamais linaire elle procde en spirale, par paliers successifs, sinon par sauts.
6. Norbert Wiener, Cyberntique et socit, op. cit., p. 128-125

La Mutation des signes

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Ren Berger

LE DISCOURS : UN ITINRAIRE ACCIDENT pp. 200


Quand j'assiste au lever du soleil et que je suis seul, je ne dis pas soleil se lve en gnral, je
me contente de contempler le spectacle ma perception ou ma contemplation restent en de de
la pense formule.
En revanche, quand je m'adresse quelqu'un, quand je me mets en instance de communiquer (ce
qui montre bien, soit dit en passant, le caractre d'intentionalit et d'anticipation de la langue sous
sa forme large de collaboration sociale), je dis ou j'cris le / soleil / se lve, choisissant les mots
susceptibles de transmettre par leur assemblage la reprsentation mentale du lever du soleil.
En disant tout d'abord le soleil, j'emploie un concept qui le distingue d'autres concepts (lune, ar
bre) simultanment, j'enchane trois syllabes qui dcoupent une tranche sonore, distincte
d'autres tranches: le / so / leil.
A cette premire tape, diffrentes directions se proposent : le soleil est rouge le soleil brille - le
soleil chauffe - etc. Mais, ds le moment o j'ajoute le soleil se..., seules se dessinent les direc
tions compatibles avec la voix pronominale.
La correction de trajectoire effectue, plusieurs suites possibles se prsentent, telles : le soleil se
couche, se lve, se cache, s'embrase, se ternit, etc. Si la phrase se poursuit par le jour point, les
probabilits de se ternit, se cache, diminuent au profit de se lve qui confine la quasi
certitude.
La communication verbale procde au moyen d'oprations partielles et discontinues l'intrieur
d'un camp dont l'information est rgle par un facteur de probabilit.
A chaque tape du discours ont lieu une mise au point, une estimation et une vise qui permet
tent, d'une part, d'liminer les trajectoires trangres l'objectif, de l'autre, d'assurer les relais
pour l'atteindre.
Les relais sont donc constitus par des parcours intermdiaires qui, tout en s'cartant de la trajec
toire, finissent par conduire au but.
La transmission verbale obit aux rgles du tir indirect la reprsentation que vhiculent les mots
et les sons n'est ni globale ni directe le code linguistique implique une suite d'oprations com
plexes qui s'accomplissent dans la chane parle.
Ces considrations n'auraient qu'un intrt thorique si les mass media n'taient pas en train de
changer fondamentalement la situation.
Encore faut-il comprendre que les modes de communication nouveaux ne se bornent pas pren
dre la relve.

La Mutation des signes

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Ren Berger

DU TRADUCTEUR A LA MACHINE A TRADUIRE pp. 200-205


Le soleil se lves. L'entente est immdiate entre usagers du franais. Qu'en est-il quand on va
l'tranger? Il suffit de changer de code: die Sonne geht auf si l'on est en Allemagne ; the
sun is rising en Angleterre ou aux tats-Unis. On aurait nanmoins tort de croire une simple
opration de transcodage.
Chaque langue n'est pas seulement un ensemble de symboles obissant des rgles; elle est
aussi un ensemble de comportements lis des phnomnes physiologiques, psychologiques,
conomiques. C'est une opration difficile, qui exige un long apprentissage; c'est une opration
coteuse, la fois par le temps et le travail qu'elle exige du traducteur, par le temps et le travail
requis pour sa diffusion. Lie aux conditions culturelles, elle l'est non moins aux conditions socia
les et politiques. Paul Hazard observe dans La Crise de la Conscience europenne que
l'hgmonie de la France entrane au XVIIe sicle un rayonnement qui fera longtemps autorit
dans tous les domaines : Tant et tant que pour l'aristocratie intellectuelle de l'Europe, les traduc
tions ne sont mme plus ncessaires, et que le franais tend devenir la langue universelle.7
C'est galement le genre de vie de la socit franaise qui s'impose, non par pression, non par
contrainte, mais par une sorte de mouvement qui entrane un consentement universel. La langue
transcendantale n'est pas seulement celle qui se rpand et se promne dans toutes les catgo
ries, pour reprendre l'expression de Bayle, elle est beaucoup plus profondment le modle de la
communaut ou de la socit europenne, l'opinion leader qui configure les faits, les gestes, et
finalement l'histoire.
Faire l'histoire, expression grossire dans son approximation, mais qui met en lumire le fait que
l'hgmonie politique tend modeler la fois les faits de civilisation et les faits d'expression.
C'est aujourd'hui au tour de l'anglais de devenir la langue transcendantelle (au point que les
billets d'avion, mme Orly, sont libells en anglais, comme dans la plus grande partie du
monde).
La primaut linguistique se traduit sur le plan de l'mission (ce qui est produit en anglais tend de
plus en plus tre traduit dans les autres langues); sur le plan de la transmission (les tats-Unis
s'efforcent sans cesse de rendre leurs rseaux de communication plus denses, plus divers, plus
rapides, plus efficaces), sur le plan de la rception (l'anglais multiplie les moyens de traduire ce
qui est mis ailleurs et dont il y a lieu de tirer parti). Autant de pressions qui modifient les syst
mes environnants.
Etiemble a beau s'insurger, le franglais dferle irrsistiblement : aprs week-end dj si fami
lier, c'est la vague des termes techniques quoi rien n'chappe, de la gestion de l'entreprise
l'ordinateur en passant par la mdecine. Marketing, management, leasing, time sharing,
stress, check-up, pacemaker, etc.
La traduction ne se borne pas assurer le franchissement des frontires linguistiques; an ou
science, elle est lie au sort global de la communaut ou du groupe qui dtient le pouvoir de dci
sion et, partant, l'initiative politique, conomique et sociale. En dpit de ce que laisse entendre no
tre tradition humaniste, on ne traduit pas seulement pour connatre les chefs-d'uvre trangers,
ou pour dlier son esprit, on traduit d'abord et surtout pour agir. La traduction, comme la lan
gue, rpond un besoin stratgique. Reste voir comment elle rpond au dfi de notre informa
tion gnralise et acclre.
Diffrents dispositifs et expdients ont t invents, tel le Basic English. De quoi s'agit-il? Cha
que langue comporte des noncs en nombre infini, mais les relations auxquelles elle donne lieu
sont en nombre limit, tout au moins dans une situation ou un ensemble de situations donns. La
basification consiste mettre au point dans chaque langue un systme de relations de base qui
permettent de garantir au message circulant de l'une l'autre le degr d'quivalence maximum
dtermin partir de la plus grande frquence d'occurrences. Qu'il soit amricain, franais, alle
mand ou russe, le basic se prte particulirement aux usages simples, la traduction de mes
sages univoques tels les messages de type scientifique ou informatif.
La Mutation des signes

132

Ren Berger

A ct du basic, la traduction simul- tane semble avoir rponse tout. On connat ces installa
tions, fixes ou volantes, dont sont quipes les institutions internationales, l'ONU, l'UNESCO, le
Conseil de l'Europe, ou que certaines maisons installent l'occasion de confrences, de collo
ques, de congrs importants : d'un ct, moiti dissimules, les cabines des traducteurs; de
l'autre, les couteurs boutons qui permettent aux participants de suivre l'expos des orateurs
dans leur propre langue.
Solution combien lgante qui permet thoriquement de supprimer les barrires linguistiques. A
condition - et le terme revt, pour qui a quelque exprience de la chose, une importance dcisive condition d'avoir des traducteurs hautement qualifis et de disposer d'installations techniques
parfaitement au point.
Or, si celles-ci sont en gnral d'une fiabilit satisfaisante (encore que les pannes ne manquent
pas !), ceux-l sont difficiles trouver; leur formation et leurs services reviennent trs cher. En
treprise mi-humaine, mi-mcanique, la traduction simultane est rserve aux institutions ou aux
entreprises qui en ont les moyens et qui s'en tiennent un nombre limit d'interlocuteurs. Il est
hors de question que son usage se gnralise.
C'est sans doute pour remdier ce caractre hybride que la cyberntique s'efforce de mettre au
point la machine traduire dont les premiers rsultats sont la fois dconcertants et prometteurs.
Thoriquement, le problme est simple. Supposons que l'on puisse confier l'ordinateur toutes les
probabilits d'occurrences d'un mot ou d'une suite de mots, il est vident qu'il sera en mesure de
traduire sans dfaillance; sous rserve que la mise en mmoire s'tende tout le dictionnaire...
Il suffira alors d'appuyer sur le bouton; mais, contrairement au slogan de Kodak, qui ajoute
...nous faisons le reste, les chercheurs se sont rendu compte que la traduction est impossible
sans une thorie acheve du langage et que celle-ci n'existe pas, du moins pas encore.
D'o l'laboration de modles oprationnels laquelle ils travaillent.
Selon Melcuk, la stratgie gnrale consiste en ceci : d'abord, chaque mot de la phrase, on ap
plique toutes les hypothses sur ses relations syntaxiques possibles - c'est--dire qu'on relie hypo
thtiquement ce mot tous les mots auxquels il est susceptible, en principe, d'tre reli.
On obtient ainsi un ensemble de structures hypothtiques; ces structures sont systmatiquement
vrifies du point de vue des conditions gnrales auxquelles doit satisfaire une structure syntaxi
que correcte dans la langue donne.
Ces conditions jouent le rle de filtres qui ne laissent passer que les structures correctes. On choi
sit comme structures correctes, seulement celles qui satisfont tous les impratifs. Aussi appellet-on cette mthode la mthode des filtres .
Les chercheurs doivent mettre en vidence et formuler toutes les lois gnrales selon lesquelles
sont construites les propositions dans la langue donne. Un tel rsultat se rvle fort intressant
pour la syntaxe usuelle .
De plus, l'algorithme gnral est, dans son principe, trs simple ; il s'exprime par une srie de lis
tes, numrant toutes les conditions requises en vue d'une structure syntaxique correcte ; si toutes
ces listes sont justes, l'algorithme gnral garantit une analyse correcte de n'importe quelle
phrase, si complexe soit-elle, car toutes les structures possibles sont examines.8
7. Paul Hazard, La crise de la conscience europenne, 1, 1680-1715. Paris, Gallimard, 1968, coll.
ides nrf N 173, p. 86
8. Les renseignements dont je fais tat sont principalement tirs de Linguistique et traduction
automatique, d'l. A. Melcuk, Revue internationale des sciences sociales, Linguistique et com
munication, vol. XIX, N 1, 1967, p. 80

La Mutation des signes

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Ren Berger

QUAND LA COMMUNICATION CHANGE pp. 205-210


Que se passe-t-il en effet quand l'information exige, comme c'est le cas aujourd'hui, de transmet
tre les nouvelles au plus grand nombre de destinataires, le plus rapidement et le meilleur march
possible? Elle peut augmenter et acclrer son rythme de production, augmenter et acclrer son
rythme de distribution. C'est ce qui se produit avec la presse grand tirage qui compte par mil
lions d'exemplaires et qui comprend - pour la plupart des journaux en tout cas - plusieurs ditions
quotidiennes. Mais, si bas que soient le prix du papier et son poids, si rapides les moyens de
transport (qui vont encore, notons-le, du vendeur pdestre au cycliste, au jumbo jet) la presse,
comme le livre, reste un objet crit qui recourt une langue particulire et qui de ce fait est con
tenu par les frontires de cette langue. Certains journaux et priodiques remdient cette situa
tion en publiant des traductions. Pour pallier la limitation des frontires linguistiques et la relative
lenteur du message verbal, la presse recourt encore la photographie.
Changement capital. La communication photographique est exempte de concepts; elle propose
une image globale dans laquelle, aprs un balayage rapide du lecteur, s'bauche un message re
lativement diffus. Au contraire de la langue, qui s'articule en squences et en phrases, qui se d
veloppe donc dans le temps, l'image s'offre de prime abord comme un champ dans lequel nous
pntrons, non plus par tapes et par vises successives, mais par des oprations
d'ensemblification et de mise au point quasi instantanes. Aussi le message photographique
n'est-il jamais seul dans la presse; une lgende en explicite toujours la signification. D'une part,
l'image a un impact qui agit presque instantanment sur le lecteur, quelque communaut lin
guistique qu'il appartienne; de l'autre, le texte ordonne l'image selon l'intelligibilit propre la lan
gue du destinataire. Il se produit donc, de l'image l'imprim et de l'imprim l'image, un double
mouvement qui, la fois, acclre la communication et la modifie. Nous sommes tellement ha
bitus au procd que c'est peine si nous nous rendons compte de certains de ses effets.
Cette photographie parue dans la presse rappelle singulirement le thme de l'iconographie chr
tienne dans lequel on voit Jsus bnir l'un de ses fidles ou le non moins frquent Noli me
tangere... Le titre de l'article fait table rase de nos rminiscences : Universit de San Francisco.
L'aumnier embarqu avec les tudiants... A l'occasion des nouveaux dsordres qui se sont pro
duits l'Universit d'tat de San Francisco, rapporte le journaliste, parmi les arrts on remar
que l'aumnier du collge, Jerry Pederson, droite sur notre photo, au moment o un policier
l'immobilise en lui serrant le cou l'aide de sa matraque.
Or, si la presse prvient gnralement les courts-circuits, la publicit en tire profit en ajustant
communication verbale et communication graphique ses propres fins. Demandez-vous, en ca
chant l'image, quelle est cette brune lgre pour vivre intensment. L'image dcouverte, la ci
garette vous donne la rponse. Dnotation et connotation se confondent : la cigarette au tabac
brun devient la jeune fille aux cheveux bruns comme celle-ci se mtamorphose en cigarette la
faveur de l'inscription quivoque en oblique et du saut que fait le jeune homme sous le coup de la
rvlation... On peut encore faire l'exprience du dessin humoristique dont on masque la lgende
et qu'on dcouvre aprs en avoir imagin soi-mme une. La communication graphique et la
communication verbale ne rsultent pas de l'addition des deux moyens; elles proposent effective
ment une communication d'un nouveau type dont les journaux, les magazines, les bandes dessi
nes, les prospectus, les affiches, les enseignes font amplement usage.
Qu'advient-il de l'information quand sa vitesse augmente au point de dfier la traduction simulta
ne et l'hybridation texte-image dont la limite est assez vite atteinte? L'acclration de
l'information ne s'accomplit pas, comme on pourrait l'imaginer, par l'acclration de la production
et de la diffusion des messages imprims ou par l'acclration de la traduction : la communica
tion verbale et/ou iconique se transforme en image tlvise.
La visualisation cintique au second degr produit un tlenvironnement gnralis. C'est une
mutation qui a lieu. On objectera que l'image, ft-elle en mondovision, ne change rien
l'autonomie du systme linguistique.

La Mutation des signes

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Ren Berger

La diffusion du premier dbarquement sur la Lune, qui s'adressait en direct quelque 600 mil
lions de tlspectateurs, a t commente dans la langue de chacun des pays rcepteurs. Prenons
nanmoins garde ce que nous en concluons!
D'une part, c'est un fait que les images ont t les mmes pour tous et qu'elles sont arrives tous
les destinataires dans le mme moment. D'autre part, c'est un fait que les commentateurs
s'exprimaient chacun dans son systme linguistique propre. En rester l serait nanmoins mcon
natre la nature nouvelle du fait qui merge : quand un vnement a une origine verbale, comme
c'est ordinairement le cas, et comme cela a presque toujours t le cas jusqu'ici, tout ce qui a trait
cet vnement est conu, transmis, diffus, expliqu, comment en fonction du statut verbal qui
lui a donn l'existence et qui s'tablit dans et par la langue; mais quand l'vnement a, comme ce
fut le cas lors de la transmission du dbarquement sur la Lune, une origine tlvisuelle, les lan
gues des rcepteurs respectifs ne suffisent plus en rendre compte et les images, dbordant le
traitement du commentaire, entranent un nouveau statut du message dans lequel tout ce qui est
conu, transmis, diffus, expliqu ressortit l'image en mouvement qui en est le principe.
Traditionnellement, le commentaire s'est exerc presque exclusivement sur des textes : gloses,
scolies, exgses, interprtations, etc. En revanche, le commentaire tlvis s'exerce sur des
images, partir d'une information non pralablement linguistifie, et dont l'mission en direct
met le commentateur le plus volubile, le speaker le plus dli, dans l'impossibilit de verbaliser
au fur et mesure.
Le phnomne est nouveau. Au dire des linguistes, les structures de la langue ne changent que
fort peu, trs lentement, et selon des modalits qu'elles doivent d'ailleurs plus leur conomie in
terne qu' des actions extrieures : Le systme phontique et le type fondamental sont conser
vateurs l'extrme, observe Sapir, quoique les apparences y contredisent (...) Le dsir de main
tenir le systme, la tendance contrebalancer une infraction ce systme par une suite compli
que de transformations supplmentaires, dure parfois pendant des sicles, ou mme pendant un
millnaire...9
On peut nanmoins se demander si les conditions des nouveaux media, en particulier les infor
mations visuelles, ne sont pas en train de modifier cet tat de choses. A la tlvision, c'est d'abord
l'image en mouvement qui est le donn, et mme si le commentaire continue de passer par les
formes linguistiques, le spectateur suit l'mission, sans doute en accord avec les explications ver
bales, mais d'abord sur le fond continu des images auxquelles il est d'autant plus sensible qu'elles
ne sont et ne peuvent tre que partiellement verbalises.
On l'a bien vu lors du premier dbarquement sur la Lune qui a subi, on s'en souvient, plusieurs re
tards successifs. Dans tous les studios, les commentateurs ont eu affronter des blancs, des
trous qu'on pourrait corn- parer des pannes de programme et auxquelles ils n'taient pas pr
pars. Et pour cause! Que s'est- il produit? La machine verbale s'est partout grippe, parfois
emballe, les mots cherchant vainement, force de rptitions, d'hyperboles, combler l'attente
devant l'cran bant : Les images vont arriver d'ici quelques minutes... Houston nous annonce
un nouveau retard... Prenez patience... C'est la premire fois dans l'histoire de l'homme... Exploit
extraordinaire... Non, les images n'arrivent pas encore... etc. devant l'cran d'autant plus dvo
rant qu'il restait vide... Et lorsque le pied, puis la jambe de Neil Armstrong sont apparus, les spea
kers les plus bavards ont tous peu ou prou imit celui de la TV polonaise nous ne ferons aucun
commentaire, l'instant est trop poignant.
A partir de quoi l'on se demandera si la langue, mise sans cesse au contact de l'image (d'une
image, prcisons-le, qui sort tout fait de son rle traditionnel d'illustrer un texte ou la parole),
restera intacte. L'on peut difficilement se refuser voir que les nouveaux moyens, en
englobant le systme en vigueur, transforment l'ensemble du champ de la communication. Les
notions d'auteur, de lecteur, voire de public, qui suffisaient jusqu'ici, sont concurrences par
toute une srie de nouveaux termes, auditeur, tlspectateur, destinataire, destinateur,
qui attestent que la communication n'appartient plus exclusivement l'crit ou l'imprim.

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Les problmes qui la concernent relvent d'une nouvelle approche que semblent mieux recouvrir
encore les termes gnriques d'metteur et de rcepteur. Ds que le concept est confront
rgulirement l'image, c'est l'occasion pour le tlspectateur de prendre conscience d'une cer
taine insuffisance du premier par rapport la seconde.
La communication verbale se compose d'oprations discursives qui s'ajustent d'tape en tape;
instrument de mise au point, le concept fonctionne partir d'une situa- tion tablie. L'image a non
seulement un effet global, mais elle possde une qualit de sur- gissement lie la situation en
train de s'tablir, avec tous les accidents qu'implique ce qui n'est pas encore accompli. Pensons
l'instant historique o, l'il riv l'cran de tlvision, le monde entier attendait d'assister au
splash down d'Apollo 11, vainqueur de la Lune. Peu avant l'heure prvue, les images ont brus
quement cess, panne inexplicable, rptaient les speakers.
La transmission avec le navire Hornet soudain interrompue, des centaines de millions d'crans ne
furent plus qu'une agitation de petits points traverss de brusques clairs, l'quivalent visuel de la
friture radiophonique puis quelques parties se sont mises griser, d'autres s'claircir, et tout
coup l'on a vu que les ombres tremblantes se muaient en marins : la transmission tait rtablie
avec le Hornet.
L'image passe par un tout autre processus que la discursivit verbale. En oprant dans l'instant,
par la distinction figure-fond, elle comporte une immdiatet qui prvient la dissociation du temps
et de l'espace laquelle procde la langue l'analyse linaire est remplace par l'impact global.
C'est au cinma que l'impression de ralit est la plus forte. De fait, quiconque entre dans une
salle obscure, perd le contact avec la ralit extrieure aussi bien qu'avec ses plus proches voi
sins, seul compte ce qui se passe sur l'cran, observe Christian Metz 10.
Le cinma l'emporte sur la photographie parce que, selon l'auteur, il est seul pouvoir injecter,
dans l'irralit de l'image, la ralit du mouvement, et raliser ainsi l'imaginaire jusqu' un point
jamais encore atteint. Mais quand le cinma n'existait pas? Question moins absurde qu'il ne pa
rat. Pendant longtemps, c'est au roman qu'on attribuait le mrite de raliser l'imaginaire jusqu'
un point jamais encore atteint, aussi longtemps tout au moins que dominait la communication
verbale.
Si donc l'imaginaire trouve particulirement se satisfaire de nos jours au cinma, selon Chris
tian Metz, ne convient-il pas d'observer qu'il s'agit, non pas de l'imaginaire en gnral, mais d'un
certain imaginaire reli au medium particulier qu'est prcisment le cinma? II n'existe sans
doute pas plus de ralit la plus forte qu'il n'existe d'impression la plus forte sinon l'intrieur
d'un systme de communication dtermin. Il faut vraisemblablement en conclure que plusieurs
sortes de ralit coexistent de nos jours. Et l'impression de la ralit la plus forte semble bien ap
partenir la radio et la tlvision quand elles mettent en direct. Mieux vaut d'ailleurs renoncer
ce genre de comparaison.
Chaque systme de communication a sa complexit propre qui contribue la complexit gn
rale en cours.11
9. Edward Sape, Le Langage, introduction l'tude de la parole. Paris, Payoi, 1967, coll. Petite
bibliothque Payot N 104, p. 184-179.
10. Christian Metz, Essais sur la signification au cinma. Paris, Editions Klincksieck, 1968, col
lection d'esthtique, N3, chap. I.
11. Au sens cyberntique dfini par Robert J. Van Egten dans Automation et cyberntique: La
complexit d'un systme n'est nullement fonction du nombre des lments constitutifs, ni du vo
lume qu'il occupe dans l'espace, ni du nombre de dimensions de cet espace, mais bien du nombre
d'tats que peut prendre le systme, ce qui revient dire de la quantit d'informations que contient
le systme. In Le dossier de la cyberntique, utopie ou science de demain dans le monde
d'aujourd'hui? Verviers, Ed. Grard & Co., coll. Marabout Universit, N 150, p. 134.

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CHAPITRE VIII
UNE DIMENSION NOUVELLE : LA DIFFUSION DE MASSE
pp. 211-212
Une dimension nouvelle la diffusion de masse Au moment o les hommes mettent le pied sur la
Lune - vnement incroyable, inou il y a vingt ans encore, tenu pour impossible pendant des mil
lnaires - journaux, magazines et speakers s'accordent rpter : la Lune vaincue..., victoire sur
la Lune..., conqute de l'espace... L'esprit guerrier se maintient dans un vocabulaire toujours vi
vace. Quelque exceptionnel que soit l'vnement, il n'entrane pas ncessairement des effets ex
ceptionnels.
Sa configuration reste lie aux conditions qui en assurent la transmission et en avalisent la con
naissance. Sa mise en forme implique moins une adquation la nouveaut de l'exprience qu'au
modle d'intgration en vigueur dont la langue est l'instrument privilgi.
Dans bien des cas nous sommes amens voir dans la nature des entits agissantes fictives,
pour la simple raison que la forme de nos phrases exige que nos verbes, s'ils ne sont pas
l'impratif, soient prcds d'un substantif. Nous sommes obligs de dire en anglais it flashed
ou a light flashed (il y a eu un clair), crant ainsi un agent it (cela), ou a light (une lumire)
pour raliser ce que nous appelons une action : flash (clair).
Mais en l'occurrence l'clair et la lumire ne font qu'un il n'y a rien qui fasse quelque chose, de
mme qu'il n'y a aucune action. Le Hopi dit simplement rehpi; il peut avoir des verbes sans sujet,
ce qui donne cette langue le pouvoir, en tant que systme logique, de comprendre certains as
pects du Cosmos.1
D'o la conclusion, apparemment tmraire, de l'anthropologue amricain : Un changement de
langue peut transformer notre conception du Cosmos.
Notre savoir rsulte finalement de la faon dont telle socit tablit les conditions dans lesquelles
la ralit fait problme. Hors de cette positivit, les phnomnes n'existent tout bonnement pas ils
n'ont pas de nom.
On aurait nanmoins tort de confondre positivit et ralit : la premire est affaire de rgles et de
pratiques, au sens large, d'institutions elle recouvre ce sur quoi l'on peut poser, compter, qui est
assur, constant (Littr).
On peut ds lors se demander si l'avnement des mass media n'est pas en train de bouleverser les
conditions de la mise en forme du savoir et, partant, notre savoir.
Un changement de langue a peut- tre dj commenc l'chelon plantaire. Dj les
aberrations chappent la rpression dj les dvia- tions indiquent de nouvelles voies.
Apparaissent des phnomnes qui, pour tre fuyants, n'en sont pas moins dcisifs, phnomnes
pr-, inter-, para- ou infra-scientifiques dont le propre est de se drober lobjet de connais
sance et au savoir tablis.
A l'intrieur de la socit se multiplient les groupes et les individus <(aberrants que la socit
ignore, ou tolre, pour les dcouvrir ou les rprimer selon les circonstances.
Il ne s'agit pas d'ouvrir la recherche n'importe quelle fantaisie ; il s'agit de ne pas la fermer ce
qui chappe la positivit en cours.
1. Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, les origines de la smiologie. Paris, Edi
tions Denol, Gonthier, 1969, coll. Mdiations grand format, p. 204

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UNE EXPRIENCE INTERSTITIELLE EN RENTRANT DU MIDI pp. 212-219


C'est par millions que Franais et trangers circulent en voiture aux mois de juillet et aot. Ce qui
est, pour le gouvernement franais aussi bien que pour la gendarmerie, l'objet de nombreux
problmes.
Mais, pour ceux qui remontent de la Cte par exemple, que se passe-t-il ? Apparemment rien
de plus que le voyage qui conduit les vacanciers de la mer leur domicile, disons de St-Tropez
Genve, par des routes secondaires (en partie), ou nationales (la fameuse N7 jusqu' Avignon)
halte pour voir l'exposition du Festival ; nuit dans un motel pour couper le voyage dpart le lende
main par l'autoroute jusqu' Valence de nouveau la nationale en direction de Grenoble...
A ce point, le lecteur se demandera s'il ne s'est pas tromp de feuillet, ou l'auteur de direction.
Que vient faire ici cette vocation, si c'en est une, et dont il n'a, lui, que faire ?...
C'est juste, et je m'en excuse mais il est difficile d'aborder les lisires de la positivit sans changer
d'criture. Telle qu'elle se pratique d'ordinaire, celle-ci situe en effet d'emble la pense un ni
veau d'objectivit qui rpond au dcoupage en problmes et dont la fonction est prcisment
de transformer la matire parse en objets.
Or, ce qu'il convient d'interroger, c'est moins ce que retient notre dcoupage en objets et en pro
blmes que ce qui passe au travers et quoi je donne, pour cette raison, le nom d'exprience in
terstitielle. Au risque de certaines notations que d'aucuns prendront pour des excentricits.
Le dos bien cal contre le dossier, je regarde l'asphalte gris que partage la ligne jaune au milieu
de la chausse. De part et d'autre de la voiture apparaissent des arbres, des rochers, et beaucoup
de panneaux que je me mets observer plus assidment quand vient l'heure du djeuner...
Pour le moment, j'aime poser les yeux sur les pins, les chnes-liges, les gents. Encore
soixante-dix kilomtres jusqu' Avignon il fait chaud je consulte de temps en temps le compteur
de vitesse quatre-vingt-dix, cent, cent dix je suis bien dans la limite prescrite et qui m'est rappele
tous les deux ou trois kilomtres, je crois.
Ce qui n'empche pas plus d'une voiture de me dpasser, et moi de m'indigner en prenant cha
que fois ma femme tmoin... A quoi bon limiter la vitesse ? Il faudrait un systme de sur
veillance beaucoup plus efficace... C'est comme a qu'on provoque les accidents...
Ai-je vrifi l'huile avant de partir ? Et l'eau ? A voir quand je ferai le plein sans trop tarder
d'ailleurs ; l'aiguille indique que la rserve est prs de s'puiser. Je n'ai pas fait vrifier les pneus
non plus insouciance.
Et pourtant il a fait chaud St-Tropez. Brusquement je me souviens de l'horrible accident que
nous avons vu l'anne prcdente tout prs de Brignolles deux voitures embouties, les morts sur
la route je n'ai pas os regarder en passant.
Le moteur tourne, une bonne petite voiture, cette 204.
Tu voudrais des fruits? C'est ma femme que je m'adresse. Voil un moment que dfilent les
talages de pches et de melons au bord de la route...
Menus faits, combien insignifiants, que pourraient aussi bien numrer cent mille, deux millions,
cent millions d'automobilistes, avec des variantes, bien sr, en remplaant par exemple les pins
par des cactus, les chnes-liges par des lions ou des lphants (pourquoi pas? Le safari est de
venu article de consommation), ou par les stations d'essence...
Mais c'est cela, prcisment, qui compte l'exprience que font des centaines de mille, des mil
lions d'automobilistes de faon quasi permanente sans qu'aucun prouve vraiment le besoin de lui
accorder une attention particulire et dont aucun ne garde de souvenir ( part les arrts, pique-niques, djeuners et, soyons justes, les curiosits qu'on a visites).
Se dissolvent les gestes semi-automatiques, les mouvements de pense, dcisions, rflexions, les
sentiments, les observations, tout le mcanisme de la conduite, qui nous occupe des heures du
rant :
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regarder le tableau de bord, appuyer sur l'acclrateur, freiner, embrayer, dbrayer, ralentir au
virage, redresser la voiture, regarder dans le rtroviseur, contempler le paysage, faire le plein
d'essence, tourner le bouton de la radio, couter les nouvelles (Moyen-Orient, la situation
s'aggrave un nouveau raid des gyptiens sur le canal de Suez riposte isralienne) ; le bavardage
dans l'automobile ; toute la gesticulation qui met en uvre muscles et rflexes pour interprter les
signes et les signaux : on veut me dpasser... serrons droite... devant moi, une file, il faut
ralentir... ai-je la place pour me lancer?... tout le comportement automobile qui est la fois une
suite d'actions spcifiques, innombrables et sans cesse rptes, une srie de visions, non moins
innombrables et rptes, visions longue distance quand je me laisse aller contempler le pay
sage ou rver moyenne distance quand j'observe la circulation, distance courte quand je v
rifie les indications du tableau de bord.
Jusqu'au bruit du moteur qui m'accompagne durant des heures, jusqu'au bruit des autres voitures,
des coups de klaxon, du crissement des pneus, parfois des coups de freins, qui se dissolvent...
N'y a-t-il pourtant pas quelque chose de notable dans le fait qu'au volant nous utilisons tous le
mme formulaire de gestes, selon les mmes principes ?
Nous avons tous droit aux mmes possibilits : avancer, acclrer, ralentir, dpasser, reculer;
nous subissons les mmes contraintes capacit du moteur, limitation de la vitesse, priorit de
droite, arrt au feu rouge.
Les comportements ont beau varier de cas en cas, les conditions dans lesquelles ils s'exercent
sont identiques. En tant qu'automobiliste, chacun de nous met en uvre des gestes, des penses,
des rponses, des choix, des orientations, des manuvres du mme ordre.
Est-il ds lors draisonnable de penser que s'laborent en nous, sinon un langage, du moins une
exprience et un cadre de rfrence dont le propre est de se distinguer de l'exprience et du ca
dre de rfrence non automobile?
Certaines expressions, feu vert, embrayer, dbrayer, etc., sont dj passes dans la lan
gue, mais il se pourrait que l'action du comportement automobile soit beaucoup plus profonde et
que notre positivit de pitons ou de sdentaires soit en train de se modifier.
Que se passe-t-il quand on roule sur l'autoroute d'Avignon Valence et qu'on cesse comme na
gure de traverser Orange (disparu l'Arc de Triomphe...), Montlimar (plus d'odeur de nougat, si
non ce qui reste attach au nom lui-mme dessin en lettres blanches sur le panneau bleu) et que,
l'autoroute abandonne Valence, on dcouvre que les noyers se sont substitus d'un seul coup
aux pins et aux chnes-liges (disparues, aussi, les cigales).
Dans cette exprience interstitielle (on traverse les localits, sans s'y arrter), que deviennent en
core ces informations en marge que sont prairies et maisons dont aucune ne se constitue en objet
? A l'espace qu'on arpentait depuis des millnaires se substitue la vision fuyante de l'homme qui
roule.
Comble du paradoxe, l'existence de la route semble plus explicite sur la carte qu'au volant C'est
de cette connaissance effleure, traverse, effiloche, mouvante qu'est faite notre exprience
d'automobilistes.
Mme si elle ne se distribue pas en objets, en problmes, comment ne pas en tenir compte
puisqu'elle nous concerne tous au plus profond de nous-mmes ? Nous apprenons conduire
comme nous apprenons parler. Les rgles de la circulation ne sont pas sans analogie avec cel
les de la syntaxe.
Peut-on aller jusqu' dire que le trajet que l'on effectue en voiture, avec tous les choix qu'il pro
pose chaque manuvre, rappelle la construction d'une phrase, avec la probabilit des choix qui
s'oprent terme terme ? Mettre en mouvement la langue, les lvres, les muscles du visage, arti
culer la colonne d'air du larynx aux lvres, n'est-ce pas un peu ce que fait l'automobiliste quand il
manuvre le levier de vitesse, les freins, les phares, quand il appuie du pied sur l'acclrateur,
quand il klaxonne, quand il observe la route pour dpasser ?...
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L'automobiliste communique avec les panneaux routiers dont les messages rpondent son
passage et inversement.
On objectera qu'il n'y a pas de comparaison entre la communication automobile, relativement
simple, et la communication linguistique, infiniment complexe.
Pourtant, la situation volue. Le changement qui s'amorce pourrait se formuler en gros dans la
question suivante : si toute communication s'accomplit au moyen d'un code, ensemble de rgles
et d'changes qu'on apprend, tel le code linguistique, n'y a-t-il pas au principe de tout code un en
semble de dispositions, de gestes, de manoeuvres, de pratiques, bref, un ensemble d'oprations
communes qui tiennent ncessairement aux conditions les plus habituelles dans les quelles on
vit?
Tout code implique donc l'existence d'un autre code, moins explicite, qui lui sert de support, de
lieu d'exercice, de champ de manuvres.
Codes-gigognes qui mettent en lumire l'interdpendance de notre physiologie et de notre psy
chologie- nos mouvements, nos dplacements, nos faons de manipuler les objets, nos faons de
marcher, de nous adresser autrui, d'tablir des rapports avec nos semblables, nos faons de
rouler, de tlphoner, de tlgraphier, d'couter la radio, de regarder la tlvision, de prendre le
train, l'avion.
Notre connaissance tout entire (conceptuelle, verbale et non verbale) se trouve initialement et fi
nalement relie au processus de communication dont les conditions nous chappent d'autant
qu'elles sont plus banales.
Mais l'enchanement d'un code l'autre n'est pas causal il s'agit toujours d'un conditionnement
complexe. C'est pourquoi il est si difficile de changer.
Quoi de plus simple, premire vue, que de passer des francs lgers aux francs lourds ?...
Voil plus de dix ans que la mesure a t dcrte sans que les Franais russissent diviser une
somme par cent Jusqu'aux termes de lgers et de lourds qui attestent, plus que la difficult
de l'opration, la rsistance des usagers !
C'est que le franc lourd n'est pas la centime partie du franc lger, ou plutt, il ne l'est qu'en appa
rence, dans la mesure o l'on tient le code montaire pour un systme isol. En fait, le code
franc lger s'articule sur une multitude d'autres codes, physique, physiologique, psychologique,
esthtique, qui constituent la profondeur code ; il s'enracine dans un espace, dans un temps,
dans un ensemble d'institutions, d'actions, de faits et gestes qui rsultent d'une exprience sociale
prolonge.
Ce n'est pas l'effet du hasard si le systme mtrique a fait table rase de l'Ancien rgime : le code
dcimal exige une autre faon de vivre et de penser*. Les changements de codes impliquent des
changements de structures.
Parlements, btiments officiels, parviennent de plus en plus difficilement faire front aux messa
ges des ondes hertziennes, la circulation des voitures sur la terre, la circulation des avions
dans le ciel...
Une faade lisible grande vitesse a t difie en utilisant les pare-soleil dont nous avons ac
centu l'effet cintique par l'emploi du bleu et du rouge appliqu en dgrad, dclare Georges
Patrix 2 propos de l'usine Pernod qui a t construite en bordure de l'autoroute de Marseille.
Usine ou mairie, le fait est que tout btiment est aujourd'hui la fois un difice, stable par dfini
tion, occupant une portion fixe d'espace, et une surface de passage, lie au mouvement des v
hicules qui la modifie selon la vitesse.
Aussi convient-il d'tre particulirement attentif ces phnomnes qui, tel celui de
l'automobile, n'ont pas encore de nom, et dont certains artistes prennent conscience. La vitesse,
dans notre civilisation moderne, note Vasarely, nous gagne et nous subjugue nous vivons dans le
fulgurant, le foudroyant.
La Mutation des signes

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Il tait donc indispensable de soumettre l'il des agressions de plus en plus vives, de plus en
plus intenses.
C'est ce que j'ai fait dans mes uvres. Lorsque le premier tre vivant a commenc quitter la
mer pour ramper sur la terre, il y a des millions d'annes, il a subi l'agression des rayons ultravio
lets et son organisme a d s'adapter de faon pouvoir se protger et subsister.
Nous sommes devant un problme analogue aujourd'hui, chapper l'attraction terrestre pour al
ler vers d'autres plantes implique l'utilisation de la vitesse et les agressions qui s'ensuivent.
C'est cette ralit nouvelle qu'il nous faut faire passer dans la peinture. C'est ce niveau seule
ment qu'il peut y avoir signification cosmique, non celui d'une quelconque reprsentation.3
Or de nos jours, le dplacement des objets, la circulation des messages et des passagers, plus en
core la circulation de l'information qui, pour la premire fois, rivalise avec la lumire, boulever
sent la situation et branlent le systme tout entier.
D'une part le savoir tabli se rvle moins tabli qu'il ne paraissait de l'autre, les innovations et les
dcouvertes le mettent en dfaut et au dfi.
Des phnomnes mergent auxquels rien dans son organisation ne nous prparait faire face, ni
mme souponner qu'ils mergeraient. Hier encore symbole du progrs, l'automobile est en
train de nous asphyxier.
Phare de notre socit industrielle, l'usine empoisonne l'air, l'eau, les plantes, les animaux.
S.O.S. survie, on en est dnoncer les mfaits du croissez et multipliez !, proclamer :
Popollution your baby Fait plus grave, non seulement la positivit en cours nous empche de
voir les changements qui se prparent**, mais elle continue de faonner une structure mentale
qui nous empche, les ayant vus, de les considrer.
A la dimension cologique qui est devenue ntre s'opposent encore trop d'crans culturels.
* C'est l'exprience prouvante que les Anglais viennent de commencer en introduisant la dci
malisation de la livre sterling
2. Georges Patrix : le chantre du design. Les Nouvelles Littraires, 24 juillet 1969
3. Jean-Louis Ferrier, Entretiens avec Victor Vasarely, Paris, Ed. Pierre Belfond, 1969, p. 58
** ... Une plante abandonne au pullulement vorace de 7'000 millions d'habitants en l'anne
2'000... d'aprs les projections (hypothse moyenne) du service comptent des Nations Unies
(Cf. Courrier de l'Unesco, fvrier 1967, p. 12 Jean Fourasti, Regards sur la population mondiale
d'aprs-demain)

La Mutation des signes

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Ren Berger

L'ACCIDENT N'EST PAS ACCIDENTEL (CANDAU) pp. 219-220


Six millions de blesss et cent cinquante mille morts en 1969. L'on s'tonnera peut-tre de ces
chiffres c'est que l'accident (problme ? phnomne ?) montre l'vidence l'tat de non- vi
dence dans lequel nous restons enferms. La constatation dpasse de loin le cas de
l'automobile, qui nous sert ici de loupe. Pour tre moins spectaculaires, les accidents culturels ne
sont peut-tre pas moins dommageables ; mais les statistiques font dfaut. Revenons donc
l'automobile. Tel que nous le considrons, l'accident peut brivement tre caractris comme un
vnement malheureux, que l'on tient pour imprvisible et qui, selon sa gravit, fait figure soit de
fait divers, quand il s'agit de dgts matriels ou de peu d'importance, soit de catastrophe, quand
les victimes et les dommages sont importants ou nombreux, ou les deux la fois.
Alors qu'on admet une certaine probabilit pour les heurts de carrosseries, bris de glaces, de pha
res et autres faits divers, l'accident, lui, se personnalise : Qui est fautif ? Lequel des deux roulait
trop vite ? Qui est coupable d'avoir bu de l'alcool ? Mais ds que l'vnement atteint la dimen
sion catastrophique, ni la probabilit, ni la responsabilit ne sont senties comme des facteurs suf
fisants, c'est la fatalit qu'on fait appel, fatalit tenue pour une force la fois surhumaine, obs
cure, malveillante et qui frappe aveuglment d'o le sentiment de destin qui lui est associ et
qu'on retrouve dans les formulations courantes tragdie fatale, fatalit tragique, tragdie de
la route, la route qui tue, etc. Hors ce cas extrme, l'accident est ressenti comme quelque
chose qui n'aurait pas d se produire et donc - c'est le corollaire - qu'on aurait pu ou d prvenir.
Ce qui signifie expressment que dans notre esprit existe et subsiste l'ide d'une circulation dont
le propre serait d'tre exempte d'accidents. En dpit de ce que nous vivons quotidiennement, en
dpit des statistiques, nous entretenons une conception, non pas tant utopique qu'idale - c'est en
quoi elle est pernicieuse - qui nous accule aux contradictions. D'une part, nous punissons le ou
les fautifs, ce qui permet de localiser, de personnaliser, de dater, et par l mme d'isoler le m
fait, de le tenir en quelque sorte pour non- essentiel, pour accidentel : de l'autre, les assurances
fixent le montant des primes, non pas sur l'ide qu'elles se font de la circulation, auquel cas elles
iraient la ruine, mais sur les statistiques qui font de l'accident une partie intgrante du phno
mne automobile.
Alors que chaque week-end compte un pourcentage certain de morts et de blesss, nous conti
nuons de croire l'imprvisible, la fatalit, aux concours de circonstances (s'il tait parti une
minute plus tt, ou plus tard,,.) nous continuons d'utiliser le concept d'accident avec ses con
notations tymologique et mythique (l'tymologie suggrant le fortuit le contingent, par opposition
ce qui se produit ncessairement ou de faon intentionnelle le mythe suggrant pour sa part que
ceux qui s'installent au volant contractent simultanment l'essence automobiliste, et les rflexes
requis) ; nous continuons de croire l'exorcisme que constitue la punition de ce que nous conti
nuons encore d'appeler inattention, fautes de conduite, excs de vitesse, infractions au
code de la route, tout en recourant au systme des assurances qui monnaient purement et sim
plement morts, blesss, dommages et fautes*.
Or nous participons de plus en plus une connaissance automobile, j'entends, sans jouer sur les
mots, la fois une connaissance qui utilise les vhicules modernes, de l'auto l'avion, de l'avion
l'metteur de tlvision, et une connaissance qui se meut de soi-mme, dont le propre est le mou
vement. Ds lors n'est-il pas craindre que la circulation du savoir ou de la connaissance com
porte des accidents dont les traumatismes ne sont pas moins dangereux que ceux dus aux acci
dents de la route ? A craindre que l'ducation, qui en reste aux structures primes, soit l'origine
des nvroses dont les effets se multiplient sous nos yeux ? La comparaison n'est pas
accidentelle. N'est-il pas singulier de constater avec quel soin nous continuons de
personnaliser certaines ides, certains faits ? Quelle est la premire uvre impressionniste ?
Qui a utilis pour la premire fois le vers libre ? Le besoin de localiser, le besoin de dater, utiles
dans une perspective linaire de l'histoire, ne semblent plus gure de mise quand les phnomnes
se manifestent moins comme des points dans un systme de coordonnes que comme des forces
qui se propagent dans le milieu social et qui, sans pour autant rpudier l'originalit de l'artiste, doi
vent tre tudis l'intrieur du processus de la diffusion et de la rception.
La Mutation des signes

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Ren Berger

C'est que nos comportements sont configurs par des schmes qui ne sont ni aperus, ni sentis
comme tels, et qui agissent la manire des lois tablies par la Gestalttheorie : les figures
prennent forme sur un fond, et grce lui. Que le rapport s'altre, que les termes basculent dans
un sens ou dans l'autre, apparaissent alors des figures dites ambigus, qu'on ne peut voir sans ma
laise, et dont on se dtourne quand elles deviennent impossibles.
De nos jours, les phnomnes mergents multiplient les situations ambigus et impossibles d'o
les sentiments de dchirement, de rupture, d'cartlement que nous prouvons, accompagns la
fois de souffrance, d'irritation, d'impatience devant les malentendus, les divergences, les gaspilla
ges, les dispersions, les retards, les mesures rtrogrades, les manuvres dilatoires et contradic
toires. L'cartlement ne provient-il pas de ce que nous continuons de juger en fonction de rf
rences fixes alors qu'elles se sont mises en mouvement ?
Ce qui substituerait l'image d'un objet en instance de rupture celle, plus difficile conserver, de
forces qui se doublent, se croisent, la ralit devenant elle-mme mobile. Et mme si l'analyse
a besoin de parler de situations, de problmes, de positions, tous termes impliquant un
point de vue statique, il se pourrait qu'aujourd'hui ces termes doivent tre dynamiss.
L'examen du comportement nous montre que la banalit de la conduite est faite de conditions
communment acceptes. A la lumire de l'accident, il nous montre comment nous restans assu
jettis des schmes dont les contradictions ne sont pas prs de nous inquiter.
Je ne vaudrais pas laisser entendre, que j'assimile le rle de l'artiste celui de l'assureur !... Mais
il se pourrait bien que la socit, sans mme s'en rendre compte, investt l'artiste d'une charge
pour le moins aussi importante et qui consiste prvenir des accidents peut-tre plus graves
que ceux de la circulation automobile, autrement que par un systmes de primes
* N'est-il pas singulier de constater aussi que notre sens de la catastrophe varie selon que les vic
times sont successives ou simultanes, parses ou rassembles ?

La Mutation des signes

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Ren Berger

DE LA TERRE A LA LUNE : UN VOYAGE COLLECTIF pp. 220-228


L'vnement que l'humanit a vcu dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969 est d'une telle importance
qu'il faut passer outre la crainte ou au scrupule qu'on pourrait avoir de tirer parti de l'actualit.
Crainte et scrupule qui restent, soit dit en passant, tributaires des attitudes mentales que j'ai dj
dnonces. En quoi et pourquoi la chute de Byzance, le changement cadastral au XVIIIe sicle,
ou mme l'volution de la culture et de l'industrie au XIXe sicle font-ils d'emble srieux et se
proposent-ils d'emble comme sujets de thse sinon parce qu'ils sont accrdits ? Par qui ? Au
nom de quoi ? Faut-il donc attendre une dcennie, le recul du temps, pour aborder les effets du
dbarquement sur la Lune ? Mme s'il est puril d'affirmer qu'on peut tous les dnombrer, il faut
au moins commencer par retenir ceux qui se dgagent. Or c'en est fait maintenant de l'ide que la
Lune soit une desse - depuis longtemps sans doute - qu'elle s'appelle Astart, Istar ou Sln
c'en est fait de l'ide qu'elle exerce une influence magique ou qu'elle soit, selon les Vedas, le
monde... o l'on reoit la rcompense des bonnes uvres faites sans avoir renonc leur fruit,
mais que cette rcompense n'a qu'un temps fix, ajoutent les Vdas, aprs lequel on renat dans
un monde infrieur... c'en est fait qu'elle soit, comme chez Dante, le sjour de la Virginit...,
ou, plus simplement, la compagne de notre en- fance, qui marche du mme pas, qui s'arrte en
mme temps, qui nous envoie ses rayons quand on a les yeux mouills... La mythologie a vcu.
Jusqu' la mythologie familiale : Tu veux la lune ?... Tout ce qui faisait d'elle un tre, une
force, un symbole surnaturels, par dfinition hors de notre porte, n'est plus. Avec Neil Arms
trong, nous avons tous mis le pied sur la Lune. Tel est le premier renversement.
Deuxime renversement : mme si la technologie moderne tait alle, dans la foule de Jules
Verne, l'extrme pointe de l'imaginable, nul n'tait vraiment prt croire qu'elle russirait ar
racher la Terre une masse de 43'863 tonnes (alors qu'on en tait discuter, il n'y a pas si long
temps encore, de l'avenir des plus lourds que l'air), de propulser cette masse dans l'espace sur
prs de 360'000 km en djouant les embches de l'attraction, de dposer la partie habite de cette
masse sur la Lune et de la ramener sur la Terre, ceci avec trois hommes bord en guise de pion
niers, de hros et de greffiers, l'exploit homologu portant les noms d'Armstrong, d'Aldrin et de
Collins. Que le voyage ait eu lieu, qu'il ait eu lieu selon la trajectoire et les points choisis, qu'il se
soit droul aux heures, aux minutes, aux secondes prvues, que l'homme ait pu voir la face
jusqu'ici cache de la Lune, et cela aussi nettement et distinctement que la face qu'il contemple
depuis des millnaires, voil qui hisse la technologie la place occupe par les dieux...
Le troisime renversement est plus tonnant s'il se peut : des oprations qui, par dfinition, se si
tuent hors de la porte de notre vue, dans l'obscurit du cosmos, et dont une partie se droule der
rire la Lune, de telles oprations ont pu tre suivies en direct de faon presque permanente par
quelque 500 600 millions de tlspectateurs alors que pendant des millnaires la connaissance
a toujours t un phnomne diffr, rserv slectivement certaines classes.
Prenons l'exemple simplifi l'extrme d'une clipse de Lune, telle que l'ont vcue les premires
socits. L'vnement suscitait crainte et tremblement, que suivaient des crmonies, souvent
des sacrifices destins rtablir le cours normal des choses. Dans les socits de type archaque
traditionnel, l'vnement n'tait pas simplement subi la magie laquelle il tait fait appel fournis
sait le schme causal et les comportements tenus pour efficaces. Mais presque toutes les po
ques il est avr que les prtres - tout au moins une partie d'entre eux- avaient russi tablir que
l'clipse tait une occultation provisoire de la Lune qu'on pouvait dcrire et, partir d'observations
naturelles, dans une certaine mesure mme prdire. On sait le parti qu'en ont tir les prtres m
sopotamiens et gyptiens en particulier. A ct de la connaissance magique, la seule connue du
peuple et vcue par lui comme telle, existait un savoir, sinon scientifique, du moins prscientifi
que. L'clipse tait donc, non pas un seul et mme vnement, mais deux vnements distincts
se/on la connaissance qu'on en avait et qu'on pouvait en prendre :
1 l'vnement surnaturel qui provoquait l'pouvante et contre lequel prvalaient les exorcismes
2 l'vnement naturel que le prtre- astronome comprenait en coordonnant des observations
selon un mode de penser rationnel.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Mme si cette description est beaucoup trop schmatique, il n'est pas inexact de dire que, dans la
mme socit, dans la mme structure de civilisation, les vnements taient loin d'tre les m
mes pour tous.
Si l'on passe sans transition des clipses primitives l'aube du XXe sicle, que trouve-t-on ? A
travers les vicissitudes des sicles et des civilisations, pour finir (ou presque) un systme bien
tabli, celui de Newton, qui rpondait depuis le XVlle sicle toutes les questions et qui, partant
de la loi de la gravitation universelle, de l'espace et du temps tenus pour absolus, donnait satisfac
tion tous. Sauf certains frondeurs, dont Einstein qui mit en cause la thorie parfaite de
Newton pour tablir d'abord la thorie de la relativit restreinte, puis la thorie de la relativit g
nralise d'o est sortie la notion nouvelle du continuum espace-temps. En formulant les lois de la
physique pour n'importe quel systme de coordonnes, la thorie de la relativit gnralise ta
blit que la loi de Newton, qu'on imaginait universelle, s'applique en fait au seul systme de coor
donnes d'inertie de la physique classique. II s'ensuit, dclare expressment Einstein que
l'ancienne thorie est un cas limite spcial de la nouvelle et que notre monde n'est pas eucli
dien. La nature de notre monde est faonne par les masses et leurs vitesses(...)4
Chacun connat la clbre formule dans laquelle Einstein enferme le secret de l'univers : E =
mc2 et selon laquelle la matire et l'nergie sont interchangeables. Chacun sait le rle qu'a jou
cette quation dans les dmarches qui ont t faites auprs du Prsident Roosevelt pour l'avertir
des consquences formidables qui pourraient rsulter de la dsintgration de la matire. Chacun
sait, mieux encore, ce qu'il en est depuis la nuit du 16 juillet 1945, date laquelle eut lieu dans le
dsert d'Alamogordo la premire transformation de la matire en nergie, et que symbolise de
puis le nom tristement clbre d'Hiroshima.
Mais, quelque illustre qu'ait t Einstein, quelque populaire sa tte aux cheveux bouriffs, quel
que terrifiantes qu'aient t les premires explosions thermonuclaires et celles qui se poursui
vent, on peut affirmer que la thorie de la relativit gnrale est quasiment inexistante pour le pu
blic. La connaissance scientifique reste inaccessible qui ne dispose pas de l'outillage intellec
tuel requis, qui manque l'apprentissage scientifique, mme si ses effets nous concernent. Tou
tes proportions gardes, la situation n'est pas tellement diffrente de celle qui avait cours dans les
socits archaques.
Mais voici que notre poque est le sige d'un phnomne entirement nouveau : pour la premire
fois dans l'histoire, un vnement non perceptible est vcu simultanment et collectivement de la
mme manire par les usagers des mass media. Je n'entends pas dire que tout le monde inter
prte les choses de la mme faon (il n'est que de penser aux contrleurs de Houston qui sui
vent sur l'cran les images en vue d'une intervention ventuelle), mais il reste que la tlvision, et
la radio dans une certaine mesure, ont russi pour la premire fois tablir, pareille chelle, si
non exactement une connaissance commune, du moins, et ceci indubitablement, une dimension
commune.
Physicien, gomtre, tourneur, mathmaticien, dactylo, gardien de muse, vendeur, chacun a
prouv, ou a pu prouver par l'image et/ou le son dans son propre corps, qui est sa manire son
module de service, ce que c'est que d'tre libr des quatre cinquimes de son poids, ce que
c'est que de faire des sauts de kangourou sur la Lune ( preuve qu'aussitt dite, l'expression
s'est impose), ce que c'est que de voir dans la visire de l'autre le reflet de son propre masque...
Alors que la connaissance scientifique tend toujours plus se formaliser et s'axiomatiser, donc
devenir plus abstraite, il se trouve paradoxalement que ses effets tendent toujours plus, grce
la communication de masse, faire l'objet d'une exprience plus large et, pourrait-on dire, plus
concrte. Si l'apesanteur en tant que phnomne physique reste un mystre pour la plupart, le
spectacle de l'apesanteur est chose courante aujourd'hui. Sans discussion ni question, nous ac
ceptons la pesanteur diminue telle que nous l'avons prouve par procuration chaque pas
d'Armstrong, chaque geste de Collins ; elle est dsormais pour nous un cas particulier de
l'attraction terrestre, qui nous semble son tour devenir, par comparaison, un cas particulier de la
pesanteur en gnral.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Mme si les savants attachent ces images, rptons-le, une signification qui nous chappe sur
le plan scientifique, c'est un fait qu'ils voient les mmes images que nous, en mme temps que
nous et qu'ils les reoivent comme nous au niveau de leur corps, de leurs sens, de l'imaginaire.
Quelque abstraite que soit la science, l'exprience prend une dimension sensorielle et collective
par les mass media. Ceux-ci ne sont ni de simples diffuseurs, ni de simples vulgarisateurs; ils
crent une dimension de l'objet ou de l'vnement inconnue auparavant. Faut-il se risquer
l'appeler, aprs les trois dimensions du solide euclidien et la quatrime dimension de l'espacetemps : dimension de la diffusion massive? La dichotomie abstrait-concret cesse d'tre rigou
reuse. Entre les deux termes opposs se profile un troisime terme qui fournit, par le truchement
de l'image, une sorte de continuum abstrait-concret. C'est ainsi que l'exprience de l'homme ex
terr, ex-centr, ex-anthropomorphis, c'est ainsi que l'exprience de l'homme qui voit la Terre,
sa Terre, comme un objet, et qui soudain dcouvre le clair de Terre la place du clair de Lune,
n'est plus affaire de calculs rservs aux seuls initis, mais un vcu global. Les mass media sont
des multiplicateurs de mobilit psychique, observe Daniel Lerner.5
Ils augmentent en nous ce qu'il appelle l'empathie, le pouvoir que nous avons de nous adapter
des situations sans cesse changeantes. Entre le raisonnement, qui relve de la pense scientifi
que, et l'empirisme quotidien du bon sens, prend dsormais place la communication par empathie
dans laquelle se retrouvent le savant et l'homme du commun. Une nouvelle mdiatisation se pro
pose un nouveau champ se dessine, ouvert aux vnements en voie de constitution, aux
phnomnes en mergence. Ce n'est pas un hasard si le premier dbarquement sur la Lune
suscita la runion l'cran de toute une srie de spcialistes le physicien expliqua l'vnement
par rapport la physique le biologiste par rapport la biologie, le sociologue par rapport la so
cit, l'ecclsiastique par rapport Dieu, l'artiste par rapport aux formes imaginaires... Chacun
d'eux domestiquant la connaissance sauvage sa manire chacun d'eux, pour employer une au
tre image, branchant l'vnement sur sa discipline chacun d'eux supplant l'irruption du direct
par l'organisation diffre de son propre savoir. Le fait remarquable est nanmoins qu'en
l'occurrence l'vnement dfia jusqu'au bout chacun des spcialistes, la conscience publique
n'ayant pourtant pas trop de tous pour mettre en ordre ce qui dpassait les cadres de la connais
sance tablie et mme de l'imagination. Ainsi nat le sentiment la fois confus et complexe que
les perspectives et les disciplines particulires pourraient se complter sans se nuire. C'est de
cela que le public - homme de science ou de la rue commence de prendre conscience devant
l'cran de tlvision, l'coute du transistor et, de faon gnrale, au contact des mass media.
La communication de masse n'est pas seulement un phnomne quantitatif elle est une autre
forme de communication dans laquelle la connaissance nous parvient, non plus seulement par les
voies slectives des disciplines tablies, mais dans le jaillissement d'une information native.
Encore qu'il ne faille pas abuser de l'pithte. En matire d'information il n'y a pas de donne ori
ginelle, ni de degr zro, puisque la communication est toujours un processus la fois technique
et social. Les mass media ne se bornent pas fournir une information brute et approximative que
les disciplines institues seraient appeles raffiner ou dgrossir par la suite ils nous font
dcouvrir un tat diffrent de la ralit qui prcde la mise en forme disciplinaire et qu'il tait
impossible de connatre avant eux puisque c'est avec eux que cet tat vient au jour. N'est-il pas
singulier que l'entreprise la plus coteuse de tous les temps ait t consacre raliser un rve et
que les images de ce rve aient pu apparatre simultanment sur des centaines de millions
d'crans ? Ainsi les hommes d'aujourd'hui savent qu'ils ont merg dans le cosmos comme autre
fois ils avaient merg de l'ocan.
4. Albert Einstein et Leopold Infeld, L'volution des ides en physique. Des premiers concepts
aux thories de la relativit des quanta. Paris, Pavot, 1963, coll. Petite bibliothque Payot, N47,
p. 224
5. Daniel Lerner, The passing of traditional Society. Moderning the Middle-East. New York, The
free Press. 1958

La Mutation des signes

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Ren Berger

UNE PETITE PHRASE QUI EN DIT LONG pp. 229


C'est un petit pas pour l'homme, un grand bond pour l'humanit. J'ignore si les paroles qu'a pro
nonces Neil Armstrong dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969 3 h 56 en posant le pied sur la
Lune taient prmdites (tlcommandes, se demanderont les malveillants...) ou si elles lui
sont venues spontanment l'esprit.
Quoi qu'on pense de la spontanit de ces paroles, on ne peut s'empcher de sentir - et des
centaines de millions d'tres l'ont senti - qu'il se passait quelque chose d'unique et de nouveau,
savoir que, mme si Armstrong est Amricain, mme s'il a plant, comme l'avait dcid le Con
grs, les couleurs amricaines sur la Lune, c'est en tant qu'humain qu'il a mis le pied sur notre sa
tellite.
A la diffrence de tant de dclarations d'intention qu'on lit dans les journaux ou qu'on entend quo
tidiennement sur les ondes, nous avons tous prouv en mme temps qu'il s'agissait d'une dcla
ration de situation.
Autre chose est de faire profession d'humanit, autre chose d'tre en situation d'humanit, telle
que l'humanit cesse d'tre un concept, une reprsentation, pour devenir, comme ce fut le cas,
un tat d'existence.
C'est avec leur corps d'hommes, leur coeur d'hommes, leur intelligence d'hommes - sans doute
propulss par la technologie amricaine (mais que serait la technologie, ft-elle amricaine, sans
les savants et les inventeurs qui l'ont prcde, d'Archimde Einstein, sans les rveurs et les
potes de toutes les civilisations ?), c'est donc avec leur corps charg d'humanit qu'ils ont fait
acte d'mergence sur la Lune.
Il y a gros parier que tous, Noirs, Blancs, Jaunes Africains, Asiatiques, Europens Tchques,
Hollandais, Amricains, Suisses, Italiens ont prouv la limite de leurs dterminations nationales
respectives et senti, par-del les lignes de partage que constituent les traditions et les cultures,
leur solidarit fondamentale.
Un sentiment global et enveloppant nous a tous lis empathiquement aux cosmonautes. Une
notion nouvelle s'est fait jour.Que serait-il advenu de notre histoire si la Passion avait pu tre tl
vise en direct et si la moiti des habitants de la terre avaient pu suivre sur leurs crans la monte
au calvaire, la mise en croix et entendre de leurs propres oreilles (dans quelle langue ? par quel
truchement ?) les dernires paroles du Christ ?
Qu'on songe au chemin qu'il a fallu parcourir, le temps qu'il a fallu, simplement pour que les ap
tres, qui se dplaaient pied ou en bateau, puissent se rendre d'une communaut l'autre.
Qu'on songe aux guerres et aux massacres qui se sont multiplis pendant des sicles (le fidle
gorgeant l'infidle et rciproquement l'orthodoxe exterminant l'hrtique et rciproquement...)
pour que la charit chrtienne devienne une ide-phare dont on ne sait pas toujours si elle claire
davantage le Ciel ou ceux qui sont morts pour elle, par elle, cause d'elle...
Si la Passion du Christ avait t transmise en direct, l'histoire du christianisme et-elle t moins
sanglante ou se ft-elle rduite au fait divers que l'metteur de Ponce Pilate et peut-tre diffus,
mais que l'metteur imprial de Rome et peut-tre nglig (nouvelle rgionale) ?

Neil Armstrong
La Mutation des signes

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Ren Berger

DES PERSPECTIVES QUI BOUGENT:


ANTHROPOLOGIE ET FUTUROLOGIE pp. 229-234
Il n'y a pas si longtemps encore, l'anthropologie dsignait, selon la dfinition de Broca l'histoire
naturelle du genre humain, soit, d'une part, la palontologie, qui inventorie, classe et analyse les
restes humains ; de l'autre, l'anthropologie dite physique qui s'attache dterminer les caractres
physiques et biologiques par lesquels nous nous distinguons des autres espces (stature, longueur
des membres, indice nasal, indice cphalique). Il est significatif que le sentiment gnral (qui est
en quelque sorte l'aura de la positivit sociale en cours), acceptait de telles recherches dans la
mesure o elles s'adressaient un pass suffisamment lointain pour que nous conservions nos
distances, dans la mesure o l'anthropologie physique confirmait notre spcificit humaine par
opposition celle de l'animal. Aussi l'opinion s'alarmait-elle chaque fois qu'un savant annonait
que nous descendons du singe ou qu'on tait sur la trace du chanon manquant... Bref, nous
admettions de faire de l'homme un objet de connaissance condition de maintenir les barrires
entre les espces et d'affirmer la primaut de l'homme. Connaissance stratgique C'est ce qu'on
trouve particulirement affirm dans l'attitude occidentale qui, comme l'a remarqu G. Durand 6
oppose l'ide d'une anthropologie comme science de l'homme total, l'ide d'un humanisme,
plus prcisment de l'humanisme tabli par les Europens partir de l'Antiquit classique et de la
tradition chrtienne et qui a configur notre cadre de rfrence et notre systme de valeurs. C'est
si vrai que l'ethnologie s'est constitue, non pas pour tudier toutes les ethnies, mais expressment
les autres, les peuples lointains ou exotiques qualifis encore tout rcemment de primitifs, de
sauvages et dont le colonialisme avait fait des infrieurs.7
Mais l'homme qui juge, l'homme qui transforme les autres en objets de connaissance a bien
senti qu'il ne pouvait se retrancher indfiniment dans la citadelle de son humanisme. Ce n'est pas
un hasard si l'Europen a invent, peu prs au mme moment que l'ethnologie, rserve dans
son esprit aux autres, la sociologie, dont il a accept progressivement qu'elle le concerne. Le
choix des deux termes est d'ailleurs significatif d'une attitude prfrentielle. La science ethnolo
gique a pour fin l'observation des socits, pour but la connaissance des faits sociaux, dclare
Marcel Mauss.8 Guid par le principe d'objectivit, aid de tout l'quipement technique que
l'Occident met sa disposition (criture, appareil photographique, magntophone, camra,
moyens de transport, groupe lectrique, etc.) l'observateur tudie tous les phnomnes que le sa
vant regroupe sous trois grandes rubriques :
1 Morphologie sociale (dmographie, gographie humaine, technomorphologie) ;
2 Physiologie (technique, esthtique, conomique, droit, religion, sciences) ;
3 Phnomnes gnraux (langue, phnomnes nationaux, phnomnes internationaux, thologie
collective).
L'ethnologie traite l'objet sous tous ses aspects et dans tous ses dtails. Ainsi est postul
d'entre de jeu le fait, d'une part, que la matire connatre peut prendre tout entire figure et
forme d'objet; de l'autre, que l'ethnologue peut et doit puiser le phnomne ethnologique. Sont
mis sur le mme pied la cueillette, la pche, la chasse, l'organisation de la famille ou du clan, les
reprsentations religieuses : mythes, lgendes, divination, magie... Lorsqu'il s'agit de socits ar
chaques, primitives ou sauvages, rptons-le.
Mais lorsqu'il s'agit de nous, Europens ? Auguste Comte a beau dfinir la sociologie comme
tude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phnomnes sociaux ; Marx a
beau rpter que le mode de production de la vie matrielle conditionne, d'une faon gnrale,
le processus social, politique et intellectuel de la vie et qu'ainsi ce n'est pas la conscience de
l'homme qui dtermine son existence, mais son existence sociale qui dtermine sa conscience ;
Durkheim a beau affirmer que les faits sociaux doivent tre traits comme des choses, c'est-dire tre tudis par voie d'exprimentations et d'observations, la sociologie telle qu'elle se
constitue ne met pas exactement sur le mme pied tous les faits qui nous concernent. La sociolo
gie moderne a beau tendre son domaine, tout se passe comme si nous n'y tions jamais totale
ment impliqus.
La Mutation des signes

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Ren Berger

L'observateur lui-mme chappe par quelque ct ses propres observations. Contre notre aveu
nous entretenons le sentiment d'une part irrductible qui continuerait de nous distinguer. L'assaut
des statistiques a beau dmanteler notre systme dfensif, il reste toujours un donjon pour donner
refuge l'amour-propre. Aussi ne manque-t-on jamais d'tre un brin surpris par des dclarations
telles que celle-ci : Puisque l'homme est un animal domestique et qu'il est le plus rpandu parmi
toutes les espces de mammifres, l'tonnant n'est pas qu'il affecte des formes varies, mais plu
tt que ces formes ne soient pas plus varies. Ou encore : Si l'anthropologie a russi prouver
quelque chose, c'est, coup sr, que les peuples et les ethnies sont fondamentalement identiques.
Si l'on veut comprendre la nature de la socit et de la culture, la premire socit venue, la pre
mire culture fera l'affaire.9
Il devient pourtant de plus en plus difficile de faire de notre culture l'observatoire privilgi. Les
rles ne se rpartissent plus entre un observateur et des observs. L'effet boomerang des mass
media rompt les classifications tablies. Un mouvement se dessine la faveur duquel
l'anthropologie physique, l'ethnologie, l'anthropologie sociale et culturelle, plus gnralement les
sciences humaines, s'acheminent vers une anthropologie globale laquelle semble voue la civi
lisation venir, celle qui a dj commenc avec nous. Au lieu de partir d'une nature humaine
suppose ou postule, en fait impose par un humanisme qui se croit d'autant plus lgitime qu'il
ne doute ni de sa raison d'tre, ni de son histoire, ni de ses dcrets - au point de se prendre lui
mme pour le modle de cette nature humaine - nous tendons renverser ce monopole et cette
perspective pour dvelopper une attitude diffrentielle qui, tout en tenant compte des particulari
ts sociales, fasse apparatre ce qu'il y a de commun, moins dans les contenus que dans les struc
tures et, peut-tre encore davantage aujourd'hui, dans l'orientation de l'action.
La saisie de la richesse et de la diversit foisonnante de l'exprience humaine parat de plus en
plus essentielle la formation de l'homme moderne. Elle conditionne le dveloppement de sa r
flexion sur lui-mme, qui doit franchir les limites que sa tradition culturelle particulire lui impo
sait. Les donnes de l'anthropologie lui permettent d'couter cette partition jamais entendue que
constitue toute l'histoire culturelle de l'homme, de connatre toute culture plus prcisment et plus
compltement que ne la connaissent ceux mmes qui la vivent. Elles l'invitent mesurer
l'tendue du possible humain. 10
Cette rvision conceptuelle est l'uvre des savants. Mais serait-elle possible, du moins dans une
telle mesure et avec une telle force, si n'y participaient pas l'tat gnral des esprits, un certain
air du temps qui tiennent l'un et l'autre aux conditions dans lesquelles la communication se
constitue et se propage aujourd'hui ? Si l'anthropologie nous permet d'couter, selon l'expression
de Lvi-Strauss, cette partition jamais entendue que constitue toute l'histoire culturelle de
l'homme, est-il exagr de dire que les mass media, en nous faisant participer en direct au pre
mier dbarquement sur la Lune, nous font couter la partition jamais entendue de l'histoire
venir?
L'acclration de l'information, l'extension du champ de masse modifient nos structures sociales
et mentales. Commenant vivre quotidiennement en situation anthropologique, nous commen
ons sentir et penser anthropologiquement. Les conditions actuelles de la communication
sont au dpart d'une nouvelle positivit qu'il nous appartient d'amnager au mieux du possible
humain.D'autant que l'anthropologie, contrairement la plupart des disciplines issues de
l'humanisme classique et qui se veulent dsintresses - dont l'ambition, l'aspiration et l'objectif
tout la fois se trouvent, selon leurs dclarations expresses et sans cesse rptes, dans la seule
Vrit - a t associe trs tt des fins pratiques. Avec elle cessent de se dissocier la connais
sance et l'action avec elle se trouve pos le problme de leur articulation. Problme fondamental
dont il serait vain de chercher la solution dans une rvision conceptuelle, c'est--dire, comme on
a accoutum depuis si longtemps de le faire, sur le seul plan cognitif.
Les anthropologues ont trs tt t sollicits par les administrateurs coloniaux. Des organismes
tels le Rhodes-Livingstone Institute ou le Bureau of Indian Affairs ont rgulirement fait appel
leurs services en vue d'harmoniser les rapports entre populations d'origines diffrentes.

La Mutation des signes

149

Ren Berger

Lie la colonisation, l'anthropologie se transforme aprs la dernire guerre pour s'associer,


d'une part, aux entreprises d'assistance technique dans les pays en voie de dveloppement, de
l'autre, aux organismes internationaux qui, tels l'ONU, l'UNESCO, l'OMS, le Conseil de l'Europe,
s'efforcent de redfinir l'homme et la culture, non pas seulement en thorie, non pas seulement en
vertu de la mise en lumire du relativisme culturel, mais par la prparation et la ralisation de
programmes. Quittant la perspective dichotomique dans laquelle elle a t maintenue si long
temps entre la thorie et la pratique (avec ses variantes scientifique, technique...) la connais
sance prend la forme d'une stratgie qui rpond plus aux besoins d'un programme que d'une dfi
nition. Selon le schma classique, chaque tape comportait un arrt la faveur duquel il tait
d'usage de faire le point, d'une part pour calculer le chemin parcouru, de l'autre, pour procder
la vise permettant d'entamer l'tape suivante. Or il semble bien que s'impose aujourd'hui, abs
traction faite de toute autre considration, et du seul fait de l'acclration gnralise, ce qu'on
pourrait appeler la mthode des tapes imbriques selon laquelle sont mis en chantier les tra
vaux d'une tape avant que les rsultats de l'tape prcdente soient dfinitivement connus.
A la connaissance de position fait place une connaissance de mouvement (comme on parle de
guerre de position, de guerre de mouvement). Les oprations, pour la premire fois, se portent
toutes sur le front de l'avenir. Si l'image est trop militaire, en voici une autre sous la plume du Dr
Escoffier-Lambiotte : L'architecture et la physiologie humaine ne sont adaptes qu' des condi
tions prcises de pesanteur terrestre ; elles se trouvent manifestement dsutes dans l'espace, o
l'homme devient un tre diffrent, une sorte de plancton flottant librement, encombr d'un
squelette inutile, d'un rythme biologique trop lent, de reins affols et d'un cour trop puissant. Et
d'ajouter Le systme nerveux central, l'esprit, et lui seul, semble pouvoir franchir sans dommage
et sans reconversion cette tape nouvelle de la condition humaine. 11
Sans vouloir tirer abusivement parti de tels propos, on est en droit de se demander si nos connais
sances, telles qu'elles se sont constitues, ne sont pas un corps largi, la manire de notre pro
pre corps physique. Si notre architecture et notre physiologie humaine sont adaptes des
conditions prcises de pesanteur terrestre, nos connaissances en tant que corps largi pourraient
bien s'tre structures en fonction de conditions prcises de pesanteur intellectuelle ou spirituelle,
et se trouver manifestement dsutes dans l'espace anthropologique qui s'ouvre aujourd'hui. Ds
lors notre savoir acquis ne risque-t-il pas, dans l'aventure qui est la ntre, de se retrouver
plancton flottant librement encombr du squelette que sont les classifications trop rigides
(fussent- elles scientifiques), encombr d'un rythme de rflexion trop lent, encombr par nos
institutions d'un sang trop pais et trop lourd ? Reste le systme nerveux central. Mais pourra-t-il
franchir l'tape nouvelle si nous le confinons ce qu'il a t jusqu'ici ?
N'est-ce pas une restructuration qu'il en appelle, dans laquelle la communication de masse,
tendant ses filaments et ses messages l'univers entier, jouera un rle dcisif?
6. Voir en particulier, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris, Bordas, 1969
7. Si l'on croit que j'exagre, imaginons ce qui serait advenu d'un homme qui, il y a dix ans en
core, se ft rendu de son Tchad natal ou de sa Pampa brsilienne Paris ou Londres et, calepin
dans la main, magntophone en bandoulire, se ft mis frapper de porte en porte pour tudier
notre systme de parent, on camra braque sur la messe, et prtendu faire des films
ethnographiques ... La scne paratrait encore incongrue de nos jours, peu vraisemblable en
tout cas. Mais que signifie l'incongruit ? Pourquoi invraisemblable ?
8. Marcel Mauss, Manuel d'ethnographie, Paris, Pavot, 1967,coll. Petite Bibliothque, Payot
N102
9. Ralph Linton, De l'homme. Paris, d. de Minuit, 1968. coll. Le sens commun, p.42 et 21
10. Paul Mercier, Histoire de l'anthropologie. Paris, 1966. coll. SUP, Le sociologue, N 5, p. 218
11. Voir Le Monde, 20-21 juillet 1969

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE IX
DE L'ESSENCE A LA COMMUNICATION
pp. 235-236
Les conditions examines jusqu'ici nous mettent en prsence d'une situation nouvelle. Et donc de
difficults d'un genre nouveau qu'on peut tenter de prciser partir du thme qui nous a servi
d'introduction. Qu'en est-il donc de l'art ?
Ouvrons le dictionnaire. L'art y est gnralement li la reprsentation du beau, et les beauxarts, dont c'est l'objet, comprennent notamment la musique, la peinture, la sculpture,
l'architecture, la posie, l'loquence, la chorgraphie, etc. Notre mouvement spontan l'gard
du dictionnaire est de nous confier lui comme un guide minemment comptent. Littr, dont
le dictionnaire connat de nombreuses rditions, jusqu'en livre de poche, n'assure-t-il pas que ce
genre d'ouvrage est un recueil des mots d'une langue, des termes d'une science, d'un art, rangs
par ordre alphabtique ou autre, avec leur signification?
A la limite, l'auteur s'efface, dvor par sa fonction omnisciente. On s'tonne presque que le Lit
tr ou le Petit Larousse aient d'abord t M. Littr et M. Larousse...
Aujourd'hui nous vivons la mtamorphose de M. Robert en grand Robert et en petit Robert.
On peut de l'essence la communication sourire de ces notations prliminaires. En fait, elles re
fltent le changement fondamental qui s'amorce : le dictionnaire est moins li la nature des
choses qu' un tat social dtermin.
Le contenu des dictionnaires (ils sont plus de 10'000 rien qu'en franais) est particulirement r
vlateur de l'tat de civilisation que le vocabulaire consign dnote et de la reprsentation qu'une
communaut se fait d'elle-mme. 1
Li, faut-il ajouter, un comportement qu'il s'agit d'tudier. Consulter le dictionnaire, c'est donc
faire acte de confiance : le dictionnaire sait mieux et plus que moi. C'est la fois sa comptence
et son autorit qui dterminent ce sentiment.
D'autant plus et mieux que ce genre d'ouvrages s'aurole de nos souvenirs scolaires qui restent
vivaces dans notre inconscient. Notre comportement se caractrise aussi au plan cognitif le dic
tionnaire bnficie auprs de nous de la prsomption qu'il dtient et fournit les cls de la connais
sance.
Nous savons certes qu'il n'en est pas exactement ainsi - les encyclopdies sont faillibles et lacu
naires, tout comme les dictionnaires dont la liste des mots et des significations n'est jamais ex
haustive, il n'empche que nous les tenons pour les dtenteurs et les dpositaires de ce que nous
avons de plus prcieux (ce n'est pas par hasard qu'on a parl d'abord de thesaurus).
A l'instar des garde- temps que sont les horloges et les montres, dont personne ne doute qu'elles
nous donnent l'heure relle, nous nous comportons l'gard des dictionnaires comme s'ils taient
des garde-ralit que nous lguons nos enfants sous la forme de garde-patrimoine.
La pratique du dictionnaire dtermine des rapports prcis : l'usager consulte le dictionnaire ;
l'inverse n'est pas vrai. D'un ct donc, celui qui ne sait pas, qui n'est pas sr, qui hsite, qui vri
fie, bref, qui apprend ; de l'autre, celui qui sait, dcide, accepte, rejette... Rapport magistral, de
matre lve, selon la transmission verticale du savoir.
Rapport d'autant plus imprieux que le dictionnaire est investi d'une autorit et d'une fonction nor
matives il sait ce qui est juste, vrai, propre, impropre il connat et dnonce les abus, les erreurs,
les vices, les contresens.
Son pouvoir de discrimination est sans appel. Le dictionnaire distingue ceux qui savent, ceux qui
se rallient son savoir et se rclament de lui il condamne ceux qui ne savent pas, qui
n'apprennent pas ou apprennent mal il exerce une censure qui expose les contrevenants la
rprobation, au rire ou, ce qui est plus grave, la dconsidration,

La Mutation des signes

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Ren Berger

La pratique du dictionnaire n'est ni inoffensive, ni neutre elle s'accompagne d'un comportement


la fois affectif et cognitif soumis la sanction de la triple autorit de ce qui est (plan ontologi
que : le dictionnaire couvre l'ensemble des connaissances) de ce qui est vrai, juste, correct
(plan normatif) de ce qui est biensant, dont la classe cultive donne l'exemple (plan socio-axiologique).*
Ce comportement se manifeste au niveau de la verbalisation puisque le dictionnaire est, par dfi
nition, un rpertoire d'noncs. Son pouvoir s'tablit et se vrifie sur la manipulation des concepts.
Il est d'autant plus invtr qu'il rsulte! de l'apprentissage le plus prgnant qui soit, celui de
l'cole, dont il est convenu qu'il somme tout ce dont l'lve a besoin pour prendre place dans la
socit.
A la faveur d'un glissement imperceptible, on passe de l'ide que les notions de base ou
essentielles sont celles-l mmes qu'on trouve dans les programmes scolaires et donc que les
modles et les pratiques de l'cole - cours, leons, exercices, corrections - rsument la transmis
sion du savoir tout comme les instruments manuels, dictionnaires, histoires, abrgs en consti
tuent l'outillage.
Sans vouloir le moins du monde se livrer des critiques faciles, on peut nanmoins se demander
si l'ensemble du processus ne constitue pas un conditionnement qui, la fois, nous forme et nous
dforme notre vie durant...
L'excellence des ouvrages scolaires - manuels, dictionnaires, encyclopdies - dpend-elle plus
de l'adquation de ces instruments au rel ou la fonction didactique ? La mise en mmoire 'au
moyen de concepts, qui aboutit la rcitation, la capacit de dire sa leon, ne reflte-t-elle
pas l'organisation de la connaissance dans une socit donne ?
Et le fait que la rcitation sanctionne la pleine possession n'aboutit-elle pas la conclusion iro
nique que possder sa leon, c'est tre aussi possd par elle ?...
L'cole faonne nos connaissances trs diffremment selon les matires. Une comparaison per
mettra de le prciser.
1. B. Quemada, Les dictionnaires du franais moderne, Paris 1968
* Pensons ce que nous ressentons l'gard de ceux qui confondent acception et
acceptation, ou qui prononcent rnumrer au lieu de rmunrer... et la manire dont
nous les jugeons.

La Mutation des signes

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Ren Berger

ART ET LITTRATURE pp. 236-243


Qu'en est-il de l'art quand, le dictionnaire referm, nous nous demandons comment nous acc
dons l'art, comment il prend place en nous, comment la notion d'art se constitue ? Premire
constatation : part quelques cas privilgis, on peut dire que la presque totalit des programmes
scolaires ignore l'art. Il y a bien des coles des beaux-arts, des coles d'art appliqu, des coles
d'architecture ou d'art dcoratif dont le but est de former des artistes, des artisans ou des techni
ciens. En revanche, il n'existe nulle part, que je sache, d'enseignement institutionnalis de la con
naissance de l'art la faon dont la littrature fait presque partout l'objet d'un enseignement d
ment organis. Pour quelles raisons ?
Dlaissant les considrations historiques, examinons le problme du point de vue de la communi
cation. L'enseignement de la littrature bnficie d'une technologie compacte. Expliquons
nous. L'oeuvre littraire est faite de mots les mots sont rassembls dans des livres ces livres exis
tent dans les bibliothques et dans les librairies. La plupart d'entre eux, les classiques, font
l'objet d'ditions scolaires bon march et pralablement traites introduction, notes, appareil
critique. Grosso modo, la littrature est affaire de reprsentation mentale, son enseignement
affaire de communication verbale.
L'ensemble du matriel requis prend son origine et s'achve dans les mots stocks par l'imprim.
Les uvres littraires sont donc aisment accessibles les lves peuvent les conserver elles font
partie de leur entourage et de leur quipement. Ils peuvent les emporter de la maison l'cole, de
l'cole la maison, sans qu'on puisse proprement parler de transport. Au cours de la leon, tous
les lves disposent de la mme uvre en mme temps, dans le mme lieu et sous le mme an
gle de lecture.
La classe constitue un groupe dont l'homognit se fortifie avec les annes. D'autant qu'elle
s'accomplit la faveur de programmes communs et dans un tablissement fixe qui domicilie le
groupe gnralement dans une salle.
Quant au matre, il enseigne comment les signes permettent de manipuler les choses, de les r
partir en catgories dans le temps et dans l'espace, de les ordonner en genres dment caractri
ss. Les explications et les commentaires de textes auxquels s'ajoutent les multiples exercices
de! rdaction et d'apprciation, circonscrivent progressivement la distance symbolique que le!
matre a prcisment pour but de rduire et l'lve pour tche de matriser.
La littrature devient ainsi objet de connaissance grce aux textes et la technologie mise en
uvre par l'cole selon le schma approximatif suivant Les sous-ensembles que constituent les
cercles concentriques appartiennent au mme espace, celui de la communication verbale ils se
dveloppent grce au mme medium, celui de la langue, qui sert aussi bien aux matres qu'aux
lves et l'institution scolaire tout entire. Le but est d'oprer, au contact de la littrature tenue
pour une valeur sociale, une action en commun susceptible de prciser et de transmettre des mo
dles de comportement. Ainsi se constitue la communaut scolaire qui implique l'identification
d'un objet et la pratique de certaines activits.
L'enseignement culmine dans ces moments de communion par lesquels, la distance symbolique
matrise et mise en commun, s'invtre le sentiment de communaut qui est l'agent par excel
lence de l'homognisation sociale. L'enseignement de la littrature ou de toute autre forme de la
communication verbale opre l'intgration des valeurs symboliques la faveur d'une verbalisa
tion gnralise dont le support est ou la voix ou le papier, l'un et l'autre conomiquement avanta
geux.
En revanche, l'art pose un tout autre problme la solution duquel la technologie scolaire se r
vle particulirement inapte. L'uvre peinte ou sculpte, l'glise, le temple, l'htel de ville, occu
pent un lieu dtermin, distinct et spar du lieu de la classe. A la diffrence des ouvrages litt
raires, qui existent aussi valablement en ditions de luxe qu'en livre de poche ou en brochures
scolaires, ni La Joconde, ni les colosses de Memnon, ni les glises romanes ne peuvent changer
impunment de condition. Leur existence matrielle les assigne, pourrait-on dire, rsidence.
La Mutation des signes

153

Ren Berger

Inamovibles, ou difficilement amovibles (seules certaines catgories, peintures lgres, gravures,


peuvent s'expdier), ils restent distance. Distance gographique d'abord, qui se double d'une
distance conomique il est impossible de transporter une cathdrale il est relativement difficile,
en tout cas coteux, de transporter une classe entire pour la visiter. Alors que les ouvrages de
langue sont bon march, la visite du Louvre est hors de prix pour les lves brsiliens, celles des
temples japonais hors de prix pour les lves europens.
Aux difficults que comportent la distance gographique et la distance conomique s'ajoute le fait
qu'un groupe stabilis dans une cole, dans une classe, pratiquant les mmes lieux, les mmes
exercices, s'homognise mieux et plus vite qu'un groupe occasionnel qui se constitue pour visiter
un muse, une exposition ou un monument. Les chances d'intgration diminuent la fois parce
que le groupe est en mouvement et que son activit ne s'ordonne pas ni ne se prolonge, comme
c'est le cas dans l'enseignement de la littrature, en travaux collectifs organiss.
Les rgles propres la dissertation et aux tudes de textes obissent des principes et des m
thodes qui constituent la discipline, ensemble de notions, de pratiques et de procdures. Qu'un
matre entrane ses lves au muse, ou une exposition, qu'il leur montre des reproductions ou
un film - ce qui est plutt, rptons-le, hors programme ou facultatif dans la plupart des tablisse
ments scolaires -les oprations sont, non seulement circonstancielles, mais peu ou mal structu
res : les problmes, quand ils existent, restent flottants met-on l'accent sur la biographie ? sur
l'histoire ? sur la technique ?...
Aprs quelques changes, on en vient des questions du genre qu'est-ce qui vous plat le plus ?
L'objet d'tude fait dfaut, les principes et les mthodes, si tant est qu'on puisse employer ces
termes, relvent de pratiques empiriques et personnelles, au contraire de celles qui ont cours dans
l'enseignement de la littrature et dont la validit est sanctionne la fois par les examens et les
diplmes. Institution traditionnelle par excellence, l'cole s'en tient la verbalisation qui permet
de conjurer toutes les distances dans cet espace abstrait qu'est le concept et dans lequel tout peut
se dpouiller au pralable de ses particularits.
On pourrait ds lors s'attendre que l'art, ignor ou dlaiss de l'cole officielle, n'ait qu'une exis
tence prcaire dans la conscience publique. En l'absence de toute discipline (aux niveaux pri
maire, secondaire en tout cas, abstraction faite du niveau universitaire dont je parlerai ultrieure
ment), on s'attendrait qu'il y joue un rle mineur. Sans aller jusqu' affirmer que le contraire est
vrai, on ne peut nanmoins manquer de s'tonner de l'intrt qu'il suscite.
L'art existe On le sait personne n'en doute. Il bnficie mme curieusement d'une sorte de pres
tige occulte que l'opinion personnalise en noms-phares : Rembrandt, Raphal... Picasso. Situation
paradoxale sur laquelle on passe ordinairement la lgre. A dfaut d'une connaissance rgle
par l'cole, la socit l'intgre par ce qu'on pourrait appeler un processus d'ontologisation, en
l'assujettissant l'ide du Beau. Processus astucieux qui dbouche sur le jeu des dfinitions qu'est-ce que l'art?- et qui rejoint la dmarche scolaire par excellence : la verbalisation. Les dis
tances gographiques, matrielles, conomiques cartes, on peut la limite se dcharger du
soin de voir les uvres d'art.
L'essence supple l'existence. Encore faut-il prciser : l'essence verbalise, ce qu'on entend par
le beau, le laid, le sublime, le vrai, etc. Se qualifie pour parler d'art prcisment celui qui excelle
dans le maniement de la parole ou de l'criture. On surprend ici sur le vif comment la technologie
verbale de la communication scolaire rcupre ce qui tend lui chapper. L'on peut ds lors se
demander - et c'est une des questions fondamentales de ce livre - si la technologie verbale et la
communication scolaire ne sont pas lies une certaine forme de culture.
Les preuves destines mesurer les aptitudes de diffrents groupes socio-culturels montrent
que les classes favorises obtiennent des rsultats moyens suprieurs aux rsultats moyens ob
servs sur des groupes dfavoriss, principalement lorsqu'il s'agit de tests verbaux impliquant le
maniement du langage, alors que cette ingalit diminue de beaucoup pour les preuves qui font
appel des donnes non verbales.

La Mutation des signes

154

Ren Berger

Le changement qui se produit aujourd'hui dans la diffusion de l'information n'est-il pas en train de
provoquer une rvision des preuves et de leur conception?
La communication audio-visuelle et la communication audio-tactile ne sont-elles pas en passe de
battre en brche l'organisation traditionnelle du savoir ? Le problme est d'autant plus grave que
la communication relve toujours d'une dimension axiologique. Le choix des valeurs opr
l'intrieur de la technologie verbale risque donc bien d'tre mis en cause, tout comme la culture et
les cadres de rfrence qu'elle implique. N'est-ce pas dj chose faite ?
Les jugements de valeur, qu'on croyait pouvoir riger en normes, font figure de phantasmes, et
l'ontologie dont ils s'autorisaient ressemble plus un rve prim qu' la ralit. Faisons le point.
La comparaison que j'ai introduite entre la littrature et l'art n'tait nullement affaire de contenu.
Elle visait montrer comment les conditions de l'imprim, en homognisant mots, livres, di
tions, dplacements et transports, favorisent l'enseignement de la premire.
En revanche, l'art, dans la mesure o on le considre sous l'aspect des uvres, s'y prte beau
coup moins puisque, outre la distance symbolique qu'il a en commun avec la littrature, la dis
tance gographique (dispersion des uvres), la distance conomique (difficult et cot des
transports et des dplacements), constituent des obstacles malaisment surmontables.
On comprend que dans cette situation! la dfinition ontologique joue encore un rle! qu'elle a tout
fait perdu dans les sciences dites exactes et qu'elle perd de plus en plus dans les sciences so
ciales et humaines. Sans doute les conditions sont en train de changer mais c'est seulement de
puis une dcennie ou deux que les reproductions en couleur, le voyage et le tourisme culturels
sont devenus accessibles. Encore le changement ne se produit-il ni d'un seul coup, ni uniform
ment.
C'est dessein que dans les pages qui prcdent, j'ai trait de l'art et de la littrature! en fonction
de notre exprience courante, celle! que chacun peut vrifier l'occasion de ses! propres souve
nirs scolaires, mme s'il les a tout fait oublis.
L'intgration culturelle laquelle! procde l'cole est en effet d'autant plus forte! que si les conte
nus s'effacent, les relations-supports qu'on nous a enseignes subsistent notre vie durant dans nos
cadres de rfrence, dans nos faons de penser et de sentir et jusque! dans notre comportement
quotidien.
C'est si vrai que l'opinion, qui applaudit aux performances de la science et de la technologie mo
dernes, distingue entre art et art moderne.
Le premier se dispense de toute spcification, mme si le terme s'accompagne parfois de
l'pithte classique, comme si l'art reu transcendait l'historicit et enveloppait effectivement
tout l'art. Au contraire, les termes qui composent l'expression art moderne sont loin de se con
fondre. De crainte de souscrire une reconnaissance implicite, l'opinion tend substantiver
l'adjectif : c'est du moderne, entend-on, le moderne s'opposant au classique ou au
traditionnel tenus pour seuls solides, srieux, valables. Formulations approximatives, tout justes
bonnes pour les gens incultes!
Qu'on se dtrompe. Nombreux sont ceux qui, appartenant aux classes favorises, se montrent
d'autant plus rfractaires que leur ducation, leur position et leur autorit leur font un devoir de se
prononcer. C'est chez eux que se retrouve - avec quelle assurance ! - la conviction que l'Art r
pond une dfinition ontologique dont les dictionnaires fournissent le libell, les philosophes la
caution, l'art du pass le modle. Et la bourse la garantie : 2 millions pour un Sisley, 3 millions
pour un Renoir, 5 millions pour un Monet, 8 millions pour Czanne L.. Comment douter d'une on
tologie qui s'exprime en chiffres ? (A ct de quoi celle de Platon parat bien ple !) Ainsi l'art
transcendantal, qui rpond aux normes et au standing d'une classe, entre dans le circuit du mar
ch o sa cote tient lieu de valeur.
Il se pourrait nanmoins que cette attitude appartienne plus la clture d'une classe qu' la cul
ture. Et donc que la culture, en clatant, fasse clater les cadres, scolaires et sociaux.
La Mutation des signes

155

Ren Berger

L'ART ET L'ATTITUDE PHILOSOPHIQUE pp. 243-250


La plupart des philosophes, qu'ils soient d'Occident ou d'Orient, qu'ils appartiennent l'Antiquit,
au Moyen ge ou aux temps modernes, se sont gnralement occups d'art, ou, plus exactement,
lui ont consacr, dans des proportions diverses, une partie de leurs rflexions : dialogues, traits,
cours, aphorismes.
Que l'art y occupe une place centrale ou marginale, on constate gnralement que les philoso
phes s'attachent avant tout dfinir le Beau ou un concept quivalent dont la ralit objective,
mme quand elle est mise en doute par un Kant, n'est pas rcuse.
En instaurant une essence de l'art, ils tablissent des critres partir desquels s'opre le dpart
entre ce qui est beau et ce qui ne l'est pas. Par l mme sont poses les normes dont l'artiste et
l'esprit qui juge doivent tenir compte.
Or, mme si, comme la critique l'a tabli, tout systme philosophique appartient une poque
qui, la fois le date et l'claire, il n'est pas peu curieux de constater des analogies qui semblent
faire fi du temps et de l'espace.
Platon et Aristote, qui vivent dans une socit esclavagiste, et qui sont contemporains, ou pres
que, du Parthnon de Phidias, dclarent, le premier, que le Kalokagathon est l'objet de l'amour
et, dans Le Banquet, que Le gnie est une force d'amour qui tend l'immortalit le second, que
l'artiste imite l'idal Le pote, comme le peintre, imite les choses sous quelqu'une de ces trois
formes, ou telles qu'elles existaient ou existent, ou telles qu'on dit ou qu'on croit qu'elles sont, ou
enfin telles qu'elles devraient tre.
L'un et l'autre s'accordent dire que l'art est imitation, que le Beau et le Bien sont un, que le Beau
rside dans l'ordre, la proportion, l'unit et qu'il y a une connaissance objective du Beau.
Quelques sicles plus tard Plotin assure que l'artiste n'imite pas, mais qu'il fait resplendir l'unit.
Les arts remontent aux raisons idales dont drive la nature des objets (...) ils ajoutent ce qui
manque la perfection de l'objet parce qu'ils possdent en eux-mmes la beaut. 2
Quinze sicles aprs Platon et Aristote, dix sicles aprs Plotin, saint Thomas, contemporain des
premires cathdrales gothiques, rsume sa doctrine dans la claritas pulchri le resplendissement
du Beau. Une proprit des choses, explique De Wulf, en vertu de laquelle les lments objec
tifs de leur beaut, savoir l'ordre, l'harmonie, la proportion, se manifestent avec nettet et provo
quent dans l'intelligence une contemplation facile et plnire.
Quatre sicles plus tard, c'est Boileau, historiographe du Roi- Soleil, courtisan perruque, qui
crit : Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Mais voici que Kant 3 dclare hardiment qu'Il ne peut donc y avoir de rgle d'aprs laquelle qui
conque pourrait tre forc de reconnatre la beaut d'une chose, parce que le Beau est ce qui
plat universellement sans concept logique de la chose ce qu'il appuie sur cinq conditions
principales:
1 Le jugement de got est dsintress ;
2 La contemplation esthtique n'engendre aucun dsir ;
3 La contemplation esthtique est un libre jeu;
4 Le plaisir esthtique est la ralisation d'une harmonie intrieure ;
5 Enfin, le jugement de got est universel.
Pour Hegel Le Beau est la manifestation sensible de l'ide.... Et si l'on saute d'un bond jusqu'
notre poque, c'est Etienne Gilson qui crit en 1958 dans Peinture et Ralit . tre et tre beau
c'est la mme chose, le Beau n'tant que l'tre comme bon percevoir. 4
Me pardonnera-t-on des aperus aussi sommaires? C'est qu'il s'agit, dans mon propos, non pas
de rendre compte d'une pense philosophique, ni mme de la rsumer (auquel cas je n'aurais fait
que la caricaturer) mais, la faveur de quelques repres, de situer une attitude.
La Mutation des signes

156

Ren Berger

On peut en effet se demander comment des hommes aussi divers, appartenant des poques
aussi loignes les unes des autres, dans l'espace et dans le temps, vivant dans des milieux histo
riques souvent sans rapport les uns avec les autres, et qui ont vu natre des uvres aussi diffren
tes que le Parthnon, les manuscrits enlumins du Moyen ge, les retables de Van Eyck, les pla
fonds peints du Tintoret, les papiers colls de Picasso, ont, travers les sicles, les pays, les arts,
une certaine faon de philosopher, un certain tour de main et d'esprit, bref, une attitude en
commun.
Une telle attitude et les conduites qu'elle implique dbouchent sur des discours dont les contenus
peuvent varier et varient considrablement, mais qui mettent tous en uvre, mme lorsqu'il s'agit
de langues diffrentes, des procdures du mme type.
Quelle que soit par ailleurs la sensibilit personnelle du philosophe, sa dmarche se fonde sur
l'entendement et le langage. Il s'agit en effet d'tablir en substance une conception, c'est--dire un
ensemble de propositions suffisamment gnrales pour recouvrir, non seulement les faits obser
vs - quand ils sont observs - mais galement ceux qui chappent l'observation, condition de
se conformer la gnralit dfinie par le concept.
Celui-ci occupe une place centrale, qu'il prenne nom de Beau, de Vrai, de Bien, de Dieu, de Na
ture, de Culture, etc.
Aussi le philosophe s'attache-t-il moins aux artistes, aux uvres en particulier, qu' l'art tenu pour
une ralit unitaire.
De surcrot, au contraire de l'homme de science, il n'est gure tent de faire ni de proposer des
expriences puisque l'Art est pour lui le donn (on ne refait pas une uvre).
Ce n'est pas un hasard si la nature de l'art, l'origine de l'art, constituent pour lui des problmes pri
vilgis. Ce sont eux, en effet, qui rpondent le mieux la dmarche et la formulation concep
tuelles.
Dans cette perspective, on comprend que la spcification spatiale, qui est un aspect du particu
lier, ne joue qu'un rle limit, de mme la spcification temporelle.
Pour le philosophe, l'important est moins de distinguer la varit des expressions artistiques dans
les diffrentes cultures, moins de distinguer la diversit des millnaires et des sicles que d'en d
gager l'essence sur laquelle les concepts ont durablement prise en vue d'laborer la limite un
systme intemporel.
Mme s'il est grossier, le schma claire l'attitude et la dmarche philosophiques dont on peut en
core se rendre compte par les excs qu'elles engendrent.
Le dogmatisme par exemple, pour lequel la nature du Beau tant conceptuellement tablie, l'art
doit en tous points lui tre conforme.
Mais comme les ides ne sont pas visibles par elles-mmes, il se trouve que leur vidence est
le fait de ceux qui ont le pouvoir de dcrter en quoi elle consiste.
D'o les normes, qui fournissent les modles suivre, les critres, qui fournissent le moyen
de reconnatre si elles ont t suivies, et les sanctions, si elles ne l'ont pas t.
Le dogmatisme pousse la limite les conditions contenues dans l'attitude philosophique quand
celle-ci tend elle-mme la limite de l'idalisme. *
Kant lui-mme ne modifie pas fondamen- talement cette attitude. Certes, l'encontre du dogma
tisme, il montre que le Beau est sans concept, que tout critre est donc subjectif, mais un critre
purement subjectif n'est plus un critre du tout.
Aussi bien Kant, s'il renonce l'objectivit du concept, ne renonce-t-il pas la ncessit de
l'objectivit; mais au lieu de la faire porter sur le Beau, il la fait porter sur les conditions univer
selles du jugement Chez tous les hommes, les conditions subjectives de la facult de juger sont
les mmes... car sinon les hommes ne pourraient pas se communiquer les reprsentations et leurs
connaissances.
La Mutation des signes

157

Ren Berger

Avec la connaissance effective que nous avons aujourd'hui des hommes, il est certes difficile de
souscrire l'affirmation que chez tous... les conditions subjectives de la facult de juger sont les
mmes...
Kant pose le problme en philosophe; mme si l'objectivit est transfre de l'objet au sujet, sa
dmarche reste fondamentalement conceptuelle.
Nanmoins, le postulat de Kant contient un lment auquel les mass media donnent une rso
nance inattendue : ( ...) sinon les hommes ne pourraient pas se communiquer les reprsentations
et leurs connaissances.
Si les conditions de la facult de juger postules par Kant ne sont pas les mmes chez tous les
hommes, il se pourrait bien que la communication de masse soit en train de faire en sorte qu'elles
le deviennent...
A bien considrer les choses, l'attitude, la conduite et les procdures philosophiques, en dpit de
divergences notoires, et mme d'orientations aussi extrmes que l'objectivisme d'inspiration pla
tonicienne et le subjectivisme d'inspiration kantienne, restent tributaires du discours sur l'art.
L'analogie est donc moins tonnante qu'il ne parat au premier abord, puisque toutes les positions
se constituent en gros sur le mme terrain et par les mmes moyens.
La rvolution actuelle consiste principalement en ceci que, pour la premire fois, ces conditions
constitutives sont branles.
Pour la premire fois, les problmes, les procdures, les pratiques ne se formulent plus exclusi
vement, ou surtout, l'intrieur du champ philosophique.
L'information multiforme change les rgles du jeu de la connaissance.
2. Paul Fierens, Les grandes tapes de l'Esthtique. Bruxelles-Paris, Editions Formes. 1945. coll.
Bibliothque du sminaire des arts. Platon p. 43, Aristote p. 57-58, Plotin p. 101. De WuIf p. 118
3. Kant. Le Jugement esthtique. Textes choisis. Paris, PUF 1955, coll. Les grands textes, p. 219
221
4. Etienne Gilson, Peinture et Ralit. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1958, coll. Problmes
et Controverses
* Sur le plan de l'art, c'est ce qu'on appelle l'acadmisme les normes deviennent les modles ex
clusifs la doctrine du Beau est impose aux artistes ceux-ci et le public (du moins la partie trs li
mite qui s'occupe d'art) forment un systme dans lequel l'cole, les Matres, les Autorits, les
Censeurs sont seuls habilits, avec le concours de jurys officiels, dcerner jugements, m
dailles et distinctions

Immanuel Kant (1724-1804)


La Mutation des signes

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Ren Berger

L'ART ET L'ATTITUDE HISTORIQUE pp. 250-251


Sans remonter trop avant dans le temps, il est utile de rappeler que c'est Vasari que nous de
vons une premire bauche. Dans ses Vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architec
tes, qu'il publie avant 1550, se trouvent dj distingus
1 la dtermination d'un objet, As uvres d'art, savoir ce qui est considr tel par les contempo
rains ;
2 la classification explicite des arts en peinture, sculpture, architecture ;
3 l'tablissement d'une succession rgle et articule : il s'agit des artistes qui s'chelonnent, sur
prs de trois sicles ;
4 la classification des uvres de chaque artiste : projet chronologique ;
5 la dtermination d'un systme explicatif labor partir de la biographie, des propos prts
aux artistes et des jugements ports sur ceux-ci, soit par des contemporains, soit par des gens
d'poques diffrentes ;
6 la dtermination d'un systme axiologique qui allie la connaissance de l'Antique la maniera
moderna Michel Ange apparat Vasari comme le point de perfection vers lequel culmine la
puissance surhumaine de l'art ;
7 la dtermination d'une volution l'apex tant Michel Ange, ce qui le prcde est tenu pour des
tapes du progrs; ce qui suit pour des tapes du dclin.
Le clbre ouvrage de Winckelmann, Histoire de l'art chez les Anciens (1764) tend, deux si
cles aprs Vasari, la connais- sance de l'art au bassin mditerranen. L'intrt se porte dsor
mais, non plus sur la peinture, mais sur la sculpture, en particulier sur la sculpture grecque et ro
maine. L'auteur prcise sa conception en ces termes : Les arts qui se rattachent au dessin ont
commenc, comme toutes les autres inventions humaines, par le pur ncessaire. Ensuite ils aspi
rrent au beau. Puis ils passrent l'excessif et l'outr. Ce sont l les trois priodes principales...
On dcrira dans ce livre les arts du dessin tels qu'ils furent leur l'origine ; puis on traitera des dif
frentes matires sur lesquelles travaillrent les artistes, et ensuite de l'influence des climats sur
ces artistes. Selon lui, l'art se dveloppe en quatre grandes priodes :
1 antique, jusqu' Phidias,
2 sublime, chez Phidias et ses contemporains,
3 beau, de Praxitle jusqu' Lysippe et Apelle,
4 d'imitation, jusqu' la mort de l'art. Ce qui l'entrane adopter par analogie une division sem
blable pour l'art moderne : priode antique - jusqu' Raphal ; priode sublime - l'art
l'poque de Raphal et de Michel Ange ; priode belle l'art avec Corrge et Guido Reni; priode
d'imitation - l'art de Carracci Maratta. Le schme explicatif comprend trois phases ascendan
tes et la quatrime dclinante.
Un sicle plus tard, Morelli en Italie, Rumohr en Allemagne, Tame en France, s'efforcent, avec
des orientations d'ailleurs diverses, de prciser les problmes : attributions, critique des sources,
mthodes comparatives, influences, laboration de cadres, tant spatiaux que temporels - le but
tant de constituer l'histoire de l'art l'instar des autres disciplines. Ce dont tmoigne le Cicerone
de Jakob Burckhardt, publi en 1885, ainsi que la clbre Civilisation de la Renaissance en Italie
(1860) qui situe les faits artistiques l'intrieur de l'histoire de la civilisation.
Avec le XXe sicle s'ouvre une priode qui met l'accent sur les problmes formels, en particulier
avec les travaux de Wlfflin et de Focillon. Il n'est pas question de donner un aperu de notre si
cle, ni de signaler le contraste entre la conception raciste d'un Strzyowsky et l'apport combien
fcond d'un Riegl dont le Kunstwollen (volont d'art), en s'opposant au pouvoir d'art, la capa
cit d'imitation, librait le jugement des prjugs acadmiques (critres de la perfection hrits du
formalisme grco-romain) et ouvrait la connaissance aux arts dits barbares et ceux rputs
mineurs.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Il n'est pas davantage question de suivre Croce ni ceux qui s'opposent son intuitionnisme, ou qui
y reviennent.
Sur quoi repose donc l'histoire de l'art ?
En gros, et malgr les diffrences fort nombreuses qu'on y constate, sur un certain nombre de
prsupposs et de postulats : d'abord qu'il y a un objet, l' art, distinct du non art ensuite que
cet objet est susceptible d'une dfinition, ou de plusieurs (d'o l'ide, ou plutt le sentiment, mme
chez ceux qui se refusent tout idalisme, d'une essence et de critres) enfin des uvres dont
l'ensemble constitue un corpus.
Or, qu'on se fonde sur celui-ci, sur une ide ou sur une conception, ou sur les trois la fois, reste
que le choix des ouvres d'art est celui qu'on a accoutum de tenir pour tel.
Choix dont l'historien, avons-nous vu, n'est gnralement pas l'auteur, mais qu'il entrine et ava
lise moins partir de faits que de valeurs tablies.
C'est ce qu'a fort bien mis en lumire Francastel dont les travaux ouvrent une perspective socio
logiquement fconde.
D'autres recherches, de types psychanalytique, linguistique, structuraliste - nous y reviendrons at
testent la remise en question que rsume Andr Chastel : Tous ces dveloppements ont conduit
l'histoire de l'art se prsenter aujourd'hui, non plus comme une discipline unitaire, mais comme
un complexe de disciplines fortement dfinies.
Il s'en est fallu d'une dcennie ou deux pour que l'histoire de l'art amorce un changement radical.
Et qui se poursuit.
L'on peut en effet se demander si une discipline qui, tout en se rclamant d'un corpus et qui se
dploie dans la pense verbalise, rpondra encore longtemps aux conditions dans lesquelles l'art
se constitue et se communique de nos jours.
Plus que les mthodes et les dfinitions, c'est l'objet lui-mme qui est en train de changer.

One Second Before Awakening from a Dream Caused by the Flight of a Bee Around a Pomegranate ,
1944 , Salvador Dali (1904-1989)
La Mutation des signes

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Ren Berger

DE L'OBJET A L'INFORMATION pp. 251-254


Toute science, l'histoire de l'art comprise, implique un objet - ce dont il est question aussi bien
qu'un point de vue dtermin partir duquel la pertinence distingue entre l'information gnrale et
ce qui doit tre retenu.
Contrairement ce qu'on imagine parfois, l'objet ne tombe pas sous les yeux ; il rsulte d'une la
boration complexe qui rpond elle-mme une motivation non moins complexe. Les hommes
parlent sans doute depuis leur origine ce n'est pourtant que trs rcemment qu'ils se sont mis
s'interroger sur le langage, plus rcemment encore qu'ils en ont fait l'objet d'une science.
Qu'il s'agisse de linguistique, de biologie ou de chimie, l'objet n'est pas ce qui se prsente sponta
nment l'esprit, mais ce que l'esprit vise en fonction d'un objectif dtermin. Selon que je me
promne ou que je chasse, les buissons m'apparaissent tantt comme des agrments de la nature,
propres alimenter- la rverie, tantt comme des abris ou des cachettes d'o peut jaillir inopin
ment le lapin ou la perdrix.
Ce qu'il est convenu d'appeler buisson se transforme effectivement avec l'attitude que je prends
: le promeneur admire le feuillage ou cherche l'ombre dans laquelle il pourra s'asseoir ; le chas
seur repre d'un coup d'il le gibier probable qui peut en sortir.
Au sens large, toute activit est une entreprise stratgique qui aboutit une double systmatisa
tion rciproque. D'une part, je m'ajuste aux lieux et aux objets en fonction de l'action que
j'entreprends d'autre part, les lieux et les objets s'ajustent l'objectif de mon entreprise.
C'est ce que Uexkll observe propos de la tique, animal rudimentaire s'il en est, dont l'entreprise
consiste purement et simplement se laisser tomber sur sa proie ds que l'acide butyrique que
dgagent les mammifres lui signale l'approche de sa nourriture. L'objet ne participe l'action
qu'en tant qu'il doit possder les caractres ncessaires qui peuvent servir, d'une part, comme
porteurs de caractres perceptifs, lesquels doivent tre en connexion structurale les uns avec les
autres, note le savant naturaliste qui prcise : Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils
d'araigne avec certaines caractristiques des choses et les entrelace pour faire un rseau qui
porte son existence. 5
Ainsi de la tique, ainsi du chasseur qui fait feu ds que dbouche le livre attendu, ainsi du lin
guiste qui attend le signal linguistique dclench par le principe de pertinence pour pingler sa
proie...
Qu'on ne voie pas malice si je cite encore Uexkll ; mais il est difficile de rsister au plaisir d'une
description en tous points exemplaire. La tique reste suspendue sans mouvement une pointe
de branche dans une clairire.
Sa position lui offre la possibilit de tomber sur un mammifre qui viendrait passer. De tout
l'entourage aucune excitation ne lui parvient.
Mais voil que s'approche un mammifre dont le sang est indispensable la procration de ses
descendants. C'est ce moment que se produit quelque chose d'tonnant de tous les effets dga
gs par le corps du mammifre, il n'y en a que trois, et dans un certain ordre, qui deviennent des
excitations.
Dans le monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants brillent comme des signaux lumi
neux dans les tnbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans d
faillance.
Pour cela la tique est pourvue en dehors de son corps avec ses rcepteurs et ses effecteurs, de
trois signaux perceptifs qu'elle peut transformer en caractres perceptifs. Et le droulement des
actes de la tique est si fortement prescrit par ces caractres perceptifs qu'elle ne peut produire
que des caractres actifs bien dtermins.
La richesse du monde qui entoure la tique disparat et se rduit une forme pauvre qui consiste
pour l'essentiel en trois caractres perceptifs et trois caractres actifs - son milieu.

La Mutation des signes

161

Ren Berger

Mais la pauvret du milieu conditionne la sret de l'action, et la sret est plus importante que la
richesse.
Ngligeons les diffrences qu'on serait tent de multiplier en remontant de la tique l'homme
pour conclure sommairement : l'objet n'est pas un donn, il existe toujours pour nous l'intrieur
d'un rapport qui le fait porteur de signification, ensemble de signaux que j'utilise en fonction de
mon entreprise. Plus le rapport est simple, plus le porteur de signification est lui-mme simple.
Pour la tique, deux possibilits :
O = pas d'odeur d'acide butyrique, pas de mammifre, pas de nourriture ;
1 = prsence d'acide butyrique, sang chaud, nourriture et vie.
Le code binaire fonctionne l'tat pur ! Au fur et mesure que crot la complexit, la complexit
du milieu, du sujet et de l'objet crot simultanment.
Pour le chasseur, les probabilits de trouver un livre ou une bcasse au bout de son fusil sont
beaucoup plus grandes en Sologne qu'en Laponie ; dans les deux cas nanmoins, il est peu prs
exclu qu'il abatte un buffle ou un lion, tout fait exclu qu'il tue un mammouth... (ce qu'on pourrait
calculer en units d'information que sont les bits..).
Or, plus grandes sont les probabilits qu'un ensemble de signaux se reproduise, plus grande est la
probabilit pour le sujet que cet ensemble de signaux se transforme en objet ; plus une situation
est rptitive, plus la signification s'objective.
C'est d'ailleurs grce cette condition que les tres d'une mme espce crent un milieu com
mun dans lequel ils peuvent prcisment communiquer.
Toute perception nous renvoie l'espce dont nous faisons partie. L'homme qui aurait indiff
remment la chair de poule au passage d'un poisson, d'un nuage ou d'un navire ne serait pas un
homme; il serait un oursin.
Ce qui est vrai de la perception l'est de la signification dont elle est d'ailleurs un prolongement.
Aussi bien comprend-on que les signaux symboliques de notre langage s'identifient aux objets
qu'ils dsignent : la suite de sons ve / rre, - prononce d'un ton de commandement ou plaintif, en
appuyant sur la premire syllabe ou la seconde, avec l'accent bourguignon ou marseillais - veille
chez tous l'ide ou l'image du rcipient boire.
De mme si la plume trace un ou plusieurs dessins dont les formes rpondent la fonction de
l'objet destin contenir une boisson.
Ce qui est vrai du verre boire ne l'est pas moins de l'objet de la chimie ou de l'objet de la linguis
tique concrets ou abstraits, les objets sont les ensembles de signaux que commande la stratgie
de l'entreprise et qui leur donne forme et signification.
Les ensembles des ensembles de signaux constituent notre connaissance. Or celle-ci n'est pas un
produit naturel ; elle provient d'une information qui s'est stabilise dans un certain lieu et pour un
certain groupe.
Ainsi l'objet qui, dans une culture donne, va de soi, devient dans une autre socit un systme de
signaux qu'il faut apprendre dchiffrer.
C'est la situation qu'affronte tout ethnologue, tout archologue, aujourd'hui la plupart des
touristes... : la signification trangre est pour chacun une nigme.
Tout objet socio-culturel existe donc, non pas tant en vertu d'un statut ontologique ou seulement
existentiel, mais par sa situation l'intrieur d'un systme de rfrences qui est lui-mme produit
par le systme de communications de ce groupe.
Aussi longtemps que l'uvre d'art a bnfici, par la force des choses, ou plutt par l'accord ta
cite (quelquefois explicite) d'un statut privilgi, qui mle, non sans ambigut, ontologie et axio
logie, on peut dire qu'elle a constitu un objet.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Mais il n'est plus certain que ces conditions, dues la fois des circonstances historiques et tech
niques se maintiennent. Toute discipline, qu'elle se veuille ou se dise scientifique, ou qu'elle passe
pour telle, est en question.
Comment l'art s'est-il constitu pour devenir un objet de connaissance ? Par quelles voies ?
Par quels moyens ? Comment se sont constitues les notions sur lesquelles nous prenons
appui? Quelle est leur validit ? Qui les tablit ? Au nom de quoi ?...
A y regarder de plus prs, on finit par constater que l'apprentissage des connaissances importe
moins que l'apprentissage du systme de communications par lequel les connaissances
s'laborent et se transmettent.
Or, de nos jours, l'objet est menac d'clatement par une information ininterrompue et multi
forme.
Les messages verbaux, non verbaux, audio-visuels, audio-tactiles se propagent courte et lon
gue distances. L'parpillement, la dispersion, sont de rgle.
Ne mprisons pas trop vite le ple-mle.
Les distinctions que nous avions accoutum de faire refltaient un tat de la culture dans lequel
prvalaient des rseaux fortement articuls.
Le retour au pass est interdit.
Rien de plus tentant que la ccit qui frappe l'intellectuel et dont il fait - c'est pourquoi il lui est si
difficile d'en gurir - sa dignit.
Or, le problme n'est pas de changer de point de vue.
Le problme est de changer de vue, ce qui est le plus difficile, de changer d'attitude : en
l'occurrence d'accepter que le problme ne se pose plus dans les donnes habituelles.
Il est aussi vain d'opposer un programme universitaire aux sommaires de Match, Epoca ou Time
Magazine que de s'alarmer des adaptations que le cinma ou la tlvision font du thtre ou du
roman.
C'est dans une perspective largie que les phnomnes mergents ont chance d'tre aperus.
5. Jacob von Uexkll, Mondes animaux et monde humain, suivi de Thorie de la signification,
Paris, Editions Gonthier. 1966, coll. Mdiations N37

Jacob von Uexkll (1864-1944)


La Mutation des signes

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Ren Berger

DFINITION NOUVELLE DE LA CULTURE


OU CULTURE NOUVELLE? pp. 254-256
Comme l'a mis en vidence Ralph Linton, tout phnomne prend une dimension culturelle ds
que par un changement d'attitude on ne le considre plus dans une perspective utilitaire, mais en
tant qu'expression d'une certaine forme de la vie sociale.
Aussitt que les notions cessent d'tre retenues par les cadres de rfrence, eux-mmes dfinis
par l'ontologie en cours (en fait l'idologie propre au groupe, la classe ou au clan capable de
l'imposer), on assiste un relchement des liens. Les notions les plus fermes se dfont.
Les pices du systme prennent du jeu. La culture cesse d'tre ce dosage d'instruction,
d'ducation et de bonnes manires auquel se reconnaissait l'humaniste de nagure qui se rcla
mait encore de l'idal de l'honnte homme dont l'esprit cultiv, au dire de Littr, tait celui
d'un homme instruit et orn de connaissances agrables.
De nos jours, la culture se fait autant au cinma qu' l'universit, autant la tlvision qu' l'cole.
Librairies et bibliothques comptent dsormais avec les marchands de journaux les livres, de leur
ct, avec les affiches, les prospectus, les tracts...
L'appareil photographique, la radio, les diapositives, les cartes postales, les journaux, les magazi
nes, les disques, les dictaphones, les machines crire relvent non seulement de la technique et
de l'conomie ; ils sont chacun, par les activits qu'ils conditionnent, des facteurs de culture puis
que chacun d'eux contribue, sa manire, laborer la communication.
Tout comme les boutiques, les supermarchs, les htels, les garages, les routes, les autoroutes,
les stations d'essence, les aroports, les restaurants qui sont lieux de rencontres et d'changes.
Sans oublier les vtements, le mobilier, le logement, les machines, les produits industriels qui tous
faonnent nos conduites, nos manires de sentir et d'agir.
Sans omettre non plus les guerres, les violences, les tortures, les souffrances, les malheurs, les
catastrophes dont les images parfois insoutenables hantent plus souvent les crans que notre con
science.
Plantaire, la culture est tout ce qui quelque degr, nous concerne et par quoi nous sommes
concerns.

Cultureme, Jacques-Edouard Berger, indit 12.12.1989

La Mutation des signes

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Ren Berger

UNE OPPOSITION DPASSE :


VERS UNE CULTURE D'ENVIRONNEMENT pp. 256-258
A la culture de classe, dit-on, s'oppose aujourd'hui la culture de masse. Prenons garde la termi
nologie, qui n'est jamais inoffensive C'est partir de la culture de classe (qui seule juge, parle,
crit) que s'tablit la notion de culture de masse.
L'opposition dbouche sur la dichotomie : d'une part, la culture de classe ou d'lite, qui est la cul
ture, et dans laquelle se rsument les valeurs traditionnelles du vrai, du beau et du bien d'autre
part, la culture de masse, qui est expressment spcifie et dont les guillemets attestent la
fois l' peu prs, le caractre populaire, fruste, infrieur.
Quel qu'il soit, le phnomne nouveau est toujours vu, jug, valu et mis en perspective par le
systme tabli, avec le vocabulaire et dans les formes de communication qui sont les siennes. La
dichotomie entrane la dnaturation : la culture de masse se dfinit comme une ralit dgrade
la manire dont chez Platon les apparences disputent leur vie chtive aux Ides que le Ciel garde
inaltrables.
Aussi longtemps que la culture de masse (employons encore le terme par provision) est en ins
tance d'mergence, elle tend se calquer sur la culture de classe. Mais elle se dveloppe si puis
samment de nos jours qu'elle devient de plus en plus le lieu de communication, non seulement du
grand public, mais de tous, hommes dits cultivs compris. Que nous le voulions ou non, nous
sommes toujours plus appels partager les mmes situations.
Ce n'est pas que la culture de masse supplante la culture de classe ou culture cultive, comme
l'appelle Edgar Morin. Il faut se mfier des oppositions linguistiques, encore plus des comporte
ments qui en sont la consquence. En imposant la hirarchie du suprieur et de l'infrieur, de
l'lite et de la masse, la culture de classe impose des valeurs et des termes dont l'opposition ap
partient au fondement du systme lui-mme.
Or la situation qui se dessine aujourd'hui remet en cause le systme dans lequel on avait accoutu
m de poser les problmes et de les rsoudre. Les moyens de masse, qui interviennent partout et
toujours dans notre vie quotidienne, sont en train d'envelopper les cultures traditionnelles.
Il n'est plus possible de les rejeter, ni de les ngliger il est prilleux de les tenir l'cart ou de
feindre, comme le font encore bon nombre d'esprits distingus, qu'ils sont sans importance. Pro
poser l'tude des mass media une instance universitaire parat, aujourd'hui encore, sinon incon
gru, du moins modrment utile.
Et pourtant, c'est dans le champ des mass media que se formule, au sens le plus rigoureux, la
mise en commun. Sans risque d'tre dmenti, on peut affirmer que nous sommes en prsence
d'une culture d'environnement laquelle il n'est plus possible d'appliquer nos anciens critres.

Edgar Morin (1921- )

La Mutation des signes

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Ren Berger

EST-CE ENCORE DE L'ART ? pp. 258-260


Dans une socit caractrise par la stabilit des conditions et des institutions ou, pour tre plus
exact, car toutes les histoires sont fertiles en vicissitudes, dans une socit caractrise par un
systme de communication relativement stable, comme ce fut le cas dans notre culture occiden
tale jusqu' une poque toute rcente, on constate que la catgorie conceptuelle d'art sert de
cadre de rfrence aux metteurs et aux rcepteurs selon les modles, les normes et les critres
de transmission tablis. Systme de valeurs et systme de communication s'accordent pour faire
respecter un classement hirarchique qu'on retrouve aussi bien dans l'organisation sociale que
dans la distinction des genres par exemple.
Mais quand le systme de communication met en uvre comme c'est le cas aujourd'hui, des
moyens sans cesse plus nombreux et plus divers qui multiplient les changes et les tendent en
tous sens, principes, normes, critres, cadres de rfrence quittent leurs distinctions spcifiques
pour se fondre dans le champ d'information gnralis. Telle est la rvolution copernicienne qui
s'accomplit sous nos yeux et que nous n'apercevons, faut-il dire et rpter, que par clairs. Mme
si le terme art continue d'tre dfini dans le dictionnaire, l'cole ou l'universit, l'art se cabre
devant les dfinitions. Fuyant l'encadrement philosophique et historique, il cherche de plus en
plus se lier une exprience sociale totale dont le propre est d'chapper la classification, au
double sens de classement et de mise en classes. Les tendances sont dj suffisamment
sensibles pour que des lignes de force se dessinent. Au lieu que l'artiste se conforme au statut de
ses prdcesseurs, on voit presque partout qu'il le remet en question. Comme est remise en ques
tion la distinction mme des arts. En dpit des difficults terminologiques ! Poor art, art cintique,
art psychopathologique, art conceptuel, art d'environnement, art cologique... Jusqu' la tapisse
rie, art dcoratif par excellence, dont un Lurat avait redcouvert la vocation murale et monu
mentale, jusqu' la tapisserie qui, depuis quelques annes, clate...
Est-ce encore de la tapisserie ?, s'interrogent peintres cartonniers, liciers, critiques, philoso
phes, historiens, dont l'embarras ne se distingue gure de celui du public. La question est exem
plaire. Doublement : d'une part, elle atteste le changement radical qui s'opre de l'autre, elle at
teste - le terme de tapisserie pouvant tre remplac par n'importe quel autre - que c'est de la con
naissance tout entire qu'il s'agit. Est-ce encore ce que nous savons ? Telle est la grande ques
tion. Mais revenons notre exemple demander si c'est encore de la tapisserie implique
1 Le fait de croire qu'il existe un art, qui a nom tapisserie et qui se distingue des autres arts
(sculpture, peinture, cramique, broderie, etc.)
2 Que cet art se dfinit par une essence particulire, ou ensemble de caractristiques, qui relve
d'une dfinition contenue dans le dictionnaire et garantie par lui : ouvrage d'art en tissu, effectu
au mtier, dans lequel le dessin rsulte de l'armure mme et qui est destin former des pan
neaux verticaux, dit le Robert, grand ouvrage fait au mtier, avec de la laine, de la soie et de
l'or, et servant couvrir ou parer les murs..., selon le Larousse du XXe sicle
3 Que la tapisserie comporte une double extension; dans le temps : toutes les uvres qui
s'chelonnent depuis les origines jusqu' nos jours ; dans l'espace : toutes les uvres qui rpon
dent aux qualits spcifiques nonces parla dfinition
4 Que la tapisserie se distingue selon des degrs de valeur qui la conduisent de l'ouvrage mdio
cre au chef-d'uvre...
Ainsi la tapisserie se dfinit en fonction de certaines variables, variables de l'histoire, des qualits
spcifiques, des degrs de valeur, constituant un ensemble qui prend lui-mme place dans
l'ensemble plus vaste des arts dits dcoratifs ensemble son tour inclus dans l'ensemble des arts
plastiques, etc. On comprend qu'une question apparemment aussi inoffensive, et d'un intrt
aprs tout trs limit, comme : est-ce encore de la tapisserie ?, ait en fait une telle porte. Non
seulement l'art de la tapisserie est mis en dfaut ce qui serait peu de chose - mais le systme tout
entier sur lequel nous prenons appui. Plus encore que le systme, l'attitude par laquelle nous sous
crivons au systme.
La Mutation des signes

166

Ren Berger

L'objet nouveau ne s'intgre plus. Il dfie notre capacit d'assimilation. L'intonation qui accom
pagne la question reflte, au-del de l'tonnement, au-del mme de l'indignation, un profond
bouleversement. C'est que la connaissance n'est pas seulement affaire de notions elle est che
ville notre corps elle fait partie de notre affectivit. Toute atteinte grave nous touche dans notre
trfonds. Ne plus pouvoir nous conformer nous expose perdre notre scurit, peut-tre notre
identit. La menace dclenche des systmes d'alarme, des systmes dfensifs ou offensifs qui se
traduisent sur le plan individuel par l'incrdulit, l'irritation, le sarcasme ou, sur le plan social, par
l'intervention de la loi, de la censure, jusqu' la rpression policire. Quelle qu'elle soit, la con
naissance n'est jamais purement thorique. Les conflits d'ides n'en restent jamais aux ides ils
s'inscrivent toujours dans la pratique sociale. *
Est-ce encore de la tapisserie ? Est-ce encore de la sculpture ? Est-ce encore de l'art ? Est-ce
encore de la culture ? L'insistance de la question, dans sa rptition mme - et qui s'applique
tous les domaines - atteste bien que nous sommes en plein dans un processus nouveau.
La ralit traditionnelle, manifeste en particulier par la combinaison de l'ontologie et de
I'axiologie, et que transmettait la culture de classe par le truchement privilgi de la parole et de
l'crit selon les disciplines et les distinctions tablies par l'idologie rgnante, cde une ralit
en formation dont les activits et les moyens, sur les plans technique, social, conomique, politi
que, semblent se dvelopper plus vite que les activits et les moyens par lesquels on avait accou
tum de les symboliser jusqu'ici.
L'enseignement auquel tait confie la tche de transmettre les comportements sociaux est d
bord de toutes parts. Va-t-on livrer notre raison, qui a ordonn le monde, aux dmons des com
munications de masse ? On comprend l'inquitude. La question est mal pose. L'alternative ap
partient dj un mode de penser prim. Dans les muses, les tableaux continuent d'tre expo
ss selon l'ordre chronologique, chacun d'eux muni de l'tiquette qui indique son identit : nom de
l'artiste, dates de naissance et de mort, titre de l'ouvre, date d'excution, etc.
Mais dj l'ensemble que constituent les tableaux sous le nom de peinture cde de nouveaux
ensembles dans lesquels se dissout la notion objective de beaux-arts. De nouvelles structures
s'laborent, celle des arts visuels par exemple, dans lesquels commencent voisiner des objets
nagure encore htrognes, peintures de matre, photographies, films, diapositives, bandes des
sines, affiches, publicit, dfils de mode...
A l'instar de l'ethnologie, la communication de masse met l'accent sur tout ce qui atteste la pr
sence nonciatrice des hommes. La culture n'est plus seulement ce qu'on possde ou dont on fait
commerce ; elle devient plurielle ; elle nous invite une lecture plurielle. A une action plurielle.
Dans une situation en mouvement, et dont le mouvement ne peut que s'acclrer, la connais
sance ne peut plus attendre... elle doit marcher de pair avec l'action. Le vocabulaire, la syntaxe,
la langue tout entire sont appels se rorganiser. La dfinition ne prtendra plus dcouper le
rel elle se bornera un rle d'indicateur.
L'essence renoncera sa prtention ontologique pour se transformer en lieux de rencontre tels
que nous les proposent dj colloques, tables rondes, congrs. La destination reste inconnue.
Mais peut-tre importe-t-il, au point o nous en sommes, moins de la connatre que d'assurer les
moyens de marcher en contact les uns avec les autres, la volont de communiquer tant
aujourd'hui le seul moyen d'avoir un avenir.
* Mme l'intrieur des limites que je viens de fixer, il n'est pas facile de formuler avec prci
sion et clart les buts et les mthodes de l'anthropologie sociale, du fait que les anthropologues
eux-mmes professent des opinions diffrentes. Il arrive qu'ils soient unanimes sur un certain
nombre de points, mais sur d'autres les avis divergent comme c'est souvent le cas lorsqu'il s'agit
d'un sujet relativement neuf et limit les conflits d'opinion deviennent alors des conflits de person
nalit car les savants Ont une forte propension s'identifier leurs opinions. E.E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1939, coll. Petite Bibliothque Payot, n 132, p.8.

La Mutation des signes

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CHAPITRE X
UN PHNOMNE DE TRANSCULTURATION GNRALISE
pp. 261
L'art tend de nos jours, nous venons de le voir, chapper aux notions pour s'orienter de plus
en plus vers l'exprience multiforme laquelle nous participons, et qui relve d'approches diff
rentes.
L'objet de la connaissance esthtique se drobe la dfinition traditionnelle.
Indissociable de l'activit artistique en cours, il se formule l'intrieur de la triple action que m
nent concurremment les artistes, le public et les moyens de diffusion de masse.
De transcendant qu'il a t si longtemps, son statut devient de plus en plus social.
Au regard rtrospectif d'antan succde un regard rsolument prospectif.
La connaissance-action qui est devenue ntre s'attache moins reconstituer un objet qu' dter
miner des objectifs.
C'est dire l'importance que prend le public d'aujourd'hui, avec lequel s'opre cette mutation, et
sans lequel elle ne se produirait pas.
La difficult aussi de dceler ce que recouvre ce terme.

La Mutation des signes

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Ren Berger

UNE QUESTION D'USAGE pp. 261-263


Entre public et grand public, les relations sont loin d'tre claires. Contrairement la smantique
qui veut qu'un grand homme soit un homme insigne, quelle que soit par ailleurs sa taille
(Napolon et de Gaulle s'y trouvent cte cte), le grand public ne dsigne pas un public
insigne, qui l'emporte sur un autre, mais au rebours, un rassemblement mal dtermin d'tres
dont les liens sont plutt lches, la qualit vague, sinon douteuse.
Cette incohrence, qu'on serait d'abord tent d'attribuer la langue, mrite rflexion.
Comment se fait-il que le grand homme soit propos en exemple notre admiration et notre
estime alors que le grand public nous inspire une dfiance teinte de condescendance ? La
langue n'y est videmment pour rien.
C'est affaire d'usage, donc de rapports sociaux. Dans notre esprit, la notion de grand public
s'oppose celle de public, dont il est significatif que le dictionnaire Robert retient, entre autres,
la dfinition suivante : L'ensemble des gens qui lisent, voient, entendent les oeuvres (littraires,
artistiques, musicales), les spectacles...
Ainsi l'on entend par le terme de public un ensemble de personnes choisies qui partagent des oc
cupations elles-mmes choisies et qui, mme quand elles font profession de gots, d'inclinations
et de jugements diffrents, se reconnaissent au fait d'appartenir une communaut de rf
rences normatives, cognitives et actives 1 et dont le privilge est de manipuler en commun les
signes qui reprsentent les valeurs privilgies de la culture.
Par contraste, le terme de grand public rassemble des tres qui, s'ils lisent, voient et entendent
parfois les mmes choses, ne lisent, ni ne voient, ni n'entendent gnralement les oeuvres
culturelles que produisent au premier chef la littrature, les arts, le thtre, la musique, etc.
Toute dfinition est une mise en situation double et rciproque qui se lie des conditions socia
les dtermines.La connotation pjorative attache la notion de grand public provient du fait
que le public tient ses propres valeurs, non pour meilleures, mais pour les valeurs. La culture
est la fois prescriptive et normative, affaire de privilgis, dont le mouvement naturel est de
faire oublier l'existence de ses privilges.
Aussi comprend on que la nature humaine y joue le rle de thme directeur : d'o venonsnous? que sommes-nous ? o allons-nous ?
Matres et apprentis culturels en ont fait leur sujet d'tude des sicles durant, aujourd'hui en
core, sans trop s'occuper de ceux qui - laboureurs, meuniers, soldats, forgerons, ouvriers, - taient
trop emptrs dans leurs servitudes matrielles de chaque jour pour s'enqurir de leur me, en
core moins d'en disserter.
Le cogito vaut pour ceux qui ont les moyens et le loisir de penser, de parler et d'crire pour les
autres, la question ne se pose mme pas.
Telle est la ligne de dmarcation, invisible, faut-il souligner, puisque les problmes, les discus
sions, les changes n'existent que d'un seul ct.
C'est sur le seul versant de ceux qui ont le pouvoir de formuler les questions que se fait l'histoire,
par eux et pour eux.
A eux qu'appartiennent la nature humaine)) et le pouvoir de la dfinir. Certes, le tableau est plus
nuanc.
Les conflits sont monnaie courante dans l'histoire, mais l'image qu'on nous en donne tend en at
tnuer la violence et la porte, sinon sur le plan militaire (on escamote difficilement une
bataille!), du moins sur celui des ides (les philosophes matrialistes du XVlle et du XVIIIe si
cle ne figurent gure dans les programmes scolaires, non plus que les conomistes et ceux qui,
avant les sociologues, prtendent s'occuper de la socit).
Le formidable branlement de la Rvolution franaise n'a permis aux inexistants de faire sur
face qu'un temps trs court.
La Mutation des signes

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A peine avaient-ils merg en posant des questions au bout de leurs haches ou de leurs piques
que la bourgeoisie les arrtait net et confisquait son profit et au profit des siens la nature
humaine.
Si l'on craint que je cde la polmique, je ne produirai qu'un tmoignage, celui d'Olivier Gui
chard, Ministre de 'ducation nationale, qui n'est certes pas suspect de gauchisme.
Dans un expos qu'il a fait en septembre 1969 devant la Commission des Affaires culturelles de
l'Assemble nationale, 2 le ministre dclarait :
Notre ancien systme avait bien mis en place une ducation pour le peuple l'instruction pri
maire.
A ct et au-dessus, ce qu'il est convenu d'appeler la bourgeoisie avait galement son systme
d'enseignement. La rforme de 1959 a sanctionn le mouvement de dmocratisation qui tendait
la fusion de ces deux ordres.
Mais cette fusion le peuple a manqu de tout perdre. On a prtendu enseigner tous les Franais
comme on enseignait les fils d'une lite bourgeoise du XIXe sicle.
Et ce mouvement est intervenu au moment o le modle culturel de l'humanisme des lyces cra
quait sous la pousse de phnomnes qu'il n'avait pas su intgrer : irruption des mass media, re
connaissance de la pluralit des civilisations, obsession des sciences et des techniques.
En sorte que la dmocratisation invitait les enfants du peuple venir en masse occuper des
ruines.
On nous accusera, pour vouloir une promotion collective, de sacrifier celle des lites, de cons
truire l'enseignement autour des moins bons aprs l'avoir construit autour des meilleurs. On nous
accusera de sacrifier la culture.
Mais o est donc la culture que nous pourrions sacrifier? Elle a perdu son unit et elle est aussi
trangre 90 % des enfants des classes aises qu'aux enfants du peuple.
En revanche, si nous savons trouver le langage qui convient, tout hritage auquel elle donnait ac
cs peut tre celui de tous les Franais.
Promouvoir l'homme, c'est vouloir duquer plutt qu'instruire, duquer la sociabilit plutt que
l'individualisme, l'initiative plutt que le mimtisme (...).
L'autorit bourgeoise dveloppe un enseignement dont le but est de transmettre en priorit aux
enfants de bourgeois les comportements, les croyances et les valeurs sur lesquels elle se fonde et
qu'elle tient pour la ralit.
Mais au fur et mesure que se dveloppent les sciences et particulirement la technologie, se
produit dans ce qu'il est convenu d'appeler la bourgeoisie un clivage significatif.
Le savoir constitue progressivement un terrain ouvert aux techniciens et aux technocrates. Aussi
la bourgeoisie tend-elle, tout en tablissant sa mainmise sur lui, constituer la culture en
domaine rserv, lieu-refuge et valeur-refuge de ses privilges.
Et comme elle conserve le monopole smantique, la culture dsigne progressivement ce qui
est gratuit (sous- entendu affaire de grce), ce qui orne, ou embellit (l'esprit comme la maison),
bref, tout ce qui distingue ou peut distinguer.
D'o la rputation des lettres par opposition l'enseignement scientifique, technique ou
professionnel, dont on sait qu'il est encore tenu, sous ces deux derniers aspects tout au moins,
pour infrieur. Mais le pouvoir s'est-il jamais embarrass de contradictions ?
D'une part, il exige que le savoir de ce qui est utile soit, pouss sa limite ; de l'autre, il tablit,
maintient et perfectionne le systme de signes qui permettra de s'en distinguer.
Ceux qui ont fait leurs tudes avant la guerre ne manque- ront pas d'y reconnatre le modle di
chotomique qui prsidait alors l'ducation.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Toute grossire qu'elle est, cette description rsume assez bien la situation jusqu'en 1968.
La contestation, quels que soient le nom qu'on lui donne et le rle qu'on lui assigne, a brusque
ment prcipit le processus.
A la manire du doute cartsien, qui rcusait l'ensemble des connaissances tablies sur l'autorit
pour s'en tenir la seule vidence de la raison, elle nous a fait prendre cons- cience du caractre
historique de la culture bourgeoise, c'est--dire de son caractre conditionnel et autoritaire.
Pour proposer quelle vidence ?
C'est ici que les tenants de la tradition triomphent Qu'est-ce qu'ils veulent exactement ? ils
n'ont mme pas de programme.
Certes, les rponses manquent et quand elles se formulent, elles sont souvent diverses et confu
ses.
Mais quand on pense aux prcautions qu'a prises Descartes pour garder secrte sa rflexion r
volutionnaire, au temps qu'il a fallu pour qu'elle se divulgue, aux oppositions qu'elle a d rduire
avant que s'accrdite son rationalisme, on ne peut qu'admirer la puissance du phnomne qui se
produit aujourd'hui en dpit de sa confusion mme.
Tout se passe en effet comme si s'laborait une sorte de cosmotropisme, par quoi j'entends,
non seulement un idal, mais une vritable locomotion oriente qui nous engage, nos cadres de
rfrence et nos modes traditionnels bourgeois et nationaux dpasss, merger dans le cos
mos que nous avons commenc explorer et dans lequel s'tablissent un rythme acclr les
communications de masse.
mergence combien difficile et complexe !
Mais celle de la raison l'tait-elle moins ?
1. Cf. Ren Kas, Images de la culture chez les ouvriers franais. Paris, d. Cujas, 1968, coll.
Temps de l'histoire, dirige par H. Bartoli et M. David
2. Le Monde, 12 septembre 1969

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Ren Berger

ENCULTURATION, ACCULTURATION ET TRANSCULTURATION pp. 263-270


L'ethnologie moderne a le mrite de nous purger l'esprit de l'ethnocentrisme. En nous affranchis
sant de la hirarchie des cultures, en reconnaissant chacune son organisation et sa cohrence
propres, elle a fait justice des notions de suprieur et d'infrieur.
Ce qui l'a mise dans la ncessit de forger de nouveaux concepts pour chapper la valorisation
implicite qui connote presque toujours ceux qui ont cours. C'est pour bnficier de leur qualit
opratoire que je ferai appel quelques-uns d'entre eux.
Si l'on se reporte la description qui prcde, on constate que la culture bourgeoise tablit des
comportements-modles, des croyances et des valeurs dont l'ducation est charge d'assurer la
transmission par les voies de la famille, de l'cole, des institutions, des lites, etc.
C'est le processus d' enculturation dfini par Herskovits : ...par lequel l'individu assimile durant
toute sa vie les traditions de son groupe et agit en fonction de ces traditions. Quoiqu'elle com
prenne en principe le processus d'ducation, l'enculturation procde sur deux plans, le dbut de la
vie et l'ge adulte.
Dans les premires annes l'individu est conditionn la forme fondamentale de la culture o
il va vivre. Il apprend manier les symboles verbaux qui forment sa langue, il matrise les formes
acceptes de l'tiquette, assimile les buts de vie reconnus par ses semblables, s'adapte aux insti
tutions tablies.
En tout cela, il n'a presque rien dire il est plutt instrument qu'acteur. Mais plus tard,
l'enculturation est plutt un reconditionnement qu'un conditionnement.

Femmes-girafe en Birmanie

Dans le processus d'ducation le choix joue un rle, ce qui est offert peut tre accept ou rejet.
Un changement dans les procds reconnus d'une socit, un nouveau concept, une orientation
nouvelle, ne peuvent survenir que si les gens s'accordent dsirer un changement. C'est la suite
de discussions entre eux que les individus modifieront leurs modes individuels de pense et
d'action s'ils l'acceptent, ou marqueront leur prfrence pour la coutume tablie, en la refusant.
La Mutation des signes

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Le mcanisme de l'enculturation nous porte ainsi au cour de ce problme du conservatisme et du


changement culturels. Le conditionnement pralable est l'instrument qui donne toute culture
sa stabilit, qui l'empche de se disloquer mme dans les priodes de changement le plus rapide.
Dans ses aspects ultrieurs, lorsque l'enculturation opre au niveau de la conscience, elle ouvre
la porte au changement, en permettant l'examen de possibilits diverses et le reconditionnement
de nouveaux modes de pense et de conduite. 3

Picasso Les demoiselles dAvignon) (dtails) 1907

O que nous soyons, quelque ethnie que nous appartenions, quelque groupe, il s'agit encore et
toujours d'tablir et de maintenir les moyens de contact qui assurent la stabilit en conformant les
nouveaux venus aux modles et en assurant l'adaptation au changement.
Quant l'acculturation, le terme dsigne l'ensemble des phnomnes qui rsultent du contact
direct et continu entre des groupes d'individus et de cultures diffrentes avec des changements
subsquents dans les types culturels de l'un ou des autres groupes. 4
Schmatiquement encore - et quelle que soit la thse : diffusionnisme, fonctionnalisme, etc. - eth
nologues et anthropologues constatent que, lorsque deux cultures entrent en contact et agissent
l'une sur l'autre, en gros trois situations se produisent : dans la premire, la population la plus vul
nrable cde et finit par s'effondrer (c'est le cas aujourd'hui de presque toutes les socits dites
primitives) ; la seconde aboutit au compromis socio-culturel des populations les plus solides
dans la troisime, une nouvelle prise de conscience s'opre au passage d'une culture dans l'autre.
Ces phnomnes se sont manifests et se manifestent par un processus continu d'interactions,
d'changes, de rsistances, de tensions. Au cours de son histoire chaque socit la fois
s'enculture et s'acculture. Il en rsulte le dcoupage dont la carte du monde nous donne
aujourd'hui l'image.
Pas exactement. L'acculturation moderne est en train d'oprer une transformation radicale. Il
ne s'agit en effet plus de la rencontre de deux cultures singulires, mais de la contamination de
toutes les cultures par la technologie industrielle.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Le phnomne est si nouveau qu'il prend nos certitudes au dpourvu. Jusqu' ces dernires an
nes, nous avons vcu de l'ide que les structures articules en nations constituaient le terme,
pour beaucoup le couronnement, de la civilisation occidentale.
Le sentiment gnral nourrissait la conviction qu'elles taient dotes d'une vigueur biologique. Et
l'on ne doutait gure que le progrs aurait pour effet, la fois de les fortifier et de les largir ; la
dmocratisation aidant, le modle national et bourgeois se ferait accessible tous et pntrerait
partout. Fleurissant dans les nations dites avances (on disait : civilises), il s'imposerait tout natu
rellement aux pays sous-dvelopps qui constituaient les empires coloniaux, et se proposerait non
moins naturellement aux pays en voie de dveloppement qui se seraient mancips
Mais voici que les structures nationales et bourgeoises sont remises en question, non par une cul
ture trangre, comme c'est le cas dans le processus d'acculturation classique, mais par un
phnomne auquel semble mieux rpondre le terme de transculturation utilis par le savant cu
bain Ortiz : Je crois que le mot transculturation exprime mieux les diffrentes phases du proces
sus de transition d'une culture l'autre, parce que ce processus (...) comprend aussi ncessaire
ment la perte ou l'extirpation d'une culture prcdente, ce qui pourrait s'appeler une dculturation.
Il entrane en outre l'ide de la cration subsquente de phnomnes culturels nouveaux, ce qui
s'appellerait une noculturation. 5
Tout se passe en effet comme si les socits et les groupes particuliers se dculturaient pour
s'acheminer, des vitesses et selon des moda- lits fort diverses, vers une noculturation gnra
lise. La civilisation moderne devient une destine commune. Jusqu' la dernire guerre, on pou
vait encore croire un phnomne d'acculturation, la rencontre de deux cultures. Les change
ments ne provenaient-ils pas tous des tats-Unis ?
Aussi libelles et pamphlets ne se faisaient-ils pas faute de dnoncer les mfaits de
l'amricanisme. Pendant une dcennie ou deux, Civilisation, de Duhamel, fut tenu pour un
matre-livre par les intellectuels qui en savouraient la verve caustique et qui, en bons tenants de
l'humanisme, la faisaient savourer leurs lves.
Mais il apparat de plus en plus, surtout depuis la dernire guerre, que l'amricanisme est moins
un produit import que le rsultat de l'volution technique dont tous les pays sont la fois l'objet et
l'agent. La technologie moderne - mme si elle est issue des tats-Unis - est un processus gn
ralis qui, d'abord exogne, devient de plus en plus endogne. Il ne s'agit plus simplement
d'emprunts qu'on assimile. Tout se passe comme si la technologie changeait la nature du code
social.
Peut-on aller jusqu' dire qu'un systme tlonomique gnral se substitue aux systmes tradi
tionnels particuliers ? Ce serait videmment excessif, mais il ne faut pas craindre parfois certains
excs qui nous obligent ouvrir les yeux. La conscience a sur le code gntique la supriorit de
substituer la ncessit la contingence, de penser le monde et la pense elle-mme. C'est aussi
sa faiblesse : elle peut continuer de penser l o il n'y a plus penser et, prise au pige de sa pro
pre contingence, se heurter la ncessit. Pour dire les choses simplement, le problme consiste
aborder de front la transculturation qui nous met pour la premire fois dans l'obligation d'intgrer
les moyens que nous fabriquons et de nous intgrer eux.
Ne nous contentons pas de proposer des concepts. S'ils ont qualit opratoire, quelles oprations
dsignent-ils ?
3. Melville J. Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris, Payot, 1967, coll. Petite
bibliothque Payot N106 p. 183
4. R. Redfield, R. Linton et M. J. Herskovits, Memorandum on the study of acculturation, in
American anthropology. 1936, p. 38
5. Ortiz cit par Herskovits, op. cit, p. 222

La Mutation des signes

174

Ren Berger

NOUVEAU PUBLIC OU CULTURE NOUVELLE pp. 271


On se flicite que les mass media gagnent le grand public la culture. La radio a rvl la musi
que aux masses qui l'ignoraient. Grce au livre de poche, n'importe qui peut acheter Hraclite ou
Camus en mme temps que son paquet de cigarettes. Par le truchement de la tlvision les prix
Nobel se rendent personnellement domicile, tout comme les colporteurs de jadis. La culture
la carte pour le bien de tous.
Prsenter les choses de la sorte, c'est a priori souscrire deux ides dont on croit qu'elles sont des
vidences alors qu'elles sont des postulats : la premire, que la culture est un ensemble de valeurs
et de biens tablis ; la seconde, que les mass media sont, et ne sont que des techniques de diffu
sion de la culture ainsi dfinie.
Dans cette perspective, le grand public est considr comme le prolongement pur et simple du
public dit cultiv. Cette vue correspond une partie de la ralit, une partie seulement.
Le Victor Hugo, le Beethoven, le Velasquez qui passent aujourd'hui par l'antenne sont-ils le Vic
tor Hugo, le Beethoven, le Velasquez qu'on a appris connatre dans les manuels, l'cole, dans
les muses? Est-ce bien de la mme connaissance qu'il s'agit ?
Suppos que ce soit la mme, qui expliquera pourquoi Beethoven et Johnny Halliday figurent au
mme programme tlvis, que l'hommage de Gaulle soit suivi de la publicit pour la lessive
OMO, que les dossiers de l'histoire runissent en vrac artistes, potes, savants, voleurs, crimi
nels, que les rsultats des enqutes les plus rigoureuses sur l'effet cancrigne de la cigarette
soient publis dans le journal qui consacre simultanment cinq ou dix fois plus de place la gloire
de la fume, et en couleurs ?...
A un ethnologue qui exposait que ses notes taient non seulement le fruit d'observations, mais de
vrifications auxquelles il procdait en soumettant ses notes aux indignes, Lvi-Strauss faisait
remarquer que l'approbation d'une socit ce qu'elle dit et ce qu'on dit d'elle ne garantit nulle
ment qu'on atteint sa ralit profonde. 6
Si toute socit a des rgles, il faut se garder de croire qu'elles s'identifient celles dont elle com
pose son image*.
Nos observations sur la socit actuelle donneraient matire une rflexion analogue. Dans ta
plupart des pays se maintiennent les structures et les programmes qu'on retrouve l'intrieur de la
culture nationale et que diffusent les moyens de transmission traditionnels que sont les coles, les
universits, bref, la culture tablie. Image trompeuse, en tout cas partielle.
O s'accomplissent les changes dans notre socit ?
Avant de se formuler en messages, la communication rside dans la mise en contact.
6. Propos tirs de la confrence de France-Culture, Les siences humaines, recherches actuel
les. Entretien du 4 septembre 1969 : Les changements culturels, entre Claude Lvi- Strauss,
Maurice Godelier, Pierre Maranda et Jean Pouillon
* Nous nous proposons, en effet, de montrer ici que la description des institutions indignes don
ne par les observateurs sur le terrain - y compris nous- mme - concide sans doute avec l'image
que les indignes se font de leur propre socit, mais que cette image se rduit une thorie, ou
plutt une transfiguration de la ralit qui est toute diffrente. ( ... )
Nous sommes amens concevoir les structures sociales comme des objets indpendants de la
conscience qu'en prennent les hommes (dont elles rglent pourtant l'existence), et comme pou
vant tre aussi diffrentes de l'image qu'ils s'en forment que la ralit physique diffre de la re
prsentation sensible que nous en avons, et des hypothses que nous formulons son sujet.
Claude Lvi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, PIon, 1958 (p. 134). Qu'en est-il aujourd'hui
de l'image qu'on vend ?

La Mutation des signes

175

Ren Berger

DU SALON A LA COMMUNICATION DE MASSE pp. 271-274


Tous ceux qui ont une teinture d'histoire littraire savent l'importance des salons que les historiens
tudient avec attention depuis que Madame de Rambouillet ouvrit le sien au XVlle sicle pour y
deviser avec ses amis des choses de l'esprit. Que dirait-on du matre qui proposerait aujourd'hui
ses lves d'tudier les cafs, les bars, les bistrots, les restaurants, les autobus, le mtro, ou qui
demanderait ses tudiants de faire une thse sur les trains, les automobiles, les aroports, le
mobilier industriel, les htels, les campings, les banques, du point de vue cultu-rel?
Sommes-nous donc si loin du salon de Mme de Rambouillet ou de Mile de Scudry dont Gustave
Larron affirme qu'il fut l'origine un nouveau principe de distinction l'aide duquel tout se jugera
et se classera : ce principe est l'ide des convenances, qui cre un genre nouveau de beaut, la
distinction; et dont sort l'idal de l'honnte homme ?
Structurellement et fonctionnellement, le salon est un metteur qui diffuse l'esprit mondain, in
formation privilgie dont les relais sont assurs par les autres salons de Paris et de province.
Et Lanson d'en prciser le caractre La nouveaut tait de runir frquemment les mmes
hommes et mmes femmes, dans une galit momentane et dans une libert parfaite, non point
pour la crmonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extrieur et prcis, danse, sou
per, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et
essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la runion des esprits, s'excitant mutuellement par le con
tact, (...) les salons furent comme des marchs d'ides o les changes ne languissaient pas, et la
fonction propre de l'homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu' la Rvolution.7
La conversation remplit plusieurs fonctions qui constituent le groupe et le caractrisent : la fonc
tion dfinitoire, par laquelle les interlocuteurs se mettent d'accord sur les mots et les choses; la
fonction normative, par laquelle ils dmlent les critres et fixent les carts; la fonction
ducative, par laquelle s'tablissent les connaissances et se rglent les biensances; la fonction
esthtique, qui confre aux changes une' certaine forme tenue pour belle, etc.
A l'poque de Mme de Rambouillet, l'metteur est topographiquement le salon ; la conversa
tion, le medium. Imit par les duchesses, les marquises et bientt les bourgeoises, le salon-conversation impose un modle la fois intellectuel, moral et esthtique qui se transmet de gnra
tion en gnration. La socit-modle impose son tour ses valeurs, ses croyances, ses murs,
ses rites, ses techniques par les groupes de rfrence et de prestige qu'on trouve tant en France
que dans le reste de l'Europe. Jusqu' la Rvolution, dit Lanson.
Bien au-del en fait, puisque la distinction de l'esprit mondain, les salons disparus, s'installe au
cour de l'enseignement. Jusqu' la Rvolution des mass media?
Le salon est donc une runion de beaux esprits qui s'activent mutuellement par le contact et la
circulation des ides. Il s'agit bien, mme si le terme parat lourd en l'occurrence, d'une technolo
gie de la communication : sont mis en uvre, d'une part, un certain nombre de locuteurs, gnra
lement des familiers, dont les changes sont rgls par la langue, principalement par la parole, et
dont l'activit est contenue dans un cercle qui ne peut excder certaines dimensions.
Hors de la porte de la voix, la conversation devient impossible. Billets, sonnets, madrigaux,
bouts rims, lettres supplent la distance et l'absence, encore que le medium privilgi du sa
lon reste la conversation. Dans le schma classique de la communication, le salon se situe en
amont, la source de l'mission. Au fur et mesure qu'il sera imit, son action s'exercera de plus
en plus en aval, dans le processus de la diffusion. C'est alors que les valeurs mondaines prennent
un tour prescriptif, que les biensances deviennent belles manires, que le tact se fait tiquette.
La mondanit finit dans les mondanits.
De nos jours, les moyens de reproduction permettent quiconque d'entrer en contact direct avec
pratiquement tout le monde. Les groupes de rfrence bnficient d'une audience quasi infinie,
tout comme les valeurs de prestige. L'imitation de jadis est remplace par la diffusion instantane
de masse.

La Mutation des signes

176

Ren Berger

Les revues fminines, les revues de mode en parti- culier, font clater le salon la dimension de
la plante. Mme de Rambouillet s'appelle Marie-Claire ; Mile de Scudry Vogue ou Elle...
Mtamorphoses par les mass media, elles convient leur guise reines, princesses, vedettes, ac
trices, stars et starlettes, en noir et en couleur. Pouvoir d'autant plus grand que le modle porte
sur tous les plans : vtements (ce qu'il faut porter; comment on le porte), cuisine (ce qu'il faut pr
parer; comment on l'apprte), logement (ce qu'il faut construire; comment on construit), amour
(ce qu'il faut en savoir, comment on sduit un homme, comment on conserve un mari), ducation
(comment avoir des enfants, comment ne pas en avoir, comment les lever), vacances
(comment les prparer, comment conomiser, comment en profiter)*.
Qu'on s'en rjouisse ou qu'on le dplore, c'est un fait culturel capital, mais dont il faut bien consta
ter qu'on le voit d'autant moins que la culture continue de se dfinir par les valeurs hrites du
pass.
Le processus de transculturation se drobe l'investigation traditionnelle. On ne s'tonne dj
plus que journaux et magazines consacrent tant de pages la mode enfantine. Les enfants man
nequins posent devant l'appareil photographique ou dfilent sous le feu des projecteurs. Gauches
ou gracieux, ils s'essaient aux gestes et aux mimiques des adultes.
L'image de rfrence consacre l'existence d'une ralit nouvelle qui modifie jusqu' la structure
de la famille **
Inutile de s'insurger ou de dplorer; il faut ouvrir les yeux : la culture ne se limite pas aux modles
dits culturels ; elle s 'labore dans les changes, l o les changes ont lieu. De la dculturation
la noculturation, la transculturation nous invite observer de prs les structures naissantes.
C'est aux points de contact que passe le courant.
7. Gustave Lanson, Histoire de la littrature franaise. Paris. Hachette, 1912, p. 378 et 376
* Les magazines publis spcialement pour les femmes et les jeunes filles sont actuellement
trs importants par les images qu'ils forment du monde, Dans la plupart d'entre eux le contenu pu
blicitaire est lev. Raymond Williams, Communications, Harmondsworth, Penguin Books,
1962, coll. Pelican Book Nr A831, p. 55
** Si les enfants posent souvent seuls, parfois avec une jeune femme, il est assez rare de les
voir en compagnie d'un pre. Faut-il en dduire que l'image de la famille nouvelle nous est im
pose travers cette publicit ? Famille qui se composerait en premier lieu du couple, toujours
uni, de la mre et de l'enfant (deuxime cellule) et, accessoirement du pre et de l'enfant... Th
rse Enderlin, La Publicit Prisunic, in Communication et langages, No. 9. Paris, Centre
d'tude et de promotion de la lecture, mars 1971 , p. 118

La Mutation des signes

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Ren Berger

LE TOURISME. FACTEUR DE CULTURE pp. 274-275


Plus un seul pays qui ne s'attache dvelopper son tourisme. La publicit se transforme
l'chelon national et international. Des agences vendent stations, sjours et forfaits.
Plus puissants que les btisseurs de cathdrales, les architectes urbanistes modlent les littoraux
pour difier villes de vacances et ports de plaisance.
La solitude millnaire des montagnes les plus escarpes est livre l'industrie des promoteurs.
Les pentes neigeuses se dbitent en pistes; les pistes se balisent; la circulation des skieurs sera
bientt rgle par des agents.
Les courants touristiques dpassent en volume et en frquence les migrations d'autrefois. Le
club devient un mode d'existence, avec ses murs, ses rites, ses croyances, ses valeurs, ses
animateurs. On produit et on consomme du tourisme.
Le troisime ge y a pris got, comme les enfants. Le tourisme est beaucoup plus qu'un phno
mne conomique, technique ou social. Or, c'est presque toujours sous l'un de ces aspects qu'on
l'tudie.
En fait, il appartient au processus de transculturation qui change les communications traditionnel
les et dveloppe de nouvelles chanes de contact.
Tantt en famille, tantt en groupes organiss, les hommes se dplacent par centaines de mille,
par millions. Selon les modes de locomotion, selon les moyens, selon le temps dont on dispose, se
dessinent les itinraires, se construisent les autoroutes, se rpartissent les htels. nonc de la
sorte, tout cela a l'air d'aller de soi.
Mais qu'on pense un instant au changement de contact qui en rsulte dans le salon d'autrefois se
nouaient des liens fortement structurs autour de la matresse de maison qui rassemblait rguli
rement des htes choisis.
Aujourd'hui, le bar, le grill, la caftria, le restaurant, les chambres d'htel sont des lieux de pas
sage ou de sjour provisoire. Les temples les plus sacrs changent de nature : Les temples
d'Abou Simbel; vous les avez sauvegards; maintenant venez les contempler; vous y sjournerez
comme un prince et vous vous amuserez comme des fous. 8
Comment ne pas tenir compte de ces agrgats qui se forment en t et en hiver le long des ctes
ou la montagne?
Le fait d'utiliser les mmes moyens de communication (voiture, train) ; le fait de se retrouver
dans les mmes genres de lieux; le fait de partager les mmes modes de vie, les mmes vte
ments, de goter en gros aux mmes nourritures, d'accomplir presque ensemble les mmes ges
tes (dshabillage, maillot de bain, bronzage; habillage, descentes ski, bronzage) ; le fait
d'utiliser les mmes produits crmoniels (huile, crme, lunettes, accessoires de saison) cre une
communication dont le pouvoir n'est pas moins grand, ni l'effet moins sensible que celui de la
communication linguistique.
Pour les habitus de la plage, la blancheur du nouveau venu est ressentie comme un hiatus (un
solcisme?) quoi remdie le prbronzage domicile.
Nouveaux modes d'tre, nouveaux comportements, qu'il faudrait longuement tudier et qui pro
duisent ce qu'on pourrait appeler des situations communicantes.
C'est pourquoi le terme mme de masse parat insuffisant. II dsigne en effet un nombre relative
ment considrable d'tres vivants qui se rassemblent gnralement la faveur d'une circons
tance, pour un temps limit, dans un lieu indtermin.
L'ide qu'on s'en fait s'oppose celle de public, qui dsigne dans notre esprit un nombre plus ou
moins grand dont le rassemblement, mme quand il est circonstanciel et pour une dure limite,
comme au thtre ou au concert, implique, sinon une fixit des lieux, du moins de la part de ses
membres une communaut d'intrt qui porte la fois sur un objet, sur sa qualification, et qui en
trane par l mme des pratiques et des processus rguliers.
La Mutation des signes

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Ren Berger

Selon Roger Clausse, qui reprend dans un sens un peu diffrent la terminologie de Georges Gur
vitch La masse, la communaut et la communion ne correspondent pas des groupes ou des
collectivits, mais seulement des degrs de fusion mentale dans le Nous (totalit du public
considr) : degr minimal pour la masse, moyen pour la communaut, maximal pour la com
munion. 9
La distinction des tats de fusion mentale fait faire un progrs considrable l'analyse. Mais la
communication de masse ne se borne pas la fusion mentale qu'elle dborde et traverse de tou
tes parts.
Fusions tactile, visuelle, olfactive; fusions audio-visuelle, cinesthsique, etc., autant de modes de
cohsion ou de coalescence nouveaux, ou qui prennent tout au moins aujourd'hui une dimension
nouvelle.
Les problmes se posent dans des termes qui dbordent les catgories de public, de grand
public, de masse. Est-il possible de les poser en termes de situations ?
8. Publicit parue dans Le Monde du 28 novembre 1970
9. Roger Clausse, Le grand public aux prises avec la communication de masse, in Revue inter
nationale des sciences sociales, Unesco, Vol. XX, N 4 Les arts dans la socit, 19 p. 679-697

Abou Simbel

La Mutation des signes

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Ren Berger

MISE AU POINT MTHODOLOGIQUE pp. 275-279


Toute tude exige qu'on se fixe pralablement un objet et qu'on tablisse une classification des
phnomnes. Nous avons dj vu que la notion d'objet n'est plus gure compatible avec notre ex
prience multidimensionnelle.
De mme la classification n'apparat plus comme une opration dont l'vidence aille de soi. Pour
qui s'occupe de culture, elle mrite d'tre examine comme les phnomnes dont elle dispose et
qu'elle dispose.
Tant que la distribution par classes, par catgories, a un caractre instrumental, c'est--dire
qu'elle vise faciliter l'analyse, la mise en ordre laquelle elle procde est la fois hautement
utile et lgitime.
Mais ds que la classification tend se prendre pour une fin en soi, elle convertit une dmarche
stratgique en un dcoupage ontologique. Ce danger est toujours prsent, note Herskovits, quand
une classification, surtout une classification tablie, est critique ou quand elle a t employe
depuis si longtemps qu'elle est admise sans discussion.
L'histoire de l'tude des races en offre un cas frappant, surtout lorsqu'il s'agit de la distinction
classique des peuples par l'indice cphalique.
Celui-ci devint presque le caractre essentiel de l'anthropologie physique pour le savant tra
vaillant tablir la catgorie raciale de chaque peuple.
Ces catgories furent si bien admises qu'elles prirent dans l'quation raciale la fonction de cause.
Ainsi le nordique dolichocphale, par exemple, fut considr comme guerrier parce que nordique
- c'est--dire parce que dolichocphale. On perdit de vue que la catgorie nordique n'existait
que comme une partie de l'appareil conceptuel du savant; aussi devint-elle un argument en
science, pour ne rien dire du rle malheureux jou par ce systme de classification dans la philo
sophie raciste. 10
Or, si les suites fcheuses n'apparaissent gure, et ne sont donc pas fcheuses dans les priodes
de stabilit, elles deviennent dangereuses, voire catastrophiques dans une priode de mobilit in
cessante et multiforme comme la ntre.
Mais comment passer d'une systmatique statique une systmatique dynamique? Nous y som
mes si peu prpars que nous prfrons nous dtourner. D'o le malaise gnral.
Les erreurs d'apprciation se multiplient. Les donnes n'ont de donn que le nom. Sans cesse
des facteurs dits nouveaux ou impondrables changent la situation. Le phnomne est la fois si
important et si mal connu qu'il faut prter attention tout ce qui peut nous aider, ft- ce par analo
gie. Les catgories qui distinguent les religions sont trop simples, crit encore Herskovits. Leur
valeur provient seulement du fait qu'elles dsignent certains types de croyance et de comporte
ment que nous nommons religieux.
Mais les problmes que nous cherchons rsoudre dans cet aspect de la culture concernent la
nature de l'exprience religieuse, les relations entre ses nombreuses manifestations, sa fonction
dans l'ensemble de la vie d'un peuple.
Ce sont des problmes dynamiques, qui dpassent la simple classification. En termes dynami
ques la religion peut se dfinir comme un processus d'identification une force ou puissance su
prieure. Les formes dans lesquelles se manifeste ce processus doivent fournir les bases de
l'analyse comme dans tout autre aspect de la culture. Le premier pas faire est de rduire la va
rit un ordre. Mais la classification des formes religieuses n'est qu'un premier pas. Au-del de
la forme se trouve le processus, et l, comme dans tous les aspects de l'tude de la culture, il faut
chercher la cl dans le dynamisme, non dans les descriptions. 11
C'est de la mme manire que nous avons tendance inscrire public, grand public, foule,
masse dans des formes arrtes et de les tudier dans un systme de caractre statique, tou
jours plus ais manipuler au moyen de concepts.
La Mutation des signes

180

Ren Berger

Or il s'agit de dpasser l'identification des formes pour viser l'exploration des processus. Ce n'est
pas dire qu'il faille renoncer la classification, mais que celle-ci doit tre tenue pour un point de
dpart.
Aussi bien les concepts qu'elle met en uvre et les relations linguistiques auxquelles elle fait ap
pel doivent-ils tre traits comme un quipement en vue d'assurer la recherche.
Celle-ci consiste moins dcomposer un ensemble en parties, comme le voulait l'analyse classi
que, qu' procder par approches mthodologiques en vue de saisir le dynamisme dans son mou
vement mme.*
Il en dcoule une attitude nouvelle qu'on pourrait schmatiquement caractriser comme suit d'une
part, carter l'ide selon laquelle public, grand public, masse rpondent des espces dis
tinctes (d'o le rejet de toutes considrations ontologique, axiologique, raciste) ; d'autre part,
s'ouvrir l'ide que ces termes quittent leurs rfrences et connotations habituelles pour
s'associer des phnomnes de caractre global.
A notre poque de dculturation et de noculturation intenses, ce qu'on appelle encore
public se dtermine de moins en moins en fonction de la communication traditionnelle (avec
ses rails, ses aiguillages, ses gares et ses passages niveau...), de plus en plus en fonction d'un
va-et-vient d'ondes, d'images et de messages qui enveloppe villes, villages, pays et continents.
Telle est l'hypothse de recherche. Deux exemples clairent les perspectives qu'elle ouvre.
10. M. J. Herskovits, op. cit., p. 287
11. M. J. Herskovits, op. cit., p. 291-292
* Citons entre autres la mthode fonde sur le principe de polarit, telle que l'a dveloppe Hers
kovits dans Les bases de l'Anthropologie culturelle; la mthode des modles, telle que la dfinit
Lvi-Strauss dans l'Anthropologie structurale ; la mthode de Lazarsfeld qui vise mesurer les
phnomnes au moyen d'indicateurs (v. Vocabulaire des sciences sociales, publi sous la direc
tion de R. Boudon et P. Lazars- feld) ; ainsi que, de Raymond Boudon, Les mthodes en sociolo
gie

Acculturation
La Mutation des signes

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Ren Berger

LA PRIMAUT DE L'CRITURE:
HISTOIRE ET PRHISTOIRE pp. 279-280
La division en histoire et en prhistoire reste encore de nos jours pour la plupart une vidence
alors qu'elle s'tablit seulement sur le fait qu'on a distingu et qu'on distingue entre les civilisations
et les socits qui nous ont laiss des documents crits et celles qui n'en ont pas laiss.
Distinction qui procde moins d'un fait, mme s'il est allgu tel, que d'un jugement de valeur im
plicite.
Le document crit constitue pour l'historien un message privilgi. En revanche, l'absence de do
cuments crits nous met dans l'embarras et, mme quand une socit sans criture est relative
ment plus proche de nous, comme c'est le cas de la civilisation de La Tne par rapport l'Ancien
Empire gyptien, cette absence est ressentie la fois comme distance et altrit.
Une socit sans criture nous parat autre, spare de nous, loigne de nous dans l'espace et
dans le temps, retranche de nos cadres de rfrence. On comprend que les peuples dits
primitifs et qui sont nos contemporains ont t pendant si longtemps prsents comme des ves
tiges prhistoriques.
Mais une telle attitude, que j'bauche sommairement, prvaut autant que durent la primaut de
l'criture et celle de la communication linguistique.
Or c'est prcisment ce qui est en train de changer. Il se pourrait donc que cesse de prvaloir la
division entre histoire et prhistoire et que les vidences sur lesquelles nous fondions nos distinc
tions s'effacent progressivement. Les prhistoriens s'y emploient, tel Leroi-Gourhan, qui met en
uvre des systmes d'observation et de classification nouveaux.
Pendant longtemps s'est impose l'explication utilitaire drive de l'interprtation de l'abb Breuil
et selon laquelle les peintures rupestres taient avant tout des reprsentations destines capturer
magiquement le gibier.
C'tait lire ces peintures sur le modle de l'criture en attachant une signification prsume
chacune des reprsentations, comme le dictionnaire attache une signification aux vocables. Se
fondant sur une tout autre dmarche, de type structural, Leroi-Gourhan interprte les oeuvres pr
historiques en fonction d'associations et de groupements d'o il tire que la grotte est plus un sanc
tuaire destin clbrer des croyances de nature religieuse que le repaire magique de gens en
mal de nourriture.
A son tour l'ordinateur bouleverse les mthodes classiques. Susceptible de traiter une information
abondante selon des paramtres complexes et dans un laps de temps trs court, il permet de di
minuer le caractre privilgi de la communication linguistique et de mettre en lumire des ph
nomnes qui chappaient celle-ci. Ce n'est pas que l'criture se soit puise.
C'est que la technologie actuelle a le moyen de traiter des facteurs infiniment plus nombreux et
divers. Ainsi sont nes par exemple les recherches concernant l'histoire quantitative et qui proc
dent par mise en sries selon la mthode des corrlations.
Ainsi nat l'histoire sans textes qui procde l'exploration de nouveaux objets, en particulier ceux
de la culture orale.
Ainsi nat une histoire compare qui, grce l'lectronique, peut multiplier et varier les aires
d'investigation au point que la tradition de l'enseignement historique, au dire de chercheurs tels
que Michel Foucault, Michel Serres, se rduit une fonction symbolique.
Ce qui entrane non seulement des travaux scientifiques nouveaux, mais le changement de
l'image que nous nous faisons de l'humanit dont la division en prhistoire et en histoire tend
s'effacer.

La Mutation des signes

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Ren Berger

LE POIDS DE L'CRITURE: ALPHABTES ET ANALPHABTES pp. 280-281


Dans le mme ordre d'ides, on constate que l'opposition criture/non-criture est, sinon
l'origine, du moins en grande partie au principe de notre ethnocentrisme occidental. C'est rcem
ment qu'ethnologues et linguistes ont tabli l'arbitraire d'un tel critre. Certaines langues unique
ment parles tmoignent d'une complexit et d'un raffinement qui ne le cdent en rien aux ntres.
Or si l'on rflchit ce qui prcde, en particulier au fait que, d'une part, les historiens tendent
effacer progressivement la frontire entre histoire et prhistoire; que, de l'autre, les anthropolo
gues nous montrent toujours plus et mieux que les socits sans criture constituent des cultures
part entire (au lieu qu'on les relguait nagure encore aux confins de la civilisation), on peut se
demander si l'aide que nous prtendons apporter aux pays dits en voie de dveloppement et les
moyens que nous mettons en uvre sous le nom d'alphabtisation sont adquats.
Ne prtons-nous pas la main, notre insu peut-tre, une stratgie dont l'ambigut nous cache,
prcisment, qu'elle est ambigu? Ou mme contradictoire? Si les socits sans criture se sont
effectivement rvles l'analyse aussi complexes que notre propre civilisation, d'o l'on a con
clu, de rares exceptions prs, que les cultures sont en quelque sorte quivalentes, n'est-il pas
paradoxal que nous consacrions tant d'efforts et de moyens leur apporter nos modes de penser,
de communiquer, de produire, de consommer, et sans doute d'autres encore ?...
En mme temps qu'elle favorise et subventionne les recherches ethnologiques- dont la raison
d'tre, l'existence de populations dites primitives ou sauvages n'est plus affaire que de quelques
dcennies, menace qu'elle est par l'irruption de la socit industrielle - l'Unesco ne prcipite-telle pas, par les ducateurs, et les experts qu'elle envoie, la ruine des populations qu'elle prtend
sauver ? Il n'est pas jusqu' l'appellation de pays en voie de dveloppement substitue celle,
tenue pour offensante, de pays sous-dvelopps, qui induise en erreur et ne fortifie
l'quivoque. La substitution de l'une l'autre signifie en clair que le dveloppement est li notre
ide de dveloppement, l'alphabtisation, l'criture, tous les moyens techniques, industriels
et scientifiques qui s'y associent. Contradiction enveloppante dont il serait naf de croire qu'elle se
dissipe la seule lumire de la raison.
A mieux la considrer, on se rend compte qu'elle fait partie de nos jugements, qu'elle est au cour
de nos certitudes et de nos comportements. C'est un aspect de cette dissimulation que Michel
Foucault a mis en lumire dans son cours inaugural au Collge de France ... je suppose que,
dans toute socit, la production du discours est la fois contrle, slectionne, organise et re
distribue par un certain nombre de procdures, qui ont pour rle d'en conjurer les pouvoirs et les
dangers, d'en matriser l'avnement alatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matrialit.
(...) Le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systmes de domination, mais
ce pourquoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche s'emparer. 12
Au niveau de la connaissance nous accordons, avec les prhistoriens, les ethnologues et les an
thropologues que l'criture n'a pas de rle privilgi, qu'elle est un trait culturel parmi d'autres. Au
niveau de la pratique et des procdures, nous accordons avec les industriels, les hommes
d'affaires, les techniciens, les scientifiques, les experts, que l'alphabet et le calcul sont les condi
tions et les instruments du dveloppement industriel. Attitude paradoxale : ce que nous accordons
aux primitifs et aux sauvages sur le plan anthropologique, nous le leur retirons sur le plan techno
logique Mais une observation non moins paradoxale y fait cho : la socit qui impose au monde
la toute-puissance de sa technologie est la mme qui cherche s'en chapper en privilgiant des
modes de vivre non verbaux qui, tels le jazz, l'art psychdlique, les communauts hippies, sont
lis d'une faon ou d'une autre l'existence sauvage.
Contradictions et paradoxes font partie du processus de transculturation.
12. Michel Foucault, Eloge du discours interdit, cours inaugural au Collge de France, voir
compte rendu du Monde, 4 dcembre 1970

La Mutation des signes

183

Ren Berger

CLAIRAGES ET ANGLES DE VUE pp. 281-284


L'intervention grandissante de la machine restructure l'ensemble de la situation. D'une part,
l'automatisation rduit l'intervention des oprateurs humains jusqu' la supprimer; d'autre part,
l'automation combine la machine-transfert, la commande automatique et les ordinateurs lectro
niques pour finalement intgrer les automatismes. Comme l'observe A. Philip On ne fait pas la
mme chose autrement, on fait dsormais autre chose... On conoit dsormais la machine, non
pas d'aprs les produits fabriquer, mais d'aprs les fonctions excuter. 13
De mme, le public n'est plus seulement constitu des personnes ou des groupes formant tels pu
blics particuliers; il n'est pas davantage constitu de leur somme; il comporte lui aussi une dimen
sion nouvelle qui les enveloppe tous sans d'ailleurs les confondre. C'est aussi que de nos jours ce
qu'on appelle du mot beaucoup trop simple d'information provient moins de ce que nous avons
appris que des communications de masse issues de la technologie.
Depuis quand parle-t-on de tlvision?Depuis toujours, semble-t-il, alors que le phnomne date
peine de 1939 pour la France et qu'en Europe il est entr dans les murs quelque vingt ans
aprs la guerre ! Tout comme les matires synthtiques, les avions supersoniques, le laser, les
satellites artificiels...
Les jeunes qui sont ns avec eux imaginent qu'ils existent depuis toujours; les adultes eux-mmes
doivent faire un effort de rflexion La signification du mot connatre est en train de changer. Il
ne s'agit plus simplement de distinguer ceux qui savent de ceux qui ne savent pas. Mme si la
biologie, la chimie, la cyberntique, l'conomie, la fuse, le radar relvent des spcialistes qui
seuls savent comment fonctionnent la science et la technique, les mass media dveloppent une
connaissance d'un nouveau genre qui tend l'universalit et l'instantanit, et dont on aurait tort
de croire qu'elle reste simplement superficielle ou qu'elle se confond avec la vulgarisation. La t
lvision seule a les moyens de runir l'cran et pour des millions de spectateurs les meilleurs
spcialistes du pays ou du monde; et d'obtenir que les meilleurs spcialistes du pays ou du monde
se rendent son appel.
Au cour de l'information de masse s'labore un nouveau modle d'autant plus puissant qu'il im
prgne notre existence quotidienne et que, intervenant dans chacun de nos faits et gestes, il nous
chappe comme nous chappent nos faits et gestes familiers. Qui s'tonne aujourd'hui d'couter
les nouvelles son transistor en mme temps qu'il se rase avec son rasoir lectrique? Qui
s'tonne de confier son courrier au dictaphone, d'appeler Londres ou Tokyo en formant directe
ment un numro sur son propre tlphone?
Un aller-retour Paris- New York surprend peine. Qu'une grve des journaux surgisse, on s'irrite
d'tre retranch du monde. Aux milieux distincts et spars dans lesquels s'laborait nagure la
connaissance selon des pratiques et des procdures choisies succde une sorte de macromiieu
qui n'est pas plus une extension des milieux particuliers qu'une extension simplement numrique.
La culture-environnement rorganise nos comportements et nos structures. Ni le public, ni le
grand public, ni la masse ne peuvent dsormais se dfinir en termes de tradition. La culture
environnement est d'autant plus urgente connatre qu'elle devient chaque jour davantage une
technoculture d'environnement : La tche de l'homme est termine lorsque le but est choisi et
communiqu, crit Aurel David, le reste est question de machines qui se construisent les unes les
autres. 14
Si le donneur de finalit, selon l'expression de l'auteur, apparat obligatoirement au commen
cement de toute opration cyberntique et marque ses limites, il faut se garder de le voir
l'image du capitaine, matre son bord aprs Dieu.
Car il y a de moins en moins de bord.
13. A, Philip, E. U. Automation (Introduction)
14. Aurel David, La Cyberntique et l'humain. Paris, Gallimard nrf, coll. ides N67, p. 132-168
La Mutation des signes

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Ren Berger

CHAPITRE XI
L'AVNEMENT DES INTERFRENCES
pp. 285--291
Presque tous les journaux consacrent priodiquement une ou plusieurs pages l'activit cultu
relle. En voici une titre d'exemple.1
Les rubriques d'abord : Thtre, Jazz, Lettres; dnominations traditionnelles ct desquelles
s'en trouvent d'autres, plus arbitraires ou fantaisistes, du moins qui chappent l'usage consacr,
telles que : Aujourd'hui ce livre, La Bourse du disque; enfin des rubriques non expressment
dsignes : le feuilleton et la bande dessine.
Les titres.
Thtre : Le Thtre de Zurich en visite Lausanne. Un Cosi fan tutte en allemand, lgre dis
torsion de l'original.
Jazz: Premire soire Pop Montreux.
Lettres : Le centre culturel du Jorat rend hommage G. Roud.
La Bourse du disque : Rcital de guitare classique. Chants et danses d'Amrique latine.
Feuilleton : Ma vie entre vos mains.
Bande dessine : Monsieur Abernaty.
Au hasard, quelques phrases pour situer le contexte
Thtre : ...Dans le cadre des manifestations qui marquent le cinquantime anniversaire du
Comptoir suisse, le Thtre de Zurich l'avnement des interfrences s'en est venu prsenter
Lausanne - plus exactement au Thtre municipal - Cosi fan tutte de Mozart. La salle de Geor
gette tait archicomble pour la circonstance, et les mlomanes de notre ville rservrent nos
htes l'accueil le plus chaleureux...
Jazz : ...Mais les personnes de plus de trente ans furent rares, et ce sont de trs jeunes admira
teurs qui ont constitu le gros du public de samedi, prfrant juste titre s'asseoir par terre autour
de la scne, plutt que de s'installer dans les sages et inconfortables fauteuils de
l'tablissement... La musique Pop, ouverte aux sens, lie l'usage de la drogue, n'est pas une
musique d'invention, de cration...
Lettres : Toutefois, le Centre culturel tant, et centre culturel du Jorat en plus, il a fallu accepter
tous ces bouquets, discours de corps constitus, projection d'un film de la Tlvision romande, r
citals, etc. Nous l'avons dit plus haut : Gustave Roud n'est pas un pote de la foule, ou des foules.
Il est l'homme de la solitude. Mais il y a en lui tellement de sagesse... Aujourd'hui ce livre :
...On a ft avec clat, rcemment, le centenaire de la mort du gnral Antoine-Henri
Jomini(1779-1869), citoyen de Payerne .Suite d'intressantes contributions sa biographie...
Feuilleton : - J'tais au service d'un maquignon, dit Henri un peu trop vite. Vain mtier par le
temps qui court. Mais qui m'a appris connatre les chevaux ! - Et monter? - Dame! Ils se me
suraient du regard; l'un, gouailleur, cynique; l'autre furieux, secrtement inquiet... C'est le dbut.
Voici la fin Delphine se laissa retomber sur son lit, toute ple - Mon Dieu! Fuir de nouveau ! Et
pour o aller? Janou se laissa glisser genoux au chevet de la jeune femme.
La Bourse du disque : Rcital de guitare classique : l'minent guitariste anglais interprte des
pages de Son Giuliani, Diabelli et Mozart... - Chants et danses d'Amrique latine : voici une
petite anthologie des folklores sud-amricains qui vient s'ajouter celles que nous ont dj offer
tes les Guaranis..., etc.
Bande dessine : Quelle guigne, Monsieur Abernaty, l'arbre est juste sur votre parcours! - Cela
ne me gne pas du tout!, etc.
J'abuse de la patience du lecteur? On ne peut lire ces extraits sans sourire.
La Mutation des signes

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Ren Berger

L'on me souponnera mme de les avoir choisis dlibrment. Pourquoi ce sourire? Pourquoi ce
soupon? Pourquoi cette impatience?
Parce que ce qui apparat dans cette page sous le nom de culture est pour le moins saugrenu.
Passe encore de rapprocher Thtre et Lettres, mais le Jazz?' Et si l'on tolre qu'un gnral,
condition d'tre historique, voisine avec un pote, le plus dlicat, le plus solitaire qui soit, on voit
mal ce que fait le pote du silence et du recueillement ct, ou, selon la mise en page, juste au
dessous de l'article consacr la musique pop' par laquelle s'exprime, au dire du journaliste,
l'hdonisme auquel tendent les jeunes auxquels elle s'adresse.
Il est vrai que le Cosi fan tutte, en dpit d'une lgre distorsion de l'original, est une sorte de com
pensation. Mais que dire de l'hrone de Ma vie entre vos mains, ou de M. Abernaty qui s'est fait
fabriquer un club spcialement pour contourner les arbres - (c'est l'exploit auquel est consacre la
bande dessine de ce jour) ?
A la rflexion, on se prend douter du titre qui coiffe la page : Actualit culturelle. A supposer
que les rubriques soient conserves, ne conviendrait-il pas qu'elles adoptent un ordre plus con
forme ce qu'on entend par culture?
D'abord la posie, ensuite la musique ou inversement, chacun de ces arts pouvant lgitimement
prtendre la place d'honneur, en deuxime lieu, le gnral Jomini qui, stratge et crivain, ap
partient la fois l'histoire et aux lettres, aprs quoi le rcital de guitare classique, les chants et
danses d'Amrique latine, la premire soire pop', le feuilleton et/ou la bande dessine pour
finir...
Refonte hypothtique sur le mode traditionnel ! Certains articles sont reus l'intrieur de catgo
ries culturelles agres; d'autres en question ; feuilleton et bande dessine tout juste tolrs...
L'ensemble prsent sous le titre Actualit culturelle apparat comme un faux ensemble, tout
au moins un ensemble composite qu'il s'agit de rectifier. La rectification consiste filtrer les
sous-ensembles correspondant aux catgories et aux normes culturelles, d'une part, rejeter cel
les qui ne s'y conforment pas, d'autre part.
La rflexion, dans ce cas dominante rtrospective, s'en tient la culture qu'elle connat et telle
qu'elle la connat. En omettant de s'interroger sur elle-mme, une telle rflexion exclut jusqu'au
doute. Quant l'esprit qui juge de la sorte, il reprsente, non pas la pense, l'entendement,
l'intellect, comme on est tent de le Croire et lui de le faire accroire, mais un comportement so
cial statistique affect en l'occurrence d'un fort indice de frquence. Il se pourrait que l'esprit, ou
ce qu'on dsigne de ce nom, ne soit pas autre chose qu'un certain facteur de probabilit...
Envisageons l'hypothse que la dmarche s'inverse : au lieu de rectifier la page en fonction d'une
rflexion simplement rtrospective, l'esprit prend l'initiative, et donc la libert, de considrer la
page comme une donne dont il y a lieu d'abord de tenir compte telle qu'elle se prsente.
Ce faisant, il constatera l'existence de rubriques traditionnelles Thtre, Lettres, Jazz, ainsi que
d'autres dnominations telles que Aujourd'hui ce livre, La Bourse du disque, Ma vie entre
vos mains, La bande dessine...
Au lieu de se conformer la classification et aux normes tablies, il poursuit son examen partir
du sentiment qu'il se passe quelque chose, par exemple que ces dnominations hors classifica
tion pourraient jouer le rle de catgories en voie de formation.
D'o le postulat que ce qui n'apparat pas d'emble conforme n'est ni dnu de valeur, ni de sens,
mais peut au contraire avoir de la valeur et du sens. La rflexion dominante prospective prenant
le pas, l'examen s'approfondit. Ce qui tait auparavant ignor ou nglig devient matire obser
vation; donc commence exister...
Les titres, constate-t-on, n'obissent ni la mme discipline, ni aux mmes dimensions; leurs
physionomies respectives font l'objet de typographies diffrentes : les rubriques sont imprimes
dans un corps relativement petit, en lettres minuscules et sur un fond gris qui en tempre le con
traste.
La Mutation des signes

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Les rubriques tablies (Thtre, Lettres, Jazz) figurent comme en sourdine, alors que les dno
minations non spcifies, qui rpondent une intention de classification (Aujourd'hui ce livre, La
Bourse du disque) sont mises en vidence par un corps plus grand qui supple, semble-t-il, la
dtermination moindre du concept.
Autre observation les titres sont composs dans un corps plus important que celui utilis pour les
rubriques ou les dnominations qui figurent dans les bandeaux griss : ainsi Thtre et Un
Cosi fan tutte en allemand mais cette diffrence est moins sensible dans le rapport entre les ti
tres et les dnominations non traditionnels : Aujourd'hui ce livre et Le gnral Antoine-Henri
Jomini ; La Bourse du disque - Rcital de guitare classique.
Quant au feuilleton, le terme mme a disparu du titre en gros caractres. Dans la bande dessine,
nouveau changement : les trois images se juxtaposent en une squence qui se lit de gauche
droite, la fin de la bande butant sur l'cran-titre ou l'cran-synopsis.
Ce qui montre bien, la lumire de cet exemple, que le titre est moins affaire de dfinition que de
fonction.
Appliqu la communication verbale, de type conceptuel, le titre indique plus ou moins explicite
ment le propos de l'auteur.
Dans la perspective du journal, il est souvent un point d'accrochage destin retenir l'attention du
lecteur.
La bande dessine, quant elle, organise la lecture en fonction des images et des ballons qui se
passent le plus souvent de titre, surtout lorsqu'il s'agit d'une squence courte comme c'est le cas
ici.
Observons encore, toujours propos des titres, que, non seulement ils diffrent de grandeur, mais
que les uns sont en minuscules italiques sur fond gris, les autres en romain, soit sur fond blanc,
soit sur fond gris; que certains sont en caractres gras, d'autres maigres, que les intervalles va
rient entre les lettres (Un Cosi fan tune en allemand se dploie largement, alors que
Premire soire pop' Montreux se tasse de lettre en lettre) comme ils varient entre les lignes,
aussi bien entre les articles qu' l'intrieur des articles : l'interligne du feuilleton est plus grand que
celui des autres articles; d'o l'impression qu'on y respire plus l'aise.
C'est que la page du journal rpartit l'espace en cinq colonnes et que le feuilleton lui seul en oc
cupe quatre, rparties en deux feuillets; l'impression de livre est accrue par le filet et la pagina
tion (63, 64), comme si les pages du volume taient en quelque sorte en abme dans le corps du
journal. La bande dessine occupe la mme surface en largeur (quatre colonnes), mais seule
ment un peu plus du tiers de la hauteur du feuilleton.
Ainsi les titres, les caractres, les corps, le gras, le maigre, l'interligne, l'interlettrage, l'utilisation
de filets, les intervalles entre les textes, l'utilisation des fonds, leurs dcoupes (bords droits : cf.
Ma vie... ; bords obliques thtre, jazz, la Bourse du disque), le rapport des illustrations et du
texte, le rapport des illustrations entre elles (photo de reportage pour Cosi fan tutte, reproductions
de pochettes de disques pour la guitare classique et l'anthologie des chants et danses d'Amrique
latine, les dessins au trait de la bande dessine), nous conduisent considrer la page, non plus
seulement sur le plan de la culture tablie en fonction de catgories et de concepts ordonns hi
rarchiquement (posie, musique, thtre, divertissements), mais comme une organisation nou
velle, faite la fois d'images, de mots qui concernent simultanment des activits aussi diverses
que le jazz, le feuilleton, le disque, la bande dessine, et qui met en uvre une technologie la
fois aussi varie et spcifique que celle du journal : papier, format, mise en page, typographie,
clichs.
L'information est partie intgrante du support, comme elle est partie intgrante du medium.
S'tonner ou s'indigner qu'une page de journal groupe sous le titre Actualit culturelle des articles
aussi disparates que ceux que nous avons abords, ou les rectifier par limination selon la hi
rarchie culturelle tablie, constitue une gale mconnaissance du problme.
La Mutation des signes

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Ren Berger

La rflexion rtrospective est d'autant plus dangereuse qu'elle favorise le refuge dans les seules
situations rptitives, l'image du labyrinthe*.
En revanche la rflexion prospective accepte d'envisager les faits la faveur d'une dmarche ex
ploratoire. S'affranchissant des catgories, des crans et des balises, elle se met la recherche,
hors labyrinthe, d'indicateurs et d'indices. L'examen d'une page de journal, exemple combien d
risoire de prime abord, conduit un largissement singulier de l'enqute.
La radio, la tlvision, le cinma, mais aussi bien les affiches, les annonces que la voiture, la
ville, le chemin de fer, l'avion nous font entrer en communication avec le monde.
On pressent quel point nos observations les plus aigus, nos prvisions les plus rigoureuses ris
quent de rester bien en de de la culture qui se prpare et dont les disparates font partie du
processus d'intgration auquel nous soumet la technologie.
La connaissance qui prtend s'en tenir l'orthodoxie conceptuelle tombe aux mains des sectes et
des sectaires.
Or rien n'est plus dangereux que l'orthodoxie quand se dgradent les structures sur lesquelles elle
s'appuie et que, d'autre part, elle lgitime.
D'abord en porte-- faux, elle surplombe bientt le vide qui finit par l'engloutir. Et l'on s'tonne
aprs coup de ne plus mme en voir la trace. Mais le dsarroi devant la bance risque de nous
laisser dfinitivement dmunis.
L'avenir nous somme de rinventer les cadres de notre pense. On peut enfin imaginer l'homme
d'un avenir proche, dtermin par une prise de conscience, dans la volont de demeurer
sapiens!.
Il lui faudra alors repenser le problme des rapports de l'individuel au social, envisager concrte
ment la question de sa densit numrique, de ses rapports avec le monde animal et vgtal, ces
ser de mimer le comportement d'une culture microbienne, pour considrer la question du globe
comme autre chose qu'un jeu de hasard. 2
1. Tribune de Lausanne, 24 septembre 1969
* Sans vouloir s'en tenir au behaviorisme ni comparer de trop prs l'homme au rat, il est difficile
de ne pas voir une analogie entre la promenade du lecteur dans la page culturelle et celle du
rongeur dans son labyrinthe Il est probable que vous pourrez observer chez lui une promenade
verbale... L'organisation verbale antrieurement acquise lui servira de stimulant tout comme le
cul-de-sac du labyrinthe pour le rat, Le sujet s'engagera dans des culs-de-sac verbaux, reviendra
en arrire, s'embrouillera, s'arrtera, repartira, vous demandera tel ou tel dtail pour son informa
tion.
Ds qu'il aura atteint au cours de sa progression un point o cesseront les excitations de la recher
che, une adaptation se produira. La pense aura trouv son terme momentan... L'adaptation si
gnifie le problme rsolu - et le problme est rsolu ds que l'homme fournit une rponse verbale
(ou autre) qui apaise et fait vanouir les stimuli intra-organiques qui le poussaient une activit
verbale ultrieure.
C'est de la mme faon que le rat, ayant trouv la nourriture, cesse de parcourir le labyrinthe. Il
se jettera d'ailleurs sur l'aliment, qu'il soit digestible ou empoisonn, tout comme l'homme se con
tentera de son jugement, quel qu'il soit. Pierre Naville, La psychologie du comportement. Le be
haviorisme de Watson. Paris, Gallimard, 1963, coll. ides nrf No 26
2. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. T. II La mmoire les rythmes. Ed. Albin Michel,
Paris, 1965, coll. Sciences d'aujourd'hui, p. 267

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REPENSER LE PROBLME
OU REPENSER LA PENSE? pp. 292-293
On en arrive en effet constater que le concept, dont nous ne pouvons nous passer pour commu
niquer, relve moins d'un cadre de rfrence dfinitif ou absolu que d'une activit oprationnelle.
Comme l'crit fort clairement P. W. Bridgman : ... Nous devons reconnatre en principe qu'en
changeant les oprations, nous 'avons vraiment chang le concept, et qu'utiliser le mme nom
pour ces diffrents concepts dans tous les cas n'est dict que par des considrations de conve
nance, qui peuvent quelquefois montrer qu'elles ont t achetes un prix trop lev en termes
d'univocit. 3
Le changement d'attitude qu'impliquent ces lignes ne peut se formuler d'emble en mots, puisque
ceux-ci restent tributaires des conditions dans lesquelles et des fins pour lesquelles ils ont t
constitus. Il porte sur une dcouverte si fondamentale qu'il faudra encore beaucoup de. temps
pour qu'elle se dvoile dans toute son vidence.
La connaissance communique par la langue est cautionne par une ralit tenue sinon pour ab
solue, du moins pour stable rciproquement cette ralit est cautionne par la communication lin
guistique tenue pour, sinon parfaite, du moins pour apte s'en prtendre l'image ou le double fid
les.
Or la connaissance apparat de plus en plus lie aux oprations qui servent tablir la premire et
simultanment aux oprations qui servent faire fonctionner la seconde.
Dans le premier cas, l'esprit (ou ce qui en tient lieu dans l'organisation sociale) postule
l'adquation de la ralit et de la langue, compte tenu de variations et de degrs selon les circons
tances.
Dans le second cas, le rapport mtaphysique s'efface devant la relation opratoire le concept n'a
de sens que dans la mesure o il rend compte des oprations qu'il met en uvre.
Il ne s'agit plus de le prendre au terme du processus labor en signifi que la culture transmet
sous la forme d'un produit fini ; il s'agit de le saisir en cours de fonctionnement, en cours de fa
onnement, au cour mme de l'exprience en train de se faire. La ralit change en mme temps
que changent nos instruments pour travailler et pour communiquer.
S'interrogeant sur ce moment crucial de la prhistoire au cours duquel nos anctres chasseurs
s'accrochent pour la premire fois la terre, Leroi-Gourhan observe : Le nomade chasseur
cueilleur saisit la surface de son territoire travers ses trajets ; l'agriculteur sdentaire construit le
monde en cercles concentriques autour de son grenier. 4
Au plein sens du terme, la sdentarisation organise l'ensemble des faits et gestes, des penses et
de l'imaginaire partir desquels l'agriculteur construit sa ralit : l'espace rayonne autour d'un
centre le temps alterne avec les saisons on est assur de retrouver son champ comme on est as
sur de voir refleurir les arbres chaque printemps, mis part rapines et temptes. Aprs les
millnaires qui ont fortifi la stabilit du rythme agricole, il se pourrait bien que nous retrouvions
aujourd'hui quelque chose de ce qui fut la condition du chasseur-cueilleur prhistorique. Non pas
que nous manquions d'abri ou que nous soyons exposs toutes les intempries.
Notre technologie peut se vanter d'tre venue bout de tous les dangers, ou presque la nature
nous est entirement soumise, ou presque. Mais il se trouve curieusement que, nous dtachant de
l'espace rayonnant de l'agriculteur, nous affranchissant du rythme des saisons, nous voil comme
le chasseur-cueilleur dchiffrer notre territoire travers nos trajets, ou plutt, nos engins tant
devenus si puissants, travers nos trajectoires... Vers quelle cible ?
A dfaut de le savoir, vers quelle chance ? L'an 2000 est un thme qui concerne chacun, et
force a t de reconnatre que personne n'est expert de l'an 2000, telle est l'une des conclusions
de la runion-confrontation qui s'est tenue en septembre 1970 Hsselby, dans le cadre du Plan
Europe 2000. 5

La Mutation des signes

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Ren Berger

Ce qui est certain, c'est que le dispositif social et conceptuel qui a t le ntre si longtemps, cde
un autre qu'il est aussi urgent que difficile d'tablir.
La sdentarisation agricole a agglomr les hommes en villages, en cits elle a mis la connais
sance en concepts qu'elle a engrangs dans les crits dictionnaires, encyclopdies, bibliothques.
Mais les notions sur lesquelles s'est fonde une existence millnaire se maintiendront-elles en
cercles concentriques autour du grenier ?
Certes, nous ne courons plus aprs le gibier, mais la recherche dont notre socit technicienne
a fait une activit dcisive n'est-elle pas une manire de chasse ? De mme que la sdentarisa
tion a correspondu l'mergence en bloc des arts du feu (mtallurgie, verrerie, cramique), de
l'criture, de l'architecture monumentale, de la hirarchie sociale chelons trs larges, qui font
de la capitale du groupe ethnique un noyau totalement humanis au centre d'un territoire d'o il
tire sa masse nutritive 6 de mme la mobilit qui est devenue ntre est grosse de profonds bou
leversements.
La lecture gardera pendant des sicles encore son importance, malgr une sensible rgression
pour la majorit des hommes, mais l'criture est vraisemblablement appele disparatre rapide
ment, remplace par des appareils dictaphones impression automatique. Doit-on voir en cela
une sorte de restitution de l'tat antrieur l'infodation phontique de la main ? Je penserais plu
tt qu'il s'agit l d'un aspect du phnomne gnral de rgression manuelle et d'une nouvelle
libration...
Quant aux formes nouvelles elles seront aux anciennes comme l'acier au silex, non pas un instru
ment plus tranchant sans doute, mais un instrument plus maniable. 7
L'volution ne consiste pas dans l'adjonction d'une technique une autre, pas plus que dans la
substitution de l'une l'autre. C'est pourquoi la prdiction, quelle qu'elle soit, est si difficile :
l'imagination elle-mme fonctionne au prsent.
3. Percy William Bridgmann, The logic of modern physics.New York. McMilan, 1927, p.23
4. Andr Leroi-Gourhan, op. cit., T. Il, p. 157
5. Conseil de l'Europe, Faits nouveaux, Centre de documenion pour l'ducation en Europe, N
5/70. C'est dix-sept auteurs minents ; parmi lesquels J. Tinbergen, B. de Jouvenel, D. de Rou
gemont, M. Young qu'a t confie la responsabilit d'laborer un cadre de rfrence
6. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, op. cit., p. 161
7. Ibidem, T. II, p.262

Renoir La liseuse

La Mutation des signes

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L'INDUSTRIE DU FAUX-SEMBLANT pp. 293-297


Dans un livre percutant que l'diteur prsente ainsi Le professeur Boorstin nous renseigne sur la
manire dont les journalistes crent des nouvelles non existantes, les compagnies de films fabri
quent des stars, les agences de voyages offrent l'aventure sans risque, les publicitaires enflent un
rien en un quelque chose et les nullits deviennent des hros par la clbrit et le cellulod 8,
l'auteur s'en prend avec force tous les fabricants de fausses ralits, aussi coupables ses
yeux, sinon plus, que les faux-monnayeurs dont la loi rprime svrement les crimes.
Dnonant les pseudo-vnements qui nous submergent quotidiennement, en particulier par les
mass media, stigmatisant les pseudo-vnements humains que fabriquent les marchands de
vedettes (Le hros se distinguait par sa perfection la clbrit par son image de marque. Le h
ros se faisait lui- mme la clbrit est cre par les media) fltrissant le tourisme moderne qui
a perdu l'art du voyage au profit des masses qu'on dplace l'chelon industriel (Nous n'allons
pas mettre l'image l'preuve de la ralit, mais mettre la ralit l'preuve de l'image), Bo
orstin analyse longuement la dissolution des formes qui en est la consquence pour mettre en lu
mire les prophties qui s'accomplissent elles-mmes par la vertu de l'image (Ce qui nous
proccupe, enfin, n'est pas Dieu comme un fait de nature, mais en tant que fabrication utile une
socit craignant Dieu. Dieu lui-mme devient, non pas une puissance, mais une image.)
Le rquisitoire se termine par une svre mise en accusation de la Magie auto-trompeuse du
Prestige, qui a raval le Rve amricain au niveau des illusions de l'Amrique... (Cet ge est
celui de l'artifice. L'artificiel devient si commun que le naturel commence paratre fabriqu.) Il
est difficile de ne pas tre branl, d'autant que la virulence de l'attaque rejoint un sentiment g
nral notre poque : comment ne pas s'alarmer de l' artificialisation qui dferle comme un
flau ? Soyez naturelle, la tame vierge vous y aidera sign Woolmark, chuchotent les crans
de tlvision quant au maquillage X (ils sont plusieurs l'assurer) sa vertu est d'tre plus vrai que
nature!... Ce que l'diteur rsume pittoresquement dans sa prire d'insrer : Pensez une
image. Multipliez par dix. Faites le carr du produit. Ajoutez du prestige. Enlevez la chose la
quelle vous pensiez tout d'abord. Vendez-le. Imprimez-le. Filmez-le. Diffusez-le sur les ondes...
Et la rponse est IRRALIT.
On comprend que ce livre mrite une attention exemplaire. Il est lui-mme exemplaire de notre
situation. Ne sommes-nous pas quotidiennement partags entre le sentiment de ralit et le senti
ment d'irralit qu'engendre notre socit technologique ? Comment faire le dpart entre le vrai et
le faux-semblant? C'est tout notre pass traditionnel (et platonicien) qui est remis en cause celui
de notre bon sens aussi.
Mais quels sont les pseudo-vnements qui, l'instar de la fausse monnaie, altrent et dnaturent
notre monde ? La manire dont Boorstin les caractrise correspond si bien ce que pensent, di
sent et rptent tant de gens qu'il vaut la peine de citer en entier le passage dans lequel il fait le
point :
1. Les pseudo-vnements sont plus dramatiques. Un dbat tlvis entre candidats peut tre
prpar afin qu'il ait plus de suspense (par exemple en rservant des questions qui sont ensuite
poses brle-pourpoint) qu'une rencontre improvise, ou le rsultat de discours officiels prpa
rs sparment par chacun.
2. Les pseudo-vnements, tant prvus pour la diffusion, sont plus faciles rpandre et ani
mer. Les participants sont choisis en fonction de leur intrt journalistique et dramatique.
3. Les pseudo-vnements peuvent tre rpts volont, ce qui permet d'en renforcer les effets.
4. La cration des pseudo-vnements exige de l'argent donc quelqu'un a intrt les diffuser, les
grossir, faire leur publicit, les exagrer afin de les prsenter comme des vnements dignes
d'attention et de confiance. Dans ce but, ils sont l'objet d'une publicit pralable, puis rpts suf
fisamment pour justifier la dpense.

La Mutation des signes

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Ren Berger

5. Les pseudo-vnements, tant construits en vue de leur intelligibilit, sont plus comprhensi
bles et donc plus rassurants. Mme si nous ne pouvons discuter en connaissance de cause les
qualifications des candidats ou les conclusions compliques, nous pouvons au moins juger de
l'efficacit de la performance tlvise. Qu'il est rconfortant d'tre inform d'une affaire politi
que que nous pouvons comprendre
6. Les pseudo-vnements se prtent mieux la vie de socit, la conversation, il est plus fa
cile d'en tre tmoin. Le moment o ils se produisent est prvu selon notre convenance. Le jour
nal du dimanche parat quand nous disposons pour lui d'une matine oisive. Les programmes de
tlvision paraissent quand nous sommes installs avec notre verre de bire. Le lendemain matin
au bureau, le spectacle rgulier de fin de soire de Jack Paar (ou de toute autre vedette) prvau
dra, l'heure habituelle de la conversation, sur un vnement imprvu qui surgit soudain et dut
frayer son passage parmi les nouvelles.
7. La connaissance des pseudo-vnements - de ce qui a t rapport, ou de ce qui a t mis en
scne, et comment - devient la preuve qu'on est inform. Les magazines d'actualits nous po
sent rgulirement des devinettes, non pas sur ce qui s'est produit, mais sur les noms dans
l'actualit - ce qui a t relat dans les magazines d'actualits. Les pseudo-vnements com
mencent de four- fir ce discours commun, celui que certains de mes amis l'ancienne mode
ont espr trouver dans les classiques populaires.
8. Enfin, les pseudo-vnements provoquent la prolifration d'autres pseudo-vnements selon
une progression gomtrique. Ils dominent notre conscience simplement parce qu'ils sont nom
breux et qu'il y en a toujours plus. 9
8. Daniel J. Boorstin, L'Image, ou ce qu'il advint du Rve amricain. Harmondsworth
(Middlesex), Penguin Books, 1963. A Pelican Book A 611, p. 4 de couverture.Traduit en franais
aux Editions Julliard, Paris, 1963. Nouvelle dition, coll. 10/18, 197l
9. Daniel J. Boorstin, ibidem, p. 70, 123, 186, 188, 241

La Mutation des signes

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Ren Berger

UN EXEMPLE : POIL, PAROLE ET PRSIDENT pp. 297-298


Reprenant l'exemple tudi par T.H. White dans The Making of the President, 10 Boorstin ana
lyse ainsi les pouvoirs de la tlvision :
La grande force de Kennedy dans le premier dbat critique, selon White, fut en fait non pas du
tout qu'il ait eu dbattre, mais de saisir l'occasion de s'adresser la nation entire tandis que
Nixon, s'en tenant troitement aux points soulevs par son adversaire, les rfutait un un. Nixon,
de plus, souffrait d'un handicap qui n'est srieux qu' la tlvision : il a une peau claire et naturel
lement transparente.
Avec une camra ordinaire qui saisit les images par projection optique, cette peau se photogra
phie bien mais une camra de tlvision projette lectroniquement, par un tube cathodique qui a
un effet de rayon X.
Cette camra pntre la peau transparente de Nixon et fait apparatre (mme s'il vient de se ra
ser) les plus petits poils poussant dans les follicules sous l'piderme. Pour le premier programme
dcisif, Nixon n'tait fard que d'un lazy shave, sans effet dans de telles conditions. C'est pour
quoi il paraissait hve et mal ras, contrastant avec Kennedy, net et ras de prs.
Ainsi rata la plus belle occasion de l'histoire amricaine d'instruire les lecteurs en dbattant des
grands projets de la campagne. La raison principale, ainsi que le fait remarquer White, vint des
contraintes du medium.
Par leur nature, la TV et la radio abhorrent le silence et les temps morts. Tous les program
mes de radio et de TV comportant une discussion sont contraints de tancer questions et rponses
en un va-et-vient continu, comme si les partenaires taient les adversaires d'un match de tennis
intellectuel.
Tandis que tout journaliste ou enquteur expriment sait qu'une rponse bien pense et cons
quente une question difficile ne vient qu'aprs une longue pause et que, plus la pause est longue,
plus la pense qui suivra sera clairante, nanmoins les media lectroniques ne peuvent endurer
une pause de plus de cinq secondes une pause de trente secondes de temps mort sur les ondes
semble interminable.
Donc, projetant de part et d'autre leurs rponses-en-deux-minutes-et-demie, les deux candidats ne
peuvent que ragir en fonction des camras et des gens ils ne peuvent pas penser.
Quel que ft le candidat, chaque fois qu'il se sentit en prsence d'une pense trop vaste pour une
rflexion de deux minutes, il battit rapidement en retraite.
Finalement, l'lecteur-spectateur de la tlvision devait juger, non sur des sujets examins par
des hommes responsables, mais sur la capacit respective des deux candidats de rsister au
stress de la tlvision.
Donc les pseudo-vnements conduisent amplifier de pseudo-comptences. C'est encore la
prophtie s'accomplissant par elle-mme. Si nous jugeons des candidats prsidentiels sur les ca
pacits dont ils font preuve dans la prcipitation des missions tlvises, nous choisirons vi
demment nos prsidents prcisment pour ces qualits-l. Dans une dmocratie, la ralit tend
se conformer au pseudo-vnement. La Nature imite l'art.
Comment ne pas frmir l'ide que le choix d'un prsident dpend de la qualit de son poil ou de
l'efficacit de son maquillage, d'abord et surtout de sa faon de ragir devant les camras de la
tlvision ?
De quoi donner le vertige l'esprit le moins prvenu contre les mass media Et l'on comprend que
tant de gens prouvent une inquitude croissante en prsence d'une socit dont la technologie li
vre les valeurs les plus chres, les plus vnrables, les plus prcieuses aux impratifs tout-puissants d'un instrument qui ne tolre ni temps morts, ni discours, ni rflexion et dont le seul souci est
de retenir l'attention du plus grand nombre.

La Mutation des signes

193

Ren Berger

On comprend que l'auteur s'alarme d'une pseudo-ralit qui met mal nos critres rationnels les
plus fermes, et qui confond objets, titres, honneurs et fonctions hors des rgles de la biensance la
plus lmentaire.
On comprend que les milieux responsables vivent dans la crainte et se sentent menacs. Avec
tout esprit cultiv, on pouvait encore sourire du nez de Cloptre qui, s'il et t plus court, au
dire de Pascal, et chang la face du monde.
Le sourire devient angoisse quand la face du monde tient aux poils qui poussent sous la peau ino
pinment transparente d'un candidat la prsidence des tats-Unis...*
10. Theodore H. White, La victoire de Kennedy ou Comment on fait un prsident. Paris, Laffont,
1960, coll. Ce jour-l. Cit par D. J. Boorstin dans L'lmage
* Selon l'enqute classique faite par Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, pu
blie sous le titre Le Choix du peuple, New York, Columbia University Press, 1944, La campa
gne de propagande a pour effet de renforcer la dcision originale du vote.
Il s'agirait donc moins d'un effet direct que d'un effet de renforcement. Il importe nanmoins
d'observer que cette enqute, toute scientifique qu'elle est, a t faits l'occasion de la campagne
prsidentielle de 1940. Le livre lui-mme a paru en 1944.
Or les choses changent vite et considrablement en trois dcennies de tlvision ainsi qu'en t
moignent en particulier sur ce point les travaux de Wilbur Schramm, Mass Media and Education,
1954, Theodore H, White, The Making of the President 1960, 1961, Vance Packard, The Hidden
Persuaders, 1957, John K, Galbraith, The Affluent Society, 1958

J-F. Kennedy (1917-1963) et Nixon

La Mutation des signes

194

Ren Berger

QUANT A McLUHAN pp. 298-303


Des considrations de ce genre eussent t saugrenues il y a quelques annes encore. Elles sont
devenues presque familires aujourd'hui que les ouvrages de McLuhan ont attir l'attention sur
les mass media, malgr l'ire des humanistes et des esprits rputs avertis. C'est d'ailleurs eux
que s'adresse l'auteur dans le chapitre dsormais clbre intitul Le message c'est le medium :

Marshall McLuhan (1911-1980)

Il y a quelques annes, l'Universit Notre-Dame, qui venait de lui dcerner un titre honorifi
que, le gnral David Sarnoif tint les propos suivants : Nous sommes trop ports faire de nos
instruments technologiques les boucs missaires des fautes de ceux qui s'en servent. Les ralisa
tions de la science moderne ne sont pas bonnes ou pernicieuses en soi : c'est l'usage que l'on en
fait qui en dtermine la valeur.
Voil bien la voix du somnambulisme courant. Imaginons un peu que l'on dclare La tarte aux
pommes n'est pas en soi bonne ou mauvaise : c'est ce qu'on en fait qui en dtermine la valeur.
Ou encore Le virus de la petite vrole n'est pas en soi bon ou mauvais : c'est la faon dont on
s'en sert qui en dtermine la valeur. Ou, plus justement : Les armes feu ne sont pas bonnes
ou mauvaises en soi : c'est l'usage qui en est fait qui en dtermine la valeur.
En somme, si les balles atteignent les bonnes victimes, elles sont bonnes. Si le tube-cran projette
les munitions qu'il faut aux gens qu'il faut, il est acceptable. Je ne suis pas de mauvaise foi. Il n'y
a rien dans les propos de Sarnoff qui rsiste l'analyse, parce que leur auteur ne tient pas compte
de la nature des media, de tous et de chacun des media.
Narcisse est hypnotis par le prolongement et l'amputation de son propre tre dans une forme
technologique nouvelle. Pour expliquer son point de vue, le gnral Sarnoff citait l'exemple de
l'imprim, prcisant que l'imprimerie avait dissmin beaucoup de camelote, mais qu'elle avait
aussi diffus la Bible et la pense des prophtes et des philosophes. Le gnral Sarnoif n'a jamais
vu que s'il est une chose dont les technologies sont incapables, c'est bien de s'ajouter ce que
nous sommes dj. 11
Le somnambulisme que dnonce McLuhan chez le gnral Sarnofi et qu'on retrouve curieuse
ment chez beaucoup d'intellectuels qui font profession de penser, c'est, d'une part, de distinguer
arbitrairement entre le bon et le mauvais usage, d'autre part, de ne pas tenir compte de la nature
propre des media. Fort de sa dcouverte, dont il reconnat que le mrite revient d'abord H. Innis
12

La Mutation des signes

195

Ren Berger

McLuhan en a longuement dvelopp les consquences propos de l'alphabet et de l'imprim.


Le changement de perspective qui en rsulte est nanmoins si important par rapport notre for
mation traditionnelle que quelques citations paraissent indispensables : Psychologiquement, le li
vre imprim, prolongement du sens de la vue, a intensifi la perspective et le point de vue fixe.
De l'insistance visuelle sur le point de vue et le point de fuite qui donne l'illusion de la perspective
nat une autre illusion : celle que l'espace est visuel, uniforme et continu.
La linarit, la prcision et l'uniformit de l'ordonnance des caractres mobiles sont insparables
de ces importantes inventions et formes culturelles de l'exprience de la Renaissance. Le pre
mier sicle de l'ge de l'imprimerie a vu s'allier l'intensit nouvelle de l'orientation visuelle et du
point de vue personnel, et les moyens d'expression de soi qu'avait crs le prolongement typogra
phique de l'homme. Socialement, le prolongement typographique de l'homme a fait apparatre le
nationalisme, l'industrialisme, les marchs de masse, l'alphabtisation et l'instruction universelles.
L'imprim, en effet, tait un exemple de prcision reproductible qui inspira des faons totalement
nouvelles de prolonger l'nergie sociale.
A la Renaissance, comme aujourd'hui au Japon ou en Russie, l'imprim a libr des forces socia
les et psychologiques immenses en dgageant l'individu du groupe traditionnel et en montrant, en
mme temps, comment additionner les individus les uns aux autres en une massive agglomra
tion de puissance. L'esprit entreprenant et individualiste qui poussait les artistes et les crivains
s'exprimer eux-mmes dans leurs uvres aiguillonnait d'autres hommes vers de grandes entre
prises, militaires ou commerciales. -
...L'imprimerie transforma la fois l'enseignement et le commerce. Le livre fut la premire
machine enseigner ; il fut aussi le premier article produit en srie... L'imprim mit fin rapide
ment au rgime scolastique de la discussion orale... ...
L'uniformit et le caractre rptitif de la page imprime eurent aussi pour consquence impor
tante d'imposer la correction de l'orthographe, de la grammaire et de la prononciation.
L'imprim eut aussi l'effet, plus notable encore, de sparer la posie du chant, la prose de
l'loquence, et le parler populaire du langage des gens instruits. On pouvait lire de la posie sans
l'entendre : on se rendit compte qu'il tait possible de jouer d'un instrument de musique autrement
qu'en accompagnant de la posie...
...L'uniformit et le caractre rptitif de l'imprim ont imprgn la Renaissance de l'ide que le
temps et l'espace sont des quantits continues et mesurables. Cette ide eut pour effet direct de
dsacraliser le monde de la nature et celui du pouvoir.
...Des nombreux effets inattendus de la typographie, la monte du nationalisme est peut-tre
celui qui nous est le plus familier.
...La typographie a imprgn tous les aspects des arts et des sciences. Il serait facile de citer
des exemples des processus par lesquels les principes de continuit, d'uniformit et de rptition
sont devenus les principes de base du calcul infinitsimal, de l'organisation des marchs, de la
production industrielle, de la science et des divertissements.
Qu'il suffise de signaler que la rptition donnait au livre imprim le caractre trange et nouveau
d'un article prix fixe et ouvrait ainsi la porte aux systmes de prix. Le livre imprim, de plus,
avait deux qualits qui faisaient dfaut au manuscrit : il tait facilement accessible et transporta
ble.
..La typographie (...) a cr un medium qui permettait de parler haut et fort et de s'adresser au
monde lui-mme, tout autant que de parcourir et d'explorer l'univers des livres jusque-l gards
sous cl dans le monde pluraliste des cellules de couvents.
Les caractres donnaient du caractre et l'audace de s'exprimer. 13
Quels que soient par ailleurs les paradoxes et les outrances, McLuhan a l'incontestable mrite de
mettre en pleine lumire le phnomne que l'humanisme traditionnel mconnat, ignore ou n
glige, savoir que la connaissance n'est pas seulement affaire de contenu, mais que les condi
tions de la communication en sont partie intgrante.
La Mutation des signes

196

Ren Berger

La plupart des technologies ont un effet d'amplification qui spare clairement les sens. La radio
est un prolongement de l'auditif; la photographie de haute fidlit, un prolongement du visuel.
La tlvision, elle, est avant tout un prolongement du sens du toucher, qui est celui qui permet le
plus d'interaction de tous les sens.
Pour l'homme occidental, toutefois, c'est l'criture phontique qui a constitu le prolongement uni
versel, et c'est l une technologie qui prolonge le sens de la vue. Toutes les formes d'criture non
phontique, par contraste, sont des modes artistiques qui conservent une orchestration sensorielle
d'une trs grande richesse. 14
McLuhan n'est pourtant pas l'aptre inconditionnel des mass media. Tout au contraire, il multiplie
les cris d'alarme, mais comme il ne le fait pas de la manire traditionnelle, en se bornant distin
guer entre le bon et le mauvais usage, il se trouve qu'on les ignore ou qu'on les entend mal.
A la diffrence du moraliste qui, remarque-t-il, s'indigne ou se met en colre au lieu de travailler
se rendre compte, McLuhan rpte inlassablement qu'il faut porter son effort de rflexion
d'abord et avant tout sur la nature du moyen de communication L'tude de la dynamique opra
tionnelle des diffrents media me semble particulirement intressante, en ce sens qu'au lieu de
les exploiter elle les calme. Si vous contrlez cette dynamique, vous pouvez contrler les media,
prserver le milieu de leurs effets. Et c'est particulirement souhaitable... 15
11. Marshall McLuhan, Pour comprendre les media, op. cit., p. 27
12. Harold Innis, The bias of communication. University of Toronto Press, 1968
13. Marshall McLuhan, op. cit., p.194, 196, 197, 198, 199, 200
14. Marshall McLuhan, op. cit., p. 304
15. Gerald Emmanuel Steam, McLuhan Hot and Cool, Londres. Penguin Book, 1968. (Trad. fr.:
Pour ou contre McLuhan. Paris, Seuil, 1969)

Ren Berger et McLuhan (au Canada, en 1970)

La Mutation des signes

197

Ren Berger

UN NOUVEAU POINT D'APPUI pp. 303-305


Grosso modo la position de Boorstin consiste mettre en vidence par tous les biais et au moyen
de trs nombreux exemples le fait que les media actuels altrent le monde comme ils nous ali
nent nous- mmes.
La ralit devient irralit ou, pour viter ce qu'a de simpliste une opposition linguistique, elle de
vient pseudo-ralit, l'instar de la fausse monnaie. L'image multiplie l'chelon industriel pro
duit simulacres, faux-semblants, effets de toutes sortes dont le propre est la fois de sduire,
de tromper et de nous enfermer dans un monde sans cesse plus adultr.
Ce que Boorstin rsume dans une mtaphore saisissante : Nous pourrions dire maintenant que le
chewing-gum est la tlvision de la bouche. Il n'y a pas de danger, aussi longtemps que nous ne
pensons pas que le chewing-gum nous apporte une nourriture. 16
Le jugement que formule Boorstin pour dnoncer l'illusion se fonde sur la position classique qui
distingue le vrai du faux, le rel de l'irrel, le bien du mal et qu'on trouve dans la ligne de
l'humanisme, de Platon au gnral Sarnoif, des degrs divers, il va sans dire...
Jugement et position qui s'inscrivent l'un et l'autre en fonction d'un pass tenu pour exemplaire et
dont l'excellence joue le rle de pierre de touche. C'est pourquoi l'on retrouve si souvent chez cet
auteur les oppositions adverbiales : formerly / now... auparavant / aujourd'hui ; avant / mainte
nant. Pos en ces termes, le problme tablit et consacre sur le plan philosophique et thique le
partage entre, d'une part, les vraies valeurs, de l'autre, les erreurs, les impostures, les illusions sur
le plan terminologique le partage entre des concepts tels que, prcisment, valeur, bon,
vrai, beau, etc., et des concepts tels que erreur, faux-semblant, illusion, altration,
etc. (terminologie reconnue qui accrdite le partage et inversement).
Que s'y ajoute un brin de nostalgie (dont nous sommes toujours friands !), et la conscience d'avoir
raison, appuye sur les tmoignages et l'autorit du pass, nous met en devoir de dnoncer les
menaces et les dangers de la situation prsente, pis, d'instruire le procs d'une volution dont les
maux sont jugs a priori redoutables et funestes.
Les traits dans lesquels je rsume la situation peuvent paratre exagrs ils caractrisent nan
moins assez bien l'attitude gnrale qu'illustre en particulier notre comportement l'gard de l'art
moderne. Comment rompre la mfiance ?
Et si nous devons, comme l'crit Boorstin en conclusion 17 : d'abord nous rveiller avant de sa
voir dans quelle direction marcher, il est certain que nous sommes arrivs un carrefour, avec
tous les risques du choix.
La position de Boorstin, dont la noblesse d'intention ne saurait tre mise en doute, pche par une
mconnaissance inconsciente, mais prilleuse.
D'autant plus prilleuse qu'elle flatte en nous le sentiment d'une culture idale, intemporelle,
laquelle il suffirait de revenir pour que tout rentre dans l'ordre.
Quant McLuhan, abstraction faite de ses excs ou de ses prophties, son apport consiste essen
tiellement dans la mise en lumire du caractre actif de la communication qui, en prolongeant
nos sens, conditionne notre connaissance.
Celle-ci ne s'accomplit pas dans quelque lieu idal mais dans des conditions matrielles, techni
ques, sociales et politiques dtermines.
Mais il est encore un autre aspect, non moins important, de sa dcouverte. Ce n'est pas au ni
veau des ides et des concepts que la technologie a ses effets, prcise-t-il ; ce sont les rapports
des sens et les modles de perception qu'elle change petit petit et sans rencontrer la moindre r
sistance 18
C'est au trfonds de notre corps que le changement opre, dans les zones les moins accessibles
aux concepts. Aussi n'est-il pas tonnant que les nouveaux media frappent notre pense
d'anesthsie, terme qui revient souvent sous la plume de McLuhan.
La Mutation des signes

198

Ren Berger

La pense conceptuelle tend juger la tlvision comme si elle tait une simple extension du
journal, de la conversation, ou du cinma.
Anesthsis, nous rduisons la tlvision un problme de contenu.
Ce qui nous vaut cette remarque sarcastique : Le contenu d'un medium peut tre compar au
savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de garde de l'esprit pour endor
mir son attention. 19
Dans la mesure o le public et les intellectuels continuent de juger la tlvision sur le modle
des media traditionnels, non seulement ils en apprcient mal la nature, mais ils en renforcent en
core les effets
16. Boorstin, op. cit., p. 259
17. Boorstin, op. cit., p. 262
18. McLuhan, Pour comprendre les media, p. 35
19. Ibidem, p. 34

La Mutation des signes

199

Ren Berger

MOQUERIE ET CCIT
OU LES EMBARRAS D'UN INTELLECTUEL pp. 305-310
Boorstin met en pigraphe son premier chapitre l'histoire suivante :
L'amie admirative : Mon Dieu, quel beau bb vous avez l !
La mre : Oh, ce n'est rien, vous devriez le voir en photo ! 20
Qu'une mre qui, par dfinition, a donn le jour son enfant, qui le soigne et l'observe chaque
instant, puisse en venir trouver l'image photographique suprieure l'original... la cocasserie
touche l'absurdit. On ne peut qu'en rire.
A moins d'en tirer, pour satisfaire le moraliste que chacun porte en soi, la leon savoir qu'un tel
comportement met nu l'influence pernicieuse des mass media contre laquelle il s'agit dsormais
de lutter avec tous les moyens disposition. Quitte, l'indignation tarie, ouvrir son poste de tlvi
sion pour voir les nouvelles. Ce qui invite reprendre l'histoire en examinant de plus prs ce qui
se passe.
A l'exclamation admirative : Quel beau bb vous avez l ! succde la rponse dconcertante
de la mre. Dconcertante en quoi ? Pourquoi ? C'est videmment que notre attente est due :
que la mre, l'oue du compliment, se mette regarder son enfant, lui faire risette, voil qui
nous paratrait normal, voil qui recevrait approbation et louange de notre part. Mais voici que,
rompant avec ce qui devrait avoir lieu, la mre se dtourne de l'enfant qu'elle tient dans ses
bras pour se rfrer l'image mentale, produit de l'appareil photographique qui l'emporte ses
yeux sur la ralit mme de la perception.
Tout se passe comme si elle se retranchait de la nature et de sa nature de mre, comme si le me
dium photographique la faisait entrer dans le monde de l'artifice, pseudo-vnement dbouchant
sur un pseudo-monde dans le vocabulaire de Boorstin.
Quittons un instant cette mre dnature. Nous voici dans un salon par un aprs-midi d'automne
ensoleill. Aprs le djeuner, notre hte nous invite regarder les diapositives qu'il a faites au
cours de son dernier voyage. On installe l'cran. On charge le carrousel Kodak (quatre-vingts
vues). On ferme les volets. Assis dans d'excellents fauteuils, il n'y a plus qu' laisser dfiler les
projections que ponctuent de brefs commentaires : notre arrive Athnes - clic * - premire
vue du Parthnon, bien cadr, le premier plan... - clic Mikonos, tonnant le bleu de la mer....
Dans la suite des projections, tout coup une srie sans rapport avec le voyage : les pommiers
du verger, j'ai pris a l'autre jour; est-ce que ce n'est pas beau ? Et c'est vrai que les diapositives
sont remarquables. Dans la frondaison verte se dtachent des sphres rouges et lisses comme
des lampions : de prs, de loin, en gros plan, en surplomb.
Notre hte s'est dpens ; sa joie fait plaisir voir. Fin de la squence imprvue. Et personne
n'prouve le besoin ni mme l'envie d'aller voir le verger o se trouvent les pommes que la photo
graphie vient de magnifier en couleurs (trop) somptueuses sur l'cran.
Toutes proportions gardes, l'histoire est-elle si diffrente de celle de la mre qui provoquait notre
rire tout l'heure ? Dans les deux, l'artifice l'emporte sur la nature.
Changeons encore une fois de dcor. Nous voici dans un auditorium universitaire. Le professeur
fait un cours sur la Renaissance italienne ; il situe la vie et les uvres de Masaccio. Les tudiants
prennent des notes : les dates, les problmes que posent la chronologie, les attributions, les in
fluences, etc. Le professeur appuie sur un bouton ; la salle s'obscurcit la lampe s'allume. Sur
l'cran, le Tribut de la chapelle Brancacci : l'ensemble d'abord, puis chacune des trois scnes qui
composent la fresque :
1 Jsus ordonne Pierre d'aller chercher la pice de monnaie pour payer le pager ;
2 Pierre extrait la pice de monnaie de la bouche du poisson ;
3 Le paiement du tribut...
La Mutation des signes

200

Ren Berger

Inutile de poursuivre. On n'imagine pas plus un cours d'histoire de l'art sans projections qu'un livre
d'art sans reproductions.
Entre nos trois exemples, quelle analogie ? Aucune. Aucune raison de grouper dans le mme en
semble la mre, les pommes et le professeur d'histoire de l'art. En fait, ne serait-ce pas plutt que
nous adoptons chaque fois une attitude diffrente?
Dans le premier cas, le comportement de la mre nous semble tre le rsultat dplorable de
l'intoxication produite par les mass media substituer l'artifice la nature, le simulacre la ralit,
c'est faire preuve de dviation, d'alination, de dnaturation. Dans la mesure, faut-il ajouter, o la
nature et le naturel constituent les coordonnes de notre systme de rfrence, ou sont tenus pour
tels.
Dans le deuxime cas, les pommes rouges qu'on projette sur l'cran et dont les modles sont dans
le verger voisin ne provoquent gure de ractions. Par rapport la situation prcdente, notre atti
tude n'est que peu ou pas caractrise. Pommes artificielles, pommes naturelles, notre systme
de rfrence s'accommode galement des unes et des autres.
Dans le troisime cas, non seulement il parat souhaitable de recourir la projection des uvres
de Masaccio, mais encore l'ide qu'un cours d'histoire de l'art pourrait s'en passer ne nous vient
mme plus l'esprit. Photographies, clichs, diapositives, films font partie intgrante de
l'enseignement.
Personne n'objecte qu'il ne s'agit pas des originaux, que ceux-ci sont transforms une premire
fois par la photo, une deuxime fois par la projection - quand ce n'est pas une troisime ou une
quatrime fois avec les dias qu'on tire partir des uvres reproduites dans les livres, elles-mmes fabriques partir de la combinaison classique des quatre couleurs en usage dans
l'imprimerie, elles-mmes manipules par le chromiste et que le maquettiste ajuste en fonction
de la mise en pages etc.
Serait-il outrecuidant d'affirmer, au prix d'une mtaphore dsute, que le professeur qui chrit l'art
comme son enfant ne se distingue finalement gure de la mre laquelle notre rire rglait si bien
son compte tout l'heure ? Nous sommes tellement habitus vivre simultanment dans des cir
cuits isols et ferms qu'il faut atteindre certaines situations-limites pour apercevoir, comme par
clairs, la restructuration qui est en cours.
Quand par exemple la mre rtorque en toute sincrit que la photo de son bb est encore bien
plus belle!... Un processus est amorc qui, la faveur des mass media, dplace le centre de gra
vit de notre systme de rfrence poser le problme en termes de ralit et de pseudo-ralit, c'est sous-entendre qu'il y a une ligne de dmarcation rigoureuse entre, d'une part, la vraie
ralit, de l'autre, les images qui en drivent, apparences, reflets, simulacres, faux-semblants...
Le dos tourn la lumire, les prisonniers de la caverne de Platon ne voient pas les choses rel
les ils aperoivent seulement les ombres que projettent sur les parois les modles clairs par le
foyer qui se trouve l'extrieur. Aujourd'hui que la connaissance chappe au circuit exclusif des
Ides ou des concepts selon le processus de la communication verbale, il semble bien que la
vraie ralit ne s'oppose plus aussi simplement au monde des apparences.
Les mass media font clater la caverne. Ou plutt, c'est la caverne qui clate aux dimensions de
l'univers. Dans le nouvel environnement audio-scriptovisuel, pour reprendre l'expression de
Cloutier, les mass images cessent d'tre des reflets. Elles transforment notre perception, notre
sensibilit, notre comprhension.
La mre qui nous faisait sourire pourrait bien indiquer la voie qui s'annonce. Au lieu de tirer sa
fiert de l'enfant qu'elle tient dans les bras, elle la tire des photos en couleur qu'elle a de lui et qui,
compares dans son esprit d'autres photos en couleur d'autres enfants, donnent la supriorit
son rejeton qu'elle compare encore mentalement avec les photos de magazines, de films, avec
les images de tlvision dont sa mmoire est remplie.
Certes, rien de cela n'est prcis, ni mme dit, et l'on serait en droit d'invoquer la schizophrnie.
La Mutation des signes

201

Ren Berger

Ce serait oublier que l'amie qui s'adresse la mre appartient elle-mme ce nouvel environne
ment o le medium-image joue un rle si important. On peut donc supposer la limite que les
deux femmes disposent dj du systme de rfrence et d'apprciation que la technologie photo
graphique est en train d'instaurer.
Toute ralit nouvelle, est-on tent de conclure, apparat d'abord comme pseudo-ralit - aussi
longtemps que prvalent les schmes tablis - pour devenir progressive- ment protohistoire, et
bientt elle-mme histoire...
Les hommes sans nom, titre le chroniqueur du Monde. M. le Ministre des PTT, pour moder
niser l'acheminement et la distribution du courrier, propose de remplacer les adresses par un code
numrique semblable celui du tlphone... 21
L'attitude du ministre des PTT est-elle moins scandaleuse que celle de la mre Proposer de
nous dpouiller de notre nom et de notre prnom, de nous priver du nom de notre ville, de celui de
notre rue pour s'en remettre au seul code numrique !
C'est que l'augmentation du volume du courrier et l'acclration de son acheminement obligent
les PTT se restructurer ou prir. La technique traditionnelle est trop coteuse, trop encom
brante.
Le grand nombre - qu'il s'agisse de destinations, de messages ou d'images entrane un change
ment de structure et l'adoption de nouveaux codes.
De l'un l'autre, les interfrences sont aussi inattendues que nombreuses.
En mme temps que les hommes sont menacs de perdre leur nom, l'homme de masse, que
personne n'a jamais vu et que personne, parler selon nos modes de comprhension tradition
nels, ne peut voir, prend figure millions d'exemplaires, tels les Amricains moyens que prsente
en couverture le Time Magazine du 5 janvier 1970, tels nous tous dans notre nouvelle condition
statistique.
20. Boorstin, op. cit., p. 19
* Le clic signale le passage d'une diapositive l'autre, il est suivi d'un bourdonnement (bzzz) qui
intrigue d'abord. Quand on a compris qu'il s'agit de la mise au point commande distance (au
bout du cordon, une petite poire qu'on presse selon les besoins), la surprise se dissipe. Exprience
menue, mais qui montre comment la technique nous soumet sans cesse de nouveaux ajuste
ments
21. Le Monde, 25 octobre 1969

La Mutation des signes

202

Ren Berger

CHAPITRE XII
LE CORPS, LA LANGUE, LES MULTIMDIA
pp. 311-313
Quelque volus que nous soyons et que nous croyions tre, notre sensibilit premire est lie
notre condition animale, l'exercice de nos sens, aux mcanismes profonds de notre tre physi
que. Mais il s'agit tout autant d'un phnomne sociologique.
Nos faons de manger, de dormir, de boire, de respirer, relve Marcel Mauss, nos manires de
grimper, de courir, de nous reposer sont des techniques enseignes par l'ducation, techniques
du corps ainsi qu'il les appelle, parce que le corps est le premier et le plus naturel instrument de
l'homme 1 et qu'il prcde les techniques instruments.
Affirmation d'autant plus capitale qu'elle est sans cesse occulte ou nglige la fois par
l'enseignement que nous avons reu et la rationalit sur laquelle les socits prtendent se fonder,
en particulier les socits occidentales.
C'est aussi que la connaissance, telle que nous la concevons et la pratiquons, procde surtout
de la communication conceptuelle et de la technologie verbale.
Or si la technique est, selon Mauss, un acte traditionnel efficace, les techniques du corps assu
rent l'adaptation, la rgulation au moyen de montages symboliques que le groupe fixe en dfinis
sant les attitudes qui sont permises ou interdites, la signification des gestes, des postures et des
mouvements.
Le problme n'est pas d'entrer dans les dtails. Il est plutt de montrer que si la communication
non linguistique et la communication linguistique oprent l'une et l'autre au moyen de montages
symboliques, le corps, dans le premier cas, la langue, dans le second, y jouent un rle dcisif.
Et dans la mesure o l'instrument de communication reproduit le monde, mais en le soumettant
son organisation propre, 2 l'on est en droit d'attendre, en forant quelque peu l'opposition, d'une
part, une organisation non linguistique, de l'autre, une organisation linguistique du monde, ou
peut- tre de deux mondes...
Mme si le problme ne peut tre abord dans son ensemble, il convient de le poser la faveur
de quelques aperus, avec l'appui d'un ou deux exemples.
C'est qu'il prend de nos jours une importance d'autant plus grande que les instruments dont nous
nous servons traditionnellement se rvlent moins efficaces sans doute parce qu'ils appartiennent
des modes de communiquer inadquats, et donc une structure sociale en question.
1. Marcel Mauss, Les Techniques du Corps, Journal de Psychologie, 1935, p. 271 293. Texte
repris dans Ethnologie et Anthropologie, Paris, PUF
2. Emile Benveniste, Problmes de linguistique gnrale, op. cit., p. 55, p. 25

La Mutation des signes

203

Ren Berger

LA LANGUE, DEUXIME INSTRUMENT pp. 314-315


Si nous aimons croire, avec Baudelaire, que
Les parfums, les couleurs et les sons se rpondent
la langue courante tient peu compte de ces correspondances, et quand le pote ajoute :
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfant,
Doux comme des hautbois, verts comme des prairies.
l'admiration que suscitent ses vers montre assez que nous les tenons pour d'exceptionnelles rus
sites potiques. Ce n'est pas que nous ignorions tout fait la synesthsie. On parle couramment
d'un jaune acide, d'un rouge strident , d'un ton velout les pithtes tactiles ou thermiques
ne sont pas rares : telle peinture est qualifie de molle ou de ferme ; telle couleur de
chaude ou de froide...
Le registre de ces expressions se limite au fur et mesure qu'on s'approche des sensations gusta
tives ou olfactives il s'largit en revanche au fur et mesure qu'on s'approche des sensations vi
suelles (ce qui est significatif d'une affinit particulire de la langue avec la vision et rciproque
ment). D'autre part, des expressions telles que jaune acide ou rouge strident passent trs vite
pour des strotypes leur caractre hybride les rend suspects la pense logique.
Il s'ensuit que la connaissance qui se constitue partir de la langue tend plus mettre en lumire
les valeurs intellectuelles que les valeurs sensibles. Ce dont on peut s'tonner lorsqu'il s'agit d'art,
dont l'objet est d'abord offert la perception et la jouissance mais ce que prouve loquemment
l'histoire de l'art, dont le propos est plus de dfinir, de classer, de situer que d'voquer, de faire
sentir ou participer. On pourrait allguer que c'est cause du parti dlibr que prend cette disci
pline. Mais si l'on s'interroge, on ne voit rien qui en tablisse dfinitivement le bien-fond. Aussi
en vient-on se demander s'il s'agit bien d'un parti, ou plutt d'un accommodement, voire d'une
contrainte.
Techniques du corps ou techniques de l'esprit (pour employer un terme imag qui correspond
en gros ce qu'on appelle sciences humaines), on constate encore dans les deux cas que les
procds et les pratiques qui ont cours s'imposent la faveur du prestige ou de l'autorit
qu'exercent les personnes et les groupes influents.
Nos manires, nos faons, rappelons-le, sont des montages qui rsultent de l'ducation. Se
servir de son corps ou se servir de son esprit consiste, non seulement adapter le corps ou l'esprit
leurs usages respectifs, mais aussi rpondre aux impratifs sociaux.
Dans la mesure o s'est dveloppe, comme c'est le cas en Occident, l'ide que la connaissance
est au premier chef le fait des savants et des esprits cultivs, il est naturel que se soient accr
dits les mthodes et les principes tablis par eux. Toute autorit, ft-elle rpute objective ou
scientifique, se fonde sur une certaine attitude, sur certaines valeurs structurantes.
L'histoire de l'art, plus que les autres sciences humaines peut-tre, claire les conditions d'une si
tuation qu'on a toujours tendance masquer partiellement. Qu'il s'agisse de sociologie, de dmo
graphie, ou mme d'histoire, on peut en effet, la limite, grouper tous les phnomnes dans des
ensembles et des sous-ensembles tels que seuls ces ensembles et ces sous-ensembles entrent en
ligne de compte.
En revanche, mme si l'histoire de l'art groupe les uvres en fonction de leurs influences ou se
lon leur distribution chronologique ou topologique, ou encore en crant ces vastes ensembles que
sont l'iconographie ou l'iconologie, avec les nombreux sous-ensembles qu'ils comportent, elle
s'expose toujours la revendication de celui qui, spectateur singulier en prsence d'une uvre
singulire, fait abstraction de cette formalisation et se trouve, non pas devant rien, mais prcis
ment devant une uvre qui subsiste telle et qu'on reconnat telle.
Sans pousser ces considrations l'excs, il est difficile de feindre qu'elles n'existent pas.

La Mutation des signes

204

Ren Berger

On comprend mieux ds lors pourquoi savants, historiens et rudits se servent de techniques qui,
pour tre celles de l'esprit, n'en sont pas moins des techniques cours magistral, leon, confrence,
publication (articles, chroniques, livres, thses, essais) dont la langue, sous sa forme orale, mais
surtout crite, constitue le principal instrument.
Or, mme si la langue n'est pas voue la seule transmission conceptuelle, il est certain que, du
fait de son caractre linaire et discret, elle s'y prte particulirement bien. Il s'ensuit que les
techniques de l'esprit, fondes sur la logique, trouvent en elle une allie prcieuse et rciproque
ment.
Il est ds lors naturel que la connaissance de l'art, mais aussi bien la connaissance tout entire,
s'oriente de prfrence vers l'intelligible, au moins vers le comprhensible, en dlaissant les va
leurs sensibles qui chappent autant sa saisie qu' sa vise.
Ce qu'illustre d'ailleurs clairement notre prdilection pour les ismes. Classicisme, romantisme,
expressionnisme, orphisme, cubisme, etc., la liste est longue.
Le suffixe -isme semble bien tre un procd privilgi des techniques de l'esprit par lequel on
convertit des manifestations qui prsentent une certaine convergence d'abord en mouvement,
en courant, finalement en doctrine et en thorie pourvues de concepts ad hoc.
L'abstraction et la gnralisation rpondent minemment au besoin fondamental que nous avons
de mettre les choses en ordre, la fois pour nous rassurer, pour les retrouver, et aussi pour les
manipuler sous forme de symboles l'intrieur de la communication sociale.

Bruegel Pieter (~1525-1569) La tour de Babel (1563)


La Mutation des signes

205

Ren Berger

UN TABLEAU. DEUX APPROCHES pp. 315-318


La Prise de Constantinople par les Croiss en 1204, de Delacroix, faisait l'objet, dans le livret du
Salon de 1841, de la notice suivante : Baudouin, Comte de Flandre, commandait les Franais
qui avaient donn l'assaut du ct de la terre, et le vieux doge Dandolo, la tte des Vnitiens, et
sur les vaisseaux, avait attaqu le port. Les principaux chefs parcourent les divers quartiers de la
ville, et les familles plores viennent sur leur passage invoquer leur clmence. 3
La premire phrase rappelle le fait historique : les deux chefs Baudouin et Dandolo As deux ma
nuvres victorieuses : l'assaut du ct de la terre, l'attaque du port.
Ces indications n'ont pratiquement pas de rpondants sur la toile ; elles s'adressent l'esprit du
spectateur, plus spcialement sa culture historique. Techniquement elles tablissent le cadre de
rfrence :
1 l'vnement : prise de Constantinople par les Croiss (c'est le titre) ;
2 la date : 1204 ;
3 le lieu : Constantinople ;
4 les acteurs : les Croiss avec leurs chefs respectifs.

Eugne Delacroix (1798-1863)

Le spectateur situe l'oeuvre et se situe par rapport ces coordonnes qui lui permettent d'tablir
la toile en objet culturel, lui-mme en sujet culturel.
Dans l'un et l'autre cas, il s'agit aussi bien - car on pourrait fermer les yeux - d'objet et de sujet
mentaux.
La Mutation des signes

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Ren Berger

La deuxime phrase indique quoi se rapporte ce qu'on a sous les yeux : d'une part, les princi
paux chefs victorieux qui parcourent les divers quartiers de la ville ; d'autre part, les familles
plores qui implorent leur clmence. A quoi se rapporte, plutt que ce qu'on voit la seconde
phrase se soucie en effet moins de dcrire, comme on le croit de prime abord, que d'tablir un
rapport d'inclusion avec ce qui est dit dans la premire la scne qu'a peinte Delacroix fait partie
d'un ensemble dans lequel elle est prleve.
A parler rigoureusement, aucune de ces indications ne tient compte de ce qu'on a sous les yeux,
du fait, par exemple, que les principaux chefs sont cheval (combien frappante au premier plan
la torsion de la monture que le cavalier arrte sans doute brusquement pour rpondre l'appel du
vieillard !) du fait encore que la fille qui soutient le vieillard s'agenouille devant le vainqueur, ou
de la femme qui, droite, s'affale sur un cadavre ou encore de l'homme qui, l'extrme gauche,
lve une main menaante devant le soldat qui l'arrte...
On n'en finirait pas de dtailler ce que reprsente la toile et que le livret nglige. Au vrai, il ne
s'agit pas de ngligence. Les indications que donne le livret satisfont au besoin de fixer des no
tions; elles cartent les notations, qui relvent de la description. Son propos s'inscrit dans un cadre
de rfrence qui, la faveur du processus d'abstraction et de gnralisation, vise identifier un
sujet pour le situer dans un ensemble dfini pralablement par la culture.
Le catalogue publi l'occasion de l'exposition du centenaire (1963) dveloppe dans la notice
consacre ce tableau, aprs le rappel de la notice parue dans le catalogue de 1841, quelques
points dont voici l'essentiel :
HISTORIQUE. Command par Louis Philippe pour les galeries de Versailles le 30 avril 1838
pour la somme de 10.000 francs. En 1883, une copie fut excute par Ch. de Serres et expose
Versailles tandis que la peinture de Delacroix tait envoye au Louvre en 1885 pour y demeurer.
INV. 3821.(...)
Le sujet command Delacroix est inspir de la quatrime croisade (1202-1204). Celle-ci fut
organise sous l'impulsion du pape Innocent Ill, dont le but tait la libration de Jrusalem tenue
par les Musulmans depuis 1187. Mais diverses intrigues politiques fomentes en partie par les
Vnitiens et le doge Dandolo amenrent les croiss devant Zara, puis devant Constantinople.
On a parfois appel par erreur la peinture de Delacroix la Prise de Jrusalem par les Croiss,
confondant avec la premire Croisade et la Conqute de Jrusalem par les chrtiens, le 15 juillet
1099. (...)
En 1852, Delacroix ralisa une rplique plus petite et comportant de nombreuses variantes du
tableau expos au Salon de 1841 (voir n430).
Le Muse Cond Chantilly, conserve d'autre part une petite esquisse (H. 0,37 L. 0,48) ayant
appartenu au peintre Dauzats. On la date des environs de 1840. Elle offre cependant, notons-le,
de trs nombreux rapports, malgr quelques variantes, avec le tableau de 1852 beaucoup plus
qu'avec celui du Salon de 1841,etc.
Ces indications poursuivent la mme fin il s'agit encore et toujours de situer l'uvre de Delacroix,
d'une part, de faon plus prcise quant aux dates, de l'autre, par rapport un nouveau groupe de
sous-ensembles tels que celui des rpliques et des copies, celui des prix, celui des lieux de desti
nation et de conservation, celui des numros d'inventaire, etc. L'intention qui sous-tend toutes ces
indications est de nature systmatique il s'agit de reporter le plus de points caractristiques dans
un canevas la fois spatial et temporel.
Les oprations consistent donc en une mise en place aussi prcise que possible de telle sorte que
l'objet occupe la position qui lui assure la plus grande intelligibilit l'intrieur du systme choisi.
Que la date change, nous n'avons plus affaire au mme tableau, tout au moins par rapport celui
qui fut prsent au Salon de 1841 que les dimensions se modifient, et c'est peut-tre la rplique
qui entre en ligne de compte que la date d'excution et le lieu de conservation soient diffrents, et
c'est peut-tre la copie de Ch. de Serres laquelle nous avons affaire.
La Mutation des signes

207

Ren Berger

Le caractre conventionnel ou artificiel de ce traitement apparatra mieux si nous le comparons


ce qu'crit Baudelaire dans le Salon de 1855:
... Mais le tableau des Croiss est si profondment pntrant, abstraction faite du sujet, par son
harmonie orageuse et lugubre !
Quel ciel et quelle mer Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand vnement.
La ville, chelonne derrire les Croiss qui viennent de la traverser, s'allonge avec une presti
gieuse vrit. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se drouler et claquer leurs
plis lumineux dans l'atmosphre transparente !
Toujours la foule agissante, inquite, le tumulte des armes, la pompe des vtements, la vrit
emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie !
Ces deux tableaux (Baudelaire parle aussi de la Justice de Trajan) sont d'une beaut essentielle
ment shakespearienne. Car nul, aprs Shakespeare, n'excelle comme Delacroix fondre dans
une vrit mystrieuse le drame et la rverie.

Delacroix La justice de Trajan

Baudelaire rompt d'entre de jeu avec la technique du livret. Il carte la fois le rappel de
l'vnement historique et l'indication de la scne (abstraction faite du sujet...). A la place, des
exclamations en chane (harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer dans
l'atmosphre transparente !... les grandes circonstances de la vie!...), des notations, aussi prci
ses que concrtes, lies des actions que l'auteur dcrit (les drapeaux se droulent et claquent
la foule est agissante, inquite) et qu'il rend sensible en articulant le rythme des, phrases sur le
mouvement des formes (toujours la foule agissante / inquite / le tumulte des armes / la pompe
des vtements / la vrit du geste dans les grandes circonstances de la vie).
3. Eugene Delacroix, 1798-1863, Exposition du Centenaire Paris, catalogue de l'exposition au
Louvre, Paris, d. Ministre des Affaires culturelles, 1963

La Mutation des signes

208

Ren Berger

UN DTOUR QUI N'EN EST PEUT-TRE PAS UN pp. 318-326


Soit un tableau peint par un Vnitien du XVIIe sicle, Francesco Maffei 4 ; il reprsente une
belle jeune femme qui de la main droite tient une pe, de la gauche un plateau portant la tte
d'un homme dcapit on l'a publi comme tant : Salom avec la tte de Jean-Baptiste, attribu
tion due G. Fiocco et dont Panofsky va dmontrer qu'elle est fausse.*
L'enqute commence par l'examen des sources littraires : En fait la Bible dit que la tte de
saint Jean-Baptiste fut apporte Salom sur un plateau. Mais l'pe ? Salom n'a pas dcapit
saint Jean- Baptiste de ses propres mains. Or la Bible nous parle d'une autre belle jeune femme
dont l'histoire est en rapport avec un homme dcapit : Judith. Mais ici la situation est tout fait
inverse l'pe convient puisque Judith dcapita Holopherne de ses propres mains le plat ne con
vient pas, puisque le texte affirme expressment que la tte d'Holopherne fut mise dans un sac.
Voil donc deux sources littraires, qui s'appliqueraient au tableau avec un droit gal et un gal
manque d'-propos. Si nous interprtons cette peinture comme reprsentation de Salom, le texte
rend compte du plateau, non de l'pe comme reprsentation de Judith, le texte rend compte de
l'pe, non du plateau.

Francesco Maffei (1605-1660, Judith

Les sources littraires nous laissent dans le pire embarras, conclut l'auteur, qui s'adresse en se
cond lieu aux sources iconographiques. Dans le cas prsent, nous devons nous demander s'il y
eut, avant que Francesco Maffei ne peignt ce tableau, des reprsentations incontestables de Ju
dith (incontestables, parce qu'elles comportaient, par exemple, la servante de Judith), o figurt
mal propos le plateau ; ou d'incontestables reprsentations de Salom (incontestables, parce
qu'elles comportaient, par exemple, les parents de Salom), o figurt mal propos l'pe.
Enqute faite, ...voici que nous ne pouvons allguer une seule Salom arme d'une pe mais
nous trouvons en Allemagne et en Italie du Nord plusieurs tableaux du XVIe sicle reprsentant
Judith avec le plateau. D'o la double dduction que tire l'auteur, gnrale d'abord, particulire
ensuite Il existait donc un type de Judith avec le plateau, mais non un type de Salom avec
l'pe. De l nous pouvons en toute certitude conclure que le tableau de Maffei reprsente Ju
dith, et non, comme on l'a prtendu, Salom.

La Mutation des signes

209

Ren Berger

L'appartenance de l'pe et/ou du plateau la classe de Judith (cercle A) et sa non appartenance


la classe complmentaire des sans pe (couronne B - A) permet d'tablir que la jeune
femme peinte avec l'pe et/ou le plateau appartient la classe de Judith (cercle A') et
n'appartient donc pas la classe de Salom (couronne B'-A').

L'ensemble de tous les messages admis par un signal dtermin ou par un autre signal apparte
nant au mme code constitue, crit Prieto, ce que nous appellerons le champ notique de ce
code. (...) L'ensemble de tous les signaux appartenant un code dtermin sera appel le
champ smantique de ce code. 5
Le code est essentiellement le systme qui permet d'tablir la correspondance entre les deux
champs. Ds lors, il est bien vident qu'il chappe la dcision individuelle. Ce sont les membres
du groupe (pas de n'importe quel groupe) qui se mettent d'accord sur les classes distinguer et
sur les correspondances tablir entre elles 6 est clair que quiconque interviendrait dans la d
monstration de Panofsky, en relevant, par exemple, le ct charnel de la jeune femme peinte par
Maffei, provoquerait proprement parler un court-circuit.
Une considration de ce genre serait parasitaire, non pertinente. Si elle se dveloppait, elle en
tranerait la ncessit de modifier les classes et leurs correspondances respectives, donc un
changement de code.
Un exemple tir de la signalisation routire permettra d'clairer ce point. Deux voitures cte
cte dans un cercle blanc bord de muge signifient dpassement interdit. Si j'augmente ou di
minue le diamtre du disque, la signification ne change pas. Si j'enlve en revanche le bord muge
et que je le remplace par un jaune ou un orang ou encore par des hachures, j'altre fondamenta
lement le rapport de ce panneau avec les autres.
C'est le code lui-mme qui est rompu. Au principe du code et de son fonctionnement se trouve
donc l'attitude qu'on prend et qu'on maintient.
La Mutation des signes

210

Ren Berger

Il ne s'agit en effet jamais d'une ncessit naturelle il s'agit toujours d'une contrainte sociale
(qu'on pourrait aussi bien appeler facilit sociale) dont l'effet contraignant (ou facilitant)
rsulte des institutions qui expriment elles-mmes l'organisation sociale.**
Si l'on s'interroge sur l'opration fondamentale de ce mcanisme, on dcouvre aussi bien
l'origine qu'au terme et en cours de fonctionnement qu'il s'agit encore et toujours de classement.
Tout indice, tout signal dsigne toujours une classe. La russite ou l'chec de l'acte smique, par
quoi se dfinissent la communication et, plus largement, la comprhension, commence et finit
par une opration de classement, ainsi que le montre le schma de Prieto.
Pour l'metteur aussi bien que pour le rcepteur le premier pas est une opration de classement :
une entit concrte est reconnue comme tant un membre d'une classe. Le message est reconnu
par l'metteur comme tant un membre du signifi d'un sme, le signal est reconnu par le rcep
teur comme tant un membre du signifiant d'un sme.
C'est galement par des oprations analogues que se termine l'acte smique pour l'metteur et
pour le rcepteur : l'opration finale consiste pour l'un aussi bien que pour l'autre en la slection
d'un membre d'entre tous ceux qui composent une classe. L'metteur slectionne d'entre tous les
membres d'un signifiant le signal qu'il produit le rcepteur slectionne d'entre tous les membres
d'un signifi le message qu'il attribue au signal.
Le passage du concret l'abstrait a donc lieu sur le plan de l'indiqu pour l'metteur, sur le plan
de l'indiquant pour le rcepteur. Naturellement, le passage de l'abstrait au concret a lieu, au con
traire, sur le plan de l'indiquant pour l'metteur et sur le plan de l'indiqu pour le rcepteur. 7
Texte abstrait, mais qui correspond ce que nous faisons spontanment tous les jours.
Ranger une bibliothque en livres relis et livres brochs, ranger une arme en forces terrestre,
maritime, arienne, dpouiller un vote en rangeant d'une part, les oui, de l'autre, les non et
les abstentions, ou, plus simplement, conduire sa voiture en tenant compte des signaux routiers.
En dpit de leur grande varit et de leurs innombrables applications, tous les codes se ressem
blent la fois dans leurs principes et leurs mcanismes respectifs.
Or la dtermination des classes, condition du fonctionnement des codes, n'est pas davantage
naturelle. Elle est, elle aussi, l'effet de l'organisation sociale. Dtiennent les cls ceux qui ont
pouvoir de dterminer les classes. Ce que ne souponnent presque jamais les usagers, tout occu
ps qu'ils sont au fonctionnement des codes, et qu'claire, mieux qu'une dmonstration, le pote
du non sense, Lewis Caroli.
Chacun se souvient de l'tonnante rencontre entre Alice et Humpty Dumpty et au cours de la
quelle Humpty Dumpty se glorifie de la cravate qu'il a reue du Roi comme un cadeau de non
anniversaire. Ce qui vaut Alice, outre l'abasourdissante dmonstration que les cadeaux
d'anniversaire sont moins avantageux que les cadeaux de non-anniversaire, la rflexion suivante
propos du mot gloire : Quand j'emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mpris,
il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins.
- La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire, que les mmes mots signifient tant
de choses diffrentes.
- La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le matre- c'est tout. 8
Les codes sont donc, non seulement affaire de rgles, de fonctionnement et d'usage, mais aussi
et au premier chef, de pouvoir. ***
Un autre point mrite d'tre examin. Qu'il s'agisse de la langue ou de la signalisation routire, un
code ne fonctionne pas dans l'abstrait. Les classes que l'usager manipule s'tablissent dans cer
tains matriaux : matire vocale, signes crits, panneaux de mtal, couleurs, etc. Ces matriaux
eux- mmes dpendent d'une certaine technique. L'appareil phonatoire ne change gure (il s'agit
toujours d'articuler la colonne d'air fourni par l'appareil respiratoire au moyen de la glotte, de la
langue et des lvres, etc.), mais les autres codes se modifient considrablement avec le dvelop
pement des techniques.
La Mutation des signes

211

Ren Berger

Si Panofsky avait dispos des seules sources littraires, c'est--dire des textes imprims de la Bi
ble, il n'aurait de son propre aveu pu tablir que le tableau de Francesco Maffei reprsente Judith.
C'est l'examen des types, c'est--dire des sources iconographiques, qui lui a permis de conclure
avec certitude.
Mais comment s'opre cet examen ? Panofsky nous dit bien qu'il s'agit pour lui de rassembler des
reprsentations incontestables de Salom, auxquelles sera confront le tableau de Maffei mais
il ne nous dit pas comment il procde effectivement. La phrase qui commence par : Or voici
que nous ne pouvons allguer une seule Salom arme d'une pe, mais nous trouvons en Alle
magne et en Italie du Nord plusieurs tableaux du XVIe sicle reprsentant Judith avec un
plateau..., nous conduit directement la conclusion.
Que s'est-il pass dans l'intervalle? Il a bien fallu ou que Panofsky se rende en Allemagne, en
Italie du Nord pour recenser tous les tableaux du XVIe sicle qui se rapportent aux types Salom
ou Judith ou qu'il ait trouv un moyen plus conomique que le voyage pour faire une telle recen
sion.
C'est exactement ce point qu'intervient le facteur technique. Mme si Panofsky ne le dit pas, il
est peu prs certain qu'il ne s'est pas dplac de lieu en lieu, mais qu'il a utilis des publications,
et surtout le matriel photographique qu'elles contenaient.
C'est en effet partir de photographies en noir (la couleur n'tait pas ncessaire son propos) que
sa dmonstration a pu avoir lieu et a lieu. La distribution en classes, opre partir des seules
sources littraires, a abouti un rapport d'exclusion entre les types Salom et Judith.
En revanche, la distribution en classes, opre partir du matriel photographique, a permis une
redistribution dans laquelle le rapport d'union (et/ou) fournit l'auteur le moyen de conclure avec
certitude.
Les traits pertinents ne dpendent donc pas seulement de la logique conue comme un ensemble
de principes abstraits; ils dpendent aussi des mc yens techniques mis en uvre. Seul l'examen
attentif de ce matriel conomique (qu'on songe au temps et aux descriptions qu'il aurait fallu si
ce moyen n'avait pas exist) lui a permis de reprer les indices dont son enqute fait tat.
Toute connaissance se constitue bel et bien partir de conditions, non seulement thoriques, mais
aussi matrielles et techniques. ****
L'usage que fait Panofsky du code de la photographie correspond l'usage qu'il fait du code de la
langue.
Il s'agit dans les deux cas d'utiliser ce que les linguistes appellent la discrtion, qui permet de
dterminer des units discrtes. De mme qu'on ne peut rien concevoir qui soit un peu moins
bire et un peu plus pierre, observe Martinet propos des phonmes, on ne saurait envisager
une ralit linguistique qui ne serait pas tout fait /b/ ou serait presque /p/ ; tout segment d'un
nonc reconnu comme du franais sera ncessairement identifiable OU comme /b/ OU comme
/p/ OU comme un des 32 autres phonmes de la langue. 9
De mme, relve Mounin propos des monmes : le mot cheval ne peut pas renvoyer quel
que chose qui soit plus ou moins cheval. 10
Le propre de la discrtion ainsi entendue est de distribuer les signaux en deux classes, et seule
ment en deux classes ; partant, de les faire correspondre deux classes de signifis, et seulement
deux classes. Dans ses Essais d'Iconologie, Panofsky reproduit cte cte la Judith de Fran
cesco Maffei, qui est une peinture sur toile, et une Tte de saint Jean-Baptiste, qui est un bas-relief nerlandais sur bois. Or, ni la technique, ni la forme, ni la matire, ni la couleur, ni les dimen
sions, ni l'clairage n'entrent pour lui en ligne de compte. Autant de traits qu'il tient pour non perti
nents. La pertinence consiste tout entire pour lui dans la seule prsence ou la seule absence de
l'pe ou du plateau, seules units distinctives, seules units discrtes. L'alternative exclut
tout message intermdiaire.

La Mutation des signes

212

Ren Berger

La certitude laquelle atteint Panofsky n'est pas absolue, elle est relative aux principes logiques
qui le guident, ainsi qu'aux conditions matrielles, techniques et linguistiques dans lesquelles il
opre.
Une telle attitude et un tel cade sont propices la solution de certains problmes non pas de tous.
Est ainsi privilgi tout ce qui ressortit un traitement binaire identifier une uvre (ou un groupe
d'uvres) l'authentifier, la localiser, la dater, tablir son attribution.
Ce qu'on appelle objectivit dpend troitement, non seulement de la rigueur de l'esprit, mais
aussi de la technique employe pour transposer le signal en signifiant, le message en signifi.
Opration capitale : le signal et le message sont des faits concrets le signifiant et le signifi sont
des entits abstraites qui dsignent des classes*****.
Pour fonctionner, le code a donc toujours besoin d'un savoir pralable qui lui sert la fois d'appui
et de caution, et qu'il prolonge.
4. Erwin Panofsky, Essais d'iconologie. Les thmes humanistes dans l'art de la Renaissance. Pa
ris nrf Gallimard, 1967, coll. Bibliothque des sciences humaines, p. 26. Les Essais d'iconologie,
parus en 1939, furent rimprims en 1962 ; ils ont t traduits en 1966 en franais par Bernard
Teyssdre et publis en 1967
* Il est clair que les Essais d'iconologie se dveloppent dans de nombreuses directions et sur plu
sieurs plans. La dmarche de l'auteur ne saurait donc tre rduite au passage que j'ai utilis.
Celui-ci rend nanmoins bien compte de l'esprit qui y prside et de la technique qui en dcoule
5. Luis J. Prieto, Messages et Signaux. Paris, PUF 1966, coll. Le Linguiste N 2, p. 35 et 37.
L'essentiel de ce livre a t repris dans Le Langage. Chapitre La Smiologie , Encyclopdie
de la Pliade
6. Ibidem, p.58
** Sans vouloir pousser l'analogie jusqu'au paradoxe, on peut dire que l'organisation sociale se
prsente la limite sous un aspect smiologique' Un sme se dfinit comme la correspondance
entre une division dtermine du champ smantique en classes complmentaires et une division
analogue du champ notique de mme, sans aller aussi loin, le rapport social tablit la correspon
dance entre les diffrents groupes et les distribue en classes complmentaires
7. Ibidem, p.58
8. Lewis CarolI, De l'autre ct du miroir. (Alice au pays des Merveilles.) Verviers, d. Grard &
Co. 1963, coll. Bibliothque Marabout gant illustr, p. 246
*** Nous le verrons plus longuement dans les deux derniers chapitres mais il est ncessaire de le
garder l'esprit pour viter la tentation, comme c'est toujours le cas en pareille matire, de s'en
tenir l'aspect formel
**** Se rend-on -compte que depuis une dcennie ou deux les archives collection de pices, ti
tres, documents, dossiers anciens comme les dfinit encore le dictionnaire (Petit Robert 1967)
subissent une mutation dont on n'a pas encore pris conscience ? C'est en effet les films et les ban
des magntiques de la TV qui fourniront aux futurs historiens le plus clair de leur documentation.
Pierre Schaeffer ne se prive pas de dire leur fait ceux qui l'ignorent Depuis des annes et des
annes, des dizaines de milliers de gens dans le monde filment et enregistrent. Des foules, des
hommes politiques, des accidents, des discussions, des visages.
C'est un matriel prodigieux, Il parat qu'il existe dans les universits ou au C.N.R.S. des person
nalits qui s'occupent des sciences de l'homme' Elles ont les yeux fixs sur de menues enqutes
et des domaines rservs, bretons ou dogons. Pourquoi ne pas porter l'investigation dans cette
masse de documents films ? Je vous assure que lorsque je regarde ces kilomtres d'images
pendant des heures, j'ai l'impression, le soir, d'en savoir un peu plus sur l'homme : ceux qui fil
ment autant que ceux qui sont films.
La Mutation des signes

213

Ren Berger

Pierre Schaeffer, L'Avenir reculons. Paris, Casterman, 1970, coll. Mutations-Orientations, N 8,


Et que nous rservent magntoscopes, vido-cassettes, etc. ?
9. Andr Martinet, Elments de linguistique gnrale. Paris. Librairie Armand Colin, 1967, coIl.
U2, N 15, p. 23
10. Georges Mounin, Langage, dans La Linguistique. Guide alphabtique. Paris. Editions De
noel, 1969, coll. Mdiations Grand Format, p. 168
***** L'acte smique, avons-nous vu, consiste, au moyen de signaux conus et produits pour
servir d'indices, nous faire connatre quelque chose de certain propos de quelque chose tenu
de prime abord pour incertain.
Dans la communication ainsi conue et produite, l'opration capitale rsulte d'une distinction que
nous omettons presque toujours de faire : Le sens et le signifi d'un signal sont deux choses dif
frentes, met en garde Prieto le sens est un rapport social concret, le signifi par contre est une
classe de rapports sociaux, c'est--dire une entit abstraite.
La distinction entre sens et signifi comme phnomnes concrets et entits abstraites se retrouve
dans le signifiant et le signal ...qu'il ne faut aucun prix confondre : le signal est un fait concret ;
le signifiant par contre est une classe de faits concrets, c'est--dire une entit abstraite. Luis J.
Prieto, La Smiologie, in Le Langage. Paris, Gallimard, NRF, 1968. Encyclopdie de la Pliade,
pp. 114, 122

Judith ou Salom ?
La Mutation des signes

214

Ren Berger

LA MTHODE DU OUI OU NON pp. 326-328


Les botes de blocs logiques dont disposent aujourd'hui les enfants pour apprendre la mathmati
que moderne offrent une analogie commode. Ces jeux de blocs logiques, composs de 48 objets,
tous diffrents, accdent au statut d'objets mathmatiques par quatre sortes de relations:
1 de couleur (objets jaunes, rouges, bleus) ;
2 de forme (objets rectangulaires, triangulaires, ronds ou carrs) ;
3 d'paisseur (objets minces ou pais) ;
4 de grandeur (objets petits ou grands).
Pour mettre en vidence la distinction entre, d'une part, collection d'objets et, d'autre part, ensem
ble d'lments associs, c'est--dire d'objets mathmatiques accompagns d'attributs lis des
relations, on peut supposer qu' la suite d'une erreur de l'diteur une bote de blocs logiques con
tienne, non pas 48 lments, mais 49 objets, deux objets tant identiques (deux petits carrs min
ces bleus, par exemple). 11
En tant qu'objets, ces deux petits carrs minces bleus ne sont pas confondus. On peut les mettre
l'un ct de l'autre, ils sont deux. Mais ils sont tous les deux les reprsentants concrets du mme
objet mathmatique (B, , m, ). L'ensemble d'lments associs la bote de blocs logiques est,
lui, encore form de 48 lments, 48 objets mathmatiques. 12
Le passage de l'objet singulier l'objet mathmatique est donc une opration capitale dans la
quelle l'objet perd sa singularit au profit des ensembles d'lments associs, c'est--dire des re
lations dans lesquelles il entre en tant qu'lment et seulement en tant que tel. Sans reprendre en
dtail la dmonstration de Panofsky, il importe de bien se rendre compte que le point de dpart
n'est pas le tableau de Maffei en tant qu'objet singulier, mais en tant qu'lment d'un ensemble de
relations susceptibles de dcider l'appartenance, soit la classe Judith, soit la classe
Salom. X est-il lment de l'ensemble E? Tel est le fondement de la dmarche qui n'admet
que deux rponses, l'une excluant l'autre. Qu'il s'agisse de mathmatiques ou de smiologie, le
fait est que la connaissance, ou, plus exactement, une certaine connaissance, se fonde sur
l'acceptation pralable qu'un phnomne appartient ou non une classe, c'est--dire une unit
abstraite partir de laquelle la communication est possible, ou, plus exactement, partir de la
quelle les oprations d'une certaine communication se rvlent possibles. Il s'agit l d'un vritable
traitement de l'information qui nous chappe presque toujours, tellement il a l'air d'aller de soi.
C'est pourquoi l'on ne prend gnralement pas la peine de rendre compte du traitement qu'on
choisit.
Panofsky se dispense de prciser qu'il mne son enqute, sur la base de documents photographi
ques. Ce qu'il cherche, trouve et dmontre, tout en se rapportant l'art, au tableau de Mate, donc
une uvre dtermine, ne requiert pas la prsence de l'ouvre originale. A la manire du 49 ob
jet du jeu de blocs logiques, pourrait-on dire, le tableau est ramen d'emble par l'historien l'un
des lments de l'ensemble qui se dcompose en deux sous-ensembles, celui de Judith et celui
de Salom. Les reproductions imprimes fournissent un matriel suffisant, qui peut mme se
rvler avantageux par son manque de fidlit... Paradoxe insoutenable Il faut pourtant convenir
que des reproductions mcaniques ou des photographies en noir, qui sont approximativement du
mme format, permettent une manipulation plus aise et des comparaisons plus sres. Sont li
mins les couleurs, le model, l'clairage, la touche, la matire picturale, les pigments, la nature
du support, que l'auteur tient tous pour des traits non pertinents. Ainsi, et ainsi seulement, peut-il
conclure par oui ou par non. le tableau de Maffei reprsente Judith et ne reprsente pas Salom
(X appartient J implique X nappartient pas S).
11. Je me rfre l'exemple choisi par Christian Corne et Franois Robineau dans Les math
matiques nouvelles dans notre vie quotidienne, Paris, Casterman/Poche 1970, coll. EnfanceEducation- Enseignement E3, N 512. Ibidem, p. 57

La Mutation des signes

215

Ren Berger

UNE APPROCHE EXTRA-SMIOLOGIQUE pp. 328-330


Tout en recourant la langue, l'attitude de Baudelaire se fonde moins sur la technique de
l'esprit qu'est la logique que sur les techniques du corps dont parle Mauss. Il serait videm
ment aussi arbitraire de les opposer que de rduire ce qu'on appelle traditionnellement la
contemplation esthtique la seule intervention corporelle.
Mais il est de fait que pour Baudelaire le point de dpart est le contact avec l'ouvre. Il s'agit, au
sens propre, d'tablir entre les deux une relation de corps corps. Sans rduire celle-ci au seul
toucher, les positions respectives impliquent la contigut, en tout cas la proximit.
Au contraire de Panofsky, qui vise intgrer le tableau de Mate un ensemble d'lments, Bau
delaire vise l'objet dans sa singularit, non pas son appartenance ou sa non-appartenance telle
classe, mais ce qui constitue sa prsence.
En reprenant l'exemple du jeu des blocs logiques, on peut schmatiquement dire que pour
l'historien seuls comptent les caractres relationnels des lments associs, alors que l'crivain
s'attache au caractre concret de l'objet singulier.
En reprenant encore la distinction fondamentale tablie par Prieto, on constate que Baudelaire
s'en tient au signal, et se garde du signifiant, c'est--dire de l'entit abstraite que reprsente
une classe de faits concrets.
De mme, c'est au sens qu'il s'adresse, considr comme un rapport social concret par opposi
tion au signifi, qui est une entit abstraite reprsentant une classe de rapports sociaux.
L'action de communiquer ne se limite pas l'acte smique tel que le dfinit la smiologie, pas
plus qu'elle ne se limite la correspondance entre champ notique et champ smantique.
Pour lui l'objet existe avant de faire partie d'une classe dont il serait l'un des lments, avant que
son statut soit dtermin par des attributs lis aux relations de la classe.
L'existence logique fonde sur la question cl : X est-il lment de l'ensemble E ? et laquelle
deux rponses, et seulement deux rponses peuvent tre faites, oui ou non, est donc prcde de
quelque chose qui n'est pas IX rsultant de la transformation logique des objets concrets en l
ments.
C'est au niveau du corps (le mot tant pris dans un sens largi), que se situe cette existence, dis
tincte de l'existence mentale ou logique. Il ne s'agit pas de rduire l'intervention du corps la per
ception. C'est par une vritable technologie que le corps opre, lui-mme tant la fois instru
ment et connaissance.
Ainsi Baudelaire dispose phrases et mots en fonction du contact physique qui s'tablit entre la
toile de Delacroix et lui. La ville peinte n'est pas une entit abstraite ; elle s'allonge avec une
prestigieuse vrit. L'impression d'allongement n'est pas seulement dsigne parle verbe elle est
mime par la composition de la phrase entre le sujet et le verbe se trouvent les Croiss qui
chelonnent la distance ; la reprise du verbe s'allonge, aprs la pause indique par la virgule,
produit comme un effet de rejet qui en accentue la prgnance.
De mme, la nature de ce qui est reprsent sur la toile est rendue sensible par une phrase telle
que tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand vnement, dans laquelle se
combinent le contraste, sinon la contradiction, contenu dans le premier membre (tumultueux et
tranquille) et l'quilibre majestueux de l'vocation : comme la suite d'un grand vnement, ainsi
que par la distribution gnrale de la phrase en deux parties de poids sensiblement gal. Le texte
de Baudelaire opre en de et au-del de la signification logique.
A la diffrence de Panofsky, qui tablit le signifi au moyen d'une suite de dductions proc
dant toutes de la relation binaire oui/non (1-O), Baudelaire lucide le sens en admettant
d'entre de jeu une marge de probabilit. Au lieu de s'en tenir des units discrtes, il relve
des facteurs qui, tels les accords, les accents, l'harmonie, les proportions, la couleur, sont mi
nemment susceptibles de degrs, de variations.

La Mutation des signes

216

Ren Berger

Un rouge et un jaune peuvent passer insensiblement de l'un l'autre, tout comme le contour peut
se fondre dans la lumire, ou une forme dans une autre (et toujours ces drapeaux miroitants, on
doyants, faisant se drouler et claquer leurs plis lumineux dans l'atmosphre transparente !
C'est ce qui se produit au niveau de la perception et du sensible. Les messages intermdiaires
ne sont pas simplement des approximations ou des rudiments de connaissance. Ils oprent la
manire de relais qui dotent l'exprience d'une dimension temporelle.
La probabilit dont use l'interprtation ne signifie pas une moindre certitude elle signifie que la
certitude elle-mme relve de niveaux diffrents. Au lieu de s'organiser en fonction des rgles lo
giques partir d'un savoir constitu, les propositions s'enchanent la faveur de l'assouplissement
des rgles qui correspond au savoir qui se cherche.
Chaque dmarche a donc, non seulement ses principes et ses mthodes, mais galement son
champ d'application propre. L'une et l'autre rpondent des questions diffrentes qui se posent
propos d'un objet dont l'unit n'est jamais simple.
C'est le concept d'objet qui fait illusion par son unicit verbale. Peru comme quelque chose,
ou labor en lment d'un ensemble, tel est le carrefour...
Cela dit, et sans diminuer en rien les travaux de Panofsky, il importe de voir que sa conception et
ses mthodes, toutes rigoureuses qu'elles sont, s'appliquent une zone limite de l'art.
Que le sujet cesse d'tre prpondrant ou s'efface, comme dans la peinture abstraite, aujourd'hui
dj classique, ou qu'il passe, selon certaines tentatives rcentes, l'tat olfactif * ou de
concept**, le systme cesse de fonctionner ; non qu'il soit imparfait - il est difficile de pousser
la rigueur plus loin que Panofsky mais il produit ses objets et leur mode d'intgration en mme
temps qu'il fonctionne.
Sur le plan de la biologie, c'est la conscience aigu de ce phnomne majeur qui rend l'ouvrage
de Franois Jacob saisissant : Ce qui a peut-tre transform le plus profondment l'tude des
tres vivants, c'est l'accs l'analyse d'objets nouveaux. Pas toujours comme consquence de
l'apparition d'une technique nouvelle qui vient accrotre l'quipement sensoriel. Plutt comme r
sultat d'un changement dans la manire de regarder l'organisme, de l'interroger, de formuler des
questions quoi l'observation doit rpondre. Bien souvent, en effet, il s'agit d'un simple change
ment d'clairage qui fait disparatre un obstacle, qui fait merger de l'ombre quelque aspect d'un
objet, quelque relation jusque-l invisible.
Ce qu'il illustre d'un exemple aujourd'hui clbre : De ceux qui, tout au long du xlxe sicle,
s'intressent l'hrdit, jusqu' Mendel, il n'y a rien d'autre qu'une lgre diffrence dans le
choix des objets d'exprience, dans ce qu'on y regarde et surtout dans ce qu'on y nglige. Et si
l'uvre de Mendel reste ignore pendant plus de trente ans, c'est que ni les biologistes de profes
sion, ni les leveurs, ni les horticulteurs ne sont encore en mesure d'adopter son attitude. D'o la
conclusion qu'il tire et qu'on peut tendre : Pour qu'un objet soit accessible l'analyse, il ne suffit
pas de l'apercevoir. Il faut encore qu'une thorie soit prte l'accueillir. 13
Aussi longtemps que l'art a t tenu, comme ce fut le cas au cours des derniers sicles (c'est en
core souvent le cas aujourd'hui), pour une activit idaliste, son tude s'est inscrite dans une
perspective idaliste ou dominante idaliste, notions et concepts s'attachant de prime abord et
de prfrence aux dfinitions du beau ou aux problmes qui, tels ceux de l'identification, de
l'attribution, de la datation, des influences, de la classification, sont susceptibles d'une explication
de type historico- idaliste.
C'est depuis peu que le marxisme, la psychanalyse, la sociologie se mlent d'art. C'est depuis peu
tout au moins qu'on accepte qu'ils se mlent d'art. Ce qui entrane, aprs de nombreuses rsistan
ces, qui sont loin d'tre vaincues, de nouvelles orientations.
De nouveaux modles opratoires voient le jour, qui tiennent compte de facteurs mergents, tels
l'inconscient, les lments sociaux, les conditions matrielles, techniques, conomiques, politi
ques. If devient en tout cas de plus en plus certain qu'on ne peut plus dissocier la connaissance
des facteurs avec lesquels elle se constitue.
La Mutation des signes

217

Ren Berger

L'enqute doit se faire en fonction d'une situation en mouvement.

La critique en mouvement qu'elle implique ne peut plus s'en tenir aux catgories classificatoires.

Tout au plus peut-elle prendre appui sur elles pour assurer sa progression.

* Je choisis un site, dclare le peintre Titus-Carmel : La Chausse des Gants, et j'en recom
pose artificiellement l'odeur en laboratoire. Il est vident que ce qui se retrouvera dans la galerie,
a ne sera pas la Chausse des Gants - le site - mais sodium, potassium, iode, etc. - l'imitation
du site. Il y a donc deux modes d'approche, aussi subjectifs l'un que l'autre d'ailleurs : l'un qui a
t pour moi de me trouver un jour sur le lieu vritable (d'y avoir prouv une certaine motion,
mais l n'est pas le propos) et l'autre qui rsidera dans son approche subjective - artificielle. Dans
les deux cas on est renvoy une mme ralit, Catherine Millet, Grard Titus Carmel une
approche olfactive. Lettres franaises, 14 janvier 1970,
** Cf. l'exposition Quand les attitudes deviennent forme ; uvres - concepts - processus - situa
tions - information qui a eu lieu en 1969 la Kunsthalle de Berne et l'exposition Information
(New York, 1970)
13. Franois Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l'hrdit. Paris. Gallimard nrf, 1970,
coll. Bibliothque des sciences humaines, p. 22, 23, 24.

Chausse des gants en Irlande du Nord

Charles Baudelaire (1821-1867)

La Mutation des signes

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Ren Berger

VERS UNE COMMUNICATION


INTER-MEDIA OU SYNESTHSIQUE pp. 330-336
On a dit et rpt un peu trop vite que notre civilisation est celle de l'image. Comme si l'image
supplantait purement et simplement le message verbal. Une telle opposition trahit bien sa prove
nance. Calque sur la dmarche linguistique, elle procde au moyen d'units discrtes qui ne
laissent pas place la possibilit de messages intermdiaires. Or, pas plus si elle semble tout en
vahir aujourd'hui.
En fait, ce n'est pas seulement l'audiovisuel que nous avons affaire, bien que l'exque le mot
n'a jamais rgn seul, mme s'il a t prdominant, l'image ne rgne seule, mme pression soit
en voie de s'accrditer un peu partout, mais plutt ce que Jean Cloutier appelle audio-scriptovisuel 14
Les messages crits n'ont nullement disparu. Ils occupent, mme en dehors du livre traditionnel,
une place considrable, au prix, il est vrai, d'une profonde transformation.
Qu'on observe la grande presse, les magazines, la tlvision, la publicit omniprsente, ce qui
frappe, c'est d'abord et avant tout la combinaison des media. Les moyens de communication de
masse mettent en uvre une synesthsie permanente. Alors que les correspondances n'existaient
gure que pour quelques lus et le pote qui chantait
La Nature est un temple o de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles...,
voici qu'aujourd'hui la ville est devenue pour tous, non plus seulement le temple sonore de Baude
laire, mais l'opra fabuleux nagure rserv au seul Rimbaud, aujourd'hui notre lot quotidien.
Les affiches ne se bornent pas nous escorter dans la rue, elles nous suivent dans les couloirs du
mtro, elles collent nous jusque sur la route que nous prenons pour nous chapper. Lies au tra
fic des automobiles, aux trains, aux avions, elles voquent les bruits et les odeurs de la ville aussi
srement que les arbres voquaient, il n'y a pas si longtemps encore, les effluves compagnards et
le chant des oiseaux... Comme l'a bien vu Roland Barthes, l'image publicitaire est polysmique.15
Analysant l'affiche Panzani, qui reprsente des paquets de ptes, une bote, un sachet, des to
mates, des oignons, des poivrons, un champignon, le tout sortant d'un filet demi-ouvert, dans des
teintes jaunes et vertes sur fond rouge, il distingue trois messages.
Le premier, de nature linguistique, se compose des textes imprims sur les tiquettes et qui de
mandent, pour tre dchiffrs, la seule connaissance de la langue franaise.
Le deuxime, de nature iconique, combine une srie de signes discontinus voquant l'ide d'un
retour du march, l'ide d'italianit, l'ide de service culinaire ou celle de nature morte.
Le troisime est ce que l'auteur appelle le message iconique non cod dont les signifis sont for
ms par les objets rels de la scne, les signifiants par ces mmes objets photographis.
L'analyse se termine par la distinction entre l'image dnote et l'image connote, la premire
ayant en quelque sorte pour fonction de fixer la seconde ...c'est trs exactement le syntagme
du message dnot qui naturalise le systme du message connot. 16
On pourrait tenter une analyse d'un autre type partir de l'affiche de Panzani ou partir de
l'annonce du fromage Boursin (voir fig.). Si je me borne lire le texte : Quand on mange du
Boursin on mange du Boursin, il est clair que la tautologie touche l'absurdit. Comment peut
on dire deux fois la mme chose et en si gros caractres ? Regardons plus attentivement l'image
avant de rpondre. Elle reprsente en gros plan le visage, ou plus exactement la face (d'ailleurs
une partie seulement de la face) d'un homme qui s'apprte mordre dans une tranche de pain re
couverte d'une paisse couche de Boursin. Tout comme le visage, la tartine est vue en trs gros
plan. Elle occupe presque le tiers de la surface. Prise entre le pouce et l'index, eux-mmes en
trs gros plan, la tartine approche sa masse neigeuse et persille de la bouche entrouverte.

La Mutation des signes

219

Ren Berger

A la manire d'une gigantesque hostie, elle s'offre l'apptit gourmand de l'homme qui, langue
demi sortie, s'est dj visiblement barbouill de Boursin. L'intensit de la convoitise se lit dans la
fixit du regard.
Par un trange retournement, c'est l'piderme du visage qui prend une consistance pteuse,
comme si la peau devenait elle-mme (cela dit sans irrespect, ni ironie, ni jeu de mots) fromage,
alors que la masse blanche du Boursin tendu sur la tranche de pain chappe sa dtermination
matrielle.
La double mtamorphose se dveloppe d'un bout l'autre de l'annonce. D'une part le caractre
physique du visage est soulign par le grain de la peau, les plis, les rides, le dtail des cils et des
sourcils, l'embroussaillement des cheveux d'autre part, le caractre paradoxalement
immatriel du Boursin, sa puret s'expriment par le lger flou qui enveloppe la tartine en dis
solvant les dtails de la tranche de pain et les accidents de la pte.
La niche carre dans laquelle apparat le Boursin cercl de son aurole contribue la mise dis
tance symbolique qu'on trouve si souvent en peinture. A poursuivre l'analyse, on arriverait trs
certainement conclure, l'inverse de Roland Barthes, que c'est le message connot qui
naturalise le message dnot.
Un tel rsultat serait d'un intrt mdiocre. Ce qu'il importe de dgager, c'est moins le fait
d'opposer une conclusion une autre que l'inversion des signes par laquelle deux conclusions op
poses deviennent galement possibles.
Dans la mesure en effet o l'on se rfre, pour parler d'une annonce publicitaire, une perspec
tive linguistique, comme c'est le cas dans un article de revue, ce sont les concepts opratoires de
la communication linguistique qui prvalent, plus particulirement dans leur aspect smiologique,
puisqu'il s'agit d'analyse et de dmonstration. En revanche, pour qui n'analyse pas l'annonce et
qui, feuilletant son magazine, tombe sur l'image de l'homme qui s'apprte dvorer sa tartine de
Boursin, ce sont d'abord des sensations qui s'veillent.
L'eau lui vient la bouche, comme lui revient, moins la mmoire qu' son propre palais, cette
saveur corse dans une pte de velours. Expression d'autant plus heureuse que les qualificatifs
gustatifs sont peu nombreux. C'est donc au niveau du corps, au niveau de la physiologie, que
s'accomplit le message. Si tant est que le mot de message convienne encore dans ce cas !
Pourtant, c'est bien d'une information qu'il s'agit. Mais, la diffrence de ce que nous entendons
gnralement par ce terme, la communication linguistique n'a qu'un rle rduit.
C'est presque entirement l'image qui fait sens. Au point de changer la nature du message lin
guistique. Situe dans le contexte de l'image, l'inscription Quand on mange du Boursin on mange
du Boursin cesse d'tre intelligible selon la logique pour devenir comme mimtiquement
l'quivalent de la manducation.
Prhension, mastication, insalivation, dglutition se manifestent analogiquement dans les mots
Quand on mange du Boursin on mange du Boursin, non pas tels que l'esprit les comprend, mais
tels que la bouche les prononce, la rptition des mmes sons se modelant sur la rptition des
mouvements dans l'acte de manger, le sens se formant moins par le symbole linguistique qu'au
contact de la traduction physique. L'image a donc le pouvoir de signifier par des moyens qui lui
sont propres.
Mais plutt que de l'opposer la langue, mieux vaut admettre que la communication est un ph
nomne complexe qu'on ne saurait limiter la parole ou l'criture. Ds lors, il devient nces
saire d'ouvrir en quelque sorte le concept.
De mme que le prisme fait apparatre le spectre lumineux qui juxtapose de faon continue les
couleurs dont se compose la lumire, de mme, pourrait-on dire, le prisme des media fait appa
ratre le spectre de la communication qui dveloppe les diffrents degrs et niveaux auxquels les
signes prennent forme et sens. A l'un des extrmes se situe le corps, avec toutes les techniques
dont il use pour communiquer l'autre extrme, l'esprit, avec toutes les techniques qu'il a mises
au point, dont la principale est la technique symbolique. *
La Mutation des signes

220

Ren Berger

Du corps l'ide se dploient toutes les possibilits qu'impliquent les degrs intermdiaires avec
les moyens dont nous disposons aujourd'hui.
De mme qu'il y a une logique linguistique, qui correspond l'laboration et la transmission
des messages au niveau des phonmes et des morphmes, il y a une logique corporelle (ou
physique) dont le geste, les mimiques, les images, immobiles ou en mouvement, en noir ou en
couleur, servent d'agents.
Le problme qui se pose est donc d'tudier le spectre de la communication dans toute son ten
due tel qu'il apparat en particulier dans les moyens de communication de masse, en prenant
garde de ne pas l'envisager du seul point de vue auquel nous sommes habitus.
C'est pourquoi le modle linguistique, tout utile qu'il est et peut tre, n'est pas d'une application g
nrale. De nouvelles mthodes doivent tre inventes.
D'autant que la communication massive opre, au contraire de la communication linguistique qui
procde par slections, sur plusieurs plans la fois en produisant une synesthsie qu'il n'est pas
toujours facile de distinguer de la confusion, ni des ides reues.
Peut- tre est-il rserv la prochaine dcennie d'tablir une thorie de la communication qui
tienne compte de toute la complexit du spectre.
C'est du moins quoi il est urgent de travailler.
14. Jean Cloutier, L'audio-scriplo-visuel, dans Communication et Langages N 7. Paris, Centre
d'tude et de promotion de lecture, septembre 1970 p. 78-86
15. Roland Barthes, Rhtorique de l'image. In Communications, Paris, Centre d'Etudes des
Communications de Masse, Seuil, 1964, N4, p. 40-51
16. Ibidem, p. 50
* Il est vident que cette image du spectre corps-esprit ne dsigne pas des entits opposes se
lon la distinction qui a t faite pendant si longtemps entre eux par la philosophie les deux termes
appartiennent au mme phnomne
La Mutation des signes

221

Ren Berger

CHAPITRE XIII
DE L'UNIDISCIPLINAIRE AU MULTIDISCIPLINAIRE
pp. 337
Traditionnellement, la connaissance consiste dterminer un objet que l'on entreprend de dfi
nir de telle sorte que les lments et les relations entre les lments ne laissent aucune obscurit.
Cette entreprise d'lucidation procde partir de principes et de mthodes susceptibles de poser
l'objet en termes de problme. L'ensemble constitue une discipline qui, dans la mesure o son
fonctionnement satisfait les conditions de la vrification exprimentale, prend nom de science.
En schmatisant l'extrme, on peut dire que la connaissance, en ordonnant les faits ou les ph
nomnes, permet la fois de prvoir et de prdire.
Elle rpond fondamentalement au besoin de cohsion qui assure la fois l'unit de chacun de
nous et celle du groupe. Faute de cadres communs, nous serions incapables de lier nos observa
tions, nos actions, ou seulement de communiquer.

Auteur du schma illustrant linterdiciplinaire : Christophe Tricot

Nous voil entrs dans l're qui ouvre l'humanit une Nouvelle Alliance.

Dsormais, c'est avec la Machine que se scelle notre destine.

Non pas la Machine mcanique d'autrefois, mais la Machine qui apprend, qui se repro

duit, qui partage notre sort, bref la Machine consoeur. Hyperbole ? ()

Quand la mtaphore atteint son point de perfection, elle devient, sinon la Ralit, du

moins la Vision annonciatrice. L'outredisciplinaire s'ouvre sur l'Outrehumain.

Ren Berger, Tlovision, 1991

La Mutation des signes

222

Ren Berger

LE PRINCIPE DE PERTINENCE pp. 337-340


Chercher son chemin dans une ville trangre est presque toujours malais. Un lieu dominant fa
cilite la tche, la cathdrale de 1'unidisciplinaire au multidisciplinaire par exemple. C'est tout na
turellement elle qu'on se rfre ou que se rfre l'informateur consult ; (... partir de la cath
drale (bras tendu), la deuxime rue droite, prs de la fontaine...). Tout autre la cathdrale
quand, le lendemain, guide en main, on entreprend d'en suivre l'histoire, puis d'admirer tel chapi
teau qui subsiste, telle peinture signale pour sa beaut. Point de repre, monument historique,
uvre d'art, c'est sous ces trois aspects (ou avatars?) entre autres, qu'apparat la cathdrale. La
mme? Pour dgager l'objet de la linguistique, Martinet met en lumire le principe de
pertinence: Toute description sera acceptable condition qu'elle soit cohrente, c'est--dire
qu'elle soit faite d'un point de vue dtermin.
Une fois ce point de vue adopt, certains traits, dits pertinents, sont retenir : les autres, non perti
nents, doivent tre carts rsolument. Il est clair que, du point de vue du scieur de long, les cou
leurs ou la forme des feuilles ne sont pas pertinentes, non plus que, du point de vue du peintre, le
pouvoir calorifique du bois. Chaque science prsuppose le choix d'un point de vue particulier :
seuls pertinents en arithmtique sont les nombres, en gom- trie les formes, en calorimtrie les
tempratures... Soit une fraction quelconque d'une chane parle, poursuit l'auteur; on peut la con
sidrer comme un phnomne physique, une suite de vibrations que l'acousticien enregistrera
grce ses machines et qu'il dcrira en termes de frquence et d'amplitude. Un physiologiste en
pourra examiner la production; il notera quels organes entrent en jeu et de quelle faon. Ce fai
sant l'acousticien et le physiologiste contribueront probablement faciliter la tche du descripteur,
mais, pas un seul instant, ils n'auront amorc le travail du linguiste. 1
C'est l'application de ce principe qu'est d le prodigieux essor des sciences. Non sans luttes, ni
sans danger, comme le rappellent les propos de Galile : Aussi me semble-t-il que, dans la dis
cussion des problmes de physique, on ne devrait pas prendre pour critre l'autorit des textes sa
crs, mais les expriences et les dmonstrations mathmatiques. En effet, c'est galement du
Verbe Divin que procdent l'criture Sainte et la Nature : l'une, comme dicte par le Saint-Esprit;
l'autre, comme excutive obissante des ordres de Dieu. Mais, alors que les critures,
s'accommodant l'intelligence du commun des hommes, parlent en beaucoup d'endroits selon les
apparences et en des termes, qui, pris la lettre, s'cartent de la vrit; la nature, tout au con
traire, se conforme inexorablement et immuablement aux lois qui lui sont imposes sans en fran
chir jamais les limites et ne se proccupe pas de savoir si ses raisons caches et ses faons
d'oprer sont la porte de notre capacit humaine.* En rcusant l'autorit de l'criture en ma
tire de sciences naturelles, Galile change radicalement de point de vue et fonde la physique
moderne.Or, si la linguistique est devenue de nos jours une science-pilote, il s'en faut que les au
tres sciences dites sociales ou humaines partagent son sort. Peut-tre y a-t-il certaines raisons
cela, le fait que nous sommes un nouveau tournant et que, dans la socit globale qui est la n
tre, le principe de pertinence lui-mme est remis en question. L'hypothse que je formule est qu'il
ne saurait en tout cas plus tre considr isolment. Quelles que soient par ailleurs sa raison
d'tre et son utilit, il exige d'tre interrog, Il serait abusif de parler d'un principe de
multipertinence, qui semblerait contradictoire dans les termes. Il n'est pourtant pas inutile de se
demander si les conditions actuelles de la communication ne favorisent pas une connaissance
multidimensionnelle. D'autant que, comme nous le verrons encore, connaissance et action se
lient toujours plus troitement dans une stratgie en prise.
1. Andr Martinet, Elments de linguistique gnrale. Paris, Librairie Armand Colin, 1967, coll.
U2, N 15. 2-5. La pertinence, p.31
* Cit par L. Rougier, Histoire d'une faillite philosophique : la scolastique. Paris, Jean-Jacques
Pauvert d., 1966, coll. Liberts No. 39 (p. 158-159). II est intressant de rapprocher ce passage
de Gaule de la dclaration faite quelque trois sicles et demi plus tard par le cardinal Doepfner,
archevque de Munich au Symposium de Coire en 1969

La Mutation des signes

223

Ren Berger

L'ART, LIEU D'OBSERVATION PRIVILGI pp. 340-342


La notion mme d'art, tout comme le concept, est un phnomne relativement rcent, mme si
l'un et l'autre nous paraissent aller de soi. Il a fallu que quelqu'un groupe des choses sous le
nom d'uvres pour constituer l'ensemble art. Ce qui implique foule de prliminaires et de
conditions :
Qui a pris l'initiative? Dans quelles circonstances? Au nom de quoi? Pour quelles raisons? Qui a
mis au point la technique pour runir les objets en ensembles et en sous-ensembles?
Inutile d'invoquer, rptons-le, quelque dcret divin ou une illumination collective. C'est seule
ment dans un certain contexte social et historique qu'est ne l'ide d'art et que l'on s'est mis
distinguer certaines catgories en classes d'objets.
Selon Jacques Lavalleye, les Grecs sont l'origine, par l'invention de trois genres littraires qui
connurent tous trois la faveur jusqu'au XVllIe sicle et au- del Il s'agit, d'une part, de la biogra
phie d'artistes, comme Douris de Samos en compose au cours de la seconde moiti du IVe si
cle, et, d'autre part, du trait de technique dans lequel l'auteur multiplie conseils pratiques et re
marques judicieuses.
Les traits crits au dbut du IIIe sicle par Antigone de Carystos et Xnocrate de Sicyone en
sont des exemples... Enfin les guides de voyage sont un troisime genre littraire cr par
l'Antiquit. Le guide de Pausanias dcrit les peintures qu'il y avait en Grce au ll sicle. 2
Biographies, traits techniques, guides pour voyageurs, tout en rpondant des besoins surtout
pratiques, tmoignent d'une sensibilit sur laquelle s'exerce la rflexion philosophique d'un Platon.
Au XVIe sicle, Vasari bauche avec ses Vies la premire histoire de l'art. *
Le facteur biographique et le style idal de Michel Ange lui fournissent le point de vue dter
min partir duquel les phnomnes se groupent l'intrieur d'un domaine qui s'labore pro
gressivement en une discipline spcifique dont Winckelmann est l'un des premiers dfinir les
principes et les mthodes.
Quels que soient les avatars de l'histoire de l'art depuis Vasari, il ne semble pas que la discipline
connue sous ce nom soit remise fondamentalement en question. L'historien de l'art continue, en
gnral tout au moins, postuler une attitude axiologique dont il n'prouve pas le besoin de rendre
compte.
Faut-il rappeler que l'objet mme de son tude rsulte d'un choix qu'il n'a pas fait, qu'il s'en tient
de prfrence aux uvres classiques, qui bnficient de la double autorit de la tradition et de
l'enseignement ?
Ainsi s'tablit entre le corpus ** sur lequel il se fonde et la structure labore par la discipline un
mcanisme d'adaptation rciproque.
C'est donc tout naturellement, que le corpus tend la clture, en refusant ou en dclinant ce qui
n'a pas t recens ou authentifi (combien de temps n'a-t-il pas fallu pour admettre l'art de la
prhistoire ou pour intgrer les uvres cubistes!), en s'interdisant de cder au changement
(combien de temps n'a-t-il pas fallu pour venir bout de la hirarchie des genres et des sujets !),
ou encore en naturalisant sa faon l'invitable...
L'historien hostile l'art abstrait finit par dcouvrir, quand s'est impose l'oeuvre d'un Kan
dinsky, d'un Klee, d'un Delaunay, d'un Malevitch, que l'innovation est aprs tout moins grande
qu'il ne parat.
Les motifs dcoratifs de la prhistoire n'attestent-ils pas une orientation aussi vieille que
l'humanit ? Le recours au prcdent historique a le double effet d'amortir la nouveaut et
d'assurer la continuit.
Sans prtendre faire le procs de l'histoire de l'art, il est difficile d'accepter de telles procdures
sans examen. D'autant que la terminologie, combien rigoureuse sur certains oints (date, prove
nance, attribution) reste des plus floues sur d'autres.
La Mutation des signes

224

Ren Berger

Que signifient exactement sources, influences, sans parler du Beau? Selon les auteurs,
Mondrian et Courbet sont galement dsigns du terme de ralistes, attaqus ou lous comme
tels...
Peu s'embarrassent de rendre compte de leur outillage conceptuel.
2. Jacques Lavalleye, Introduction aux tudes d'archologie et d'histoire de l'art. Tournai-Paris,
Casterman, 1946, coll. Lovanium (p. 33), dont l'essentiel a t repris dans la rcente Histoire de
l'art, IV, Paris, Gallimard, nrf, 1969, coll. Encyclopdie de la Pliade (direction Bernard Dorival)
sous le titre Histoire de l'histoire de l'art
* Voir ch. 9, p. 250 L'art et l'attitude historique. Je rappelle brivement quelques points pour si
tuer une nouvelle tape de l'enqute. Si je continue prendre l'exemple de l'histoire de l'art, c'est
parce qu'il est particulirement clairant. Mais les observations auxquelles il donne lieu ont, si je
ne me trompe, une porte gnrale. C'est elle que je vise
** Mais de plus en plus, des quipes d'historiens d'art spcialiss s'attellent publier des Corpus,
vastes rpertoires qui font connatre, d'aprs les normes de la critique scientifique, des uvres
analyses tous les points de vue matire et identification, origine et histoire d'aprs les sources
crites contemporaines des faits, iconographie avec rfrences aux sources littraires, technique,
avec examens et analyses de laboratoire, tat de conservation, restauration, comparaison avec
les projets, les copies ou interprtations... Histoire de l'art. Encyclopdie de la Pliade, Jacques
Lavalleye, p. 1'365

Equipo Chronica, Las Meninas, 1970


La Mutation des signes

225

Ren Berger

UN EXEMPLE : LE MANUEL pp. 342-344


Dans la collection Lovanium, collection de culture gnrale, publie sous la direction de pro
fesseurs de l'Universit de Louvain, figure l'introduction aux tudes d'archologie et d'histoire de
l'art *, de Jacques Lavalleye. L'ouvrage est un manuel de mthode destin, selon les termes de
son auteur, aux tudiants, aux collectionneurs et au public, attirs par les tudes d'archologie et
d'histoire de l'art.
Sur d'autres ouvrages du mme genre, il a le mrite de poser au pralable les conditions et les
principes, ce qu'on pourrait appeler d'un mot la thorie, ou, moins ambitieusement, les rgles
du jeu. L'histoire de l'art y est prsente comme une branche de l'histoire, expressment dsigne
comme science, au mme titre que les autres classes que sont l'histoire des littratures,
l'histoire des sciences, l'histoire conomique, etc. Selon l'auteur, l'historien de l'art s'appuie, d'une
part, sur les donnes dgages par l'archologie, celles-ci tant exemptes de jugement de va
leur; de l'autre, sur le monument en tant qu'il reflte un aspect de beaut qui relve et ne peut
relever que du jugement de valeur. L'historien de l'art se distingue pourtant du critique et de
l'esthticien, car lui seul dispose de la totalit des faits grce son alli naturel qu'est le recul du
temps.
Entrent donc en ligne de compte, d'un ct les donnes de l'histoire de l'art que fournissent, outre
l'archologie, les sciences auxiliaires que sont la philologie, la palographie, l'pigraphie,
l'hraldique, la scigillographie, la numismatique, la chronologie ainsi que certaines connaissances
lmentaires, mais prcises, de la technique de chaque branche de l'art, peinture, cramique, or
fvrerie, tapisserie, etc. ; de l'autre, des jugements de valeur dont plus rien dans l'ouvrage
n'indique ni d'o ils naissent, ni comment on les tablit, ni vers quoi ils nous mnent.
Manuel, l'ouvrage de Lavalleye a l'ambition d'tre scientifique. La mthode qu'il tablit exige de
l'tudiant un apprentissage prcis et rigoureux. L'auteur divise le champ d'tude en quatre
classes: chronologique, gographique, technique, logique. Aprs avoir retrac une brve historio
graphie de l'Antiquit nos jours, il tudie les lieux de conservation des monuments et uvres
d'art - dans le sol, in situ, dans les muses publics, dans les bibliothques publiques, dans les
collections prives, dans les expositions - pour rpondre la question : l'ouvre d'art est-elle indite
ou non? Un chapitre intitul La Critique tudie nomment s'tablit la vrit et/ou l'authenticit de
l'ouvre partir de la critique externe, la critique interne ayant de son ct pour objectif de rvler,
selon l'auteur, l'effort crateur de l'humanit dans le pass.
Or cet objectif, qui met expressment en question le second point d'appui, la valeur, est prcis
comme suit : Afin de bien apprcier une uvre dont on a pouss fond l'analyse, il convient de
la situer dans l'ensemble de la production d'un artiste. Pour bien juger l'artiste, il faut le comparer
ses contemporains et le remettre dans la suite historique dont il forme un chanon. Pour bien ca
ractriser une cole, un mouvement, il est ncessaire de les replacer dans l'volution artistique
gnrale. 3
Ce qui revient tenir pour acquise la suite historique dont on dispose, pour acquis l'emplacement
des chanons dont elle se compose. L'ouvrage n'indique nulle part comment les valeurs qui struc
turent l'ensemble s'laborent, s'accrditent et se transforment. La mthode apparat ainsi comme
les rgles d'un jeu qu'il appartient au matre d'enseigner, l'lve d'appliquer correctement
jusqu'au moment o il sera son tour en mesure de contribuer la science en rdigeant soit un
article de revue, soit une monographie, soit une dissertation soit encore une synthse. **
Voil, trs sommairement rsums, les principes et les mthodes destins l'tudiant
d'archologie et/ou d'histoire de l'art et qui restent la base de l'histoire de l'art traditionnelle. Or il
faut bien voir qu'outre le rapport magistral, le systme postule une situation historique, sociale et
politique dans laquelle s'accrditent les principes et les mthodes, non pas de la connaissance,
mais d'une connaissance partir de laquelle certains objets, certains faits apparaissent
comme tels, l'exclusion d'autres, dans laquelle certains problmes, l'exclusion d'autres, occu
pent le champ que structurent mthodologie et idologie lies.

La Mutation des signes

226

Ren Berger

Aussi longtemps que les conditions restent stables, l'ensemble du systme fonctionne sans diffi
cult. C'est ce qui s'est produit jusqu' une date rcente, au prix de certaines adaptations il est
vrai.
C'est ce qui a cess de se produire aujourd'hui. L'art contemporain (ce n'est ni un plonasme ni
une ptition de principe) cesse de revendiquer son appartenance l'Art. La gnration actuelle
transforme les conditions, les comportements, les modes d'attente.
Combien nous apparaissent vulnrables les jugements de la plupart des historiens de l'art d'il y a
une dcennie ou deux seulement ! C'est qu'ils dpendent moins - nous le constatons l'vidence d'un ensemble de faits que d'un ensemble de reprsentations constitus par le systme culturel en
vigueur.
L'tat de crise qui affecte toutes les disciplines met au jour le caractre problmatique de cha
cune d'elles; II fait de chacune d'elles une problmatique. Toute connaissance est invite ou som
me de dvoiler sa positivit limite et conditionne en avouant ses postulats comme tels.
Quelle que soit l'efficacit du principe de pertinence qu'on lui applique, tout phnomne se d
ploie aujourd'hui dans une complexit que le principe de pertinence lui-mme ne peut ignorer ou
carter et qui le met en question.
C'est ce qu'il convent de voir, non seulement du point de vue des ides, mais au niveau des prati
ques et des procdures o se joue effectivement la partie.
* L'ouvrage est un des rares manuels dont on dispose ; publi d'abord chez Casterman en 1946, il
a t rdit Louvain et Paris en 1958 ; pour l'essentiel, comme je l'ai rappel, il a t repris
dans Histoire de l'Art, T. IV, Paris Gallimard, 1968, Encyclopdie de la Pliade dans le chapitre
intitul Histoire de l'histoire de l'art (p. 1'320-1'366). Il s'agit d'ailleurs du chapitre final de
l'Histoire de l'art en quatre volumes tablie sous la direction de Bernard Dorival pour
l'Encyclopdie de la Pliade. La bibliographie qui accompagne le chapitre cite expressment
l'Introduction. Ce Tome date de 1969
3. Lavalleye, ibidem, p. 168
** Grosso modo, les oprations se droulent comme suit :
1 Le choix d'un sujet en vue d'apporter une contribution originale, de prciser des aspects
neufs, d'claircir des problmes compliqus, confus et discuts en prsentant des arguments in
dits ;
2 La bibliographie du sujet tant tablie, le chercheur se doit alors de dcouvrir les documents
archologiques ou artistiques, ainsi que les sources crites ou imprimes qui pourraient s'y rap
porter (p. 172) ;
3 L'tude des documents : voir, classer, dcrire (Pour tre parfaite une description doit tre pr
cise, complte et lisibles) (p. 174) ;
4 La synthse, dans laquelle Les documents analyss, critiqus, classs, doivent tre enfin mis
en ouvre en vue de la monographie qui comprend, partir du titre minutieusement tabli et
qui circonscrit en une formule lapidaire tout ce que contient le travail, le status quaestionis,
l'tat historique de la question, l'expos du sujet qui fait le corps de l'ouvrage o les faits sont
analyss, critiqus et classs, les causes expliques, leur enchanement dmontr... , enfin la bi
bliographie prcise et complte (p, 178). Lavalleye, ibidem

La Mutation des signes

227

Ren Berger

SITUATION NOUVELLE. PERTINENCE NOUVELLE


L'APPROCHE SOCIOLOGIQUE pp. 344-350
Sans entrer dans le dtail des travaux fondamentaux, on peut dire que ce qui se propose
aujourd'hui sous le nom de sociologie de l'art a mis au jour le fait que l'histoire de l'art tradition
nelle est avant tout lie l'existence d'une classe dominante pour laquelle le corpus des uvres
s'organise en ensembles que lgitiment, valident et accrditent les ides, les jugements et les va
leurs tablis par cette classe. C'est dans ce sens que Lukacs, Goldmann, Lefebvre, bien d'autres
encore, s'inspirent galement de Marx. **
A la conscience issue de la nature humaine s'oppose la conscience de classe Une ide, une u
vre ne reoit sa vritable signification que lorsqu'elle est intgre l'ensemble d'une vie et d'un
comportement, crit Lucien Goldmann, pour qui le sujet de l'action est, non pas un JE ou la rela
tion de sujet objet qu'implique le rapport du JE TU, mais une relation de communaut qu'il ap
pelle NOUS et qui exprime l'existence du groupe. Ds lors, les significations ne sont plus cher
ches au niveau de la conscience individuelle ou de celle d'une lite, mais dans la vision du
monde qui oriente la conscience collective et l'explique. 4 Abstraction faite des nuances et mme
des diffrences entre les auteurs, l'accord s'tablit sur la primaut et la priorit du phnomne so
cial. L'adoption d'un nouveau point de vue dtermin entrane le changement des traits pertinents.
L'ensemble du systme se transforme.
Certains objets, qui n'existaient pas, se mettent merger. Certains problmes qui occupaient
le premier plan s'effacent ou disparaissent. Le problme de l'essence de l'art subit une dsaf
fection progressive. Les catgories qui lui taient traditionnellement associes s'oblitrent leur
tour. Le beau, le sublime, le gracieux, qui ont si longtemps occup philosophes, esthticiens et
essayistes, tombent en dsutude. Le dbat entre classicisme et romantisme n'existe plus gure
que dans certaines coles attardes.
Les notions d'art et de valeur esthtique, qui allaient relativement de soi tant qu'elles apparte
naient la mme classe cultive, tout comme le corpus sur lequel elles taient fondes, sont sys
tmatiquement mis en question.
L'histoire elle-mme n'est plus conue ni accepte comme une suite de chanons aux mains de
ceux qui ont le pouvoir de les assembler. Des enqutes d'un nouveau type, telles celles de Bour
dieu et de ses collaborateurs en France, dcouvrent que la dlectation, le got, l'apptit des belles
choses, la frquentation des muses sont avant tout l'effet de l'ducation ; que la sensibilit, la d
licatesse, le tact sont moins affaire de mrite personnel que le privilge d'une partie de la socit.
Ainsi la pratique de la sociologie de l'art consiste, crit Duvignaud, *** prciser des concepts
opratoires qui ne soient ni des prsupposs intellectuels ni des dfinitions dogmatiques, mais des
outils servant l'analyse sans en dfinir pralablement les termes ou les contenus. De son ct
Francastel dclare : On considre, parmi les sociologues et les historiens, qu'une socit pos
sde intrinsquement sa structure conomique, politique, sociale.
Les artistes ne font alors que matrialiser les valeurs du milieu o ils vivent ils les expriment avec
plus ou moins de bonheur ils ne jouent pas de rle dans l'laboration des impratifs conomiques,
institutionnels ou sociaux. Et comme, de leur ct, les historiens de l'art se flattent d'avoir accs
aux uvres sur un plan immdiat, par l'intuition d'une Beaut qui chappe aux misrables contin
gences de la vie, on comprend le peu d'attention et de progrs raliss dans l'tude des rapports
qui unissent l'art aux autres activits... 5
D'o la mise au point qui a l'accent d'une mise en garde L'art n'est pas seulement le domaine
des satisfactions faciles et imaginaires, il informe des activits fondamentales. Ce qui quivaut
donner la pense plastique la mme importance qu' la pense mathmatique ou la pense
politique par exemple. Une sociologie de l'art ne consiste donc pas ncessairement dans la con
frontation d'une srie d'uvres avec certaines vues historiques ou thoriques sur les valeurs ayant
cours dans une socit donne.

La Mutation des signes

228

Ren Berger

Elle peut prtendre dgager des relations qui nous chapperaient si l'on continuait exclure tout
ce secteur des activits humaines qui, depuis les origines de l'histoire, a engendr d'innombrables
monuments et d'innombrables figures.
Elle n'est pas une justification de l'histoire ou de la sociologie, elle en est un complment; elle
nous apporte des lments originaux de connaissance aussi bien au sujet de l'apparence actuelle
ou ancienne des cultures qu'en ce qui concerne un mcanisme important de l'esprit.
La perspective sociologique engendre une problmatisation progressive. Des activits nagure
encore ngliges, ignores, voire mprises, font l'objet de travaux importants, tels ceux dj
classiques de Prinzhorn 6 et de Volmat. 7 Jusqu' la folie qui remet en cause la raison elle-mme
Tandis que le malade mental est entirement alin dans la personne relle de son mdecin, le
mdecin dissipe la ralit de la maladie mentale dans le concept critique de folie, crit Foucault
; 8 quoi fait trangement cho cette rflexion finale : Il n'y a de folie que comme instant der
nier de l'ouvre - celle-ci la repousse indfiniment ses confins ; l o il y a uvre, il n'y a pas fo
lie; et pourtant la folie est contemporaine de l'ouvre, puisqu'elle inaugure le temps de sa vrit.
()
Ruse et nouveau triomphe de la folie ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la psycholo
gie, c'est devant elle qu'il doit se justifier, puisque dans son effort et ses dbats, il se mesure la
dmesure d'uvres comme celles de Nietszche, de Van Gogh, d'Artaud.
Dans une suite d'ouvrages parfois tapageurs, mais toujours vigoureux, Dubuffet, contempteur de
la culture, s'est fait le champion de l'art brut, terme qui s'applique des productions de toute
espce - dessins, peintures, broderies, figures modeles ou sculptes- prsentant un caractre
spontan et fortement inventif, aussi peu que possible dbitrices de l'art coutumier ou des poncifs
culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, trangres au milieu artistique profes
sionnel. ****
De la culture de masse Edgar Morin crit de son ct qu'elle cesse d'tre un univers clos
s'opposant radicalement la culture artistique traditionnelle et qu'elle prpare peut-tre un ter
rain de formation ce qui pourrait devenir une troisime culture.
A partir de quoi apparat comme objet d'tude, ou tout simplement comme objet, non plus seu
lement l'objet de qualit (comme on dit homme de qualit) tel celui que considre et dont tient
compte l'esprit cultiv, mais l'objet courant produit en srie : affiche, prospectus, bande dessine,
annonce, film, missions tlvises, etc., pour en rester aux techniques visuelles.
Avec le changement de point de vue, c'est le dcoupage qui se transforme. Les objets se dga
gent sous de nouveaux traits qui entranent, non pas un complment de cohrence, mais une ror
ganisation de la cohrence. Catgories, cadres, relations, le systme entier se modifie.
Ce qui ne va pas sans tonnement ni stupeur, comme l'observe avec humour Lowie par
exemple: Cette manire de penser a pris pour moi toute sa nettet le jour o j'ai tent de racon
ter un conte de nourrice en Crow classique : je parlais d'une petite fille qui ne possdait que le
pain qu'elle tenait la main et As habits qu'elle avait sur le dos, lorsqu'on m'arrta pour me dire
que les deux choses ne pouvaient aller ensemble ; dans l'esprit des Crow il n'existait pas de lien
entre la nourriture et les vtements...
Il n'tait donc pas possible d'exprimer ma pense en une seule phrase; il fallait la diviser en deux
affirmations spares, la premire relative la raret des aliments, la seconde cette catgorie
de biens mobiliers que reprsente l'habillement. 9
Pour la majorit des gens cultivs, pour la plupart des gens aussi bien, subsiste, comme dans
l'esprit des Crow, une division naturelle entre la culture traditionnelle et valorise par les lites
et les produits de grande consommation qui appartiennent la vie courante. Les deux champs ont
chacun leur structure propre et requirent des formulations spares.*****
Il faut se mfier autant de la fausse clart du bon sens que de la lumire spcieuse de notre cul
ture acquise.
La Mutation des signes

229

Ren Berger

L'approche sociologique met au jour le fait que l'histoire de l'art traditionnelle se fonde sur des
prsupposs, tel l'accord plus ou moins tacite de ceux qui pratiquent le jugement de valeur
l'intrieur d'une classe ou d'une profession dtermine.
Il serait videmment erron d'en conclure que la sociologie de l'art l'emporte sur l'histoire de l'art.
La problmatisation de celle-ci par celle-l n'est ni dfinitive, ni absolue.
Elle prouve simplement que les diffrents systmes de connaissance se rvlent oprants et op
ratoires l'intrieur de conditions qui dterminent leur porte et leur champ d'action respectifs.
Reste qu'ils ont une gale ambition d'tre scientifiques.
Que signifie cette ambition? Un bref retour Taine,****** qui fut l'un des premiers l'noncer
clairement, permettra d'en juger.
** La socit bourgeoise est l'organisation historique de la production la plus dveloppe, la plus
diffrencie.
Les catgories qui expriment ses conditions, la comprhension de son organisation propre per
mettent de comprendre l'organisation et les rapports de production de toutes les formes de soci
ts disparues, avec les ruines et les lments desquelles elle s'est difie, dont les vestiges en
partie encore non dpasss tranent en elle, tandis que ce qui avait t simplement indiqu s'est
panoui et a pris toute sa signification, etc. Karl Marx, Introduction la critique de l'conomie
politique. Paris, d. M, Girard, 1928, p.342
4. Lucien Goldmann, Le Dieu cach. Etudes sur la vision tragique dans les Penses de Pascal et
dans le thtre de Racine. Paris, Gallimard, nrf, 1959, coll. Bibliothque des Ides, p. 16
*** Ainsi, pour cet auteur, le concept de drames : il s'agit de comportements rassembls dans
un tout en mouvement p. 35) ; de signe polmique (p, 37), selon lequel toute activit signi
fiante imaginaire est une communication distance qui ne se rsigne jamais cette distance
(p. 39) ; ou encore l'anomie ou l'atypisme (le premier emprunt Durkheim). Jean Duvi
gnaud, Sociologie de l'art. Paris, PUF, 1967, coll. Le Sociologue No. 8
5. Pierre Francastel, La Ralit figurative, Elements structurels de sociologie de l'art. Paris, Edi
tions Gonthier, 1965, p. 10, 11, 21
6. H. Phmhorn, Bildnerei der Geisteskranken, ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie
der Geschung. Berlin, Julius Springer, 1922
7. R. Volmat, L'Art psychopathologique. Paris, Presses Universitaires de France, 1956. Expres
sions plastiques de la folie, 10 planches en couleurs commentes. Mdecine de France. N 61
70, 1955. Paris, M.C.F., 1956
8. Michel Foucault, Histoire de la folie l'ge classique. Paris, Librairie PIon, 1961 et Union g
nrale d'dition, 1964, coll. Le monde en 10/18, p.289 et 304
**** Dubuffet a fond une Compagnie de l'art brut ainsi qu'un Muse de l'art brut
9. Robert-H. Lowie, Trait de sociologie primitive. Paris, Payot, 1936, coll. Bibliothque scientifi
que, et 1969, coll. Petite Bibliothque, Payot, p. 234
***** Nombre d'esprits distingus s'tonnent que le western, le roman policier, le roman feuille
ton, la bande dessine, la publicit, etc. commencent faire l'objet d'tudes srieuses. Voir : Oli
vier Burgelin, La communication de masse. Paris, S.G.P.P., 1970. coll. Le point de la question.
Jean Lohisse, La communication anonyme, Paris, ditions universitaires. 1969. coll. Encyclop
die universitaire
****** Mon propos, je le rpte, n'est pas historique Je n'entends nullement retracer les tapes
d'une discipline. Je cherche seulement dgager, partir de quelques cas, la construction syst
matique laquelle procde chaque discipline et dont on s'avise toujours mieux aujourd'hui
qu'elle est une construction problmatique

La Mutation des signes

230

Ren Berger

LE PRINCIPE SCIENTIFIQUE,
MAIS DE QUELLE SCIENCE ? pp. 350-354
A l'ancienne esthtique qui donnait d'abord la dfinition du beau et disait, par exemple, que le
beau est l'expression de l'idal moral, ou bien que le beau est l'expression de l'invisible, ou bien
encore que le beau est l'expression des passions humaines puis, partant de l comme d'un article
de code, absolvait, condamnait, admonestait et guidait, Tame oppose sa mthode, la fois mo
derne, historique et scientifique : La mthode moderne que je tche de suivre, et qui commence
s'introduire dans toutes les sciences morales, consiste considrer les uvres humaines, et en
particulier les uvres d'art, comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractres et
chercher les causes rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne elle cons
tate et explique. 10
Normes et prceptes carts, le principe de causalit permet d'tablir des dpendances constan
tes entre les faits. Fidle son esprit scientifique, Tame applique et vrifie sur l'exemple de la
peinture en Italie, la loi gnrale selon laquelle se produisent en tout temps les uvres d'art,
c'est--dire la correspondance exacte et ncessaire que l'on rencontre toujours entre une uvre et
son milieu. 11
Aprs s'tre interrog sur les caractres et les conditions * de l'art italien, il constate: De ce
faisceau de conditions dpend tout art qui reprsente les formes du corps. De ce faisceau de con
ditions dpend la grande peinture. Selon qu'il manque ou se dcompose, elle manque ou se d
compose. Elle ne s'est point produite, tant qu'il n'a pas t complet. Elle s'est altre, sitt qu'il a
commenc se dfaire. 12
Et l'auteur d'observer : Par cette correspondance exacte et continue, on voit que, si le grand art
et son milieu sont contemporains, ce n'est pas qu'un hasard les assemble, c'est que le second
bauche, dveloppe, mrit, gte et dissout avec soi le premier, travers les accidents du grand
ple-mle humain et les jets imprvus de l'originalit personnelle. Le milieu apporte ou emporte
l'art sa suite, comme le refroidissement plus ou moins grand dpose ou supprime la rose,
comme la lumire plus ou moins faible nourrit ou tiole les portions vertes des plantes. 13
Il s'agit bien d'une dmonstration dont le but est d'tablir pas pas un rapport dtermin entre
deux termes ou deux sries de termes. Le grand art se dfinit par l'ensemble des principaux artis
tes de la Renaissance, le milieu par les conditions et les circonstances de l'poque. En premire
approximation, la conclusion formule un rapport de dpendance partir d'un faisceau de condi
tions)> en seconde approximation, la dpendance devient une correspondance exacte et conti
nue et les conditions, pralablement ranges en faisceau, se constituent en termes homognes.
Enfin, toute approximation dpasse, la dmonstration s'achve : ...et l'on peut conclure avec
certitude que, pour amener de nouveau sur la scne du monde un art semblable, il faudra mainte
nant que le courant des sicles y tablisse d'abord un pareil milieu. 14
La dpendance, devenue correspondance, prend dfinitivement forme dans une loi. Cette struc
ture se rvle vif dans la table des matires qui s'articule sur les termes cause, effet,
opposition, analogie, diffrence, etc. Ainsi propos de la peinture dans les Pays-Bas
(troisime partie) Les causes permanentes. I. La race. Opposition des races germaniques et des
races latines. Il. La nation. - Influence du climat et du sol. - Caractres physiques des Pays-Bas. Formation de l'esprit positif et du caractre calme... Ill. L'art.- ... Cause de son insuffisance en Al
lemagne et en Angleterre. - Excellence de la peinture des Pays-Bas. - Causes de sa supriorit. Analogie du climat de Venise et du climat des Pays-Bas. - Diffrence du climat de Venise et du
climat des Pays-Bas. - Analogies et diffrences correspondantes chez les peintres. 15
Quant la dmarche, un exemple permettra de la suivre. Parlant des peintres des Pays-Bas, laine
crit : D'autre part, ces tons sont pleins et riches. Un pays sec et terne d'aspect, la France du
Sud, la partie montagneuse de l'Italie, ne laisse l'il que la sensation d'un chiquier gris et jau
ntre (...) Au contraire, dans une contre humide comme les Pays-Bas, la terre est verte et quan
tit de taches vives diversifient l'uniformit de la prairie universelle. (...)
La Mutation des signes

231

Ren Berger

Tout au rebours du pays sec, ce n'est pas le ciel, c'est la terre dont ici la valeur est prpond
rante... En Italie, un ton reste fixe la lumire immuable du ciel le maintient pendant plusieurs heu
res, et le mme hier que demain... En Flandre, il varie ncessairement avec les variations de la
lumire et de la vapeur ambiante, etc. 16
Qu'il s'agisse de la race, du milieu, du moment qu'il s'agisse de la peinture de la Renaissance en
Italie, de la peinture dans les Pays-Bas u de la sculpture en Grce, la mthode consiste tablir
des dpendances constantes entre les faits. Quant au principe qui l'inspire, la fonde et la guide, le
voici ... La dcouverte de ces dpendances dans les sciences physiques a donn aux hommes le
moyen de prvoir et de modifier jusqu' un certain point les vnements de la nature (...) une d
couverte analogue dans les sciences morales doit fournir aux hommes le moyen de prvoir et de
modifier jusqu' un certain degr les vnements de l'histoire car nous devenons d'autant plus
matres de notre destine que nous dmlons plus exactement les attaches mutuelles des choses.
Lorsque nous sommes parvenus connatre la condition ncessaire et suffisante d'un fait, la con
dition de cette condition et ainsi de suite, nous avons sous les yeux une chane de donnes dans
lesquelles il suffit de dplacer un anneau pour dplacer ceux qui suivent. En sorte que les der
niers, mme situs en del de notre action, s'y soumettent par contre-coup ds que l'un des prc
dents tombe sous nos prises. Tout le secret de nos progrs pratiques depuis trois cents ans est en
ferm l. 17
Ce principe est celui-l mme que professent les savants d'aujourd'hui. Pas un mot retrancher.
Il s'agit encore et toujours de connatre la condition suffisante et ncessaire en vue de prvoir et,
partant, d'agir en connaissance de cause. II peut paratre d'autant plus singulier que la mthode
scientifique de Tame soit tombe dans une telle dsutude. C'est peut-tre que les sciences
humaines n'ont de scientifique que leur nom, plus exactement qu'elles ne peuvent s'exercer
scientifiquement que dans certaines aires qui varient et dans des conditions elles-mmes varia
bles car l'tablissement de fait sur lequel elles reposent dpend toujours de facteurs sociaux, cul
turels, techniques et politiques associs des valeurs en mouvement. C'est ainsi que la psycholo
gie des profondeurs par exemple a opr de profonds bouleversements.
10. Hippolyte Taine, Philosophie de l'art. Paris, Hachette, 1948 (2 vol.), T. I., p.12
11. Ibidem, p. 111
* "La table des matires suffit en donner quelques exemples : Condition primaire (ch. Il) :
Circonstances dans lesquelles cette peinture s'est produite. - La race. - Caractre propre de
l'imagination italienne. - Diffrence de l'imagination latine et de l'imagination germanique - Diff
rence de l'imagination italienne et de l'imagination franaise. Concordance de cette aptitude na
tive et du milieu historique. - Preuves. - Les grands artistes de la Renaissance ne sont pas isols. L'tat de l'art correspond un certain tat d'esprit. Conditions secondaires (ch, III) 4. : II Cortegia
no de Balthasar Castiglione. - Les personnages. - Le Palais. - Le salon. - Les divertissements. Les entretiens. - Le style. Portraits du cavalier parfait et de la dame accomplie... Conditions se
condaires (suite) (ch. IV) 5. : Preuves tires du costume et des murs. - Les mascarades, en
tres, cavalcades et magnificences. - Les triomphes de Florence... Ibidem (T.I., 2-3-4. pp. 285,
286)
12. Ibidem, p. 218
13. Ibidem, p. 220
14. Ibidem, p. 221
15. Ibidem, p. 288. C'est moi qui le souligne
16. Ibidem, p. 271, 272, T.I.
17. Hippolyte Tame, prface aux Essais de critique et d'histoire. Essais de critique et d'histoire
prcds d'une prface indite. Cit par Jean-Franois Revel. Paris. Herman, 1964, coil. Miroirs
de l'Art, p. 188
La Mutation des signes

232

Ren Berger

CONTENU MANIFESTE, CONTENU LATENT pp. 354-355


Au risque de schmatiser outrance, on peut rsumer la situation comme suit quelle que soit
l'ide qu'on se fait de la causalit, principe mtaphysique capable de connatre la vrit et l'tre
mme des choses, ou concept pistmologique dsignant la manire d'organiser systmatique
ment les faits de l'exprience, on constate que la tradition occidentale, depuis les Grecs tout au
moins, a mis l'accent sur la raison, celle-ci tant tenue pour le caractre distinctif mme de
l'homme.
Aussi n'est-il pas tonnant que le champ auquel a t appliqu le principe de causalit se soit r
vl conforme la nature de ce qui le fondait et le dterminait la raison claire le rationnel tout
comme le rationnel reflte la raison. Rapport de symtrie, ou plutt symbiose : dans le divers qui
lui est propos, la raison lit ce qui lui est propre et dont elle peut se sustenter d'un autre ct,
seuls s'offrent dans le divers les lments propres alimenter la raison. Le systme se fonde sur
le conscient avec l'appui des principes d'identit, de non-contradiction et de tiers exclu qui organi
sent le raisonnement logique.
C'est l'ensemble de ce dispositif que s'en prend Freud en mettant au jour le triple tage du Moi,
du a et du Sur-moi qui s'difie partir de la libido selon la double postulation d' Eros et de Tha
natos partir de la dcouverte de l'inconscient dans lequel se jouent notre insu la vie de chacun
de nous et, partant, l'histoire des hommes : Nous qualifions d'inconscient tout processus psychi
que dont l'existence nous est dmontre par ses manifestations, mais dont par ailleurs, nous igno
rons tout, bien qu'il se droule en nous. Nous sommes vis--vis de lui comme devant le phno
mne psychique qui s'accomplit chez notre prochain. 18
Partant de ce que l'esprit rationnel tient pour drisoire ou marginal, il largit le champ
d'exploration aux rves, aux actes manqus, aux oublis, aux mots d'esprit, aux menus actes de la
vie quotidienne. Renouvelant le matriel d'observation, il renouvelle la manire d'tablir faits et
significations. Au contenu manifeste tel qu'il apparat la conscience, il oppose le contenu latent,
cach dans l'inconscient, le plus souvent refoul, et qu'il met au jour par l'analyse. Ce n'est pas
qu'il rcuse le principe de causalit il l'applique ailleurs et autrement.
L'explication scientifique n'est pas modifie dans son principe l'apparition d'une dimension nou
velle provoque nanmoins le bouleversement de la structure tablie. C'est partir de cette dcou
verte capitale que la psychanalyse s'est tendue, au-del de la thrapeutique, aux phnomnes de
la vie individuelle et collective. De l'exploration des rves on fut conduit, par une autre voie,
l'analyse des crations potiques d'abord, des potes et des artistes eux-mmes ensuite. La pre
mire constatation fut que les rves imagins par les potes se comportaient souvent, l'gard de
l'analyse, comme des rves authentiques. 19
Depuis lors, innombrables sont les travaux qui se sont inspirs de la psychanalyse, au point que
les sciences humaines en sont tout imprgnes. C'est qu'elle apporte toutes, la sociologie, la
linguistique, l'histoire, au droit, l'ethnologie, un largissement tel que les disciplines qui s'en
tiennent au rationalisme traditionnel paraissent triques. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que
la psychanalyse, dont l'influence commence dcrotre depuis une dcennie ou deux aux tatsUnis sur le plan mdical, affirme au contraire un peu partout une vigueur accrue sur le plan pis
tmologique. Forteresse du rationalisme, l'Universit lui ouvre ses portes. Faisant clater les limi
tes de la raison traditionnelle, elle fournit un modle que des auteurs de plus en plus nombreux
tiennent pour scientifique.
Comme l'crit Ernst Kris : En parlant de psychanalyse nous nous rfrons un ensemble com
plexe de constructions et de notions gnrales sur lesquelles sont bases des hypothses spcifi
ques, un cadre d'tude largi du comportement humain et qui permet l'examen d'un grand nom
bre de facteurs interdpendants.
Les propositions psychanalytiques satisfont aux exigences gnrales de la thorie en science. El
les groupent des notions particulires en de plus gnrales, indiquent quels tests sont significatifs
pour la validation et la rfutation d'hypothses spcifiques et facilitent la formulation de nouvelles
hypothses qui, leur tour, peuvent tre vrifies.
La Mutation des signes

233

Ren Berger

Aprs quoi, constructions et notions de base peuvent tre rvises de temps en temps pour en
maintenir l'utilit...
...Le systme complet de la psychanalyse offre actuellement les meilleures chances de com
prhension et de prvision du comportement humain. C'est un systme ouvert obtenu en syn
chronisant des hypothses qui ont t formules tout au long du dveloppement de la psychana
lyse - un systme, non seulement susceptible d'un largissement et d'un amendement constants,
mais bas sur la clarification de certaines contingences smantiques. 20
De prime abord on serait tent de croire que l'explication de type logique ou rationnel de laine et
l'approche psychanalytique de Freud n'ont aucun rapport entre elles.
A y regarder de plus prs, on constate que l'une et l'autre visent tablir et tablissent des dpen
dances constantes entre les faits.
L'exigence causale est la mme, mais alors qu'elle s'exerce sur un matriel conscient chez le
premier (race, milieu, moment), elle s'exerce sur un matriel inconscient chez le second (rve,
lapsus; jeu de mots, etc.). La notion de fait subsiste, le contenu du fait change.
Les mthodes qui appartiennent au conscient-rationnel mettent aussi naturellement au jour le
conscient que le modle psychanalytique met naturellement au jour l'inconscient.
Le principe de pertinence indique un choix qui rvle lui-mme l'attitude partir de laquelle
l'tude est entreprise.
Il assure la validit d'une dmarche, non pas sa vrit.
18. Pour l'ensemble des termes utiliss par Freud, voir le travail de mise au point exemplaire de J.
Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, sous la direction de Daniel Laga
che. Paris, PUF, 1968, coll. Bibliothque de Psychanalyse
19. Sigmund Freud, Cinq leons sur la psychanalyse, suivi de Contribution l'histoire du mouve
ment psychanalytique. Paris, Payot, 1968, coll. Petite Bibliothque Payot, N 84 P. 11
20. Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art. New York, Schocken Books, 1967, coll.
Schocken SB 76, p. 13 et 16

Ernst Kris (1900-1957) et Sigmund Freud (1856-1939)

La Mutation des signes

234

Ren Berger

PISTMOLOGUE EN HERBE
OU PERVERS POLYMORPHE ? pp. 355-360 ?
Pour Piaget, dont l'pistmologie gntique fait aujourd'hui autorit, l'intelligence drive de
l'action : Connatre un objet c'est agir sur lui et le transformer, pour saisir les mcanismes de
cette transformation en liaison avec les actions transformatrices elles-mmes. Connatre c'est
donc assimiler le rel des structures de transformations, et ce sont les structures qu'labore
l'intelligence en tant que prolongement direct de l'action.21
Comme l'ont montr les travaux du savant et de son quipe, l'enfant construit activement son psy
chisme par tapes. Jusqu' dix-huit mois peu prs (priode sensori-motrice) l'enfant cherche
reproduire un rsultat obtenu par hasard, puis intentionnellement. L'effort de comprhension des
situations dans lesquelles il se trouve aboutit la construction de schmes d'action dont le princi
pal est le schme de conservation par lequel il s'assure de la permanence des objets solides. Cer
taines oprations causales s'tablissent en liaison avec l'espace et le temps ; ce qui l'incite faire
des expriences pour voir (jeter un jouet, chercher le ramasser, etc.).
C'est vers deux ans que commence la seconde priode qui dure jusqu' sept ou huit ans et qui
se caractrise par la formation de la fonction symbolique, en particulier par le langage. Les sym
boles permettent de suppler l'absence, mais la pense en reste au stade propratoire. Les
oprations ne s'intriorisent pas encore en notions. Prsent sous forme de boule ou roul en b
ton, le mme morceau de pte sera jug diffrent, tout comme une dizaine de jetons donneront
l'impression d'tre plus nombreux lorsqu'ils sont largement espacs.
La troisime priode dbute vers sept, huit ans. Elle se caractrise par des intriorations, des
coordinations et des dcentrations croissantes qui permettent une rversibilit opratoire progres
sive.
Les oprations de runion, de dissociation conduisent la classification et la sriation. Mais
ce stade, les oprations restent tributaires des objets et procdent encore de proche en proche ;
elles sont donc concrtes.
C'est vers onze, douze ans que se manifeste la quatrime et dernire priode dont le palier
d'quilibre s'tablit au niveau de l'adolescence. Le raisonnement relaie les oprations concrtes;
l'esprit prend appui sur des hypothses.
Les oprations dites proportionnelles se dveloppent selon une combinatoire qui permet de se
poser des problmes et de les rsoudre. L'intelligence se dveloppe donc partir des actions
sensori-motrices lmentaires jusqu'au systme de transformations que constitue le raisonnement
abstrait. 22
Tout autre la dmarche de Freud pour qui le dveloppement de l'enfant s'accomplit selon un cer
tain nombre de stades en fonction de l'organisation de la libido.
Le stade oral, premier stade de la sexualit, a pour sige la bouche. Li au plaisir que l'enfant tire
de l'excitation buccale dans sa relation intime avec la mre au moment de l'allaitement, il est
centr sur l'alimentation et a pour but l'incorporation.
Le deuxime stade de l'volution libidinale, qui se situe approximativement entre deux et quatre
ans, est li la fonction de dfcation (expulsion-rtention) et la valeur symbolique des fces.
C'est pendant cette priode que s'affirme chez l'enfant le sado-masochisme qui correspond au
dveloppement de la matrise musculaire. C'est galement ce stade que se rattachent les va
leurs symboliques de don et de refus selon l'quivalence: fces = cadeau = argent.
Quant au stade phallique, qui succde aux stades oral et anal, il se caractrise par l'unification
des pulsions partielles opres par les organes gnitaux. A ce stade, commun la fille et au gar
on, se manifeste le complexe d'dipe, mais leurs volutions respectives ne sont pas les mmes.
Le garon subit d'autant plus vivement la menace de castration qu'il prend intrt son propre
pnis et dcouvre que la fille en est dpourvue.

La Mutation des signes

235

Ren Berger

De son ct, la fille, en dcouvrant son sexe, subit une envie de pnis qui l'entrane choisir
son pre comme objet d'amour.
Le stade phallique se divise lui-mme en un certain nombre de phases : auto-rotisme, choix ho
mosexuel, choix htrosexuel dont l'individu opre successivement l'intgration de faon plus ou
moins cohrente, mais sans faire disparatre les pulsions infantiles qui se manifestent contin
ment et qui, si elles sont gnralement matrises, sont toujours prtes intervenir, comme le
montrent la psychopathologie de la vie quotidienne et l'analyse des rves.

Pour sa part, Piaget envisage le dveloppement de l'enfant en fonction d'une oprativit qui
n'est ni prforme ni explicable par la seule exprience ou la transmission sociale.
Elle est le produit de constructions successives et le facteur principal de ce constructivisme est
une quilibration par autorgulations permettant de remdier aux incohrences momentanes, de
rsoudre les problmes et de surmonter les crises et les dsquilibres par une constante labora
tion de structures nouvelles que l'cole peut ignorer ou favoriser selon les mthodes
employes.23
Freud en revanche situe le dveloppement en fonction de l'organisation de la libido qui achemine
les transformations de la pulsion sexuelle aussi bien vers son objet que vers son but.
Le premier s'attache aux oprations qui conduisent l'enfant de la manipulation hasardeuse la
construction logique au moyen de concepts en vue d'laborer une connaissance rationnelle ; le
second s'attache aux manifestations de la sexualit, que rvlent aussi bien la prsence du a
que celle du Surmoi dans l'inconscient.
Il serait videmment ridicule de conclure que l'un l'emporte sur l'autre - ou encore que l'un est d
pass par l'autre... Il s'agit plutt de voir qu'avec Piaget la partie consciente s'claire la faveur
des tapes qu'il distingue ; qu'avec Freud c'est la partie inconsciente qui s'claire son tour,
mais d'une autre lumire.
Ce n'est pas que Freud rationalise l'inconscient il dcouvre ce que le rationalisme dissimulait.
L'approche tend le champ d'investigation. Elle enveloppe la recherche rationnelle tout comme
elle enveloppe l'observateur lui-mme.
21. Jean Piaget, Psychologie et pdagogie. Paris, Edition Denol, 1969, coll. Mdiations, N 59,
p. 48
22. Ibidem, p. 50-55, passim
23. Ibidem, p. 66
La Mutation des signes

236

Ren Berger

SCIENCE OU PARA-SCIENCE? pp. 360-362


En regard de l'pistmologie gntique, la psychanalyse peut apparatre moins scientifique,
quelle que soit par ailleurs la prtention de Freud faire de la science. A dire vrai, c'est bien le
sentiment qui domine.
Les milieux scientifiques ne sont pas prts mettre sur le mme pied les travaux de Piaget, dont
les conclusions sont affaire de preuves, et les recherches de Freud, qui chappent la vrifica
tion exprimentale, du moins telle qu'on l'entend traditionnellement.
Ds lors, on s'tonnera non seulement que la psychanalyse se propage dans les sciences humai
nes, mais que les grandes entreprises lui consacrent des fonds considrables par le truchement de
la publicit.
Si les publicitaires russissent augmenter le chiffre des ventes grce au parti qu'ils tirent de la
psychanalyse, c'est donc qu'elle leur fournit ce qu'on attend de la science, prise au sens le plus ri
goureux, le moyen de prvoir les comportements et, partant, d'agir sur eux.
Paradoxalement, la sanction publicitaire, dont on ne s'avise gure sinon au plan conomique, et
qu'il parat presque incongru d'invo- quer, accde au plan pistmologique : elle fait office de
vrification exprimentale laquelle la science classique doit son statut.
Le propos est-il excessif? Il mrite en tout cas d'tre examin.
Le statut scientifique ne parat plus relever exclusivement de la dmonstration logique il semble
aujourd'hui s'tendre aux conditions dans lesquelles l'exprience est en train de se faire.
C'est donc l'intrieur de notre changement de situation que les problmes se posent et doivent
tre abords. Ds lors, on peut encore se demander si la culture qu'engendrent les mass media ne
constitue pas, par rapport la culture traditionnelle, une sorte d' extension quivalente la d
couverte de Freud.
De mme qu'il n'est plus possible de compter sans l'inconscient, il ne sera bientt plus possible de
compter sans la masse des messages qui nous enveloppe de toutes parts - mmoire ou incon
scient plantaire ?
De mme, si le dveloppement intellectuel est d, selon l'pistmologie gntique de Piaget, aux
connaissances que nous tirons ... des actions et non pas des objets comme tels 24 ne peut-on se
demander si aprs des sicles, voire des millnaires d'oprations relativement les mmes pour
tous les enfants toucher, manipuler, classer, srier, assembler, ranger, etc., les mass media, en
particulier la tlvision, mais aussi l'automobile, le voyage acclr, l'avion, ne sont pas
l'origine d'oprations nouvelles qui vont leur tour agir sur notre faon d'tablir les faits et de les
encha- ner ?
Tourner le bouton et voir surgir sur l'cran des scnes provenant du monde entier, et mme hors
du monde, n'a pas d'quivalent dans le pass.
La problmatisation gnralise qui se dveloppe rompt avec notre positivit traditionnelle elle
met en cause les notions d'objet, de classification, de mthode elle met en cause jusqu'aux princi
pes. S'il est exact que chaque science prsuppose le choix d'un point de vue particulier partir
duquel seuls comptent les traits dits pertinents qui permettent de faire une description acceptable,
c'est-- dire cohrente s'il est vrai que le prodigieux dveloppement des sciences et des techni
ques tient essentiellement l'application de ce principe - ainsi Galile arrachant ses observations
l'environnement religieux pour les soumettre la seule vrification de l'exprience - il serait
nanmoins erron de conclure une illumination progressive entranant dans son sillage vrit
et bonheur.
Toute thorie scientifique est un mythe relatif l'interprtation des forces de la Nature, met en
garde Spengler, qui prcise : chaque thorie est aussi ds l'origine une hypothse de travail. Une
hypothse de travail n'a pas besoin d'tre vraie : tout ce qu'on lui demande est de pouvoir tre
mise en pratique. Elle a pour fin, non d'embrasser et de dvoiler les secrets de l'univers, mais de
les rendre utilisables des fins dtermines. 25
La Mutation des signes

237

Ren Berger

On peut juger excessif le pessimisme dont fait profession l'auteur du Dclin de l'Occident.
Reste qu'il est difficile de lui refuser le discernement. Il est certain que l'entreprise de connais
sance est lie des fins dtermines et intresses.
Pour l'essentiel, Marx a montr qu'il s'agit des forces productives et des rapports de production.
Sans aller jusqu' souscrire au dterminisme qu'on a tir du passage clbre de L'idologie alle
mande selon lequel les penses des classes dominantes sont toutes les poques les penses
dominantes, c'est--dire que la classe, qui est la puissance matrielle dominante de la socit, est
galement sa puissance spirituelle dominante, force est de constater que la connaissance fait
partie intgrante du systme dans lequel nous vivons.
La science cesse de nous apparatre dans sa positivit suprieure comme le seul fruit des ef
forts hroques qui arrachent la vrit des sicles de superstition. Une nouvelle tape s'amorce
aujourd'hui. La connaissance de type scientifique ne semble plus suffire elle seule. Tout se
passe comme si tait requise une connaissance-pilote.
En pleine aventure dans l'espace et dans le temps, il s'agit de se guider sur un tableau de bord
inventer ! La culture n'est plus un supplment, elle devient ce par quoi l'ensemble des techniques,
des sciences, des appareils (et finalement des hommes) fonctionne ou ne fonctionne pas.
24. Jean Piaget, Logique et connaissance scientifique. Les mthodes de l'pistmologie. Paris,
Editions Gallimard, 1967. Encyclopdie de la Pliade, p, 98
25. Oswald Spengler, L'homme et la technique. Paris, Gallimard, 1958, coll. Ides, nrf, N 194, p,
14

Piaget (1896-1980) et Freud (1856-1939)

Science sans conscience n'est que ruine de l'me crivait Rabelais

(1494-1553)

La Mutation des signes

238

Ren Berger

CHAPITRE XIV
DE L'AGRICULTURE A LA TECHNOCULTURE
pp. 363
Depuis quelques dcennies, les changements sont si nombreux, ils se succdent un rythme tel
lement acclr qu'il parat aventureux de les classer ou seulement de les distinguer par rang
d'importance.
On peut nanmoins se demander si la mutation, dont il est si souvent question (et qui comporte
au moins l'avantage de les grouper tous sous le mme vocable) ne doit pas tre cherche du ct
de la culture, ou plutt de l'ide/image que nous nous faisons d'elle.
Il est significatif que les organisations internationales et nationales, les organisations non gouver
nementales et gouvernementales la mettent au premier plan. Le souci lui-mme de la culture est
relativement rcent.
C'est seulement la fin du XIXe sicle que la culture a commenc tre envisage dans son as
pect global.
La relative obscurit ne doit nanmoins pas nous retenir, ni surtout nous faire porter le regard sur
les seules zones claires sous prtexte qu'elles seules seraient susceptibles de dfinition et
d'investigation scientifiques.
En dpit de l'emploi souvent impropre ou abusif qui est fait du terme, la culture est devenue notre
lieu commun une chelle inconnue jusqu' ce jour.
Toutes les nations, tous les milieux cherchent le situer et se situer par rapport lui, le tiers
monde avec une ardeur accrue.
Dans son approximation mme, cette topique en formation englobe les phnomnes les plus di
vers. Ce qui ne va pas sans contradictions, malentendus, absurdits.
Mais telle est la vigueur du phnomne qu'il surmonte tous les obstacles et nous somme de r
pondre son dfi.*
* Grande Presse, Radio, Tlvision, Cinma, Publicit, Chansons et Romans populaires : par
toutes ces voies massives d'information et de rve, dont le dveloppement tonnant caractrise le
monde moderne, l'homme de la civilisation technicienne est en train d'laborer une nouvelle cul
ture.
Quels en sont les contenus ? les langages ? les fonctions ? les valeurs les effets ?
Comment se dfinit-elle par rapport aux autres cultures ?
Sur ce sujet, situ au carrefour mme de la grande actualit et de la science sociologique, la re
vue Communications publie les travaux, les rflexions et les questions des chercheurs du Centre
d'tudes des Communications de Masse (cole pratique des Hautes tudes), ainsi que de sp
cialistes du monde entier. Tels sont les objectifs dfinis ds le premier numro par Georges
Friedmarin en 196l

Techno-culture, techno-urgie, multimedia


sont des neologismes invents par Ren Berger

La Mutation des signes

239

Ren Berger

UN CHANGEMENT NUCLAIRE pp. 363-366


Dans l'introduction l'tude qu'il a mene auprs des ouvriers franais, Ren Kas montre que
les reprsentations de la culture se groupent gnralement sous quatre faisceaux d'homologies
entre les diffrents sens agricoles et les sens intellectuels
a) Ensemble de soins apports : la terre-l'esprit, pour perfectionner leur tat naturel.
b) tat de : la terre-l'esprit, ainsi modifis par l'action volontaire de l'homme.
c) Modalit ou forme particulire du dveloppement de : la terre-l'esprit.
d) Soins et entretiens apports des pro- duits de : la terre-l'esprit, dans le but d'amliorer le ren
dement - la connaissance d'un objet particulier1
Fonds, semence, fertilit, travail, mrir, etc., aujourd'hui encore les termes de branches, de tronc
commun, pendant des sicles la culture a t reprsente et communique sur le mode de
l'agriculture ancestrale. L'homologie terre-esprit s'est peu modifie avec l'avnement de
l'industrie. C'est que les noyaux imageants traditionnels sont rfractaires aux nouveaux modes
de penser. Pourtant la culture se propose de moins en moins comme le dfrichement de la
nature humaine en vue d'obtenir des fruits dont on s'attache amliorer la qualit et le rende
ment.
Elle apparat de plus en plus comme un produit artificiel qui dment la permanence d'une nature
humaine. Ces phnomnes sont loin d'tre distincts, les changements terminologiques qui les
accompagnent loin d'tre univoques.
De leur ct, sociologues et anthropologues concourent souligner le fait que les cultures sont di
verses et qu'elles ont chacune leur cohsion propre. L'ethnocentrisme qui a t le ntre pendant si
longtemps se voit partout dmenti. Notre culture ne se confond plus avec la culture, pas plus que
notre esprit avec l'esprit.
Nos convictions les plus arrtes s'branlent. De nouveaux ensembles de valeurs et de comporte
ments se profilent, qui la fois mettent en question notre culture et revendiquent pour eux la lgi
timit du terme.
Le grand changement (qui est d'ailleurs encore loin d'tre une vidence pour la plupart) consiste
dars le dplacement de la culturel agriculture vers un nouveau complexe que j'appellerai d'un mot
: technoculture. La rupture touche nos schmes d'assimilation les plus invtrs.
Au lieu que nous prenions conscience du changement de faon progressive, selon le comporte
ment de l'agriculteur qui laboure, sme, arrose et rcolte au rythme des saisons, les phnomnes
nouveaux nous assaillent par paquets, par quanta. Il ne s'agit nullement de forcer l'analogie
avec la physique.
On pourrait aussi bien voquer le flash lectronique. Les choses mutent sous nos yeux la lu
mire d'un clair. L'enchanement des tapes fait place aux troues fulgurantes, aux coups de
projecteurs dont la circulation urbaine donne le spectacle, et qu'on retrouve chez soi dans son
journal ou l'cran de tlvision.
Nos modes d'apprhension quotidiens sont affects nos comportements pris en dfaut. Partout
l'ducation est remise en cause.
Comment rpondons-nous?
Grosso modo, il y a ceux qui dfendent l'ordre tabli et se dfendent - qu'il s'agisse des institu
tions, du pouvoir public, de l'enseignement, etc.
Mme quand ils font profession d'ouverture, c'est aux valeurs traditionnelles qu'ils s'attachent.
Leur arme ultime est la rpression.
Viennent ensuite ceux qui critiquent et qui, occupant gnralement une situation, dnoncent les
insuffisances, les abus. Leur vise est rformiste.
Il s'agit pour eux de remdier un tat de choses ou de le corriger par une adaptation progressive.
La Mutation des signes

240

Ren Berger

Quant ceux qui contestent, ils rvoquent en doute jusqu' l'existence et la raison d'tre de
notre socit.
Dlaissant la voie rformiste, cartant le doute mthodique, ils mettent tout en uvre pour venir
bout du systme. Les uns s'en tiennent surtout aux discussions les autres n'hsitent pas recou
rir la violence.
En marge, les hippies, fleuris ou non, amateurs de drogue ou non, qui cultivent la joie dans la non
violence et dont l'existence apparat beaucoup la fois comme une accusation et une tentation
de salut.
Ainsi en est-il de ceux qui chappent...
On ne saurait. en dire autant de ceux qui - chercheurs, artistes, savants, mais aussi gens de toutes
sortes - prtendent tre en dessus, ou ct,
la faveur d'une vocation consacre tout entire leur science, leur art, ou l'indiffrence.
L'erreur serait de conclure une typologie. Il s'agit seulement d'indications, Il est d'ailleurs proba
ble que nous participons tous, dans des proportions variables, et selon les moments, ces attitu
des diffrentes, sinon toujours en acte, du moins en pense. Cela dit, ce serait une autre erreur de
s'en tenir au constat, au regret ou la condamnation. L'apprciation moraliste prend sa bonne
conscience pour alibi.
Puisque nous voil en prsence d'une culture comme artefact, c'est comme telle qu'il faut la con
sidrer. Le propre de la culture, font observer les ethnologues, est de s'opposer la nature. C'est
grce cette opposition, organise en systme, que la socit se doit d'exister. Rappelant la d
monstration de Radcliffe Brown, Lvi-Strauss dclare que ...les espces naturelles ne sont pas
choisies parce que bonnes manger mais parce que. bonnes penser.*
Mais si la cohsion du groupe est obtenue au prix d'une cohrence artificielle (marquant une
diffrence avec la nature), la culture moderne se caractrise, non plus seulement par
l'intervention d'une rgle ou d'un systme de rgles, mais par l'existence symbiotique des hom
mes et des machines.
Aprs les outils ou les instruments qu'on pouvait quitter, la tche termine, l'organique et le mca
nique ont dsormais partie lie. La machine calcule, pense et dcide.
Qu'un incident survienne la fin du compte rebours (c'est ce qui s'est produit avec Apollo XIV
- 8h02') seul un gros ordinateur est en mesure de faire les innombrables calculs dont dpend la
dtermination de la nouvelle trajectoire.
Le problme n'est pas de cder la machine il est de compter avec elle. Voil des millnaires
que nous avons les deux pieds sur la Terre. Nous nous rveillons cosmonautes, avec pour seul
habitacle la surface du globe et son enveloppe atmosphrique. Vaisseau prcaire errant dans
l'espace.
Sommes-nous assurs de continuer le voyage ? Ce n'est pas parce que les cultures se sont succ
d pendant des sicles que nous sommes assurs de les voir fonctionner toujours.
L'cologie nous assigne une culture plantaire.
* Cf. Lvi-Strauss, Le Totmisme aujourd'hui. Paris, 1965, p. 128. Le passage de la nature la
culture a eu pour condition l'accroissement dmographique ; mais celui-ci n'a pas agi directement
et comme une cause naturelle. Il a d'abord contraint les hommes diversifier leurs manires de
vivre pour pouvoir subsister dans des milieux diffrents, et multiplier leurs rapports avec la na
ture. Mais, pour que cette diversification et cette multiplication pussent entraner des transforma
tions techniques et sociales, il fallait qu'elles devinssent pour l'homme objet et moyen de pense.
p. 128
1. Ren Kas, Images de la Culture chez les ouvriers franais. Paris, d. Cujas, 1968, coll.
Temps de l'Histoire, dirige par H. Bartoli et M.David, p, 45. C'est moi qui souligne
La Mutation des signes

241

Ren Berger

CLATEMENT DE LA PHILOSOPHIE
OU CLATEMENT PHILOSOPHIQUE? pp. 366-368
La philosophie a pass longtemps pour dtenir le savoir, en tout cas pour en tre le couronne
ment. Depuis que les sciences exactes se sont constitues, on s'est avis qu'elle tait plutt le
couronnement de ce qu'on appelait nagure encore les humanits. Non sans rsistance!*
Si l'on songe qu'aux points de vue de l'opinion publique, de l'administration et des traditions uni
versitaires, la profession de philosophe est sanctionne par un respect indiscut, se traduisant par
l'octroi d'enseignements couvrant un champ immense, crit Jean Piaget encore en 1967, il fau
drait un vritable hrosme pour opposer ces usages multisculaires la conviction d'une insuffi
sance des mthodes philosophiques elles-mmes au lieu d'invoquer modestement ses propres li
mitations personnelles.2
Depuis plus d'un lustre ou deux, tant la sociologie, la psychologie que l'pistmologie s'attribuent
des domaines qu'elles contrlent moins par la spculation que par des mthodes de dmonstration
et de quantification susceptibles de vrification exprimentale. La philosophie a bel et bien clat
en tant que connaissance totale. De son ct la science, sollicite de faon ininterrompue par la
socit qui la met contribution, exige des installations de plus en plus vastes, des expriences de
plus en plus coteuses. Aussi la voit-on presque partout prendre la forme d'une pense technique
qui s'appuie la fois sur la cyberntique et la thorie de l'information : La cyberntique tend
remplacer le procd heuristique par l'algorithme, donc tablir de bons itinraires menant avec
certitude jusqu'au but.**
La mdecine, l'industrie, le commerce, la dfense nationale, jusqu'aux bibliothques, aux muses
qui y recourent de plus en plus afin de rendre l'action toujours plus efficace par le guidage et le
contrle des oprations d'un bout l'autre de la chane.
Efficacit par rapport quoi ? S'agit-il d'obtenir le meilleur rsultat au moindre cot, ou de la con
formit de l'action une fin tenue pour meilleure ? Un certain clatement de la philosophie ne
va pas sans un certain clatement philosophique. Il n'y a pas si longtemps encore, science et sa
voir passaient pour synonymes et la philosophie les runissait dans le mme phnomne global
de la Connaissance.
Le but tait de dchiffrer l'univers, de rendre compte par tapes du rel, bref d'atteindre la li
mite l'adquation du sujet connaissant et de l'objet connatre en sorte que, toute obscurit dissi
pe, l'objectivit ne laisse rien en dehors d'elle de ce qui existe dans la ralit laquelle elle
s'applique!
L'entreprise tait tenue unanimement pour bonne elle jouissait de l'estime publique, en tout cas de
la considration des esprits clairs. Sans renier cette dmarche ni la volont d'objectivit qui
l'anime, les savants d'aujourd'hui sont plus prudents.
Ils limitent leurs ambitions dterminer les phnomnes en squences qui, dment tablies dans
le langage de la science et vrifies par l'exprience, permettent de prvoir les phnomnes et,
partant, de les manier.**
Si l'on rflchit au passage du savoir-vision ou savoir-spculation (dans lequel s'enveloppait
la philosophie et qui l'enveloppait) au savoir-prvision de la science, on constate un change
ment d'attitude capital.
Alors que le premier vise atteindre l'univers dans son intgrit pour le rendre comme transpa
rent notre raison, notre foi ou notre esprit, le second se proccupe avant tout d'ajuster l'action
un monde sur lequel il est possible d'avoir toujours mieux prise.
La recherche d'une vision correspond plutt la situation d'un homme (ou d'un groupe) qui, assu
r de son existence matrielle, exempt de soucis, aspire marcher dans la voie qu'clairent tradi
tionnellement les trois phares du Bien, du Beau et du Vrai.

La Mutation des signes

242

Ren Berger

Pour sa part, la prvision rpond plutt la situation de celui (ou de ceux) qui veut, non plus seu
lement voir ou contempler, mais utiliser une information en vue d'un but, d'un objectif prcis :
avoir prise sur les vnements. Le projet qu'on trouve l'origine de la science et qui l'anime
dans l'ensemble de ses activits, c'est la volont de dominer, de dvelopper le pouvoir jusqu' la
toute-puissance.
L'attitude prvisionnelle est une attitude. de conqurant prcisons, de conqurant prudent.
L'orientation de la science et de la technique d'une part, l'orientation de la socit et de la recher
che d'autre part, tendent faire du savoir, sous toutes ses formes, d'abord et avant tout un instru
ment d'action qui dfinit un univers des buts, l'un et l'autre s'impliquant rciproquement.
Dnonons au passage, sans nous y attarder, l'quivoque de la recherche fondamentale, qui
serait totalement dsintresse, seule soucieuse de vrit pure, par opposition la recherche
dite applique dont le but avou est de servir.
La distinction est-elle pertinente ? Ne reflte-t-elle pas une idologie rsiduelle ? Sans enlever
la recherche fondamentale la volont de gratuit qu'allguent ceux qui s'y livrent, il est clair
que les rsultats obtenus seront utiliss, sinon court terme, du moins moyen ou long terme.
Comment pourrait-il en tre autrement ? La recherche fondamentale requiert, souvent plus que la
recherche applique, des installations si coteuses, des crdits si levs qu'on voit mal quelle so
cit, quel tat, quel gouvernement les lui accorderaient sans escompter la longue des avanta
ges par ailleurs lgitimes.
A moins d'accorder ces crdits aux potes, penseurs, prophtes, rveurs, qui, tels Bouddha, J
sus, Mahomet, Shakespeare, Rimbaud, ont vraiment chang quelque chose de fondamental ! Il
ne s'agit pas de plaisanter.
La politique suivie par les fonds scientifiques, dans quelque pays que ce soit, montre assez la
disproportion de traitement entre les sciences exactes, la recherche fondamentale ou applique
d'une part, les sciences dites morales, sociales ou humaines d'autre part.
L'ambigut de la situation, l'embarras dans lequel nous nous trouvons, l'quivoque d'une certaine
terminologie montrent assez que nous sommes arrivs un point critique. L'auto-justification ne
va plus sans autopollution.
L'industrialisation n'est plus synonyme de bien-tre et de bonheur. La fume et les dchets se r
vlent de plus puissants anti-mythes que les calculs, les cris d'alarme et les prophties pris en
semble.
* Il y a plus d'un demi-sicle, Bertrand Russel s'en prenait dj elle dans La Mthode scientifi
que en philosophie qui date de 1914 et qui dclare sans ambages la premire ligne Depuis les
temps les plus reculs, plus que toute autre branche du savoir, la philosophie a
eu le plus d'ambition et atteint le moins de rsultats. Paris, Payot, 1971
2. Jean Piaget, Logique et connaissance scientifique, Paris Gallimard. 1967.
Encyclopdie de la Pliade, p, 12-13
** Aurel David, La Cyberntique et l'Humain. Paris, Gallimard, 1965, coll.
Ides, NRF, n 6, p. 135. On se rappelle la dfinition largie de la communi
cation donne par Waren Weaver, cf. chap. 6
3. Andr Lalande, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie. Paris,
PUF, 1956
*** Rappelons la formule lapidaire d'Einstein les traits caractristiques de l'uvre cratrice de
la science : prvision de certains faits par la thorie et leur confirmation par l'exprience.

La Mutation des signes

243

Ren Berger

LES DEUX SYSTMES pp. 368-370


Car il faut tout prix les dmler d'une part, le systme des buts; de l'autre, le systme des fins.
Pour viter les multiples connotations qui accompagnent le mot but, mieux vaut utiliser le terme
de performance qui met l'accent, dans son acception anglo-saxonne, sur l'ide d'excution,
sans prjuger d'une valorisation plus ou moins implicite.
Une machine est dite d'autant plus performante qu'elle atteint ses objectifs plus rapidement et
plus conomiquement. Dans ce sens, le progrs consiste dans l'optimisation.
Ainsi les chanes de montage sont, par rapport au travail individuel ou en quipe, une
amlioration dont le taylorisme a fix la thorie en rationalisant au maximum le travail ouvrier
machine.
Le systme des buts ou des performances se compose d'une multitude de sous-ensembles ou de
sous-systmes qui se caractrisent tous par la performancialisation (si l'on me permet ce
terme) qui subordonne lments et relations la seule efficacit techno-conomique.
Le second systme, celui des fins, se distingue du premier (avec lequel, rptons-le, on le con
fond trop souvent) en ceci qu'au lieu de considrer son action termine une fois l'objectif atteint, il
assigne ou propose une direction d'action gnrale qui, attribue l'intelligence divine, au destin,
la volont d'un monarque, d'un groupe ou du peuple, se caractrise par la polarisation des com
portements au nom de valeurs socio-culturelles.
D'o les normes, les consignes, les commandements, les conseils, les interdits, les tabous, les
condamnations, les exclusives qui font partie du systme et en conditionnent le fonctionnement.
C'est ce qu'on pourrait appeler, pour enlever au terme de systme une certaine connotation stati
que, le projet culturel, c'est--dire l'en- semble des conduites effectives d'un individu, d'un
groupe ou d'une socit.
Quelle que soit la diversit des activits, il dsigne sous le nom de valeurs des directions prf
rentielles.
A considrer l'histoire, le systme des performances et celui des fins ont fait relativement bon
mnage jusqu' une poque toute rcente.
Mme si les guerres, les destructions, les rvolutions n'ont pas manqu, elles ne semblent pasl'avoir mis en cause dans son principe.
On a longtemps pu croire que les vnements, dfaut de s'inscrire dans le dessein gnral de la
Providence tel que l'imaginait Bossuet, se dveloppait dans le meilleur des mondes possibles.
Or c'est une chose d'accepter la concordance ou l'quilibre des deux systmes, c'en est une autre
de savoir sur quoi elle se fonde, une autre encore de constater qu'elle doit peu sinon rien
l'observation directe, tout une reprsentation qu'on se fait d'une harmonie prtablie.
mise par qui ?
Transmise par qui ?
Reue par qui ?
Se poser la question c'est quitter la mtaphysique. Tenter d'y rpondre, c'est dcouvrir les mythes
derrire l'ontologie.
Mais c'est d'abord et avant tout tenir compte du changement apport par l'information.
Aussi longtemps que celle-ci a t lente et coteuse, seul un certain nombre de privilgis y
avaient accs.
Aujourd'hui les masses sont pour la premire fois en mesure d'y prendre part, de douter de ce
qu'elles croyaient ou de ce qu'on leur faisait accroire, bref, de juger.
Elles dcouvrent ainsi peu peu que les mythes font office de charnire entre le systme des
buts et le systme des fins. Dcouverte qui ne va pas sans inquitude ni malaise.
La Mutation des signes

244

Ren Berger

La distinction des disciplines scientifiques ne serait-elle pas elle-mme un mythe ?


C'est en tout cas la question que se posent de nombreux lves architectes.
La sgrgation dans l'habitat, la sgrgation des classes, des groupes d'ge ou socio-professionnels soudain fait problme.
Peut-on continuer de construire en aveugles ? Ils rptent ne pas tre d'accord avec l'orientation
du Dpartement d'architecture et raffirment leur dsir de voir l'aspect sociologique trait srieu
sement. - Non pas pour nous muer en sociologues, mais afin d'tablir, avec le sociologue, un lan
gage et des outils de travail commun, dans le but de rpondre des problmes de plus en plus ur
gents. (...) Dessiner, construire un bel objet sans travail pluridisciplinaire, c'est construire en aveu
gle. C'est pourquoi le langage de base de la sociologie doit tre appris l'cole.4
Et comment comprendre autrement les paroles de l'un des personnages les plus respects
Wall Street, que rapporte l'enquteur du Monde Pendant vingt ans, nous avons englouti
d'normes ressources dans notre programme d'armements au dtriment d'investissements so
ciaux indispensables.
D'o ce que nous appelons notre crise urbaine. Il n'est pas facile de rattraper vingt- cinq ans de
retard...5
Le temps d'un rveil universel, comme l'crit Lewis Mumford, est-il venu ?
Il est d'autant plus difficile de rpondre que, selon l'auteur, ni la pense rationnelle, ni mme
l'endoctrinement par l'ducation ne suffisent.
Tout se passe comme si les contradictions, les symboles et les mythes, rduits leur tat essen
tiel, entranaient un mouvement cumulatif tel que la confusion entretenue entre buts et fins appa
raissait dsormais insupportable.
L'acclration technologique aidant, la critique n'a plus le temps d'analyser, ni la volont politique
celui de rformer.
Nous voil pour la premire fois en demeure d'inventer notre finalit.
4. Le temps d'un certain malaise, Tribune de Lausanne, 1er mai 1970
5. Enqute de Claude Julien, Inquite Amrique. Le Monde 28, 29, 30, 31 janvier et 2 fvrier
1971

La Mutation des signes

245

Ren Berger

MANUELS ET MASS MEDIA pp. 370-373


Dans la mesure o l'on agre que l'harmonie pr-tablie se rattache une attitude idaliste que
battent en brche non seulement le marxisme, mais les faits quotidiens, force est d'accepter que
la connaissance doit tre examine telle qu'elle existe effectivement, dans ce qu'on pourrait ap
peler son tat de diffusion.
Les livres d'histoire en usage dans les coles analysent les faits au moyen du schme causesconsquences qui vient bout des phnomnes les plus complexes, tels les transformations de
l'industrie et du commerce, le mouvement intellectuel dans la seconde moiti du XIXe sicle
(ou le mouvement ouvrier dans la mme priode : les termes sont commutables)?*
Pourquoi s'en prendre des ouvrages qui relatent avec toute l'honntet dont ils sont capables les
vnements dont se sont nourris des millions d'enfants et qui continuent d'en nourrir d'autres mil
lions ?
Parce que c'est dans les manuels scolaires que se forme la reprsentation collective laquelle
s'attachent les adultes leur vie durant, l'autorit du matre, la sanction des examens, et qui prend
la fois figure et poids de ralit.
Faut-il encore s'tonner que la plupart des manuels considrent l'histoire de l'Afrique avant tout en
fonction de la conqute des Blancs ? La colonisation apparat comme le fil conducteur lgitime
avec toutes les auto-justifications que comporte une telle optique.
Ni la traite des Noirs, ni l'histoire des peuples noirs, ni l'apport culturel de l'Afrique la prhis
toire** ne sont tenus pour des traits pertinents.
A part le moralisme de rigueur, les manuels et l'imagerie qu'ils contiennent s'en tiennent notre
ethnocentrisme europen.
On comprend que l'UNESCO ait pris l'initiative d'une histoire de l'Afrique qui renverse les pers
pectives et se fonde sur l'Afrique, non plus comme prtexte, mais comme objet d'histoire. Les
Mmoires de l'Afrique retraceront la premire histoire vue du dedans d'un continent dont le des
tin est li au ntre, annonce l'diteur.6
Or si le manuel ne s'interroge gure sur les objets en dehors de la reprsentation qu'il vhicule on vient de voir ce qu'il en est de l'Afrique, du reste du tiers monde aussi bien c'est un autre para
doxe de constater que le manuel ne s'interroge pas davantage sur sa propre existence, qu'il tient
pour acquise et que l'on tient apparemment pour hors de question.
Une tude historique - c'est le cas de le dire - se devrait d'clairer comment le programme sco
laire a t arrt, par qui, au nom de quels principes, par quelles voies et quelles conditions sont
rgls les rapports entre les ministres et les institutions d'une part, les diteurs et les diffuseurs de
l'autre.
Le mme souci d'objectivit exigerait que l'on s'enqut rigoureusement sur les prix de revient, les
prix de vente, sur les conditions faites aux auteurs, aux traducteurs.
L'illustration (droits photographiques, choix des documents, reproductions en noir ou en couleur)
devrait tre analyse ainsi que le phnomne de la diffusion (sur quelles bases et quelles condi
tions les ouvrages s'acheminent-ils du producteur l'usager?).
Il n'est pas jusqu'aux bilans de l'diteur, du diffuseur, du libraire que l'historien ne se devrait
d'interroger pour satisfaire aux principes dont il se rclame.
Combien d'autres questions dont on ne souffle mot ou qui sont traites seulement l'intrieur des
activits professionnelles
Si la connaissance relve de la diffusion, il n'est pas possible d'carter les facteurs conomique,
technique, social, culturel, politique qui la constituent.
Les notions dpendent de leurs modes d'action et donc de leur intervention.
La connaissance n'est pas une enclave privilgie.
La Mutation des signes

246

Ren Berger

Changement d'autant plus notable qu'il ne procde pas d'un nouveau systme philosophique r
serv aux seuls intellectuels, mais de l'avnement de la communication de masse qui fait clater
les schmes traditionnels en multipliant les expriences une chelle encore inconnue jusqu'ici.
On commence seulement s'interroger sur le pouvoir conomique de l'industrie culturelle, se
lon l'expression de Morin, alors que la concentration de la presse a dj eu pour effet de provo
quer, comme ce fut le cas en Allemagne, de vritables troubles sociaux.
Mais qu'adviendra-t-il quand, avec les satellites de tlcommunication, les diteurs-diffuseurs se
ront en mesure, du ciel, d' arroser le globe? Intelsat, fond en 1964, se propose la dfinition, le
dveloppement et la mise en uvre de systmes de communication l'chelle mondiale.
La grance de la socit est confie une socit prive amricaine, la COMSA. En fait, les 77
pays membres d'Intelsat sont soumis au monopole des U.S.A. qui dtiennent la majorit
absolue.*** Faisons le point.
1 Les vnements ne se prsentent plus dans une dimension unique tels qu'ils apparaissaient la
connaissance traditionnelle. Le dcoupage disciplinaire s'achemine vers le multidisciplinaire
pour tenter de rendre compte de la complexit constitutive de notre situation.
2 Les dimensions scientifique, conomique, sociale, culturelle, politique, technique doivent
tre abordes, non plus sparment, mais concurremment et, mme s'il convient de les isoler
pour les besoins de l'analyse, il importe de ne pas perdre de vue qu'elles oprent en interaction et
que c'est dans leur interaction que les faits doivent tre la fois tablis et considrs.
3 Le phnomne est d'autant plus important qu'il atteint aujourd'hui, par les mass media, une
chelle plantaire et qu'il concerne, non seulement un public tendu, comme on serait tent de
conclure, mais des configurations multiples, diverses et variables qui dbordent mme la somme
des publics particuliers.7
4 Les phnomnes relvent de dimensions multiples qui doivent tre tudies dans leur multidi
mensionalit et en fonction de la multidimensionalit des masses. Il ne s'agit pas de substituer un
nouveau dcoupage l'ancien. Il s'agit d'tudier des rapports complexes l'intrieur mme d'une
information qui les transforme et se transforme.
5 Enfin il devient de plus en plus vident que toute activit sociale ressortit par quelque ct au
statut de l'entreprise, c'est--dire d'un ensemble d'oprations organises en vue d'un but attein
dre et d'un rendement obtenir.
Comme le relve Pierre Viansson-Pont propos de la onzime dition du manuel de Maurice
Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, la tradition universitaire a pendant long
temps maintenu le mythe du caractre dsincarn du droit et plus particulirement du droit cons
titutionnel.
Cours et manuels s'attachaient avant tout dfinir les institutions et en montrer le mcanisme.
Or, Maurice Duverger a, dans l'dition parue en 1970, non seulement modifi, mais boulevers
l'conomie de son ouvrage.
Ne subsistent de ses quelque neuf cents pages que le quart du texte primitif, consacr surtout aux
descriptions; les trois autres quarts sont une refonte de la conception elle-mme.
L'analyse des dmocraties librales ne constitue plus le centre privilgi. Les autres rgimes po
litiques sont galement tudis.
L'extension du champ correspond la remise en question du systme comparatif.
Il est non moins significatif que les institutions ne sont plus seulement prsentes dans leurs pers
pectives technique et juridique.
Situes dans leur contexte social, elles font intervenir la dimension sociologique et la dimension
conomique.

La Mutation des signes

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Ren Berger

Plus de systme intangible dfinitif!


S'agissant de la France la description des anciennes Constitutions est claire de l'intrieur par
la confrontation avec les problmes de fond qu'elles s'efforaient de rsoudre, et l'on saisit plus
clairement la nature de la solution apporte par les institutions actuelles.8
Au lieu de se replier sur soi, la connaissance s'articule sur la vie et l'action. L'exemple d'un ou
vrage apparemment aussi spcialis et austre qu'un manuel de droit constitutionnel claire d'un
jour singulier l'orientation nouvelle.
Mais il est un autre aspect du phnomne qu'il but clairer son tour.
* Ce sont quelques-uns des titres qu'on trouve dans les manuels franais les plus connus.
L'quivalent, est-il besoin de le dire, existe dans tous les pays.
Ce que je vise, ce n'est pas tel diteur ou tel titre de manuel, mais la nature de la connaissance
historique telle que la diffusent la plupart des manuels
** Le rle de l'Afrique a t mis en vidence par les recherches des palontologues, en particu
lier par les trouvailles du Dr Leakey au Kenya. Selon Jules Caries, les palontologues divisent le
genre humain en trois espces : homo habilis, homo erectus et homo sapiens, et s'accordent sur le
fait que c'est dans les montagnes orientales de la partie quatoriale de l'Afrique, parmi les Aus
tralopithques qui comme lui vivaient debout, (qu') apparut et s'installa l'Homme habile. Jules
Caries, Le Premier Homme. Paris, PUF, 1970, coll. Que sais-je ? n1413, p. 29
6. Robert Cornevin, Mmoires de l'Afrique. Paris, Ed. Laffont 1971, L'on trouve mme, dans
l'annonce de l'ouvrage des affirmations aussi radicales que celle-ci : A partir du seizime sicle,
la tradition orale devint une source historique majeure: de nos jours encore se constituent, avec le
concours de griots traditionnistes, dpositaires du patrimoine historique de leurs peuples, des ar
chives orales dans des conditions bien suprieures celles qui ont prsid la transcription ma
nuscrit des vnements du Moyen Age europen. Dans la mme perspective commence chez
le mme diteur la publication de Mmoires de l'Europe Le Monde, 26 janvier 1971
*** L'Europe cherche bien s'en dgager : ainsi le programme franco-allemand Symphonie
entend maintenir la prsence europenne. Mais le cot des lanceurs est si lev qu'on ne voit
gure que les tats-Unis pour propulser le satellite artificiel... Voir l'union internationale des tl
communications (U.I.T.)
7. Cf. Les analyses de Roger Clausse, Revue internationale de sciences sociales, Vol. XX, N 4,
1968 Les Arts dans la Socit, p. 679-697 et Le Journal et l'actualit. Comment sommes-nous
informs, du quotidien au journal tlvis? Verviers, Marabout Universit, N 133, 1967
8. Pierre Vianson-Pont, Le Monde, 11 fvrier 1970

Niccol Machiavelli, Prince de Machiavel (1469-1527)

La Mutation des signes

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Ren Berger

LA CULTURE.
ACTIVIT INTRESSE OU DSINTRESSE ? pp. 373-375
On a cru longtemps, on a longtemps fait croire la sparation d'une part de l'industrie, du com
merce, du travail manuel, bref, de tout ce qui dans l'entreprise relve du monde des buts, du m
tier, du savoir professionnel, en un mot de l' utilitaire ; d'autre part, de la Culture, apanage* de
ceux dont les aspirations les lvent au-dessus de la routine quotidienne pour les acheminer
la vie spirituelle, aux vraies valeurs** (et subsidiairement aux honneurs dont la socit cultive
les assortit).
La distinction entre l'utilitaire et le culturel constitue un schma toujours vivace. Ce n'est pas que
les deux termes s'y opposent symtriquement.
Du point de vue de l'entrepreneur ou du patron - surtout par rapport ceux qu'il emploie l'entreprise exige la fois intelligence et intrpidit, le sens de l'organisation et le got du risque.
Pour les ouvriers, l'entreprise apparat plus souvent sous le jour de l'alination, en tout cas d'un
travail assujetti qui n'est exempt ni de difficults, ni d'humiliations, mme si certain plaisir au tra
vail reste rel.
Mais si le chef d'entreprise se prvaut auprs des travailleurs des qualits d'homme d'action qui
sont les siennes, il n'est gure d'usage qu'il en fasse de mme l'gard de ses pairs. Chaque pa
tron croit en tre assez bien pourvu pour qu'il soit inutile d'en faire mention dans son propre mi
lieu.
C'est la Culture, tenue pour domaine rserv, qui fait office de signe distinctif. En tablissant
une ligne de dmarcation nette avec les occupations professionnelles, elle fournit un systme de
reprage social, le tout ml d'un certain got de la posie, des arts, de la spculation. Culture
party, comme on dit garden party?
Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une telle culture apparaisse galement comme un bien
ceux qui en bnficient et ceux qui en sont privs.
Les premiers la tiennent pour un patrimoine auquel leur donnent droit leur naissance, leur milieu,
leur ducation, leurs tudes, leur mrite personnel. Les autres y voient l'aboutissement de longs
efforts, la rcompense de privations rptes, l'espoir de prendre la parole et d'tre couts...
Cette considration quasi unanime l'gard de la Culture se retrouve (jusqu' ces derniers temps
tout au moins) dans la rvrence que l'on porte ses agents et ses instruments : professeurs,
coles, universits, matres, manuels, examens, diplmes, titres, etc. (On entrait nagure dans
l'enseignement par vocation. Enseigner passait encore pour un sacerdoce).
C'est la reprsentation idaliste de cette culture qui est en train de changer de fond en comble.
Il ne s'agit pas seulement de l'opposition entre culture cultive et culture de masse. Le phno
mne de la diffusion, encore mal explor, dcouvre qu' l'intrieur du champ dvelopp par les
nouveaux circuits se manifestent toutes sortes de cultures parallles - subculture, paraculture,
piculture, culture underground, contreculture.9
Ds lors, la culture traditionnelle nous apparat, non plus sous les seuls traits de la Vrit, ainsi
que nous le proposait une image trop flatteuse, mais aussi sous les traits de l'Entreprise. Derrire
le miroir prend figure l'Organisation qui, au moyen d'un personnel spcialis, met en uvre une
stratgie et une tactique en vue d'atteindre des objectifs dtermins par les preneurs de dcisions,
et d'abord leur avantage.
L'entreprise-culture, c'est ce que Marx, sinon toujours le marxisme, analyse avec lucidit. C'est
elle que dnonce Les chiens de garde de Nizan. C'est elle encore que Mai 68 a mise en accusa
tion. Dans quelle mesure la culture tablie sert-elle effectivement les intrts conomiques et po
litiques?
La question peut appeler, soit une tude historique, soit une recherche oriente vers l'avenir. C'est
dans cette recherche que s'engagent les pages qui suivent. Le XXIe sicle est li pour nous la
faon dont nous jouerons les prochaines dcennies.
La Mutation des signes

249

Ren Berger

Les jeux de stratgie10 ne sont plus seulement l'usage et au bnfice de la General Motor ou
des gouvernements. Ils interviennent l'chelle de la plante. Or, pour prvoir le jeu des parte
naires, ii faut d'abord les identifier!
L'vidence a d'autant plus de peine se faire jour que dans notre monde sans cesse plus artificiel,
plus fabriqu, le destin pourrait bien tre un terme commode pour masquer et/ou dsigner ceux
qui le fabriquent, et qui prennent figure de dieux proportion de notre aveuglement.
Ouvrir les yeux, c'est renoncer au confort acadmique si souvent confondu avec la science.
Mais il faut d'abord combattre d'tranges rsistances - toujours extrmement vives - d'autant plus
difficiles vaincre qu'il n'est ni de bon ton, ni mme sant de les aborder.
* Le mot est significatif : faut-il rappeler qu'il rsume d'abord la portion du domaine royal qui tait
accorde aux cadets de la Maison de France et que par extension il signifie privilge, bien exclu
sif ?
** Autant de termes qui procdent d'une attitude idaliste qui apparat en clair dans une certaine
rhtorique culturelle
9. Thodore Roszak, The making of a counter culture. Reflections on the technocratic society
and its youthful opposition. New York, Doubleday & Company, Inc., 1969, coll. Anchor Books
Nr. A 697. (Trad. fr. Vers une contre-culture. Paris, Stock, 1970)
10. Cf. l'ouvrage fondamental de J. von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of games and
economic behavior. Princeton University Press, 1944. Voir galement : A. Kaufmann, R. Faure
et A. Le Graf, Les jeux d'entreprises. Paris, PUF, 1964, coll. Que sais-je ? N 892

Grard Philippe (1922-1959) dans Ruy Blas, au T.N.P., fvrier 1954 et Buck Rogers (1930)

La Mutation des signes

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Ren Berger

DRIVE, ESQUIVE ET CAMOUFLAGE pp. 376-380


La connaissance est un processus slectif puisqu'il s'agit toujours d'abstraire et de gnraliser;
mais le surprenant est que, selon les objets, la slection opre toujours dans la mme direction.
Comme s'il y avait des tropismes pistmologiques. Par quel logotropisme par exemple les
considrations conomiques s'moussent-elles au point de se dissoudre ds qu'il s'agit d'objets
culturels?
On ne confond pas Gallimard avec le Bon March, ni le budget des Affaires culturelles avec ce
lui de la Dfense nationale, ni une piscine avec une maison de la culture. Le mot culture dtourne
l'attention (avec l'assentiment ou la complicit de qui? pourquoi?). Comme si l'adquation de
l'objet la pense, par quoi se dfinit la connaissance intellectuelle, suffisait rendre compte des
oprations dans l'acte de connatre! Qui se contenterait de dfinir le voyage comme la mise en
rapport du point de dpart et du point d'arrive en omettant les oprations intermdiaires lies au
vhicule, l'quipage, au carburant, au personnel, aux frais? Logotropisme dont il n'y avait pas
lieu de s'alarmer aussi longtemps que le fait culturel appartenait aux affilis: parents, instituteurs,
professeurs respectant tous peu ou prou le mme cadre de rfrences et de valeurs.
Mais aujourd'hui que l'effet de masse se produit aussi bien l'mission, la transmission qu'
la rception, il est difficile, sinon impossible, en tout cas prjudiciable, de maintenir la fiction
d'une parole aile qui se nourrirait du seul gnie et se propagerait dans l'ther. Il n'y a pas plus
d'ther dans la culture qu'en physique.
La thorie de l'information a suffisamment montr que tout message est un produit qui cote; ce
que la culture tablie finissait par nous masquer, savoir que, vnt-elle du lait maternel, de la fa
mille, des anctres, de la patrie, des matres d'cole ou de toute autre source, elle ne se distingue
pas essentiellement des entreprises conomiques, tels les rseaux de tlphone ou de tlvision,
ou mme les rseaux que tissent autour de la terre la grande industrie, le commerce, les hyper
marchs...
Dclaration qu'on n'est pas prs d'accepter de si tt! Faut-il tre ignorant ou barbare pour mettre
Aristote et Ford cte cte? Et les humanistes, leurs cours ou leur colloque termins, de
s'indigner en se mettant au volant de leur voiture. Il est temps de prendre conscience que si l'un a
model l'esprit des intellectuels pendant des sicles, le second est en train, depuis quelques d
cennies, de modeler le comportement de millions d'automobilistes partout sur la terre.
S'il est judicieux d'enseigner la logique l'cole, il est non moins judicieux - encore plus
ncessaire? -d'apprendre conduire. Au point qu'on peut se demander srieusement si les r
gles de la circulation ne sont pas en train de l'emporter sur les rgles du syllogisme. Lequel de la
technologie de Dtroit ou de l'Organon compte le plus dans notre environnement? Platon a mis
les ides au ciel, Aristote sur terre. Ford les a mises sur roues. Dsinvolture ou absurdit?
Ainsi, non seulement la culture appartient une dimension conomique, mais l'conomie elle
mme - c'est l'autre aspect capital dgager - est un facteur culturel. Non seulement elle permet
la diffusion d'une culture tablie, mais elle est elle-mme l'origine de phnomnes qui se dvoi
lent dans une dimension culturelle.
Lire Aristote, conduire une voiture, dans les deux cas le problme consiste traiter des informa
tions, coordonner des messages (enchanement de propositions dans le premier cas, squences
de signaux dans le second : aiguille qui se dplace sur le cadran, voyant qui s'allume...).
Dans tous les cas, sans aucune exception, interviennent des codes, c'est--dire des systmes r
gls d'changes.
C'est donc bien dans l'acte de communiquer, au sens le plus large, que se rejoignent toutes les di
mensions qui composent effectivement notre culture.

La Mutation des signes

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Ren Berger

CHANGEMENT DES MOYENS


ET DES CIRCUITS DE COMMUNICATION pp. 380-381
Je n'insisterais pas aussi lourdement sur ces phnomnes s'ils ne revtaient de nos jours une im
portance qui nous chappe. C'est que nous procdons encore, en dpit des changements accl
rs, d'une socit de type traditionnel dans laquelle la communication opre l'intrieur de
micro-circuits qui, famille, groupe, clan, tribu, village, petite ville, fonctionnent en gros sur le
mme type.
La circulation de l'information n'y exige qu'une dpense d'nergie limite. Les situations forte
ment structures tendent la rptition.
Les usagers se connaissant plus ou moins entre eux s'en tiennent surtout la parole (rumeurs,
commrages, bruits...) ou des attitudes et des comportements qu'on pourrait grouper sous le
terme de codes de connivence.
Les limites du champ se retrouvent dans le temps. La tradition fixe dans les murs normes, pres
criptions, interdits. Le systme fonctionne presque intact d'une gnration l'autre. Ainsi, la com
munication traditionnelle est relativement peu coteuse (sous rserve de la haute culture, pro
duit de luxe rserv aux lites et qui fait intervenir des relations intergroupes).
Sans mettre fin d'un coup cette situation (la famille subsiste, comme l'esprit de clocher et les
strotypes nationaux, mais les murs changent une allure vertigineuse), les mass media en
gendrent des macro-circuits qui, tels la grande presse, le cinma, la radio, la tlvision, font
apparatre une structure qu'on pouvait encore mconnatre tant que la communication en restait
la famille ou la petite ville, mais dont l'mergence bouscule jusqu' l'ide que nous nous faisons
d'une structure.
D'autant que, la diffrence des Amricains, nous sommes mal prpars l'aborder. Des cinq
W's dsormais classiques de Lasswell : Who / says what / in which channel / to whom, / with
what effect*, (Qui / dit quoi / par quel canal / qui / avec quel effet).
l'Europen est tent de retenir surtout les quatre derniers qui se prtent le mieux formuler les
problmes en termes dont il a l'habitude en objets de connaissance.
Cette prdisposition envisager l'objet provient trs probablement du fait qu'en Europe, la
diffrence des tats-Unis, l'glise et l'tat ont longtemps jou un rle prdominant, comme le re
lve Margaret Mead : Mais la conscience du pouvoir potentiel de ta communication a des con
squences particulires aux tats-Unis, dans un pays o aucune institution, ni l'Eglise, ni l'tat, ne
dtient un monopole des organes de communication.
Or, les effets d'une telle situation, relativement peu perceptibles l'chelon de la communication
traditionnelle, ont pris avec l'avnement des mass media une importance telle qu'il serait peine
exagr d'y voir une coupure pistmologique : Dans notre systme amricain de communica
tion, n'importe qui, dsirant vendre ses produits ou son message au public, peut utiliser la batte
rie complte des techniques de communication disponibles, radio et film, presse et affiche.
Il est caractristique de ce systme que les symboles utiliss pour veiller l'motion, attirer
l'attention et produire une action, sont tombs dans les mains de ceux qui n'prouvent aucune res
ponsabilit leur gard. Dans une socit comme celle de Bali il est tout bonnement impossible
qu'un symbole comme Le Village, qu'on dit aussi M. Village ou Dieu Village, puisse tre
utilis par n'importe quel vendeur ou agitateur.
Les symboles qui impliquent une responsabilit sont utiliss par ceux dont les diffrentes posi
tions dans la socit les mettent en demeure d'en faire un usage responsable.
Mais aux Etats-Unis la plupart des symboles des valeurs traditionnelles amricaines sont porte
de main du fabricant du produit le plus trivial et le plus vil, ou du conseiller en relations publiques
des organisations les plus insenses et subversives.11

La Mutation des signes

252

Ren Berger

Contrairement aux circuits restreints de la communication traditionnelle, les mass media impli
quent, non seulement des fonds considrables, mais - nous commenons seulement nous en
rendre compte en Europe - la mise en question de ceux qui dtiennent le pouvoir d'mettre et de
manipuler les signes.
Qu'on le veuille ou non, on ne peut plus s'en remettre l'tat ou l'glise, ni affirmer ou feindre
que c'est leur autorit ou leur providence qu'incombe ce contrle.
Qu'on le veuille ou non, l'tude de la communication de masse ne peut s'en tenir aux aspects
techniques ou culturels elle se doit d'embrasser la chane de la communication d'un bout l'autre.
Ce faisant, il n'est plus possible de se dissimuler que le facteur conomique est indissolublement
li au facteur politique.
Il s'agit donc d'tablir au pralable o sont les questions, o sont les problmes ce qui revient
mettre en cause la fois les perspectives et les formulaires traditionnels.
On a beaucoup raill les scolastiques qui continuaient d'grener leurs syllogismes alors que la lu
nette de Gaule s'tait dj empare du ciel.
On continue de citer aux tudiants en exemple la dcision de Descartes de renoncer tout ce
qu'il savait pour interroger le grand livre du monde.
Mais alors que la ville se substitue la campagne, que les machines envahissent la plante
l'instar d'un nouveau rgne, que les satellites visitent la Lune et pointent de plus en plus loin
dans l'espace, n'est-il pas temps de nous rendre compte que nous avons chang de lunettes
comme nous avons chang de nature?
* Les savants qui tudient le who, le communicateur, examinent les facteurs qui prennent
l'initiative et guident l'acte de la communication. Nous appelons cette subdivision du champ de la
recherche analyse du contrle.
Les spcialistes qui se concentrent sur le dire quoi s'engagent dans une analyse de contenu,
ceux qui envisagent en premier lieu la radio, la presse, les films et autres canaux de communica
tion font de l'analyse de media.
Quand l'intrt principal se porte sur les personnes atteintes par les media, nous parlons d'analyse
d'audience. Si la question est pose propos de l'impact sur les audiences, le problme est
l'analyse de l'effet. Wilbur Schramm, MASS communications, Urbana, University of Illinois
Press, 1960, coll. Illini Books 62, p. 117
11. Margaret Mead, The control of communications , in Fontenilles et Marty, The mass media,
Paris, Dunod, 1967, coll. Universit et technique, N 10, p. 50

Margaret Mead (1901-1978)

La Mutation des signes

253

Ren Berger

TLVISION, PUBLICIT ET PRJUGS pp. 381-386


Inconnue il y a un demi-sicle*, la tlvision a pris un tel essor depuis l'aprs-guerre que les pos
tes se comptent aujourd'hui par centaines de millions** et si l'on a pu dire que les enfants amri
cains sont la premire gnration qui ait trois parents, le pre, la mre et la tlvision, la bou
tade augure d'une ralit plantaire.
Mises part les chanes purement commerciales, la tlvision est gnralement tenue pour une
sorte de service public, assez mal dfini et difficilement dfinissable, dans lequel se mlent
des motivations diverses.
La Socit suisse de radiodiffusion (SSR) est au bnfice d'une concession dont l'article 13 pr
cise ainsi la mission : Les programmes diffuss par la SSR doivent dfendre et dvelopper les
valeurs culturelles du pays et contribuer la formation spirituelle, morale, religieuse, civique et
artistique. Ils doivent donner une information aussi objective, tendue et rapide que possible, et
rpondre au besoin de divertissement. Les programmes doivent servir l'intrt du pays, renforcer
l'union et la concorde nationale et contribuer la comprhension internationale... ***
L'ORTF, fonde sur le principe du monopole, a fait l'objet d'un rapport dit Paye qui prcise de son
ct : Cultiver, distraire, informer, duquer, missions actuelles de l'ORTF, doivent demeurer les
objectifs de la radio- tlvision. Chacun de ceux-ci comporte des exigences particulires aux
quelles s'ajoute le double impratif de l'ouverture vers l'tranger et de la prparation de l'avenir.
Toutefois, ces diverses missions ne se situent pas sur le mme plan : la culture ne constitue pas
un domaine particulier et rserv. C'est une rsultante. L'information, l'ducation et bien des for
mes de la distraction y concourent.12
Sans multiplier les exemples ni entrer dans trop de dtails, on constate que le rapport Paye intro
duit, du moins dans les termes, un changement de conception notable. La culture chappe sa
dfinition traditionnelle. Elle est expressment dsigne comme une rsultante dans laquelle
l'information et le divertissement jouent leur rle. Il est nanmoins significatif que les tlvisions,
qui accordent une place plus ou moins large la publicit, n'en font pas mention dans la dtermi
nation des missions ou des objectifs, encore moins dans celle des exigences.
Quoi qu'elles en tirent gnralement le plus clair de leurs ressources et qu'elles consacrent aux
annonces les heures de forte coute, l'ide qu'on continue de se faire de la culture empche de lui
accorder un statut autre que comptable. On loue l'cran au publicitaire ; on mprise le spot ou
on l'ignore ; et on encaisse.
Le prjug culturel aboutit la schizophrnie. Je n'entreprends ni une apologie, ni une dfense
et illustration de la publicit ! J'aimerais seulement attirer l'attention, toujours dtourne, sur le
dtournement dont nous sommes victimes et complices.
Toutes proportions gardes, les croyances religieuses, en dpit de la hauteur de leurs vues et de
la noblesse de leurs idals, se sont manifestes plus souvent par des entreprises de conditionne
ment collectif que par des effusions d'mes prises du mme amour. Pourtant, ni les croisades, ni
les massacres, ni les tortures n'ont empch que la civilisation chrtienne ne dure depuis deux
millnaires. Le pch de consommation, auquel nous entrane la publicit, est-il plus grave que
le pch originel? Lequel est le plus peccamineux : manger la pomme ou des fruits surgels ?...
Comparaison sacrilge Mais qu'on ouvre les yeux et qu'on pse les consquences
Des guerres aussi barbares et meurtrires que les guerres de religion, les historiens retiennent
moins les atrocits et les meurtres que l'apport culturel : la Rforme, nous apprend-on, remdie
aux abus de l'glise et produit la Renaissance, tout comme la Contre-Rforme remdie aux ex
cs de la Rforme en produisant, aprs le Beau idal, le manirisme, l'cole de Fontainebleau, le
dbut du baroque. Entre autres Il est fcheux que les publicitaires aient commenc par
l'immanence, avouant d'emble que la publicit est faite pour vendre et faire vendre. Imaginons
un instant qu'ils aient fait profession de transcendance en offrant, non plus des marchandises,
mais le bonheur !...

La Mutation des signes

254

Ren Berger

C'est la voie dans laquelle ils s'engagent aujourd'hui. C'est peut-tre ce que nous retiendrons
quand, les produits disparus, nous considrerons l'invention laquelle ils ont donn lieu. La publi
cit ne se rduit pas au seul objectif de vendre. Elle entrane une activit cratrice qui met en jeu
l'imagination des artistes, des graphistes, des imprimeurs, des ingnieurs, des producteurs de tou
tes sortes et laquelle nous devons- que nous le dplorions ou non notre environnement urbain (il
faudrait longuement parler du discours ininterrompu des affiches et des vitrines), notre environne
ment domestique (qui change quand on ouvre son poste de radio ou de tlvision, ou qu'on lit son
journal ?...), peut-tre jusqu' notre environnement de rve...
La conclusion provisoire que j'aimerais tirer de ces considrations apparemment paradoxales, et
qui auraient aussi bien pu prendre pour objet d'autres manifestations de notre monde moderne,
c'est qu'il est temps de rompre avec la culture-alibi, j'entends celle qui prtend maintenir les va
leurs dites spirituelles tout en composant avec les avantages de la socit de consommation.
Contre l'anachronisme de complaisance, j'mets l'hypothse d'une technoculture qui dcide en
toute lucidit de rompre, non pas avec le pass (ce qui serait aussi sot qu'impossible) mais avec
les marchan- dages et les compromis auxquels la reprsentation intresse du pass donne lieu,
qui dcide rsolument de prparer l'avenir avec tous les facteurs l'ouvre dans notre civilisation,
en particulier avec les mass media.
Ce n'est pas que je souscrive tout uniment ce qu'ils proposent, bien au contraire. Mais je vois
mal qu'on persiste vouloir croiser le fer sous prtexte que l'pe a ses titres de noblesse. Si
l'outillage et l'armement des intellectuels sont prims, il faut les mettre au rebut. Mais comment
demander aux bretteurs professionnels de renoncer aux bottes, aux appels, aux charpes, aux es
tocades, aux feintes, aux moulinets, toute la rhtorique de l'escrime?
Il faudrait d'abord sortir de la salle d'armes dans laquelle on s'enferme avec ses pairs, consentir
descendre dans la rue, regarder autour de soi, mettre le nez dans toutes sortes de choses aussi
insignifiantes, ce qu'on dit, que la mode, les salons d'automobiles, les varits, les journaux, les
missions sportives, les prospectus, les produits industriels, les emballages, ou encore la publicit.
* La premire image tlvise a t transmise aux tats-Unis en 1923 entre New York et Phila
delphie. Fontenilles et Marty, The Mass media, op. cit. p. 35
** 236 millions en 1969 selon l'Annuaire statistique de l'UNESCO
*** Conseil fdral CONCESSION pour l'usage des installations lectriques et radiolectriques
de l'entreprise des postes, tlphones et tlgraphes suisses en vue de la diffusion publique de
programmes de radiodiffusion sonore et de tlvision. Berne, 27 octobre 1964. Art. 13 : Principes
1) et 2). A noter que l'Art. 13 a t rdig par un philosophe!
12. Rapport Paye. Documentation franaise, 1970 (Cf. Le Monde, 24juillet 1970)
Le mot tlvision apparat l'Exposision universelle de Paris en 1900, c'est un systme de transmission de
l'image distance, la technique n'est cependant pas encore au point .
Un lment dterminant pour son apparition sera l'invention du tube cathodique utilisant le principe du ba
layage lectronique de l'image transmettre ; c'est un Russe Boris ROSING qui le conoit entre 1907 et
1911. Mais ce n'est qu'une dizaine d'annes plus tard qu'un Anglais, John Logie BAIRD (1888-1946), russit
en 1923 crer une premire image tlvise avec un balayage sur 18 lignes. Il amliorera ensuite son tl
viseur ; son "Tlvisor", avec l'apport de nouveaux moyens techniques de ses confrres : tube lectronique
analyseur d'images du Russe Wladimir Kosma ZWORYKIN (1899-1982), lampe au non cathode plate
de l'Amricain Charles JENKINS (1867-1934), disque image du Franais Ren BARTHELEMY (1899
1934) et fait une premire dmonstration publique en 1925 Londres dans le magasin Selfridge's. Il fondera
l'anne suivante la premire socit de tlvision : la "Baird Television Company" et transmet l'image d'un
visage d'une pice l'autre. Le 9 Fvrier 1927, il transmet son visage longue distance, d'Angleterre New
York avec une rsolution de 30 lignes ; aujourd'hui elle est de 625 lignes.

La Mutation des signes

255

Ren Berger

CHAPITRE XV
DUCATION ET NOUVEAUX DMIURGES
pp. 387-388
Il est banal de rpter que la crise svit partout il est plus banal d'en rester au constat, ou pis
d'excuser, comme sont tents de le faire tant d'hommes politiques et de responsables, les dsor
dres qui ont lieu dans leur pays en allguant que ceux des autres pays ne sont ni moins graves, ni
moins nombreux. Tout se passe aujourd'hui comme si la transmission des rgles de comporte
ment devenait suspecte.
C'est pourquoi la crise touche l'cole, mais aussi bien la famille. Les tudes dites suprieures, de
mme que la recherche fondamentale ou applique, sont mises en cause. C'est d'abord sur les
campus et dans les universits qu'tudiants blancs, noirs, jaunes dnoncent le systme. La cul
ture a longtemps pass pour une activit dsintresse laquelle se livrait toute personne bien
ne comme une sorte de jardinage de l'esprit. On dcouvre aujourd'hui qu'elle relve initiale
ment et finalement d'un projet qui livre nature et hommes aux puissants. Non sans surprise, les
Franais se souviennent que les lyces ont t crs par Napolon pour prparer les cadres de
son arme. De leur ct les Amricains apprennent que leurs universits sont lies au sort du
pouvoir industriel-militaire.*
Les contestataires ne se recrutent pas seulement parmi les tudiants. Nombre d'enseignants
s'interrogent sur une situation qui passait nagure encore pour satisfaisante. La dfiance se mani
feste l'gard de tout ce qui est officiel.
Les finalits humaines que l'ducation transmettait traditionnellement par les circuits tablis - fa
mille, cercle local, village, province, nation, cole, universit - et dont les discours de promotion
fournissaient priodiquement les formules et les images, apparaissent de plus en plus, en dehors
mme de la contestation, sous les traits d'un systme. On ne s'tonne gure des habitudes men
tales qui associent dfinitivement la pdagogie aux tablissements scolaires et qui transforment
indment en une ncessit ce qui n'est que la systmatisation, heureuse sans doute, d'une contingence1 crit Michel Tardy. La systmatisation mise au jour, il apparat de plus en plus nette
ment que sous le couvert des valeurs transcendantales se joue une partie existentielle trs
prcise**.
Quelles que soient les retouches faire selon les pays, le procs est gnral. Or c'est au moment
o il s'instruit un peu partout que se produit un phnomne aussi paradoxal que significatif : se d
tournant apparemment des seules vises conomiques, l'Entreprise industrielle se met de plus en
plus assumer des tches ducatives. En attendant d'en revendiquer seule la responsabilit ? Im
possible de le dire, mais les signes sont assez nombreux, condition de les voir, pour que
l'orientation prise ne prte pas au doute ; et d'ailleurs, au grand jour, la publicit aidant, une publi
cit tous azimuts. Mais qui regarde la publicit autrement que pour la subir ou la condamner?
C'est pourtant de tout autre chose qu'il s'agit.
*S'il est accept par le Congrs, la moiti du nouveau budget fdral de R et D sera attribue au
DOD. L'essentiel de l'augmentation des fonds de ce nouveau budget est consacr des program
mes militaires (909 millions contre 273 aux programmes civils). Franois cambau, Nixon entre
les militaires et les chmeurs de la science, La Recherche, Avril 1971.
**Henri Janne, Le temps du changement. Une image de la socit. Une opinion politique pour
l'an 2000. Verviers, Grard and Co,, 1971, coll, Marabout Universit N, 212. Ancien professeur
d'universit et ancien ministre de l'Education nationale et de la culture de Belgique (de 1963
1965), l'auteur prside actuellement le Plan 2000 pour l'ducation de la Fondation europenne
de la Culture
1. Michel Tardy, Le professeur et les images. Essai sur l'initiation aux messages visuels. Paris,
PUF, 1966, coll. SUP, L'ducateur N 11, p. 116.
La Mutation des signes

256

Ren Berger

L'THIQUE EN PANTALONS pp. 388-390


Pour vivre libre. Apprendre aux Suisses vivre libres ? Allons donc ! Mais, les informer d'une
rvolution... Peut-tre RICA LEWIS rvolutionne l'habillement des loisirs. RICA LEWIS, le cou
turier de I'Evasion, ne fabrique plus que des week-ends de toutes les couleurs, des moments de
dtente dans tous les tissus, de la libert qui prend la ligne de votre corps, le sens de votre vie...
Alors, essayez RICA LEWIS, pour vivre encore plus libre ! 2
Une affaire de pantalons ne mrite gure qu'on s'y arrte. C'est ce prjug qui est dangereux.
Sans procder l'analyse de l'annonce*, je constate cette chose combien troublante que la publi
cit russit le tour de force la fois de dsarmer le regard critique et d'escamoter la marchandise.
Rien vendre !...
Aussi ne peut-on que s'incliner devant des termes rsonance ducative tels que libert , sens
de votre vie qui se teintent de nuances tantt intellectuelles, tantt morales : informer,
rvolution le tout assaisonn de la psycho-sociologie des loisirs l'vasion, moments de
dtente.
RICA LEWIS russit donc le tour de force de rvolutionner la fois le march et l'expression. Il
ne vend ni articles, ni marchandises.
II fabrique directement des week-ends et des ellipses il cre la fois des moments de dtente
et de la rhtorique. La photo fonctionne la fois comme une image, une vocation et une proso
pope.
II faudrait finalement presque avoir l'esprit mal fait pour voir dans cette annonce autre chose que
l'thique gnreuse de son auteur, RICA LEWIS ! (Tribune de Lausanne, 29 avril 1970)

La Mutation des signes

257

Ren Berger

LE PLERINAGE AUX SOURCES


OU COMMENT L'IMPLANTATION SE FAIT ENRACINEMENT
Au fur et mesure que se dveloppent les entreprises multinationales, elles risquent de se heur
ter, sinon aux souverainets nationales, du moins aux reprsentations qui demeurent souvent vi
ves dans les croyances populaires. Aussi sont-elles tentes d'appliquer ce qu'on pourrait appeler
la tactique des Ptolmes . D'origine grecque, les Ptolmes eurent l'habilet de rnover les
cultes gyptiens les plus anciens, non seulement pour affermir leur pouvoir sur le trne gyptien,
mais pour tre progressivement considrs comme les successeurs lgitimes des pharaons.
C'est ainsi qu'IBM n'hsite pas se servir d'entre de jeu des paroles liminaires du pacte fdral
de 1291, qui passe pour le monument le plus vnrable de l'antique dmocratie : Les gens des
valles d'Uri, Schwyz et Nidwald, considrant la malice des temps, ont jur de se prter appui et
assistance de tout leur pouvoir et de toutes leurs forces.** A la suite de quoi l'annonceur poursuit
sans sourciller : Cet exemple d'assistance mutuelle date de prs de 700 ans. Depuis lors, le
noyau des paysans de la Suisse primitive est devenu une nation industrielle, petite bien sr, mais
hautement modernise.
Les temps sont-ils pour autant devenus moins malicieux ? Appui et assistance sont-ils moins
ncessaires ?
Aujourd'hui comme jadis, rien ne peut se faire sans la coopration...
Et le texte d'enchaner qu'elle a pris une figure nouvelle. Celle par exemple qu'voque la carte
des centres de calcul IBM en Suisse...
Ce qu'on ne lit pas sans un sursaut, d'ailleurs vite rprim, puisque l'attention est aussitt requise
par la carte, et l'amour-propre calm par l'loge qui est fait des PTT suisses..., sans lesquels
IBM Suisse n'aurait pas pu mettre sur pied une organisation de traitement de l'information aussi
efficace .Maintenant, que signifie tout cela ?
Avec ou sans guillemets, la question se pose. L'ambigut est telle qu'on ne sait plus qui parle au
juste. La phrase-cl du pacte fdral est purement et simplement annexe par IBM. Je cite :
D'abord, que nous mettons la disposition de l'conomie suisse tout notre pouvoir et toutes nos
forces, dans la mesure o elle en a besoin pour rester comptitive sur le march mondial. Les
fils sont si troitement mls qu'on ne sait plus si le texte est la gloire de la Suisse primitive ou
de la moderne IBM. A la rflexion, il est trange qu'une telle publicit ne provoque pas de rac
tion, pas mme dans les journaux o parat l'annonce et qui se montrent pourtant prompts, comme
il est d'usage dans la presse, faire place aux interventions des lecteurs.
Tout se passe de nouveau comme si l'effet d'engourdissement d notre culture traditionnelle
nous empchait de prendre conscience de ce qui est pourtant crit ici noir sur blanc : que
l'assistance mutuelle des premiers cantons suisses, place dans le pacte fdral sous le signe de
la Providence, passe aujourd'hui sous le signe d'IBM, les trois majuscules de la firme amricaine
vinant les trois mains leves du serment. L'usurpation n'est pas explicite. Aussi convient-il de
mettre le terme entre guillemets mais on ne saurait contester qu'on joue sur des valeurs tenues
pour sacres.
Mon observation n'est pas d'ordre moral. J'entends seulement attirer l'attention sur le processus
par lequel l'Entreprise assume aujourd'hui une fonction ducative , et donc culturelle.
*De telles analyses devraient faire l'objet d'une recherche systmatique, Outre les ouvrages bien
connus de Vance Packard, il faut signaler le livre rcent de David Vicomff, Psychologie de la
publicit. Paris, PUF, 1970, coll. Sup.
**Vu la malice des temps, et afin de mieux se dfendre et de se maintenir, les hommes de la
valle d'Un, la commune de la valle de Schwytz, celle de la valle suprieure d'Unterwald,
s'associent contre quiconque voudrait les molester, tant l'intrieur qu' l'extrieur du pays. Cf.
Maxime Reymond, Histoire de la Suisse. Des origines jusqu' nos jours. T. I Lausanne, Ed.
Haeschel-Dufey, 1931, p. 231.
La Mutation des signes

258

Ren Berger

Il est curieux de constater que la citation faite par IBM porte Nidwald alors qu'il s'agit
d'Unterwald ; il est plus curieux de noter que cette substitution a pass inaperue.
2. Tribune de Lausanne, 29 avril 1970, Publicit

La Mutation des signes

259

Ren Berger

AVENIR. PROVIDENCE ET PRVISION pp. 390-392


De mme que l'Entreprise cherche s'enraciner dans le pass le plus lointain, le plus honor des

nations, de mme elle fait appel aux motivations futurognes qui constituent de plus en plus,

par del les limites nationales et celles du prsent, l'avenir supranational auquel nous tendons

tous. C'est ce que proclament de nombreuses industries, BASF entre autres, qui participe la

cration du monde nouveau .3

Titre gnral : Recherche et croissance ; premier sous-titre : La cration du monde de de

main.

La chimie pntre de plus en plus dans la vie de tous les jours. Grce aux matires plastiques,

aux colorants et fibres synthtiques, aux engrais, aux produits phytosanitaires et pharmaceutiques,

elle est devenue un des principaux facteurs d'amlioration du niveau de vie. Or, prs de la moiti

du chiffre d'affaires de la chimie revient des produits qui ont t mis au point au cours des dix

dernires annes.

La recherche industrielle et l'ouverture permanente aux besoins du march sont les deux princi

pes essentiels sur lesquels BASF a bti sa politique de croissance.

Deuxime sous-titre : Presque aussi vite dmods qu'une collection haute couture.

200 des 5'000 produits commercialiss par BASF sont remplacs chaque anne. Pourquoi les

produits chimiques se dmodent-ils si vite ?

D'abord, comme tous les produits, parce que les besoins voluent...

Une concurrence trs vive, des gnrations de produits.

Ensuite parce que les besoins voluant et la concurrence tant trs vive, les diffrentes firmes

sont conduites amliorer sans cesse la qualit de leurs produits. A ce titre, le secteur des mati

res plastiques fournit un bon exemple de gnrations de produits qui se succdent en prsentant

des qualits sans cesse amliores...

Et pour terminer : Le budget de plusieurs universits.

L'effort financier est la mesure de l'effort de recherche. La BASF y consacre chaque anne

5% environ de son chiffre d'affaires. Prs de 500 millions de F ont t ainsi investis en 1969, soit

l'quivalent du budget de plusieurs universits...

Suit un tableau comme on en trouve dans les livres d'histoire, intitul Quelques grandes dcou

vertes BASF.

1870 Premier succs de BASF, synthse industrielle du colorant alizarine.

1968 Polymrisation directe d'une matire textile partir du monomre. Nouveau procd

d'impression par clichs typographiques en matire plastique (R) Nyloprint.

Toutes proportions gardes - mais y a-t-il lieu de faire cette rserve ? - BASF fabrique le

monde de demain comme RICA LEWIS fabrique des week-ends et de la libert. BASF

fabrique le monde nouveau comme RICA LEWIS fabrique le sens de votre vie.

BASF rvolutionne la chimie comme LEWIS rvolutionne l'habillement des loisirs. N'est-il pas

significatif que BASE dclare elle-mme que ses produits chimiques sont presque aussi vite d

mods qu'une collection haute couture?

Comme RICA LEWIS est le couturier de l 'vasion. BASF est l'alchimiste de l'avenir ou plu

tt le chimiste, en consacrant la recherche l'quivalent du budget de plusieurs universits. Pa

rallle saugrenu de prime abord, mais qui s'impose trs vite. L'Entreprise Industrielle interfre de

plus en plus avec l'ducation et la Culture.

Ce phnomne, dans lequel il serait simpliste de ne voir qu'astuce, illustre une orientation gn

rale dont les manifestations se retrouvent dans tous les domaines et tous les niveaux.

3. Campagne publicitaire (voir Le Monde du 24 avril 1970)

La Mutation des signes

260

Ren Berger

LES FONDATIONS CULTURELLES pp. 392-394


Cres par voie de donations ou de legs, elles sont des tablissements d'intrt public ou d'utilit
sociale. Les plus importantes se trouvent aux tats-Unis, telles les fondations Ford, Rockefeller,
Carnegie dont les moyens sont respectivement de l'ordre de $ 3 milliards, $ 632 millions, $ 268
millions.4
Quels que soient leurs buts humanitaires et dsintresss, elles ont pour origine les grandes entre
prises qui les alimentent et dont elles portent gnralement le nom. Ce n'est pas dire qu'elles fi
nancent troitement, comme on les en accuse, les seuls objectifs des maisons mres.5
Bnficiant de nombreux privilges, dont le principal est l'exonration d'impts, elles rpartissent
leurs fonds l'ducation, aux sciences, aux beaux-arts, aux humanits, au bien-tre, la sant,
etc. Il est nanmoins significatif que l'ducation occupe la premire place.
Sans aller jusqu' prtendre, avec l'idiot international, que les fondations jouent un rle dtermi
nant dans la concentration capitaliste, qu'elles servent donc schmatiquement les entreprises
de la faon suivante :
1. Pour accumuler les profits sans payer d'impts.
2. Comme holding pour effectuer les concentrations et l'limination des concurrents.
3. Pour faire les recherches en sciences fondamentales et appliques, les tudes de march, les
transactions financires pour les Corporations l'intrieur et l'tranger.
4. Comme service de public relations avec la masse des consommateurs et des producteurs6
il est lgitime de s'interroger sur les raisons de cette priorit.
Sans aller jusqu' conclure, la faon de L'idiot international, que les fondations contrlent par
l politiquement les masses par des organisations rformistes7,
qu'en ralisant des programmes philanthropiques, elles cachent leur vrai visage et celui de
l'imprialisme 8,
enfin qu'au service de la CIA et du Pentagone, elles contrlent les systmes ducatifs : coles,
universits, institutions, instituts de recherche, instituts de diffusion des connaissances, etc., on ne
peut tout fait carter une rflexion de ce genre :
Cet effort dans le domaine de l'ducation, est un lment important de la rgulation du systme.
Il permet le contrle direct sur les individus avec leur consentement. Transmettre ses propres re
prsentations devient dterminant, car elles deviennent celles de ceux que l'on domine .9
Rflexion qui, mme si elle s'inspire de l'activit des fondations spcialement orientes vers
l'tranger, rejoint curieusement le rapport de travail du Commissariat au Plan franais qui af
firme, sous la responsabilit de son prsident, Bertrand de Jouvenel, que c'est dans la dfinition
mme de la culture laquelle on se rfre qu' il faut chercher l'une des causes principales des
hirarchies sociales traditionnelles.
Cette culture continue, malgr les efforts entrepris, valoriser un type aristocratique de relation
entre l'homme et la connaissance, privilgie un langage d'accs et de participation au savoir qui
est par ailleurs celui des catgories sociales prpondrantes. Ce fait a une srie de consquences
sur le rle exclusif reconnu l'cole, sur les mthodes de formation, sur les relations entre ensei
gnants et enseigns, sur la dichotomie entre travail intellectuel et travail manuel...
Conclusion : Ouvrir l'cole tous, c'est assurer la domination d'un modle culturel actuellement
dominant, de sorte que, dans des structures fortement ingalitaires, l'galit de droit devant
l'enseignement a toutes chances de produire un effet de conservation plutt que de changement
social.10
Il serait consolant d'imaginer que les paradoxes s'annulent, tout au moins se neutralisent. Il est
plus raisonnable de penser qu'ils s'ajoutent et se combinent. A la manire des mlanges instables
qui soudain explosent !
La Mutation des signes

261

Ren Berger

Est-il encore temps, entre l'abdication ou la trahison dont on accuse les systmes ducatifs et la
prtention de l'Entreprise s'instituer matre penser, est-il encore temps de rflchir ?
Oui, condition de considrer que la culture n'est plus dsormais le champ exigu qu'on nous a l
gu.
C'est dans le monde nouveau, avec les ides, les hommes et les machines qui y sont ensemble
l'ouvre, qu'elle peut et doit se dfinir. Non pas que les week-ends de toutes les couleurs rem
placent la libert, que les ordinateurs tiennent lieu de providence, ou que l'avenir se mesure la
dure de la vie des matires synthtiques...
Mais le confort d'un certain humanisme est dsormais caduc.
4. Michel Pomey, Les fondations en France et aux Etats-Unis. Fondation Royaumont. Paris, Mi
chel Pomey, 1966, p. 13
5. L'idiot international, avril 1970, N 5, qui contient un dossier consacr aux fondations culturel
les
6. Ibidem, p. 30
7. Ibidem, p. 30
8. Ibidem, p. 32
9. Ibidem, p. 34. C'est moi qui souligne
10. Voir Le Monde du 7 avril 1970

Aristote contemplant le buste d'Homre (1653), Rembrandt (1606-1669)

La Mutation des signes

262

Ren Berger

PARIER SUR L'ENCPHALE pp. 394-397


Au risque de simplifier, recensons les forces en prsence. D'abord l'Etat-Nation qui dispose du
pouvoir doublement tabli sur l'institution et la Tradition. Issues de l'une et de l'autre, l'ducation
et l'Administration conduisent les citoyens de l'cole l'arme, au mariage, jusqu' la mort in
cluse.
La monnaie culturelle (non pas la monnaie de l'absolu) constitue un march contrl dont le
fonctionnement permet, tel le march de l'argent, d'assurer l'quilibre social et, paralllement la
circulation des biens et des services, la circulation des ides et des valeurs.
Mme si la conscience politique des gouverns n'est que rarement homogne, l'unit qui s'tablit
au niveau des institutions fait que l'tat-Nation n'est gure prt douter du systme.
Que se passe-t-il quand cette reconnaissance est mise en doute, attaque, conteste?
La premire raction, aprs une priode de tolrance plus ou moins brve, est de dnoncer les
contempteurs de l'autorit qui, devenus fauteurs de troubles, entranent la rpression.
La seconde, qui n'est pas ncessairement postrieure, se caractrise par un comportement ambi
gu : d'une part, l'tat cherche exalter l'ordre sur tous les plans, par tous les moyens, au nom de
la raison, de la tradition, du bien commun, etc. de l'autre, il entame une srie d'oprations qui vont
des enqutes partielles aux consultations, pour aboutir des projets de rforme.
Il suffit de regarder autour de soi et chez soi pour voir que si la plupart des tats commencent par
la premire rponse , la seconde les incline, les uns accentuer la rpression, les autres,
multiplier les rformes, presque simultanment !
Il serait tentant de donner des noms si le jeu n'tait aussi dangereux et aussi mouvant.
De leur ct, les institutions internationales, tels l'ONU, l'UNESCO, le Conseil de l'Europe, ainsi
que les associations internationales de toute nature, ou encore les rencontres internationales tels
que dbats, congrs, tables rondes, attestent qu'une certaine conscience, encore mal dtermine,
s'labore pour dpasser le cadre des frontires nationales.
Quelles que soient les difficults, les obstacles et mme les checs, il est significatif
qu'institutions fixes, bnficiant d'un lieu d'ancrage (Paris, Strasbourg, New York, Genve) et ins
titutions flottantes , dont le propre est de se dplacer avec tout juste parfois un secrtariat pour
point d'attache, s'efforcent de lutter ensemble contre l'ethnocentrisme pour largir la connais
sance une dimension plantaire.
A cette fin, les uns et les autres recourent gnralement des experts dont les rapports, suivis
d'changes de vues, de colloques, de discussions, permettent d'apprcier la situation et, selon le
cas, de faire des recommandations. Sans minimiser le travail de ces institutions, par ailleurs
nombreuses et varies, il faut nanmoins reconnatre qu'elles en restent surtout un modle intel
lectuel et un mode optatif. On ne voit gure comment il pourrait en tre autrement. Elles n'ont ni
moyens, ni territoire, ni juridiction propres. A la diffrence de l'tat, dont les dcisions ont force
excutoire, elles doivent se contenter d'une autorit morale.
Du congrs annuel aux organisations permanentes que sont l'Unesco ou le Conseil de l'Europe,
ces institutions (au sens large que j'ai indiqu) ont pour trait commun le fait de grouper priodi
quement, en un endroit dtermin, des paquets de matire grise qui, au bout d'un certain temps,
regagnent les structures nationales dont ils font partie.
Ces rassemblements priodiques d'nergie ont nanmoins pour effet d'amorcer des ensembles
nouveaux qui, mme s'ils sont provisoires, mme s'ils ne s'intgrent pas organiquement, superpo
sent des rseaux de communication nouveaux aux systmes nationaux et rgionaux.
Au prix d'une image dont la hardiesse peut paratre excessive, on serait tent de dire qu' ct du
palocphale qui nous relie notre plus lointain pass animal et du nocphale qui a permis aux
hommes de vivre en socit au moyen de la communication symbolique11 commence se
constituer ce que j'appellerais le cosmocphale.
La Mutation des signes

263

Ren Berger

Tout ce que nous connaissons du monde, crit Laborit, ce n'est point un environnement sigeant
autour de notre organisme, mais seulement l'activit relationnelle que les neurones de notre
systme nerveux entretiennent entre eux.12
Ne peut-on parler aujourd'hui d'une activit relationnelle d'un nouveau type que nos neurones
tendent par les mass media, selon McLuhan, l'chelle du monde ?
La mutation est en passe de s'accomplir avec les machines informer qui, tel l'ordinateur, en
registrent, mmorisent, classent, raisonnent, transmettent, proposent des choix et dont la capacit
n'est pas plus limite par le temps que celle des satellites artificiels ne l'est par l'espace.
Encore ne faut-il pas s'en tenir aux mass media dans le sens troit de moyens d'information. La
technologie moderne tout entire est l'origine de cette nouvelle activit relationnelle dans la me
sure o ce sont partout approximativement les mmes gestes, les mmes dmarches, les mmes
contrles, les mmes rflexes qu'elle entrane, souvent aussi les mmes penses, les mme
sentiments...
Information de masse et technologie de masse se rvlent galement facteurs d'intgration. Entre
le poste de radio ou de tlvision qui dispense aux peuples lointains les discours, la musique, les
images, bref, les reprsentations des pays metteurs d'une part, et l'automobile, le tracteur, la
centrale lectrique, le bulldozer, d'autre part, la diffrence est moins grande qu'il ne parat.
Pour tre reues, les informations exigent des rcepteurs une adaptation des structures mentales
qui ne le cde en rien l'adaptation requise de qui se met pour la premire fois au volant d'une
voiture. Information et objets techniques sont la fois des modles culturels et des processus
structurels.
Le primitif peut invoquer les dieux pour mettre en marche son auto elle n'obira qu' partir de
l'action conjugue de l'essence et de l'tincelle lectrique, quand il adoptera un comportement
technique en fonction du dterminisme mcanique.
De mme quand l'Europen dcrte au nom de la raison et de l'conomie que les Indiens
n'auraient qu' manger leurs vaches sacres pour supprimer la famine, il oublie que les vaches
sont prcisment immangeables du fait qu'elles sont sacres. La causalit mcanique est aussi
imprieuse que le dterminisme religieux.
Tout comportement est li une culture, un ensemble de reprsentations troitement intgr.
La rciproque n'est pas moins vraie.
Tout hypothtique qu'il est, le cosmocphale en voie de formation est appel satisfaire trois
fonctions principales :
1 Rgler l'appareillage homme-machine qui est notre condition quotidienne, de l'appel tlpho
nique au cur artificiel;
2 Rgler, non plus seulement des ensembles relativement stables et limits, mais des masses
fluides et mouvantes;
3 Traiter, non plus seulement l'information tablie par la vrification exprimentale en
domaines distincts , mais, par-del, rassembler en rseaux-carrefours les associations aptes
renouveler les structures de l'imagination. En tout tat de cause, c'est dans la technoculture de
masse que s'labore aujourd'hui le cosmocphale dont le monde a besoin, et qu'on pourrait aussi
bien appeler technocphale13
Rien qui ressemble un processus biologique Les images que j'utilise ont qualit heuristique et
pdagogique. Elles facilitent l'approche au prix d'un certain risque dont je suis le premier con
venir. On aurait nanmoins tort d'attendre que la connaissance soit pleinement objective pour
constituer les phnomnes en objets scientifiques. Comme le relve Werner Heisenberg, la
thorie quantique se fonde sur un paradoxe. Nous ne connaissons pas la Nature en soi nous con
naissons se avec notre mthode d'investigation : Cette fonction de probabilit reprsente un
mlange: elle est en partie un fait et en partie notre connaissance d'un fait... .14

La Mutation des signes

264

Ren Berger

Par ailleurs, s'il avait fallu d'abord observer tous les phnomnes qui se sont succd bord
d'Apollo XIII pour, ensuite, analyse des renseignements faite, garantir scientifiquement la scuri
t des vols ultrieurs, les trois astronautes ne seraient plus qu'un souvenir, ou le monument qu'on
aurait lev leur mmoire...
Au lieu de quoi les ordinateurs, les contrleurs de Houston, les savants, l'quipage ont d rivaliser
d'intelligence, de rigueur et d'imagination pour faire face une situation nouvelle au fur et me
sure qu'elle se droulait. Sans renier l'objectivit classique, qui se fonde sur le postulat d'une si
tuation indfiniment rptitive, la connaissance est de plus en plus lie une action en cours qui
comporte toujours le risque d'une aventure singulire.
Que la terre ait russi maintenir sa course pendant quelques milliards d'annes, l'humanit s'y
maintenir depuis un million d'annes ou deux, n'empche pas que nous sommes et restons
probables.
C'est dans les tensions engendres par une tradition qui se prime et les phnomnes qui mer
gent, entre un corps de certitudes qui se disloque et les probabilits qui se profilent, entre nos fa
ons invtres de juger et de sentir et les paradoxes qui se multiplient sous nos yeux, qu'il faut
essayer de se frayer une voie exploratoire.
Encore importe-t-il hautement de dire, et mme de proclamer, que cette voie ne se formule pas
seulement en termes de connaissance, mais aussi et simultanment en termes d'action.
L' ge dmiurgique a dj commenc.
11. Cf' Henri Laborit, Biologie et structure. Paris, Gallimard, 1968, coll. ides nrf N 156. Henri
Laborit, L'homme imaginant. Essai de biologie politique, Paris, Union gnrale d'ditions, 1970,
coll. 10/18. Henri Laborit, L'agressivit dtourne. Introduction une biologie du comportement
social. Paris, Union gnrale d'ditions, 1970, col 10/18 N527.
12. H. Laborit, L'agressivit dtourne, op. cit., p. 55
13. Jacques Lafitte, Rflexions sur la science des machines, in numro spcial des Cahiers de
la Nouvelle Journe. Paris, Bloud et Gay, 1932 et Colloque sur la Mcanologie, Paris, Centre
Culturel Canadien, mars 1971.
14. Werner Heisenberg, Physique et philosophie. Paris, Aibin Michel, 1971, coil. Sciences
d'aujourd'hui N 3, p. 37.

La Mutation des signes

265

Ren Berger

LES NOUVEAUX DMIURGES pp. 397-398


Nous avons grandi parce que nous n'avons pas dvi de notre politique de recherche et de dve
loppement ; nous n'avons pas attendu que la recherche fondamentale ou applique de nos labora
toires produise une invention ou une dcouverte. Nous avons commenc par dcider de crer un
certain type de produit sur lequel nous avons concentr tout notre effort, tels la radio et le tl
phone transistors, sans qu'au dpart la technique en soit connue.*
Cette dclaration du prsident de la compagnie japonaise Sony rsume, dans son laconisme, les
observations qui ont t faites sur les grandes firmes amricaines, en particulier par Galbraith.15
Le problme consiste, non pas tant rpondre des besoins ressentis comme tels qu' procder,
aprs enqutes et sondages, ce que l'auteur appelle le conditionnement de la demande spcifi
que. Le consommateur prouvera effectivement comme un manque ou une frustration le fait de
ne pas avoir un produit auquel il ne pensait mme pas et pour lequel les techniques de fabrication
n'existaient pas davantage ! Ne sommes-nous pas en pleine affabulation ?
Ct public, l'X, qui tient la fois du dsir, du rve, de l'imagination, du mythe (et qui deviendra
aprs coup l'objet-marchandise identifiable par une marque et rpondant un besoin) ct entre
prise, l'X encore inexistant et pour lequel les procds techniqus sont encore inventer!**
C'est partir d'un fantasme que l'industrie tout entire se met en marche ; partir du fantasme qui
a pris forme et force dans le dfi de Kennedy que le rve millnaire de conqurir la Lune est de
venu ralit. Dans quelle mesure le Concorde ou les avions supersoniques l'tude
correspondent-ils vraiment au besoin de raccourcir le temps de dplacement, compte tenu de la
difficult de modifier l'infrastructure et du danger croissant de la pollution ? Dans quelle mesure
les voitures sont-elles produites pour rpondre au mythe de la vitesse, ou la vitesse qu'on limite
partout ? La question reste ouverte. Le reste-t-elle quand il s'agit des engins balistiques interconti
nentaux ? Les rserves sont telles que nous avons les moyens, statistiquement parlant, d'anantir
plusieurs fois la plante.***
La peur ayant atteint un seuil difficilement franchissable, nous nous comportons comme si elle
n'existait pas !... L'absurdit est aussi flagrante dans un cas que dans l'autre. D'un ct, fabriquer
quelque chose en fonction d'un fantasme, et non pas d'un besoin. De l'autre, stocker des engins si
meurtriers qu'ils en interdisent l'emploi. La toute-puissance dbouche sur un rve dont on ne sait
pas trs bien s'il prfigure le bonheur ou l'Apocalypse, peut-tre les deux la fois.
*Grard Morice, L'industrie a-t-elle besoin de la science ? Science et vie n 629, fvrier 1970,
pp. 113-114. M. Masaru Ibuka rsume non moins laconiquement le rapport d'un nouveau produit
au march : Le poids de l'invention et de la dcouverte dans le succs est de 1, le poids de
l'application et du dveloppement est de 10, le poids de la fabrication et du marketing est de 100.
Rflexion qui en dit long sur la situation nouvelle de la recherche et de la science dans le monde
actuel !... (p. 112).
** Cf. la citation de la revue Fortune de fvrier 1967 que Galbraith met en pigraphe son chapi
tre XVIII : En gnral, la Bristol-Myers ne fabrique pas de produits dans ses laboratoires avant
de dterminer leur lancement sur le march. Ordinairement, elle procde d'abord des sondages
approfondis auprs du consommateur et diverses autres tudes de march, puis elle met au
point une certaine conception de la vente qui va mme jusqu' envisager des campagnes publici
taires. C'est seulement alors qu'elle se tourne vers les laboratoires pour mettre en fabrication des
produits susceptibles de rpondre ces spcifications.
***Rappelons que, selon l'institut de la Paix Stockholm, chacun des quelque trois milliards
d'habitants a quelque 15 tonnes d'explosif suspendues au-dessus de sa tte
15. John Kenneth Galbraith, Le Nouvel Etat industriel. Essai sur le systme conomique amri
cain. Paris, Galhmard nrf, 1968, coll. Bibliothque des sciences humaines

La Mutation des signes

266

Ren Berger

L'INVERSION DES FILIRES pp. 398-401


Tel est, selon Galbraith, le phnomne auquel nous assistons : la Grande Entreprise Multinatio
nale* GEM, tend de plus en plus, de par la technostructure, planifier sa production de sorte que,
sa scurit financire assure, elle peut se consacrer sa croissance.
Les thses de l'conomie classique sont remises en question, ainsi la souverainet des consom
mateurs, la loi de l'offre et de la demande, la primaut des marchs, la maximisation des profits,
l'indpendance de l'tat, l'indpendance de l'ducation nationale, etc. Sans prtendre que ces
principes sont purement et simplement rvolus, l'auteur affirme qu'ils sont en train de passer
l'tat de mythes. En fait, le pouvoir dpend de plus en plus de qui prend l'initiative ET a les
moyens de raliser les initiatives qu'il prend.
L'expression elle-mme manque de rigueur : elle laisse entendre, la faveur de la conjonction
ET, qu'on peut volont joindre ou disjoindre les deux termes elle laisse encore entendre que, le
but fix, on peut volont chercher et mettre en uvre les moyens propres l'atteindre. S'il est
possible de raisonner ainsi dans certains secteurs et certains niveaux, le raisonnement cesse
d'tre valable au niveau de la production industrielle.
Ni les choix, ni les stratgies, ni les tactiques ne dpendent plus d'une seule volont. Mme si
l'entrepreneur individuel ou familial continue d'exister, la technologie moderne est passe aux
mains des organisations dont la croissance est lie une planification telle que, les options pri
ses, il n'est pratiquement plus possible de faire machine arrire. L'exploration de l'espace est l'une
de ces options qui, ne d'un dfi, entrane inluctablement l'Amrique et le monde vers les astres.
L'industrie militaire en est une autre, et il y a de fortes prsomptions que la culture ne fasse pas
exception.
Pendant des sicles, on a vcu de l'ide que la gomtrie euclidienne correspondait la ralit,
tout comme la physique semblait dfinitive depuis que Newton l'avait mise au point. Or les go
mtries non euclidiennes, tout comme la thorie de la relativit et la physique quantique, ont
prouv qu'il n'en est rien.
Ce qui ne signifie nullement que le thories modernes ont ruin les thories classiques. Loin de
s'exclure, elles se compltent. Chaque thorie est valable l'intrieur de conditions donnes. Sont
ainsi mises en vidence, d'une part, la vanit de toute prtention l'absolu de l'autre la limitation
de la notion de validit.
A l'chelle de la maison qu'on construit, la gomtrie d'Euclide reste valable l'chelle de
l'univers, c'est celle de Riemann, telle que l'a agence Einstein, qui prend le relais.
De mme, la physique classique continue de rendre compte des phnomnes macroscopiques.
Pour les phnomnes lectromagntiques, c'est la thorie quantique qu'on recourt.
Je ne prtends pas que ces considrations s'appliquent telles quelles aux problmes de la culture
je crois seulement qu'elles permettent de faire une mise au point : dans la mesure o nous conti
nuons appliquer la culture et l'ducation une thorie humaniste , nous pouvons faire et fai
sons des rflexions intressantes, voire utiles, mais qu'il faut se garder de croire absolues ou
mme gnrales. Elles relvent, tout comme les concepts lis cette thorie, de ce qu'on pourrait
appeler la limite d'applicabilit. Dans la mesure o nous acceptons que les conditions ont radica
lement chang,comme c'est le cas aujourd'hui, il devient vident que les concepts et l'ensemble
de la thorie doivent changer leur tour.
Tel est le point que nous avons atteint. Peut-tre mme dpass. Au-del de la culture
classique, au-del de la culture de masse, ne sommes-nous pas entrs dans la culture dmiur
gique qui est dj en train de se programmer et de nous programmer notre insu? Science-fiction ? Les indices ne manquent pourtant pas.
Dissimuls dans les nouvelles parses de la presse, de la radio, de la tlvision, il est vrai qu'ils
deviennent indices ou signes seulement au contact de phnomnes catalyseurs ainsi qu'on pour
rait les appeler, telle la concentration industrielle par exemple.
La Mutation des signes

267

Ren Berger

Pas de jour qui ne nous annonce une nouvelle fusion, dont la culture et les responsables de la cul
ture ne s'occupaient gure jusqu'ici,et se proccupaient encore moins. Les produits industriels ne
relvent-ils pas de la seule conomie ?
Mais les conditions changent. Pour le nouveau rgne de la Grande Entreprise Multinationale, la
planification exige une programmation toujours plus rigoureuse de l'avenir, c'est--dire
l'limination progressive de tout facteur d'incertitude.
Dans la mesure o s'lve le niveau de vie et alors que les besoins lmentaires et mme secon
daires sont couverts, apparat un phnomne inconnu jusqu'ici : la ncessit pour l'entreprise,non
plus simplement de guider le processus de la consommation, mais d'intervenir son point
d'origine.
C'est en effet ce point que concident la production, dont l'entreprise tire sa raison d'tre, sa ca
pacit d'exister, de se dvelopper et la consommation qui rpond aux besoins, aux dsirs, aux as
pirations des masses.
Or, si la concidence cesse et que l'cart dpasse une marge tolrable, l'ensemble de l'entreprise
est menac de dsintgration ( la manire de la colonie pnitentiaire de Kafka ou des machines
qui se dtruisent elles-mmes de Tinguely?).
Pour que la concidence se maintienne, il faut que le point d'insertion entre production et consom
mation subsiste, que la planification soit reue de la masse, que les consommateurs dsirent
d'eux-mmes l'avenir qu'on leur produit. A la limite, il serait souhaitable que le code gntique,
qui assure la rplication des vivants, soit assorti d'un code culturel qui permt la rplication indfi
nie et infinie des consommateurs!...
On voit quoi nous sommes conduits. La conversion la consommation n'est pas moins imp
rieuse que la conversion religieuse. On peut raisonnablement hsiter entre les dtergents, les
whiskies et les voitures c'est l'office de ta publicit de nous faire prfrer 0mo Ajax, Johnnie
Walker Black & White, Citron Alfa-Romeo ou vice versa.
Mais s'il advenait que la propret cesse d'tre tenue pour un bien, que la crasse soit promue va
leur sociale s'il advenait qu' la suite d'une alarme collective l'alcool soit dclar nocif, voire con
damn s'il advenait encore qu'un nouveau Jean-Jacques Rousseau nous persuade de laisser l
voitures, whisky, cigarettes, dtergents, rfrigrateurs pour retrouver les seuls biens de la
Nature?
A dfaut d'un Rousseau, le yoga, le zen, la drogue... S'il advenait... Il n'est donc pas exclu qu'un
tel flau puisse advenir. A condition que le changement de disposition soit massif et conta
gieux.
Que dix personnes renoncent la cigarette ou l'auto, on les flicitera ; cent personnes ? on con
clura que les nuisances font rflchir mais si la presse, la radio, la tlvision, l'cole, les gouver
nements s'accordaient dnoncer les maux de la consommation dont nous sommes atteints ?...
C'est donc pour l'Entreprise une affaire de vie ou de mort que de contrler les organes de dcision
individuels et les organes de diffusion collectifs, en un mot de contrler l'ducation et les mass
media, c'est--dire la culture envoie de dveloppement pour laquelle a dj t forg le concept
d'ducation permanente.
Encore une fois, gardons-nous du manichisme mais on ne saurait assez porter attention
l'interfrence des buts et des fins.
*A notre avis, un groupe d'entreprises accde vraiment la multinationalit lorsque sa prospri
t cesse de dpendre d'une seule nation ; c'est sans doute le cas lorsqu'une seule nation ne repr
sente pas plus de 30% de son profit, et pas plus de 50% de sa capacit d'innovation Octave Gli
nier, La grande arme et l'entreprise multinationale. Le Monde, 16 fvrier 1971

La Mutation des signes

268

Ren Berger

INDICES ET SIGNES pp. 401-406


A l'occasion de l'ouverture du Salon de l'Audio-visuel qui a eu lieu au dbut de 1970 la Porte de
Versailles. Le Monde du 5 fvrier annonce, dans sa rubrique Sciences , que Thomson-C.S.F.
a regroup les activits du groupe en ce domaine en une seule socit, Thomson-C.S.F. Audio
visuel.
Elle rassemble les moyens de deux socits : Thomson-TlIndustrie, d'une part, spcialise
dans la tlvision en circuit ferm et ses applications pdagogiques, industrielles et commercia
les, et Hortson, d'autre part, principal constructeur franais d'quipements professionnels de pro
jection et de studio cinmatographiques au format 16 mm. A ces deux socits s'ajoute un dpar
tement dont l'activit principale porte sur les projecteurs de vues fixes et de films en cassettes
(...).
Double vocation : Thomson-C.S.F. Audio-visuel, indique un communiqu de la Compagnie,
aura une double vocation. Son premier aspect sera de mettre la disposition des utilisateurs la
quasi-totalit des auxiliaires lectroniques audio-visuels utilisables pour l'ducation et la formation
professionnelle circuits ferms de tlvision en noir et blanc et en couleur, moyens
d'enregistrement et de reproduction(magntoscopes et E.V.R.), projecteurs de vues fixes et de
films, tlcinmas, etc.
Son second aspect concernera la conception et la ralisation de systmes audiovisuels allant
des laboratoires de langues aux installations complexes faisant appel l'informatique et pour les
quels elle bnficiera de l'appui des filiales et units spcialises du groupe Thomson-Brandt
(...).
Organisation multinationale : ThomsonC.S.F. Audio-visuel fait partie, avec la Librairie Hachette
et la Banque de Paris et des Pays-Bas, d'un consortium qui est sur le point de conclure un accord
avec I'E.V.R. Partnership pour l'exploitation en France de I'E.V.R. (Electro Video Recorder). L'
E.V.R. Partnership est actuellement compos de la socit amricaine C.B.S., de la compagnie
anglaise Imperial Chemical Industries et de la socit suisse Ciba. Thomson-C.S.F. fabriquera
dans ses usines, pour le march franais, les lecteurs de films spciaux permettant la diffusion,
sur l'cran de tlviseurs standards, de programmes pdagogiques ou rcratifs enregistrs sui
vant le procd E.V.R. La Librairie Hachette assurera, pour la France, la mise en cassettes
E.VR. de programmes de toutes provenances (films, bandes magntiques, etc.) et ventuelle
ment leur diffusion.
Sans vouloir le moins du monde prter des intentions autres que lgitimes au consortium qui
groupe des entreprises amricaine, anglaise, suisse, franaise, hollandaise, dont chacune a elle
mme une dimension multinationale et compte avec ses participations des activits diverses
qu'elle contrle, il est significatif que de telles organisations concentrent leurs moyens prcis
ment en vue de l'ducation, de la formation professionnelle, de l'information spcialise et de
l'information de masse.
Faut-il prter moins d'attention la nouvelle que la firme amricaine I.T.T. a lanc en novembre
1969 (voir Le Monde, 27.XI.69) une offre publique d'achat sur les actions des Etablissements
Pigier (cours privs de formation professionnelle, de secrtariat et de comptabilit principale
ment) ?
Ce qui peut sembler de prime abord curieux de la part d'une entreprise qui, la vingt-et-unime
d'aprs le classement de Fortune, fait un chiffre d'affaires de quelque 25 milliards de francs,
mme si les cours Pigier disposent de cinq succursales et de deux cents coles en France et dans
les pays francophones et que, d'autre part, ils alimentent quelque cinquante mille lves en
France et l'tranger, dont dix mille par correspondance. C'est sans doute que l'enseignement par
correspondance est un secteur en plein essor en Europe, mais probablement aussi qu'il est l'une
des voies par lesquelles s'tablit moyen et long terme une possibilit de contrle .
La Grande Entreprise ne se borne plus la production de produits industriels, comme elle l'a fait
jusqu' ces dernires dcennies elle s'oriente de plus en plus vers l'ducation et l'enseignement.
La Mutation des signes

269

Ren Berger

Ce n'est donc pas non plus un hasard si l'informatique met tout en uvre pour y jouer un rle d
cisif. A l'occasion de la 10e Foire europenne de matriel didactique DIDACTA, qui a eu lieu
Ble en mai-juin 1970, IBM Suisse et IBM Allemagne ont montr dans un stand commun les
possibilits d'utilisation d'quipements lectroniques : - Utilisation de l'IBM 1130 l'aide du lan
gage de programmation APL, comme ordinateur de table. - Application du traitement graphi
que des donnes au moyen d'une unit d'affichage et d'un traceur de courbes dans les domaines
technico-scientifiques et de gestion d'entreprise (Planned Graphic Support). - Simulation d'un cal
culateur analogique (CSMP -Continuous System Modeling Program).
Comme le relve le communiqu, l'ordinateur est en mesure de rsoudre de nombreux probl
mes dans l'enseignement et l'administration scolaires. Les causes de ces problmes sont par
exemple, l'effectif croissant d'coliers, les coles et les classes bondes, le manque d'enseignants
et une volution extrmement rapide des matires.
Non seulement nous avons besoin d'apprendre toujours davantage, mais encore ces connaissan
ces vieillissent aujourd'hui plus vite que jamais.
Tout cela est parfaitement exact, condition de ne pas en rester l. Il est urgent de comprendre
que si l'enseignement de matre lve a dvelopp et dveloppe une communication et une ra
lit de type magistral, la communication qui s'labore l'instigation des ordinateurs va mouler
l'esprit des usagers la fois par les structures de l'appareil, le hardware, davantage encore par
la structure des programmes, des packages, du software: C'est la preuve que le software per
met d'exporter les structures, sans que l'on y prenne garde. Au dpart, il porte la marque de la
structure o il a t conu... ; l'arrive, lors de son application dans un autre contexte, il pousse
mettre en place des structures identiques la sienne, car le dialogue hommes-machines qu'il
exige commande la distribution des responsabilits dans l'organisme l'utilisateur ainsi, cet orga
nisme finit par ressembler celui qui a ralis le programme ou celui pour lequel il a t conu.
Avec le software, les structures se transmettent donc par moulage. 16
Mettez un tigre dans votre ordinateur, conseille CAP, le plus important groupe europen de
Software, comme Esso. On ne saurait tre plus explicite.
De son ct la SOVAC, la grande banque franaise de financements spcialiss, consciente de
l'accession du software Computer Service au niveau industriel le plus lev, assure dsormais le
financement de cet investissement au mme titre que celui d'une machine ou d'un avion
d'affaires. Ceci constitue, ajoute-t-elle,une tape essentielle dans l'histoire de l'informatique.
Aprs la prhistoire de l'informatique, qui date des annes 1960 et dont l'important tait le sys
tme lectronique, une dcennie a suffi pour faire du software,comme le dit encore l'annonce,
<un produit industriel .
On comprend ds lors qu'UNIVAC n'hsite pas publier : Un clair de terre sur l'horizon
lunaire... L'avenir est une tradition UNIVAC sur la foi des 101 ordinateurs UNIVAC pour les
missions Apollo. Puissance et fiabilit s'allient pour faire de l'ordinateur le pre, la mre, le pro
fesseur, le guide, le pilote, la Providence. Aucun domaine ne lui chappe, ni la mdecine, ni le
droit, ni l'histoire, ni l'esthtique.
Plus et mieux que le directeur de conscience ou le conseiller, il peut intervenir et intervient par
tout, dans tout et tout moment, aussi bien pour choisir un menu qu'un poux, une pouse, ou des
vacances la carte. Ordi-Vacances, premier systme informationnel offrant au grand public
des informations personnalises pour leurs vacances jusqu'aux loisirs, aux divertissements, il se
mle de tout.
C'est dans ce nouveau champ que s'laborent options, attitudes, dcisions, initiatives, bref, nos
comportements. Chacun de nous est une sorte de terminal branch sur la presse, la radio, la t
lvision, bientt sur les ordinateurs.
16. Richard Armand, Robert Latts, Jacques Lesourne, Matire grise anne zro. L'aide la d
cision. Paris, Ed. Denol, 1970, p. 294.
La Mutation des signes

270

Ren Berger

L'ENTREPRISE SMIURGIQUE pp. 406-409


Le problme est d'autant plus important et grave que si la pauvret a t le lot de tous les pays au
cours de l'histoire, si la faim continue tuer hommes, femmes et enfants par millions, si les habi
tants des pays dits en voie de dveloppement ne cessent de voir leur sort aggrav, la fois parla
dmographie, l'inflation gnrale et la disproportion grandissante avec les socits post-industrielles, il est de fait que les pays riches, quelles que soient les disparates (l'apparition d'un nou
veau proltariat par exemple), sont entrs dans une re nouvelle, la fois sur le plan conomique
et sur le plan culturel.17
Les produits tant en abondance sur le march et, relativement, la porte de tous (du point de
vue statistique tout au moins, qui commande le marketing), les dsirs, les besoins, les aspirations
se portent de moins en moins sur tel objet, sur tel produit que sur les signes dont tel objet, tel pro
duit est affect en fonction d'une reprsentation valorise.
La pan-culture (si l'on me permet ce monstre) est la mesure, non plus seulement de l'opulence,
mais de l'mission pan-smique qui correspond l'industrialisation et la communication de
masse. Ds lors que la relation a cess d'exister entre le produit et le besoin, elle s'tablit sur
l'ide ou l'image qu'on se fait du produit, voire sur la marque...
...Dans la mesure o la langue reflte la mentalit d'une socit, l'abondance de mots communs
issus de noms de marque (fermeture clair, cellophane, frigidaire, secotine, vaseline, klaxon,
etc.), atteste la place singulirement importante que la marque occupe dans l'esprit de nos con
temporains. Tout porte croire que l'expansion du phnomne de marque est troitement lie
l'mergence de structures sociales et conomiques propres la civilisation moderne. Conclusion
que les enqutes corroborent pleinement : la proccupation de la marque crot avec l'extension de
l'urbanisation, des moyens de communication de masse, de la participation sociale.
(...) Les images de marque sont des reprsentations collectives charges d'aspirations,
d'idaux,de sentiments plus ou moins obscurs. Elles s'apparentent par l aux mythes. Ainsi, la
bor l'aide de techniques scientifiques, s'appuyant constamment sur elles, le message publici
taire aboutit - paradoxe qui jusqu' prsent n'a pas t, notre connaissance, suffisamment mis
en lumire - l'mergence d'une sorte de mythologie de l'objet quotidien. C'est travers cet uni
vers mythique, comme travers un cran,que l'homme d'aujourd'hui peroit et juge le monde des
objets.18
Aussi ne s'tonne-t-on plus que le tourisme vende stations et services, que les hommes politi
ques et les gouvernements cherchent amliorer leur image , que les villes s'emploient
modifier la leur pour attirer plus d'htes, que les berceaux de l'art et de la culture soient of
ferts partir de F... par les compagnies ariennes.19
De son ct, la mode est devenue une puissance mettrice qui ne se distingue pas essentielle
ment de la radio, de la tlvision, ou mme de l'cole, sauf qu'elle est plus habile produire et
manipuler les signes. Est metteur tout ce qui a pouvoir d'laborer des messages et de les diffu
ser.
La pan-smie n'est donc pas un nologisme qu'on peut accueillir avec le sourire de circons
tance; elle est la ralit quotidienne dans laquelle nous avons commenc vivre.
Jamais ne s'est pose autant qu'aujourd'hui, avec une telle acuit, la double question Qui
contrle les metteurs et les diffuseurs? Qui les dirige?
Question laquelle on aurait tort de croire que le recul du temps ou la postrit apporteront la r
ponse. La pan-smie produit des messages rapides et massifs ct desquels les circuits slec
tifs de la culture traditionnelle sont relativement lents et limits.
Il faut donc esprer que ceux qui font profession de rflchir, ou qui ont accept la mission de r
flchir, bref, les ducateurs, ne seront pas pris de vitesse par les metteurs de masse d'autant que
tre pris de vitesse ne signifie plus simplement, comme on le croit encore, tre en retard. La
vitesse devient elle-mme mettrice.
La Mutation des signes

271

Ren Berger

Ceux qui sont la trane se trouveront immanquablement devant une culture toujours plus diff
rente de la leur, qui se sera constitue sans eux, et qu'il sera de plus en plus difficile de rattraper.
Telle est la menace mdusante laquelle nous expose le pouvoir grandissant des mass media.
Aussi faut-il prter la plus grande attention ceux qui, djouant les piges de la science, osent
s'interroger sur elle et sur ses rapports avec l'axiologie, car : Il n'y a pas de sciences de l'homme
o n'intervienne la notion de valeur, dclare Jean La croix. 20
A quoi fait cho l'affirmation non moins nette d'Auguste Salazar-Bondy : Tout discours rel, or
dinaire ou scientifique, sur l'homme comporte en consquence une option de valeurs et une inter
vention dans le rel. 21
La formulation de telles dclarations a l'inconvnient de susciter une adhsion d'autant plus im
mdiate et gnrale que le problme reste pos en termes traditionnels auxquels ne se refuserait
de souscrire aucun humaniste digne de ce nom.
En sera-t-il de mme quand un conomiste, tel Franois Perroux, en dvoile sans fard les prsup
poss et les consquences ?
Les conceptualisations de l'conomie contemporaine expriment (avec un certain raffinement et
dans des systmes de symboles dont l'apparente rigueur fait illusion) une norme qui doit bien res
ter implicite, parce qu'elle n'est pas dmontre et parce que, si sa discussion commenait, toute
l'architecture logique de l'conomie orthodoxe menacerait ruine.
La norme de celle-ci : la contradiction entre l'avantage de l'individu et l'avantage de la collecti
vit est surmonte par le march laissez faire le march, consultez son prix et le reste vous sera
donn par surcrot.
De cette forme fondamentale dcoulent de nombreuses normes-consquences (du thorme,
dirait-on, s'il tait dmontr, descendent de nombreux corollaires).
La conceptualisation conomique en son tat prsent n'est pas neutre : elle est une idologie
dissimule dans un systme de concepts apparemment nets, distincts et oprationnels.
Quant aux modles conomiques, utiliss comme substituts de l'exprimentation (impossible) et
comme moyens de l'observation (difficile organiser scientifiquement), ils sont l'instrument prin
cipal de la libration de la pense et de l'analyse conomiques.
A condition toutefois qu'ils ne soient pas employs eux-mmes pour justifier et consolider la coa
lition prsente des intrts, les alliances et coalitions actuelles des pouvoirs.
Une critique serre de leur structure dcle la contradiction majeure qui les spare.
D'un ct, ils admettent la maximation (optimation) tire des choix supposs rationnels et effi
caces des individus et exprime en termes de march, de concurrence.
De l'autre, ils impliquent ncessairement une combinaison capitaliste de pouvoirs
(pargne,investissement, entreprise), sans procurer les moyens de dcrire et d'valuer objective
ment les effets conomiques de ces pouvoirs. Si, comme l'crit encore l'auteur
... Le march n'est pas intelligible hors de la socit o il fonctionne , et qu' une disproportion
clatante s'accuse entre, d'une part la persistance d'hypothses de base qui sont dpasses et in
tenables, mais qu'on garde par commodit et, de l'autre, la masse des calculs conduits par des
moyens toujours plus puissants et plus rapides..., continuer, comme beaucoup le font, sur cette
voie, c'est renoncer contrler scientifiquement le savoir conomique.
C'est participer activement au mensonge social et la mauvaise foi sociale et mettre en qua
tions (simples, du reste et peu adaptes l'objet) une idologie de justification et une apologie in
directe du capitalisme actuel.
La fausse neutralit de l'orthodoxie et la pseudo-objectivit d'un certain savoir dmystifies, il
reste que l'homme est pour l'homme la ressource unique.

La Mutation des signes

272

Ren Berger

Ce n'est pas dire seulement que la production tend la consommation.


C'est dire que toute l'activit conomique tend la valorisation de tout l'homme, dans sa double
capacit de porteur d'nergies productrices et de porteur de besoins et d'aspirations.
Le maximum maximorum du rendement conomique d'un ensemble social ne peut donc pas
tre valu ni mme entrevu tant que n'ont pas t entreprises la mise en valeur et la mise en u
vre systmatique de la Ressource humaine.22
17. Cf. John K. Galbraith, L're de l'opulence. Paris, CalmannLvy, 1961, coll. Libert de
l'Esprit.
18. David Victoroif, Psychosociologie de la publicit. Paris, PUF, 1970, coll. SUP, Le Psycholo
gue N48, p. 128 et 134.
19. Annonce PIA, Le Monde, 24 mars 1971. Les hommes d'affaires peuvent aujourd'hui dispo
ser pour le succs de leurs rceptions, pour la satisfaction de leurs clients, et pour le prestige de
leurs entreprises, du cadre de plusieurs grands monuments historiques franais...
Sous ses magnifiques votes gothiques, la salle Saint-Louis de la Conciergerie peut runir 1200
personnes. Cf. Annonce de la Caisse Nationale des Monuments historiques, Paris.
20. Cahiers de l'institut de science conomique applique, Laboratoire du Collge de France as
soci au C.N.R.S., Economies et Socits, Tome IV, N 12, dcembre 1970, Genve, Librairie
Droz. Jean Lacroix, Avant-propos , p. 224l
21. Auguste Saiazar-Bondy, La science applique l'homme peut-elle se passer d'axiologie?,
Ibidem, p. 2251.
22. Franois Perroux, Les conceptualisations implicitement normatives et les limites de la mo
dlisation en conomie. Ibidem, p. 2257-2290, passim

Univac 1
La Mutation des signes

273

Ren Berger

LOGIES ET / OU URGIES? pp. 410-412


Un combat entirement nouveau a commenc, celui des -logies et des -urgies .
Le premier suffixe sert gnralement dsigner les sciences - archologie, ethnologie, gologie,
thologie... - avec les drivations en -logue et -logiste appliques aux savants qui s'en occu
pent.
L'ide sousjacente ou plutt le schme qui sous-tend cette conception, c'est que les phnomnes
sontappels devenir objets de connaissance, faire partie d'un ensemble de relations. Dans
l'tude raisonne qui en rsulte l'accent portesur la mise en forme rgle de la pense, de la con
naissance, et de l'information, sur la mise en forme rgle du discours et du comportement du sa
vant.
Toutes les sciences obissent ce modle, qui relve de l'attitude cognitive.
Le suffixe -urgie dsigne en revanche ce qui a trait l'action, la mise en oeuvre, ainsi qu'on
le voit dans mtallurgie, sidrurgie, dmiurgie par exemple.
L'ide ou le schme qui le soustend se rfre d'abord et avant tout ce qu'on pourrait appeler par
hyperbole cration , ce qui fait que quelque chose qui n'existait pas se met exister.
Or si les -logies se sont multiplies et ont pu prosprer dans des conditions socio-historiques re
lativement stables et la faveur de circuits de communication eux-mmes relativement limits et
stables, il se pourrait bien qu'aujourd'hui nous soyons aux prises avec des -urgies qui ne cessent
leur tour de se multiplier et de prolifrer la faveur du dveloppement des mass media.
S'agit-il d'un combat singulier? Ou l'issue doit-elle tre cherche dans une complmentarit d'un
nouveau type, action et connaissance alliant leurs ressources dans une attitude qui ferait sa part
l'une et l'autre en mme temps?
En tout tat de cause, il semble bien que la smiologie, qui tudie la vie des signes au sein de la
viesociale telle que la dfinit Saussure, doit aujourd'hui se doubler d'une smiurgie qui, non
seulement tudie en quoi consistent les signes, quelles lois les rgissent , mais participe leur
production, leur transmission, bref, la ralit produite par les signes.
L'ducation de notre poque est ce prix.
Elle prend de plus en plus figure de crativit.

Suite et fin avec "POUR UNE ATTITUDE NOUVELLE


Aperu d'une dmarche nouvelle / Vitesses diffrentielles et dimensions nouvelles / Les
environnements-gigognes / Le nouveau dfi
(cf. le texte ou la version pdf sous la partie Conseil de lEurope du site de Ren Berger)

Ren Berger
La mutation des signes
1972
J'exprime ma gratitude ma femme, mon fils, mes collaborateurs et amis, ainsi qu' mon
assistante Mme Marie-Thrse Ketterer, dont le dvouement et l'attachement sont pour beau
coup dans la russite de cet ouvrage.

La Mutation des signes

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Ren Berger

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