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WWI

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Apr 2nd, 2015
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  1. TEASING !
  2. À compter d'aujourd'hui, je posterai sur cette page Facebook les événements qui se sont succédés jour après jour en juillet-août 1914 jusqu'au déclenchement de la Ière Guerre mondiale, ceci afin de démontrer que ce qui est à l'origine du conflit qui a tué plus de 18 500 000 personnes, ce n'est pas l'assassinat de deux aristocrates (par ailleurs venus à Sarajevo par pure provocation) par un pauvre étudiant de dix-neuf ans, mais plutôt l'aboutissement d'un système politique et économique dont était le but avoué était la domination par l'Europe de tout le reste du monde.
  3. C'est arrivé le 14 juillet 1914 :
  4. À cette date, le gouvernement austro-hongrois expédie un télégramme au cabinet de Guillaume II d’Allemagne pour lui confirmer que Vienne va déclarer la guerre à la Serbie. Comme casus belli, l’Empereur d’Autriche-Hongrie, François-Joseph, a retenu l’assassinat de son héritier François-Ferdinand et de son épouse à Sarajevo le 28 juin dernier. En réalité, la visite de François-Ferdinand à Sarajevo était une provocation adressée à l’encontre des Yougoslaves puisque le 28 juin correspond au Vidovdan, qui célèbre l’anniversaire de la Bataille du Kosovo (1389), par laquelle la Serbie a été vaincue par l’Empire ottoman et a perdu son indépendance pour cinq siècles. Consacré au deuil et au recueillement, ce jour avait aussi vocation à exalter la résistance à l’oppression de la patrie puisque le sultan ottoman a été tué par un chevalier serbe le soir même de la défaite.
  5. Or l’Archiduc François-Ferdinand avait tenu, malgré les nombreux avertissements que lui avaient adressés les fonctionnaires et militaires austro-hongrois, à se rendre en Bosnie occupée et à parader le matin du 28 juin. Un groupe d’étudiants de Jeune Bosnie, une organisation révolutionnaire, a décidé de ne pas le manquer. Après plusieurs tentatives, l’un d’eux, Gavrilo Princip, dix-neuf ans, a réussi à l’abattre. Bien que sujet de François-Joseph car résidant en Bosnie, Princip appartient à l’ethnie serbe. Pour être tout à fait exact, François-Joseph ne pouvait pas blairer son neveu François-Ferdinand, qu’il prenait pour une lopette [c’était, sans rire, à peu près le mot qu’il employait à son sujet], mais pour le gouvernement d’Autriche-Hongrie, c’est le moment ou jamais pour en finir avec la question de la Serbie, État indépendant qui fait un peu office d’idéal à suivre pour tous les peuples passés sous domination austro-hongroise. En gros, si la Serbie reste plus longtemps indépendante de Vienne, à terme ce seront les Bosniaques qui voudront eux aussi disposer d’eux-mêmes, puis les Slovaques, les Tchèques, les Hongrois et pour finir l’Empire se disloquerait.
  6. Alors un ultimatum a été rédigé à l’intention de Belgrade, en des termes délibérément inacceptables. Il n’est pas tout à fait au point, mais il a été soumis aux services diplomatiques de l’Empereur allemand pour qu’il apporte son appui à François-Joseph, car la Serbie reste protégée par la Russie, lui déclarer la guerre, ce serait déclarer la guerre au Tsar. Mais István Tisza [Premier ministre d’Autriche-Hongrie] est persuadé que jamais les Russes ne bougeront si Vienne est couverte par Berlin. Il suit là les conseils de l’état-major austro-hongrois, très influent auprès de l’Empereur. Seulement, avant de remettre l’ultimatum aux Serbes, il faut s’assurer que la France, alliée de la Russie depuis 1892-1893, ne bougera pas non plus. Et l’idée géniale de Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] est d’attendre le départ de Raymond Poincaré [Président de la République française] et de René Viviani [Président du Conseil des ministres français] pour la Russie. Ils doivent prendre le bateau pour une tournée en Europe du Nord [en 1914, il n’y a pas d’avion pour voyager et pas question de prendre le train pour passer par l’Allemagne], et Berchtold a convaincu Tisza d’attendre quelques jours, une dizaine tout au plus.
  7. Quand il reçoit le télégramme annonçant le report de la remise de l’ultimatum, Guillaume II annote à la marge « Quel dommage ! », avant de le remettre à son secrétaire. Plus tard dans la journée, il écrit à François-Joseph pour lui renouveler son inconditionnel soutien à sa future guerre en Serbie. De son côté, Jovan Jovanović [Ambassadeur de Serbie à Vienne] informe son gouvernement que selon lui une guerre déclarée par l’Autriche-Hongrie est inévitable. Cela fait cinq jours qu’il envoie des télégrammes codés presque trois fois par jour pour le prophétiser et déjà le seul espoir des Serbes, c’est que la Russie respecte ses engagements.
  8. En somme, toutes les conditions du déclenchement de la guerre sont déjà réunies : politique étrangère impérialiste, droit de regard des états-majors sur les décisions gouvernementales et diplomatie secrète dont les négociations se déroulent loin, très loin du contrôle populaire. Ce n’est pas pour rien qu’en 1917, les Bolcheviks auront, parmi leurs principales revendications, la fin de la diplomatie secrète et l’instauration d’une armée démocratique.
  9. La France n’est pas épargnée par ce militarisme ambiant. Le 14 juillet coïncidant avec la Fête nationale, des bataillons militaires défilent sur l’avenue des Champs-Élysées. Dès la fin de l’après-midi, la presse française publie des articles célébrant la bonne discipline des soldats qui ont marché au pas cadencé sous les yeux des Parisiens venus très nombreux pour assister au défilé. Seul un grand quotidien national ne cède pas à la mode des applaudissements : L’Humanité. Dans les locaux de la rue Montmartre, Jean Jaurès le directeur du journal, passe une partie de sa soirée à écrire un article. Il y condamne la « criminelle imprévoyance » du Président de la République et de celui du Conseil, qui ont récemment été mis en cause par un rapport de la Commission de l’Armée au Sénat. Depuis plusieurs années, Jaurès se bat pour l’instauration d’une armée citoyenne dont le but serait le maintien de la paix, et non plus défendre les positions françaises en Afrique ou en Asie. Il a été raillé et moqué quand il est venu défendre son projet de réforme de l’Armée à la Chambre des députés, mais comme il l’a récemment écrit début-juillet dans une lettre adressé à Paul Lafargue, Jaurès est convaincu qu’il est urgent de faire connaitre ce projet aux ouvriers et que la guerre peut éclater dans les trois ans qui viennent. Du reste, il termine vite son article, car il doit ouvrir demain matin le congrès de la SFIO.
  10. C’est arrivé le 15 juillet 1914 :
  11. Jovan Jovanović [Ambassadeur de Serbie à Vienne] reçoit de plus en plus de mauvaises nouvelles. Ses contacts au sein du gouvernement austro-hongrois lui disent que l’Empereur François-Joseph et István Tisza [Premier ministre d’Autriche-Hongrie] préparent un long acte d’accusation contre la Serbie. Il transmet l’info à Belgrade, où on se contente toujours d’attendre avec angoisse le moment fatidique et d’espérer que la Russie tiendra sa promesse de défendre les Serbes en cas d’agression.
  12. Du côté de Paris, ce jour est celui de l’ouverture du congrès de la Section française de l’Internationale socialiste (SFIO). Les travaux de ce premier jour sont consacrés à la guerre, comme l’a voulu Jean Jaurès. Ce dernier fait voter – contre Jules Guesde – une motion qui déclare que l’un des moyens les plus efficaces pour lutter contre la guerre « est la grève générale ouvrière internationalement et simultanément organisée ». L’idée est qu’après la SFIO, les partis socialistes des autres pays adopteront à leur tour cette motion et que le jour où une guerre européenne menacera vraiment la sécurité des peuples, le Prolétariat sera prêt à la rendre impossible.
  13. C’est arrivé le 16 juillet 1914 :
  14. C’est le grand jour pour Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres], celui du départ pour la Russie. À Dunkerque, ils embarquent à bord du paquebot « France » avec une importante délégation diplomatique emmenée par Pierre de Margerie [Directeur politique du Ministère des Affaires étrangères]. Quelques hauts gradés de l’État-major général sont aussi là. Le bateau doit arriver dans quatre jours à Cronstadt, dans la baie de Saint-Pétersbourg. Poincaré et Viviani ont pour programme une visite officielle de plusieurs jours auprès du Tsar Nicolas II, avant d’entamer ensuite une tournée en Scandinavie. Le voyage est prévu de longue date mais a été repoussé à plusieurs reprises pour finir par être fixé après les élections législatives d’avril-mai 1914.
  15. Si ce sont les chefs de l’État et du gouvernement qui se rendent en Russie, on ne peut ignorer que leur déplacement doit tout de l’action des hauts-fonctionnaires de deux ministères : ceux des Affaires étrangères et, dans une plus grande mesure, ceux de la Guerre. Depuis plus de vingt ans, les généraux qui remplissent les bureaux de la rue Saint-Dominique [là où se trouve le Ministère de la Guerre] ont œuvré de toutes leurs forces pour engager la France dans une alliance avec la Russie. Pour eux, une deuxième guerre contre l’Allemagne est inéluctable, c’est l’intérêt national même qui le leur commande. Il ne s’agit pas seulement de récupérer l’Alsace-Lorraine, car Berlin affiche ouvertement sa volonté d’étendre l’Empire colonial allemand en outre-mer. Or cela ne peut se faire qu’en remettant en question les rapports de force déjà existant en Afrique ou en Asie. Pas question de lâcher le Maroc ou la Côte d’Ivoire aux Schleus, donc on s’allie avec la Russie [en gros].
  16. De toute façon, la presse française, les journaux de droite en tête, vante les intérêts d’une alliance franco-russe depuis une dizaine d’années. Plus tard, en 1917, les Bolcheviks, en fouillant les archives du gouvernement impérial, découvriront que plusieurs éditorialistes et directeurs de journaux français touchaient de l’argent de la part du Tsar depuis 1906, en échange de quoi ils vantaient dans leurs colonnes la bonne santé de l’économie russe et incitaient leurs lecteurs à souscrire à l’Emprunt russe. [C’est un peu comme si Éric Zemmour était financé par Poutine pour dire que la Russie c’est trop frais et que l’Union européenne ça craint.] Mais à cette date du 16 juillet 1914, seul un grand quotidien (L’Humanité[, évidemment]) remet en question le bienfondé d’une alliance tournée par essence contre un autre pays et surtout pointe du doigt une réalité que tout le monde veut cacher : la Russie est une autocratie où les libertés individuelles n’existent pas.
  17. Mais si Poincaré et Viviani l’ignorent, la menace d’une guerre se profile vraiment. Et aujourd’hui pour la première fois elle arrive aux oreilles du gouvernement russe. La fuite provient du comte František Lützow, un ancien diplomate qui a gardé quelques contacts au sein du Ministère austro-hongrois des Affaires étrangères. Lützow est reçu à déjeuner par Nikolaï Schebeko [Ambassadeur de Russie à Vienne], il lui révèle que le gouvernement austro-hongrois prépare une note adressée à la Serbie en des termes suffisamment inacceptables pour provoquer un casus belli. Lützow affirme tenir cette information de Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] en personne. Schebeko télégraphie l’information immédiatement à Saint-Pétersbourg. Quand il lit le câble, Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] en a des sueurs froides. Il convoque dans l’après-midi l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg, mais ce dernier dément catégoriquement les assertions de Schebeko – et pour cause, son gouvernement ne lui a rien dit pour qu’en cas de fuite ses dénégations aient l’air crédibles. Sazonov n’a d’autre choix que de lui faire confiance et de tomber ainsi dans le piège des Austro-hongrois puisque, vraisemblablement, cette fuite est organisée de toute pièce par Berchtold afin de tester la réaction des Russes.
  18. Sans vouloir passer pour un monomaniaque, il y en a, les socialistes de la SFIO, qui prennent au sérieux la menace d’une guerre. Pourtant ils ignorent tout des tractations entre Vienne et Berlin qui mijotent une agression de la Serbie. Pour ce second jour de leur Congrès de Paris, les socialistes français mettent en application la résolution de la veille, relative à l’écriture d’une motion proposant la grève générale comme vaccin préventif à toute guerre. Mis en minorité par les jaurésiens, les guesdistes ont tenu à défendre l’internationalisme, cela parce qu’ils entretiennent des liens très forts avec le SPD [le Parti social-démocrate d’Allemagne]. Jaurès, qui sacralise plus que tout l’unité des socialistes et des socialismes, cède et la SFIO adopte la motion suivante :
  19. « Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre, et pour imposer au gouvernement le recours à l’arbitrage, le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière, simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés, ainsi que l’agitation et l’action populaire, sous les formes les plus diverses. »
  20. Cette motion est envoyée par dépêche aux rédactions de tous les journaux de France et aux quotidiens socialistes d’Europe. La droite française va avoir une réaction très violente à l’égard de Jaurès en lisant la motion. Cela, nous le verrons demain
  21. C’est arrivé le 17 juillet 1914 :
  22. Si vous êtes Parisien en ce début d’été 1914, peut-être achetez-vous « L’Écho de Paris », un journal de droite, ouvertement conservateur mais qui parfois laisse la parole à des journalistes républicains modérés. L’édition de ce 17 juillet 1914 comporte un article de Maurice de Waleffe [un gros réac’ comme on en fait encore]. Il présente son analyse sur la motion votée par la SFIO hier (la grève générale pour lutter contre la guerre) et sert à ses lecteurs une critique du pacifisme de Jean Jaurès. C’est d’ailleurs très tranquillement qu’il écrit :
  23. « Dites-moi, à la veille d’une guerre, le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout pourtant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général n’aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l’y aiderais. »
  24. Un appel au meurtre, rien que ça. Le pire, c’est que des attaques de ce genre, la presse de droite les relaye depuis des années contre Jaurès qui est devenu la cible privilégiée des journalistes réactionnaires et des libéraux. À « L’Humanité », un secrétaire s’occupe même de les compiler, puisque de toute façon Jean Jaurès ne veut pas les lire et encore moins y répondre. Les antirépublicains (et pas qu’eux) l’ont dans le viseur depuis au moins 1892, date à laquelle il a définitivement quitté ses premiers camarades, les radicaux, pour devenir socialiste. Avec sa prise de position et son engagement en faveur du capitaine Dreyfus à la fin des années 1890, un pallier de plus dans la haine a été atteint.
  25. Car il s’agit bien de haine. On appelle à tuer Jaurès, on veut l’humilier, on attaque son mode de vie et les choix de vie de sa fille. En plus d’être socialiste, Jean Jaurès a contre lui d’être pacifiste ; il n’aime pas la guerre et il le dit. De là à écrire qu’il souhaite la défaite de la France et qu’il est donc antifrançais, il n’y qu’un pas à faire, pas que de Waleffe franchit tranquillement aujourd’hui. Et quand quelqu’un l’interpelle, lui ou n’importe quel autre haineux, sur le contenu violent de son papelard, ils répondent tous que c’est Jaurès qui appelle à la haine, à celle du patron et à celle de la France.
  26. Du reste, l’article de Maurice de Waleffe dans « L’Écho de Paris » de ce 17 juillet 1914 finit dans le tiroir du bureau de Philippe Landrieu, l’administrateur de « L’Huma », comme les autres déclarations de haine que le socialiste reçoit quotidiennement, à son domicile de la rue de la Tour ou à son bureau de la Chambre des députés. Il n’est même pas dit que Jaurès en prenne connaissance.
  27. [A posteriori, le tribunal de l’Histoire a quand même rendu justice à Jean Jaurès, aujourd’hui devenu une indéboulonnable figure du roman national français, alors que Maurice de Waleffe est surtout connu pour son glorieux combat en faveur de… la création du concours Miss France. Sans blagues.]
  28. C’est arrivé le 18 juillet 1914 :
  29. Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères] demande au Fürst [prince] Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] de prendre ses dispositions en vue d’une prochaine campagne de presse. Von Lichnowsky devra préparer l’opinion publique britannique à l’expédition punitive que l’Autriche-Hongrie va mener en Serbie d’ici la fin du mois. Immédiatement, l’ambassadeur répond à son ministre de tutelle qu’il considère ce projet comme aventureux et dangereux.
  30. Cela peut paraître insignifiant, mais Von Lichnowsky devient à cette date le premier haut-fonctionnaire allemand à s’opposer au soutien inconditionnel du Kaiser au projet de guerre de l’Autriche-Hongrie. C’est important de le relever car, depuis que le gouvernement de Vienne a reçu l’appui de celui de Berlin, tous, aristocrates, militaires, diplomates, font preuve d’un enthousiasme béat et sont pressés d’en découdre. La position de Von Lichnowsky repose sur des arguments contextuels et politiques.
  31. Contextuels, car le prince a fait correctement son boulot de diplomate, il sait quelle stratégie adoptera Herbert Henry Asquith [Premier ministre du Royaume-Uni] si un conflit doit éclater en Europe. Les Britanniques n’ont pas bougé quand Napoléon III est parti tout seul contre la Prusse en 1870 et le regrettent maintenant que l’Allemagne est une puissance incontournable dans le monde et que sa marine marchande concurrence celle de l’Angleterre. Von Lichnowsky en est certain : si la Serbie est agressée, la Russie réagira ; la France appuiera la Russie ; le Royaume-Uni appuiera la France. Il est le premier à évoquer le mécanisme des alliances et à le prendre pour une menace réelle, alors que jusqu’ici le gouvernement de Berlin est persuadé qu’il lui suffira d’apporter son soutien à l’Autriche-Hongrie pour que les Russes et les Français ne bougent pas.
  32. En outre, l’analyse de Karl Max von Lichnowsky est aussi politique. Dans les rapports qu’il adresse à Berlin depuis 1912, il prophétise qu’une guerre de l’Allemagne contre l’Entente (France – Royaume-Uni – Russie) serait inévitablement perdue par le Reich et que de cette défaite naîtrait un monde dominé par les Anglo-saxons et les Russes. D’ailleurs, il n’oublie pas de le mentionner dans la mise en garde qu’il envoie le jour même au Chancelier impérial et au Kaiser.
  33. À compter de cette date, von Lichnowsky va tout faire pour empêcher la guerre, y compris trahir son propre gouvernement et délivrer des informations ultraconfidentielles aux Britanniques. [Et il le payera très cher après 1918. Il écrira un livre consacré à son passage à l’ambassade de Londres de 1912 à 1914. Il y dévoilera sans mentir ses positions d’alors et la presse allemande ne le ratera pas, le rendant responsable – parfois à juste titre – de certaines des clauses les plus dures du Traité de Versailles. Il est vrai qu’il reconnaîtra dans son ouvrage que le gouvernement de Guillaume II n’aura rien fait pour retenir l’Autriche-Hongrie et aura caché longtemps la vérité aux Russes et aux Français sur les funestes intentions de Vienne.]
  34. C’est arrivé le 19 juillet 1914 :
  35. Le cabinet du Premier ministre austro-hongrois a terminé la rédaction de l’ultimatum qui va être adressé au gouvernement serbe. Comme convenu, il est écrit en des termes inacceptables pour la Serbie, puisque l’objectif est qu’elle le rejette. Devant être rédigé en français (la langue diplomatique en usage), plusieurs versions ont circulé d’un ministère à l’autre et aujourd’hui ce sont l’Empereur François-Joseph et István Tisza [Premier ministre d’Autriche-Hongrie] qui le valident personnellement. Adressé au roi Pierre Ier de Serbie, il comporte dix points que le gouvernement serbe s’engagerait à appliquer :
  36. 1. Supprimer tout journal ou tout livre qui inciterait à la haine contre l’Autriche-Hongrie (haine étant ici à prendre dans son terme le plus large).
  37. 2. Dissoudre Narodna Odbrana (« Défense nationale »), une association de défense des droits des Serbes vivants en Autriche-Hongrie, qui est principalement constituée d’officiers de l’armée serbe.
  38. 3. Éloigner de l’Instruction publique serbe tous les membres du corps enseignant qui se livrent à de la propagande anti-austro-hongroise.
  39. 4. Chasser de l’armée serbe tous les officiers qui sont connus pour leurs convictions anti-austro-hongroises. Il est à noter que le gouvernement de Vienne se réserve, dans l’ultimatum, le droit de fournir sa propre liste d’officiers à éliminer.
  40. 5. Accepter la collaboration de la police serbe avec les agents du gouvernement de François-Joseph afin de réduire à néant les anti-austro-hongrois de Serbie.
  41. 6. Ouvrir une enquête sur l’attentat de Sarajevo et laisser les agences gouvernementales austro-hongroises en prendre la direction.
  42. 7. Arrêter immédiatement deux personnes (un fonctionnaire du gouvernement et un général) que Vienne désigne nominativement comme compromis par l’enquête sur l’attentat de Sarajevo.
  43. 8. Combattre le trafic d’armes à la frontière serbo-bosniaque qui, selon Vienne, n’est possible que parce que le gouvernement de Pierre Ier fait preuve de laxisme a l’égard des fonctionnaires des douanes.
  44. 9. S’expliquer et s’excuser pour les propos tenus par plusieurs hauts gradés serbes (et relayés dans la presse austro-hongroise) après l’attentat de Sarajevo.
  45. 10. Tenir informé immédiatement le gouvernement austro-hongrois de l’application des mesures exigées aux neufs premiers points.
  46. Ce qu’il faut retenir, c’est que la quasi-totalité des points de cet ultimatum implique une renonciation de la Serbie à sa souveraineté. Inacceptable. En outre, François-Joseph et Tisza font preuve d’une effroyable mauvaise foi quand ils arguent que l’enquête de leurs services de police compromet le gouvernement serbe. Dès les premières heures d’interrogatoires, il s’est vite avéré que Gavrilo Princip [l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand] et ses complices n’avaient aucun lien avec Belgrade, mais qu’ils étaient simplement panyougoslaves. La vérité, c’est que comme les Austro-hongrois veulent que la Serbie rejette l’ultimatum, ils n’hésitent pas à arranger les faits à leur convenance. L’ultimatum doit être expédié le lendemain, par message codé, à l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Belgrade.
  47. Le même jour, une kermesse catholique est organisée à Sèvres, à l’ouest de Paris. Un jeune homme en profite pour s’entraîner pendant trois heures au tir. Le forain, intrigué par son air louche, en parle aux gendarmes du coin qui se contentent de le noter sur un rapport. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ce jeune homme est adhérent à la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine, un groupe étudiant nationaliste d’extrême-droite. Isolé, en pleine crise mystique, depuis quelques mois il nourrit secrètement le projet fou d’assassiner Jean Jaurès à cause de ses positions pacifistes et internationalistes. Il a vingt-neuf ans et il s’appelle Raoul Villain.
  48. C’est arrivé le 20 juillet 1914 :
  49. [Comme vous êtes plusieurs à me l’avoir demandé, je le précise : je ne romance rien de tout ce que j’ai écrit depuis le 14 juillet. Je ne fais que vulgariser et synthétiser des ouvrages déjà existants. Vous pouvez prendre tout cela comme la vérité historique telle que les connaissances actuelles du sujet permettent de la définir. Pour tous ceux qui veulent aller plus loin, n’hésitez pas à me demander par message privé une bibliographie.]
  50. Le paquebot « France » arrive à Cronstadt après quatre jours de voyage. Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres] sont accueillis par le Tsar Nicolas II et embarquent aussitôt avec lui sur son yacht, l’Alexandria, où une opulente fête d’accueil est organisée.
  51. L’ultimatum adressé par Vienne à la Serbie est transmis au baron Wladimir Giesl von Gieslingen [Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Belgrade] avec consigne de le remettre aux autorités serbes le 23 juillet, aux alentours de dix-sept heures. D’après les calculs du gouvernement austro-hongrois, à cette heure-là Poincaré et Viviani auront quitté la Russie et ne pourront pas se concerter immédiatement avec le Tsar pour définir une réponse. L'ambassadeur est, en outre, prévenu que la moindre réticence sur un seul des points de l'ultimatum entraînera la rupture des relations diplomatiques.
  52. À Londres, Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne] s’est maintenant mis en tête de faire tout ce qu’il peut pour éviter le désastre. C’est sans doute à cette date qu’il prévient Edward Grey, le Foreign Secretary [Ministre britannique des Affaires étrangères], qu’il se trame quelque chose. On peut le penser car les archives du Foreign Office révèlent que, dans la journée, Grey fait savoir au représentant de la Grande-Bretagne à Berlin qu’un conflit européen est à envisager et qu’il doit redoubler d’attention sur les informations qu’il obtient de ses contacts au gouvernement impérial.
  53. Pour sa part, Alfred Dumaine [Ambassadeur de France à Vienne], ne se fait aucune illusion. Il en a la certitude depuis plusieurs jours : l’Autriche-Hongrie est décidée à déclarer la guerre à la Serbie. Dans une note qu’il adresse au Quai d’Orsay, Dumaine anticipe comment Vienne va procéder. Une accusation grave contre Belgrade jointe à un ultimatum que les Serbes n’auraient d’autre choix que de rejeter, ce qui fournirait à Vienne un casus belli. Malheureusement, Viviani et Poincaré étant en Russie, sa note n’est pas transmise au chef du gouvernement.
  54. Des signes qu’il se prépare quelque chose de grave commencent pourtant à apparaître : les bourses d’Autriche et d’Hongrie dévissent curieusement ; des fuites se sont répandues dans les marchés financiers et inquiètent les investisseurs. D’ailleurs, ce phénomène curieux se propage dans la journée à la Bourse de Berlin et à celle de Paris. Comble du cynisme : le Kaiser Guillaume II a même conseillé à un industriel d’investir dans l’armement.
  55. Toutefois, pas tout le monde n’est alarmiste : convaincu que l’Autriche-Hongrie ne va pas répondre démesurément à l’attentat de Sarajevo, Nikolaï Schebeko [Ambassadeur de Russie à Vienne] quitte momentanément son poste pour prendre des vacances dans son pays.
  56. En France, tous les journaux braquent leurs regards sur la Cour d’assises de Paris, devant laquelle s’ouvre aujourd’hui le procès d’Henriette Caillaux. Elle est accusée d’avoir, le 16 mars dernier, tué Gaston Calmette, le directeur du « Figaro ». Pour comprendre cette affaire politico-judiciaire, il faut remonter à l’édition du « Figaro » en date du 13 mars 1914. Calmette y a publié une lettre privée, vieille de treize ans, adressée par le député Joseph Caillaux à sa maîtresse, Henriette, devenue entre-temps sa femme. Au détour de cette lettre, les lecteurs du « Figaro » découvrent la phrase suivante : « J’ai écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre. » Trois jours après cette publication, Henriette Caillaux, humiliée et traînée dans la boue, s’est rendue en personne dans les locaux du journal et a demandé à être reçue par le directeur Calmette. Il a refusé dans un premier temps de la voir. Calmette avait peur d’elle, car Henriette avait la réputation d’une femme au fort caractère, d’ailleurs très cultivée (on la sait passionnée d’histoire de l’art). Ce 16 mars 1914, Gaston Calmette l’a finalement faite entrer dans son bureau. Là, Henriette a sorti un pistolet de sa manche et l’a abattu froidement, attendant ensuite que les policiers viennent la cueillir. L’homme est mort la nuit suivante, dans d’insoutenables souffrances.
  57. Ce geste était intervenu après trois mois d’une intense campagne de presse destinée à salir le mari d’Henriette, Joseph Caillaux. Ce dernier n’était pas n’importe pas quel député. Président du Conseil des ministres de 1911 à 1912, il était, au moment du crime, le Président du Parti républicain, radical et radical-socialiste. Il avait conclu un accord historique avec Jean Jaurès et les socialistes : en cas de victoire aux législatives d’avril-mai 1914, ils auraient composé un gouvernement – le premier où les socialistes auraient été en position de peser. Derrière Aristide Briand, les républicains opposés à une alliance avec les socialistes avaient tout fait pour faire barrage au duo Caillaux-Jaurès, d’où cette campagne de presse. D’ailleurs il est très possible que Briand fût informé du contenu de la lettre bien avant sa publication, voire même que ce fût lui qui l’ait donnée à Calmette.
  58. L’assassinat du directeur du « Figaro » a, depuis, tout remis en question. Joseph Caillaux a été contraint à la démission et malgré les bons résultats des radicaux et des socialistes aux législatives, c’est René Viviani qui a pu constituer un gouvernement. En revanche, un acquittement rendu par la Cour relancerait totalement la carrière de Caillaux et lui permettrait de former un cabinet avec Jaurès.
  59. Au-delà du théâtral de cette affaire (une femme de la bonne société qui tue un journaliste pour laver son honneur), l’enjeu politique est tel que, ce 20 juillet 1914, le Tout-Paris se presse au tribunal pour assister au procès. On distribue des billets d’entrée à la Cour comme s’il s’agissait d’une salle de spectacle et deux mille personnes s’entassent dans une salle d’audience ne contenant que cinq cents places. Tous les quotidiens nationaux ont réservé des places pour pouvoir couvrir le procès. Joseph Caillaux est bien conscient du retentissement que pourrait avoir un acquittement. Il n’a rien laissé au hasard : c’est un de ses amis magistrats qui s’est porté volontaire pour présider le procès ; des enquêtes (illégales par ailleurs) lui ont permis de connaître à l’avance l’opinion des jurés ; le procureur de la République doit être plutôt accommodant. Enfin, Henriette est défendue par une méga-star du barreau, l’avocat Fernand Labori (un républicain) qui s’est notamment illustré en défendant le capitaine Dreyfus. À elles seules, les plaidoiries de Labori valent le déplacement.
  60. C'est peu dire que d'affirmer que ce procès était très attendu.
  61. C’est arrivé le 21 juillet 1914 :
  62. À Saint-Pétersbourg, Raymond Poincaré [Président de la République française] reçoit plusieurs notes du Quai d’Orsay relatives à des menaces que l’Autriche-Hongrie pourrait adresser à la Serbie suite à l’attentat de Sarajevo. En accord avec René Viviani [Président du Conseil des ministres] et sur les conseils de Pierre de Margerie [Directeur politique du Quai d’Orsay], Poincaré a une discussion informelle avec l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie en Russie pendant la réception organisée dans la soirée. Le Président de la République lui notifie que la Serbie n’est pas isolée diplomatiquement, qu’elle compte de nombreux amis en Europe, particulièrement en Russie, et sous-entend qu’une agression austro-hongroise contre les Serbes pourrait se solder par une réponse de la Triple Entente. C’est le premier avertissement adressé par la France à l’Autriche-Hongrie, alors que l’ultimatum n’a pas encore été remis à la Serbie.
  63. Mais pour le moment, le simple citoyen français ignore tout de ce qu’il se trame. En lisant, Le Matin, il pourrait même être rassuré puisqu’un journaliste, commentant les étranges fluctuations de la Bourse hier, écrit :
  64. « La Bourse de Paris s’est offert le spectacle d’une panique en pleine paix, alors qu’aucun danger ne menace la sécurité de l’Europe. Il a suffi d’une frayeur subite ressentie par Berlin et Vienne pour porter au paroxysme tous les éléments d’inquiétude. »
  65. C’est arrivé le 22 juillet 1914 :
  66. À la veille de la remise de l’ultimatum austro-hongrois aux autorités serbes, le Foreign Secretary Edward Grey [Ministre britannique des Affaires étrangères] et Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] se réunissent, très inquiets pour le futur proche. Von Lichnowsky s’est affranchi des réserves qui sont normalement les siennes et joue dès maintenant franc jeu avec le gouvernement britannique. Pour lui, la menace existe et il est de son devoir de tout faire pour l’éviter. Paul Cambon [Ambassadeur de France à Londres] remarque cette entrevue et note dans son carnet qu’il doit se passer quelque chose de plutôt grave.
  67. Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] aussi est inquiet. Il demande à ses ambassadeurs de Berlin et Vienne de se mettre en relation rapidement avec leurs homologues britanniques et français afin d’attirer l’attention des ces deux puissances d’Europe centrale sur les conséquences qu’aurait une agression contre la Serbie.
  68. À Paris, Jean-Bienvenu Martin, qui assure l’intérim au Quai d’Orsay en l’absence de René Viviani, s’adresse à Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] pour lui dire que « la modération du gouvernement autrichien serait appréciée en Europe ». Vienne ne répond pas, mais Edward Grey adresse un message similaire à Berlin, les Allemands lui répondent que la question austro-serbe ne regarde ne concerne ni l’Allemagne ni aucun autre pays. En conséquence, Berlin refuse d’intervenir pour calmer les ardeurs de Vienne. Grey dévoile alors un peu de ce qu’il sait et demande s’il est vrai que l’Autriche-Hongrie apprête à adresser à la Serbie une note menaçante. Le gouvernement allemand ment alors en affirmant ne rien savoir.
  69. Au soir du 22 juillet 1914, le plan mis au point par Berchtold et approuvé par les deux empereurs, François-Joseph et Guillaume II, est prêt à être déclenché : demain, l’Autriche-Hongrie menacera la Serbie en jouant sur le registre de la colère légitime après l’attentat de Sarajevo et l’Allemagne jouera le rôle de bouclier en dissuadant les autres puissances européennes, à commencer par la Russie, d’intervenir. Toutes ces tractations diplomatiques qui se sont faites en Europe depuis le 28 juin 1914 ont été gardées secrètes par les gouvernements, rien n’a été dévoilé au grand public.
  70. Surtout, il faut préciser qu’une fois l’ultimatum remis, l’Autriche-Hongrie ne pourra plus faire marche arrière sans se déshonorer, tout comme la Russie, l’Allemagne et la France ne pourront se désengager de leurs alliances sans passer pour des nations faiblardes. Les gouvernements d’Europe s’apprêtent tout simplement à se livrer au plus grand et au plus criminel concours de bite de tous les temps…
  71. C’est arrivé le 23 juillet 1914 :
  72. À seize heures, le baron Wladimir Giesl von Gieslingen [Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Belgrade] se rend au siège du gouvernement serbe. Dans la poche de sa veste, une enveloppe contient l’ultimatum rédigé par le cabinet du Premier ministre austro-hongrois. Comme Nikola Pašić [Président du Conseil des ministres serbes] est retenu à Niš pour un meeting électoral, Giesl von Gieslingen veut remettre la note au ministre des Finances. Ce dernier se dérobe car il en craint le contenu. L’ambassadeur finit par jeter l’enveloppe sur le bureau du ministre en lui disant cyniquement qu’il en fera ce qu’il en voudra et repart aussitôt. La note est ouverte ; elle est rédigée en français – la langue diplomatique – et sa traduction en serbe prend un certain temps. Une fois le document traduit, on découvre son contenu avec horreur. Il exige une réponse sous quarante-huit heures.
  73. Accusé d’avoir toléré des organisations criminelles, le gouvernement serbe est exhorté à publier une déclaration condamnant les menées hostiles à l’Autriche-Hongrie ; il doit supprimer les publications incitant à la haine contre la monarchie habsbourgeoise ; dissoudre les organisations nationalistes ; épurer l’administration et l’armée des individus dont Vienne indiquera les noms ; accepter que des Austro-hongrois viennent en Serbie enquêter sur l’attentat de Sarajevo et arrêter qui ils veulent ; punir ceux qui ont aidé Gavrilo Princip à commettre son forfait.
  74. Si dans quarante-huit heures une réponse négative a été donnée, l’Autriche-Hongrie envahira la Serbie En réalité, le Ballplatz [siège du gouvernement austro-hongrois] est tellement persuadé que Belgrade ne peut pas accepter les conditions de son ultimatum que des mesures militaires ont déjà été ordonnées par Vienne. L’état-major de l’armée prépare la mobilisation générale.
  75. Nikola Pašić est rappelé d’urgence dans la capitale. Compte tenu de l’extrême gravité de la situation, il met un terme à sa tournée électorale. Son trajet du retour est lent, car il emprunte les cahoteuses routes serbes. À minuit, il n’est toujours pas rentré.
  76. À l’autre bout de l’Europe, à Krasnoïe Selo (banlieue de Saint-Pétersbourg), Nicolas II préside une fastueuse revue militaire devant ses hôtes, Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres]. Uniformes blancs immaculés, têtes tournées martialement vers la tribune, les soldats, passant devant le Tsar, crient à l’unisson : « Nous sommes heureux de servir Votre Majesté. » Les journalistes français qui accompagnent Poincaré et Viviani sont impressionnés. Seul le correspondant de « L’Humanité » s’indigne de ce qu’il voit et entend. D’autant plus que pendant la parade, les cosaques de Nicolas II chargent des ouvriers grévistes des faubourgs industriels environnants. Pour la petite histoire, ce 23 juillet 1914 « La Marseillaise » retentit deux fois sur le sol russe. La première fois, elle est jouée par les orchestres de l’autocratie pour honorer Poincaré et son Président du Conseil ; la seconde fois, elle est entonnée par les travailleurs en grève au moment où les soldats du Tsar les attaquent [car, malgré tout ce qu’on veut lui faire dire, « La Marseillaise » reste un chant révolutionnaire].
  77. Après la revue des troupes la délégation française embarque sur le paquebot « France ». C’est à Stockholm que doit se dérouler la suite de la tournée diplomatique mais auparavant une ultime réception est donnée à bord du navire battant pavillon tricolore. Ladite réception est l’occasion pour les deux pays alliés de s’entendre une dernière fois sur la conduite à tenir face à la question serbe [à ce moment précis, le monde ignore que Vienne a remis son ultimatum à Belgrade]. Poincaré est accompagné de Maurice Paléologue [Ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg] et tous deux approuvent l’idée qu’il ne faut pas laisser l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne se livrer librement à une démonstration de force.
  78. Pour autant, le Président de la République et celui du Conseil des ministres n’ont pas non plus l’intention de soutenir inconditionnellement la réaction de la Russie, alliée de la Serbie. Pendant le dîner, Paléologue rédige sur un coin de table la déclaration présidentielle qui doit être communiquée à la presse. Il la présente à Poincaré, qui la lui fait réécrire car une phrase donne l’impression que la France est prête à suivre la Russie dans une guerre pour protéger la Serbie. Au final, ce communiqué ne met rien d’autre en évidence que la volonté d’unité de Paris et de Saint-Pétersbourg pour préserver la paix. Mais de toute façon, cette note est déjà hors-sujet puisque le gouvernement serbe a pris connaissance des termes de l’ultimatum austro-hongrois.
  79. À Paris, on est très loin de toutes ces considérations. Depuis trois jours tout le monde suit le procès d’Henriette Caillaux [voir « C’est arrivé le 20 juillet 1914 »]. L’audience du jour frise le ridicule et le procès tourne véritablement au théâtre de boulevard. Le président de la Cour d’assises et un de ses assesseurs s’insultent en plein tribunal, à la vue du public. Tous deux s’accusent mutuellement de partialité et de connivence avec une des deux parties. Pis !, ne souhaitant pas en rester là, ils s’envoient leurs témoins et se convoquent en duel. On baigne dans le grotesque. L’affaire remonte immédiatement jusqu’à Jean-Bienvenu Martin [Garde des Sceaux]. Il faut, pour que les deux magistrats se calment, que le ministre les convoque et les sermonne vigoureusement.
  80. Enfin, comment ne pas mentionner à la date du 23 juillet 1914, la parution d’un nouvel article appelant à tuer Jaurès ? Cette fois, on le trouve dans le journal de Charles Maurras, « L’Action française », une feuille monarchiste, ultranationaliste et ouvertement antisémite. L’article en question est signé Léon Daudet. L’entourage du leader socialiste s’inquiète du ton de plus en plus violent de ces papiers. Un cadre parisien de la SFIO, Charles Rappoport, les signale à Jaurès. Il lui répond sans sourciller : « N’y attachez aucune importance, Monsieur Charles Maurras ne peut pas me pardonner de ne jamais le citer. » Rappoport demeure pourtant mal à l’aise. Il évoque ces articles avec Philippe Landrieu [administrateur de « L’Humanité »] qui, lui, n’est nullement surpris. Jaurès reçoit maintenant tous les jours des lettres vénéneuses à son domicile de la rue de la Tour et à son bureau de la Chambre des députés. Mais de là à ce que quelqu’un passe à l’acte…
  81. C’est arrivé le 24 juillet 1914 :
  82. Le concours de bite commence.
  83. Ce n’est qu’à cinq heures du matin que Nikola Pašić [Président du Conseil des ministres serbes] arrive à Belgrade. Il prend immédiatement connaissance de l’ultimatum austro-hongrois. Comme prévu – et voulu – par le gouvernement de Vienne, Pašić juge inacceptables les conditions posées. La situation est grave. Vraiment grave. Dès les premières heures du matin, Pašić va humblement frapper à la porte de l’Ambassade de Russie à Belgrade pour demander l’aide de son allié. Dans le même temps, le prince Alexandre, l’héritier du trône de Serbie, adresse une lettre au Tsar Nicolas II. Il le supplie de prendre la défense de son pays :
  84. « Nous sommes prêts à accepter celles des conditions autrichiennes qui sont compatibles avec la position d’un État indépendant, ainsi que celles que Votre Majesté nous conseillera d’adopter. »
  85. Le ton est immédiatement posé : la Serbie préfère abandonner son sort à la Russie et adopter la ligne diplomatique que lui recommandera Nicolas II. Pašić a choisi l’humiliation plutôt que la guerre et son lot de catastrophes humaines. Il faut connaître la vie du Président du Conseil des ministres pour comprendre combien ce choix apparaissant comme évident doit être très douloureux à faire. Pašić est un radical serbe, un progressiste, il n’a jamais caché sa sympathie pour les thèses socialistes. Depuis la fin de ses études, il a consacré toute sa vie à faire sortir les Serbes de la pauvreté. Cela fait maintenant plus de trois décennies qu’il lutte pour permettre à sa nation de garder sa souveraineté. Et la chose n’est pas aisée à une époque où à Vienne on souhaite la raser de la carte et où à Istanbul on n’a pas encore totalement abandonné l’idée de rétablir la domination ottomane sur les Balkans. Pašić est un homme de sacrifice qui ne s’est jamais compromis dans des calculs politiques contraires à ses idéaux. Il va devoir maintenant éviter l’anéantissement pur et simple de la Serbie.
  86. C’est Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] qui lit le premier la lettre d’Alexandre de Serbie, découvrant par la même occasion le fameux ultimatum. Quand il prend connaissance des termes de ce dernier, il lâche un cri en français : « C’est la guerre européenne ! » Sazonov interrompt immédiatement tout ses travaux et court retrouver le Tsar pour rédiger une réponse au prince Alexandre et arrêter aussitôt une position. Et c’est sur les conseils du diplomate [dès ce début de crise, Nicolas II va confier d’énormes pouvoirs à son ministre] que le Romanov campe sur cette ligne : si Nicolas II est disposé à tout entreprendre pour éviter la guerre, dans le cas où il échouerait la Russie défendra militairement la Serbie contre l’Autriche-Hongrie.
  87. Donc, la guerre.
  88. On envoie sans délai la réponse de Nicolas II à Belgrade, car l’heure tourne et l’ultimatum donné par Vienne arrive à expiration demain soir. Après quoi, Sazonov convoque l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg et passe sa colère sur lui. Ensuite, à midi trente, il réunit les représentants de la France et du Royaume-Uni – Maurice Paléologue et George Buchanan – pour tenter d’arrêter une position commune. Paléologue, soutient sans réserve la position russe, on pourrait même croire qu’il est emballé à l’idée qu’une guerre va éclater. Buchanan, lui, reste dubitatif. Il craint que Londres se réfugie derrière la neutralité et que la France et la Russie se retrouvent esseulées. Le Français lui réplique vivement : « Dans les circonstances actuelles, la neutralité de l’Angleterre équivaudrait à son suicide. » Maurice Paléologue a, à ce moment, une attitude gravissime : il se comporte en décideur politique, ce qu’il n’est pas, il s’affranchit des réserves qu’il doit émettre et fait des choix au nom de son gouvernement sans en avoir l’autorisation. Ce ne sera pas la dernière fois au cours de cette crise qu’il va adopter cette démarche. [Il expliquera plus tard son comportement par l’impossibilité qu’il avait de joindre le chef du gouvernement, René Viviani, alors en pleine mer car voguant vers Stockholm pour une visite d’État.]
  89. Ainsi, dès ce 24 juillet 1914, le gouvernement tsariste croit de bonne foi que la France tiendra ses engagements et le suivra dans une guerre contre l’Autriche-Hongrie. Mais la paix n’est pas encore enterrée. Aucun des protagonistes n’a proclamé l’état de guerre ou décrété la mobilisation générale. Il reste un espoir que cet ultimatum soit surtout un moyen pour la monarchie habsbourgeoise de montrer ses biceps et d’obtenir quelque chose sans se battre. Il faut tenter de trouver une solution diplomatique, Sazonov en donne le mandat à ses représentants à Vienne. En l’absence de l’ambassadeur Nikolaï Schebeko (parti en vacances le 20 juillet) c’est un chargé d’affaires, le prince Alexandre Koudachev, qui demande à voir Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] au Ballplatz, le siège du gouvernement. À un Koudachev angoissé et énervé, Berchtold répond calmement et cyniquement que l’Empereur François-Joseph ne veut pas anéantir la Serbie, juste la dépecer. Quand le Russe lui demande si une réponse négative de la Serbie à l’ultimatum entraînera une agression militaire, Berchtold rétorque honnêtement que oui. L’aristocrate lui lance sans sourciller : « Alors c’est la guerre ! »
  90. Les nouvelles vont vite. Dès la fin de la matinée, avant l’entrevue entre Berchtold et le prince Koudachev, le gouvernement italien est au courant de la remise de l’ultimatum et de son contenu. Toute cette histoire sent beaucoup trop mauvais pour le libéral Antonio Salandra [Président du Conseil des ministres italiens]. Dans la journée, il adopte une position et la communique à Berlin et à Vienne. Il ne soutiendra pas le conflit auquel il devrait normalement prendre part, puisque l’Italie fait partie de la Triple Alliance. Il justifie son choix en rappelant que ladite Triple Alliance a une vocation défensive, alors que là c’est l’Autriche-Hongrie qui est l’agresseur. De toute façon, cette position ne surprend guère les Allemands et les Austro-hongrois, qui ont pris garde de ne pas informer Rome de leurs projets.
  91. Par contre, au Quai d’Orsay et au Foreign Office [Ministère britannique des Affaires étrangères], y a clairement le feu. On cherche dans un premier temps à éteindre l’incendie en prodiguant des conseils de soumission à la Serbie pour qu’elle consente à autant de concessions que possible. Edward Grey, le Foreign Secretary [Ministre britannique des Affaires étrangères], n’est pas surpris, puisque le prince Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] l’a déjà prévenu depuis le 20 juillet, à l’insu de Guillaume II. Pour Grey, il y a un vrai risque de guerre généralisée sur tout le Vieux Continent. Il est d’avis que la Serbie doit dire oui à toutes les demandes austro-hongroises, sans quoi un conflit d’une ampleur jamais égalée dans l’histoire de l’Humanité va se produire. Le gouvernement britannique suit donc une ligne totalement différente de celle arrêtée par Sazonov et Paléologue dans la matinée. Le Foreign Secretary ne se prive pas pour autant de faire sentir à l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, qu’il convoque, que la situation le préoccupe. La mise en garde britannique n’inquiète pas Vienne et Berlin, qui pensent que de toute façon le Royaume-Uni ne prendra jamais les armes pour un conflit dans les Balkans.
  92. Du côté de Paris, la crise tombe au plus mauvais moment. Raymond Poincaré [Président de la République] et René Viviani [Président du Conseil des ministres] sont à bord du « France », en pleine Baltique. Les communications sont catastrophiques et rendent difficiles la liaison avec Paris et Saint-Pétersbourg. C’est le Garde des Sceaux, Jean-Bienvenu Martin, qui assure l’intérim au Quai d’Orsay en l’absence de Viviani. Il y reçoit le comte Nikolaus Szécsen von Temerin [Ambassadeur d’Autriche-Hongrie] qui lui donne lecture de l’ultimatum. Quand vient le point concernant les pleins-pouvoirs accordés à la police austro-hongroise en territoire serbe, Martin tressaille et se le fait répéter. Silencieux, d’un sang-froid glacial qui désarçonne son interlocuteur, Martin congédie l’ambassadeur après qu’il ait fini de lire la note. Puis il reçoit le représentant de l’Allemagne, le baron Wilhelm von Schoen. Celui développe sans détour la ligne de son gouvernement : qu’on laisse l’Autriche-Hongrie et la Serbie régler leurs problèmes et qu’on n’intervienne pas. En substance, von Schoen demande à la France de tenir la Russie, sans quoi le conflit dégénèrerait. Martin est d’accord pour cantonner la guerre à l’Autriche-Hongrie et à la Serbie, mais que si on laisse quarante-huit heures supplémentaires à Belgrade.
  93. Cette idée d’un délai supplémentaire provient des échanges entre Viviani et Sazonov. Il pourrait permettre de se donner une chance de résoudre le litige par la négociation. Quand Paul Cambon [Ambassadeur de France à Londres] lui soumet cette idée, le Foreign Secretary Grey l’approuve. Il propose même à Saint-Pétersbourg et Paris de demander la convocation d’une conférence européenne pour examiner le problème. L’Anglais voudrait que cette conférence rassemble l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. La Russie, la Serbie et l’Autriche-Hongrie, parties prenantes, seraient mises de côté. Tout cela doit être proposé demain à Vienne et à Berlin. En attendant, au soir du 24 juillet 1914, les gouvernements d’Europe ignorent jusqu’où les événements les conduiront.
  94. C’est arrivé le 25 juillet 1914 :
  95. L’ultimatum austro-hongrois adressé à Belgrade expire ce soir à dix-huit heures.
  96. Pour Raymond Poincaré [Président de la République] et René Viviani [Président du Conseil des ministres], le moment est on ne peut plus mal choisi : leur navire, le « France » est en pleine mer, en route vers la Suède, et ils ne reçoivent les informations sur l’évolution de la situation qu’au compte-goutte. Ils hésitent sur la marche à suivre. Doivent-ils annuler leur visite officielle à Stockholm et rentrer de toute urgence à Paris ? Ils sont conscients qu’une telle décision alarmerait Berlin et donnerait encore plus d’ampleur à la crise. C’est pourquoi ils préfèrent feindre le sang-froid et ne pas dévier la route de leur paquebot. Ils confirment même les étapes suivantes de leur tournée diplomatique : Copenhague (au Danemark) et Christiana (en Norvège). Toutefois, pour rassurer les Français au cas où ils auraient le sentiment que l’État est décapité au moment où s’annonce la plus grave crise diplomatique de ce début de siècle, Viviani adresse un communiqué de presse à l’agence Havas. Il s’y dit en liaison permanente avec le Quai d’Orsay et les ambassadeurs des capitales européennes. Pourtant, cela n’est tout à fait vrai car les communications sont difficiles en pleine mer.
  97. À Paris, Jean-Bienvenu Martin [Garde des Sceaux] réunit le Conseil des ministres en urgence. Il leur révèle tout ce qu’il sait et ne cache pas qu’il existe un vrai danger de conflit généralisé à toute l’Europe. Adolphe Messimy [Ministre de la Guerre] détient lui aussi des informations alarmante : depuis Nancy la Section de renseignements (SR) signale que des garnisons de l’Armée allemande se massent en Alsace. D’ailleurs, Messimy prend la précaution de rappeler le jour même tous les officiers en permission.
  98. En Russie, les nerfs de Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] sont à vif. Il a très peu et très mal dormi. Malgré cela, il appuie la proposition britannique, formulée la veille, de convoquer une conférence internationale sur la question serbe. Ne voulant surtout pas que le Royaume-Uni reste neutre en cas de guerre, Sazonov s’emploie à œuvrer pour que la Russie n’ait pas l’air agressive, repoussant à plus tard les première mesures militaires que les généraux de Saint-Pétersbourg le pressent de prendre. Toute la journée, le Ministre est en lien avec George Buchanan [Ambassadeur britannique à Saint-Pétersbourg] qui est d’avis que son pays doit montrer à l’Allemagne que sa neutralité n’est pas acquise. Mais comme il est un fonctionnaire consciencieux, Buchanan relaie fidèlement les consignes du Foreign Office et conseille la modération à Sazonov.
  99. Les Britanniques savent que si la Russie mobilise son armée, l’Allemagne le fera aussi, et la France y sera obligée à son tour par le jeu des alliances. Pour le moment, il n’y a pas de guerre car l’Autriche-Hongrie n’a pas mis ses menaces à exécution, il faut donc réfléchir avant de laisser Saint-Pétersbourg dégainer. Pourtant, Londres a beau insister et tempérer les Russes, Sazonov continue de dire que le Tsar ne laissera pas la Serbie se faire écraser. La situation devient si tendue en cours de journée qu’Edward Grey [Foreign Secretary – Ministre britannique des Affaires étrangères] décroche son téléphone, prenant le risque d’être écouté par les services secrets allemands, et félicite Buchanan pour son action modératrice. En retour, l’ambassadeur ne lui cache pas que la mobilisation de l’Autriche-Hongrie et de la Russie paraît inévitable, mais il insiste pour dire que la paix n’est pas condamnée tant que la proposition de conférence à quatre (Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni) n’a pas été officiellement repoussée.
  100. Encore faudrait-il que l’Allemagne accepte d’y participer. Jules Cambon [Ambassadeur de France à Berlin] ne fait que constater l’hypocrisie du gouvernement allemand qui jure, la main sur le cœur, qu’il n’a pas eu connaissance de l’ultimatum avant sa remise à Belgrade. À cette date, Cambon considère qu’il n’y a plus rien à faire et que la guerre arrive à grands pas, qu’elle n’est plus qu’une question de jours. D’ailleurs, à quinze heures, Maurice Paléologue [Ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg] et Buchanan se retrouvent dans le bureau de Sazonov qui leur annonce que Nicolas II a décidé de mobiliser treize corps d’armée dans les zones frontalières proches de l’Empire austro-hongrois ; la mesure a vocation à devenir effective dès que François-Joseph aura manifesté sa volonté de recourir aux armes.
  101. Dans la soirée qui suit, le Tsar préside une conférence militaire avec les hauts-gradés de l’Armée impériale russe (l’AIR). Nicolas II ordonne quelques mesures qui doivent rester secrètes et être mises en œuvre à Varsovie, Saint-Pétersbourg et Vilna, c’est-à-dire non loin de la frontière avec l’Allemagne. Il convient, ici, de s’attarder un peu sur le fonctionnement de l’AIR en 1914. De toutes les institutions de la Russie autocratique, l’Armée impériale est la plus conservatrice et la plus imperméable aux réformettes entreprises depuis dix ans – et cela malgré le choc de la défaite de 1905 contre le Japon. Le grade auquel un homme accède est déterminé par son rang aristocratique. Les familles nobles les plus anciennes [et les plus consanguines] trustent les fonctions les plus importantes et des généraux totalement incompétents vont très prochainement se retrouver à la tête de millions de soldats. L’illettrisme fait des ravages dans les rangs de l’Armée ; et pas seulement chez les troufions car il n’est pas rare qu’un officier ne sache ni lire ni écrire. Mais le plus grave, c’est que si l’AIR compte en théorie plus de vingt-cinq millions de Russes mobilisables, les fils uniques sont automatiquement exclus, tout comme les sujets du Tsar qui sont de confession musulmane. Surtout, il suffit d’avoir un contact dans l’administration locale pour échapper à l’enrôlement obligatoire. [Enfin, on ne peut passer sous silence les conditions de vie des généraux de l’état-major qui continueront de vivre dans un luxe opulent pendant la guerre, tandis que rapidement les soldats vont manquer de quoi s’alimenter et se protéger du climat. Il est vrai qu’ils se rattraperont sur la population civile.]
  102. À Paris, Alexandre Isvolsky [Ambassadeur de Russie] rentre précipitamment occuper son poste, ajournant ses vacances. Lui, par contre, la tournure que prennent ces événements le rend tout à fait content, presque jovial même, car il attend avec impatience la confrontation avec l’Autriche-Hongrie. Il veut aller au clash et ne compte rien faire pour arranger la situation.
  103. Le gouvernement allemand aussi veut aller jusqu’à la rupture. Gottlieb von Jagow [Ministre des Affaires étrangères] ne transmet même pas la proposition de conférence quadripartite à Vienne et ment au représentant de Londres en lui déclarant qu’il l’a fait. [Finalement, la proposition ne sera envoyée au gouvernement austro-hongrois qu’après l’expiration du délai de l’ultimatum, histoire de faire semblant.]
  104. Du côté de vienne quand le prince Alexandre Koudachev se présente au Ballplatz avec une demande, émanant de Saint-Pétersbourg, de repousser l’heure de l’ultimatum, ont lui répond par une fin de non-recevoir. Pour échapper aux pressions, le comte Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] quitte Vienne et passe l’après-midi à Bad Ischl, auprès de l’Empereur François-Joseph [tranquille quoi]. Ce dernier a autorisé ses généraux à décréter la mobilisation générale et à la rendre effective pour le mardi 28 juillet au soir, c’est-à-dire dans trois jours. Mais l’armée régulière a déjà pris quelques mesures et on sera bientôt prêt à bombarder Belgrade.
  105. En Serbie, les maigres espoirs de paix s’évanouissent d’heure en heure. Le chef d’état-major de l’Armée serbe, le Vojvoda [grade qui équivaut à celui de maréchal] Radomir Putnik, interrompt son voyage en Hongrie et rentre en catastrophe à Belgrade. Dans la journée, le gouvernement et l’or de la banque d’État quittent la capitale serbe pour être mis en sécurité ailleurs dans le pays et la mobilisation générale est décrétée à quinze heures trente, avant même la remise de la réponse à l’ultimatum.
  106. De toute façon, sans même que ladite réponse lui ait été remise, le baron Wladimir Giesl von Gieslingen [Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Belgrade] a préparé ses bagages, déménagé ses archives, congédié le personnel et brûlé les registres contenant les codes servant à déchiffrer les câbles que lui envoie Vienne. À dix-huit heures, c’est Nikola Pašić [Président du Conseil des ministres serbes] en personne qui vient remettre sa réponse. Elle repose sur un document manuscrit, maintes fois corrigé avant d’être rédigé dans sa version finale. Wladimir Giesl von Gieslingen la parcourt rapidement, note qu’il y a certaines réserves sur certains points et ne termine pas sa lecture : ses consignes sont claires : la moindre petite contestation du gouvernement serbe sur un seul des points de l’ultimatum déclenchera automatiquement l’invasion de l’Autriche-Hongrie. Alors Giesl von Gieslingen part avec le premier train. Les relations diplomatiques entre Vienne et Belgrade sont rompues.
  107. Pourtant, la réponse de Pašić est largement conciliante. Il accepte la plupart des conditions fixées par l’Autriche-Hongrie et, sur le point le plus problématique (l’intervention de la police austro-hongroise sur le territoire serbe), il s’en remet au droit international. Mais que peut-il contre un gouvernement austro-hongrois qui veut la guerre depuis le début ?
  108. Au soir du 25 juillet, les Viennois descendent massivement dans la rue pour fêter la rupture avec la Serbie. La foule danse et chante ; des drapeaux impériaux sont brandis. Les Autrichiens sont convaincus que la victoire n’est qu’une question de temps, qu’elle sera rapide, et que le problème serbe va être définitivement réglé. Depuis plusieurs jours, la presse viennoise relaye des pamphlets racistes visant les Yougoslaves et excite criminellement la population.
  109. Ailleurs en Europe, les forces pacifistes s’activent. Dès que la remise de l’ultimatum a été connue (c’est-à-dire hier) les partis de l’Internationale socialiste ont pris toute la mesure de la gravité de la situation. Le Comité directeur du SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne] déclare dans la journée que « la menace de la guerre » plane sur l’Europe et appelle les travailleurs allemands à protester « contre les criminelles intrigues des fauteurs de guerre ». À Vaise, dans la banlieue lyonnaise, le leader de la SFIO, Jean Jaurès préside une réunion publique. Il appelle « avec une sorte de désespoir » au rassemblement de toutes les forces prolétariennes, dernière « chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation ». Jaurès a compris. Il sait que c’est vers la destruction que l’Humanité s’avance. Devant une assistance saisie, il démontre par quels engrenages la guerre généralisée est possible.
  110. Pourtant, lorsque le soleil se couche sur l’Europe, le 25 juillet, aucun pays n’est en guerre. Aucune déclaration n’a été remise. Aucun coup de canon n’a été tiré. Il n’y a qu’en Autriche-Hongrie et en Serbie que la presse parle de partir en guerre et en France l’opinion publique reste focalisée sur le procès d’Henriette Caillaux. La paix est encore possible.
  111. C’est arrivé le 26 juillet 1914 :
  112. Comme ce jour tombe un dimanche, le rythme des négociations qui décident de la paix ou de la guerre ralentit quelque peu. Depuis hier, c’est sur la Russie que repose la responsabilité du déclenchement ou non d’une guerre à dimension européenne : si les Russes décrètent la mobilisation générale, les Allemands en feront de même – c’est du moins la ligne diplomatique arrêtée par le Kaiser depuis qu’il apporté son soutien à l’Autriche-Hongrie, le 5 juillet. Guillaume II espère faire peur au Royaume-Uni et faire éclater la Triple Entente : la Russie se retrouverait isolée pour déclarer la guerre puisque Britanniques et Français ne la suivraient pas, et Saint-Pétersbourg renoncerait finalement à respecter son alliance avec la Serbie.
  113. D’ailleurs, les ambassadeurs allemands de Londres et de Paris avertissent les gouvernements qu’ils doivent retenir la Russie, sinon la paix ne durera pas. S'adressant par message à ce propos avec le baron Wilhelm von Schoen [Ambassadeur d’Allemagne à Paris], Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] lui déclare :
  114. « C’est à la Russie de décider si une guerre européenne aura lieu, auquel cas elle en prendra toute la responsabilité. Nous comptons sur la France avec laquelle nous nous savons d’accord quant au désir de maintenir la paix européenne, pour exercer son influence à Saint-Pétersbourg dans un esprit pacifique. »
  115. Un message similaire est envoyé à l’Ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg.
  116. Au même moment, Raymond Poincaré [Président de la République] et René Viviani [Président du Conseil des ministres] sont toujours en voyage d’État du côté de Stockholm. Pour les plonger dans l’ignorance et ralentir toute décision du duo exécutif français les Allemands brouillent les communications télégraphiques sans fil, empêchant ainsi les informations envoyées par le Quai d’Orsay de leur parvenir en Suède. Le baron von Schoen, fidèle fonctionnaire de Berlin, applique les ordres et sollicite une audience de la part de Jean-Bienvenu Martin [Garde des Sceaux], qui assure toujours l’intérim de Viviani en son absence. L’Allemand lui demande de retenir la Russie ce à quoi Martin répond que c’est une bonne idée et que l’Allemagne serait bien inspirée de retenir l’Autriche-Hongrie pour sa part. Et comme von Schoen repousse, encore, la proposition britannique de conférence quadripartite en répétant, encore, que le problème austro-serbe ne concerne que Belgrade et Vienne, Jean-Bienvenu Martin congédie le diplomate, encore.
  117. Von Schoen revient au Quai d’Orsay aux alentours de dix-neuf heures, avec un communiqué qu’il a rédigé. Le but est de démontrer que l’Allemagne fait tout pour éviter le désastre.
  118. « L’Ambassadeur d’Allemagne et le Ministre des Affaires étrangères ont eu, pendant l’après-midi, un nouvel entretien au cours duquel ils ont examiné, dans l’esprit le plus amical et dans un sentiment de solidarité pacifique, les moyens qui pourrait être employés pour assurer la paix générale. »
  119. Martin étant absent, c’est Philippe Berthelot [le Directeur politique du Ministère des Affaires étrangères] qui lit le projet de communiqué. Il ne l’apprécie pas du tout : il lui donne une fausse impression d’entente diplomatique entre la France et l’Allemagne, alors que le gouvernement de Berlin n’a rien fait pour retenir l’Autriche-Hongrie et a nié avoir eu connaissance de l’ultimatum avant qu’il ne soit donné aux Serbes. Berthelot n’hésite pas à sortir du langage convenu et détourné des diplomates et dit ouvertement à von Schoen que son pays veut la guerre, que c’est pour cela qu’il n’a pas retenu l’Autriche-Hongrie et que c’est aussi pour cela que Vienne ne s’est pas privée d’aller aussi loin dans ses menaces envers la Serbie. Berthelot en est convaincu : la Russie n’est pas responsable de la guerre vers laquelle l’Europe semble de plus en plus s’acheminer, c’est bien l’Allemagne qui doit rendre des comptes sur ce sujet. Le Baron von Schoen écoute poliment son interlocuteur, puis lui rétorque que la Serbie a besoin d’une bonne leçon, que l’Autriche-Hongrie et dans son droit et que l’Allemagne n’a que des intentions pacifiques. La discussion ne va pas plus loin, ça commence vraiment à craindre.
  120. Du côté de la Wilhelmstraße [Ministère allemand des Affaires étrangères], Jules Cambon [Ambassadeur de France à Berlin] aussi parle en toute franchise avec Gottlieb von Jagow : « Me permettez-vous de vous parler d’homme à homme ? Laissez-moi vous dire que ce que vous êtes sur le point d’entreprendre est stupide. Vous n’y gagnerez rien et vous risquez d’y perdre beaucoup. La France se défendra infiniment mieux que vous ne le pensez. Et l’Angleterre, qui a commis en 1870 la lourde erreur de nous laisser écraser ne recommencera pas. Soyez en sûr. » Cambon continue : « Avez-vous bien pesé les conséquences formidables de cet événement ? Vous allez vous trouver seul contre l’Europe entière, n’ayant comme allié qu’un empire vermoulu. » [Cambon en a juste marre de voir depuis plusieurs jours que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie se foutent de la gueule du monde. En langage diplomatique, l’ambassadeur lui a dit tout simplement : « Bandes de gros crevards, vous voulez la guerre, vous l’aurez, mais vous allez la perdre.] Le ministre le regarde et ricane. Quand Cambon a terminé, il répond : « Vous avez vos renseignements, nous avons les nôtres, qui sont complètement opposés. Nous sommes sûrs de la neutralité de l’Angleterre. »
  121. Or, les services de renseignements du gouvernement impérial allemand se lourdent complètement sur ce point : si Edward Grey [Ministre britannique des Affaires étrangères] a, jusqu’à présent, refusé de parler sur le même ton que ses alliés français et russes, c’est dans l’espoir d’apparaître comme un interlocuteur neutre pour d’éventuelles négociations de paix. Maintenant que cette issue paraît improbable, les Britanniques réfléchissent sérieusement à honorer leurs engagements de la Triple Entente.
  122. Cela semble de plus en plus compliqué, et pourtant, au cours de cette journée du 26 juillet 1914, la Russie tente une ultime manœuvre de rapprochement. Recevant à son bureau de Saint-Pétersbourg l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie, Sazonov opte pour une conversation loyale autour de la note de Vienne qui a motivé la rupture des relations diplomatiques avec Belgrade. Il commence par dire : « L’intention qui a inspiré ce document est légitime si vous n’avez poursuivi d’autre but que de protéger votre territoire contre les menées des anarchistes serbes ; mais le procédé auquel vous avez eu recours n’est pas défendable. » Plus loin dans la conversation, Sazonov ajoute : « Reprenez votre ultimatum, modifiez-en la forme, et je vous garantis le résultat. » En échange de la bonne volonté austro-hongroise, Sazonov promet une conversation directe entre Vienne et Saint-Pétersbourg pour trouver un « modus vivendi » dans les Balkans.
  123. Cette baisse soudaine du ton employé par le gouvernement russe trouve une explication dans le télégramme envoyé directement à Nicolas II, un peu plus tôt dans la journée, par Guillaume II (qui a interrompu en catastrophe sa croisière en yacht pour rentrer à Berlin). Le Kaiser y affirme qu’il va s’efforcer de persuader les Austro-hongrois à trouver un accord. Mais en réalité, ce télégramme allemand est une manœuvre. L’Empereur allemand, conseillé par son gouvernement, tente de gagner du temps, il veut pousser la Russie à retarder ses mesures militaires afin qu’elle finisse par lâcher l’affaire. Sans le savoir, Sazonov tombe dans le piège tendu par Berlin et conforte l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie dans l’idée que le Tsar ne veut pas, et ne voudra pas, en venir aux armes.
  124. Tandis que le Kaiser fait croire à Nicolas II qu’il a des intentions pacifiques, von Jagow pousse Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] à attaquer la Serbie le plus vite possible pour mettre le monde devant le fait accompli. D’ailleurs, les militaires austro-hongrois accélèrent leurs préparatifs pour déclencher très rapidement l’invasion. De plus, à Vienne comme à Berlin, on observe un phénomène inquiétant : les dirigeants politiques sont progressivement effacés par les dirigeants militaires. Le maréchal Conrad von Hötzendorf [chef d’état-major de l’armée austro-hongroise] multiplie les communications avec l’Empereur François-Joseph. Avec ses généraux, von Hötzendorf attend avec impatience le début des hostilités. Côté allemand, le général Helmuth von Moltke [chef du grand état-major général de l’armée] exige de son gouvernement qu’il adresse un ultimatum à la Belgique dans la perspective d’une invasion de la France par cette voie terrestre.
  125. À Paris et à Londres, il n’est pas encore question d’entrer en guerre. La crise est sérieuse, mais on ne peut pas encore renoncer à l’espoir de trouver une solution diplomatique. Quand le général Joseph Joffre [chef de l’État-major général] se rend dans le bureau d’Adolphe Messimy [Ministre français de la Guerre] pour lui demander de prendre des mesures préparatoires à la mobilisation générale, il obtient comme réponse un refus politique. Sur l’autre rive de la Manche, dans les bureaux de l’Amirauté, le jeune ministre en charge de la Royal Navy s’active. À trente-neuf ans Winston Churchill, c’est son nom, est présenté comme un ambitieux, promis par ses pairs à un avenir plutôt brillant, il n’est pas encore conservateur et s’affiche avant tout comme un libéral. Ce 26 juillet, il ordonne aux bâtiments de la Royal Navy de se concentrer dans la Mer Manche, ce qui d’ailleurs n’a pas pour effet d’alerter le gouvernement allemand, toujours persuadé que la Grande-Bretagne restera neutre.
  126. Après son meeting de la veille, Jaurès reste à Lyon. Il déjeune avec Marius Moutet, un camarade de la SFIO, puis visite le musée de la ville. Il ne repart pour Paris que dans la soirée. Son train lui fait la mauvaise surprise de tomber en panne à Dijon. Alors il se précipite au siège du quotidien local – « Le Progrès de Dijon » – pour consulter les dernières dépêches. Jaurès n’est décidément pas n’importe qui. Les journalistes bourguignons le laissent s’installer et s’affairer comme s’il était de la maison. Les informations que parcourt le député du Tarn sont alarmantes. C’est donc du sérieux cette histoire de guerre dont il entend parler depuis trois jours. Ça a l’air extrêmement grave. Il rédige d’un seul trait son éditorial pour « L’Humanité » et le dicte à un journaliste du quotidien. Tous les membres de la rédaction du « Progrès » écoutent, suspendus à ses lèvres, le papier de Jaurès. Il demande aussi qu’on transmette à « L’Humanité » la consigne de ne rien faire pour mettre en évidence les faiblesses militaires de la France. Il ne les connaît que trop bien pour les avoir dénoncées, avec ses camarades de la SFIO, à la tribune de la Chambre des députés face à tous les gouvernements qui se sont succédés.
  127. Les socialistes ne sont pas les seuls, dans le pays, à vouloir éviter la guerre. « La Bataille syndicaliste », l’organe de la CGT, publie la résolution du syndicat : « À bas la guerre ! » Le jeune Secrétaire général Léon Jouhaux s’en prend tout particulièrement à la Russie. Il voit dans cette marche vers la guerre une volonté de la part du Tsar de sauver son régime autocratique [et il n'a pas complètement tort]. Dans un encadré bien voyant, le syndicat rappelle sa position : la grève générale révolutionnaire en cas de déclaration de guerre. En outre, la CGT appelle à manifester demain à Paris.
  128. Le combat contre la guerre s’annonce dur pour les forces progressistes, mais elles sont décidées à le mener. En Allemagne, c’est le SPD [Parti social-démocrate] et sa myriade de syndicats et de mutuelles qui conduit la lutte. Ses dirigeants ont appelé à de gigantesques meetings pacifistes pour demain. Le gouvernement impérial les attend avec beaucoup d’attention. Ils vont faire office de test et révéleront si l'opinion publique est prête où non à suivre ses dirigeants politique dans une guerre.
  129. C’est arrivé le 27 juillet 1914 :
  130. Cela fait maintenant deux jours que l’Autriche-Hongrie a coupé tout contact avec la Serbie. Tous les gouvernements européens s’attendent d’une minute à l’autre à une invasion et on mentionne déjà d’importants mouvements de troupes du côté de la frontière austro-serbe. Mais, pour le moment, la guerre n’a pas encore été déclarée. Il reste donc encore un – très mince – espoir de maintien de la paix.
  131. De retour de sa croisière en toute urgence, Guillaume II arrive au château impérial de Postdam dans la matinée. On l’informe de l’évolution de la situation et il peste contre l’Autriche-Hongrie qui n’a toujours pas franchi la frontière serbe. Le Kaiser considère que, désormais, chaque heure compte. Plus Vienne retarde le déclenchement des opérations, plus le gouvernement de François-Joseph laisse à la Russie et à la France le temps d’organiser une riposte militaire. Quand il se présente au château, Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] est très mal reçu par Guillaume II qui passe sa colère sur lui, à un tel point que le chef du gouvernement, se sentant menacé, soumet sa démission à l’empereur. En réponse, il obtient du Kaiser une formule passée à la postérité : « Vous m’avez préparé ce plat-là, vous le mangerez. »
  132. En réalité, à cette heure von Bethmann-Hollweg espère encore éviter une déflagration européenne et circonscrire l'incendie à la Serbie. Il fait donner au baron Wilhelm von Schoen [Ambassadeur d’Allemagne à Paris] la consigne de maintenir le gouvernement français sous pression, comme hier. C’est pourquoi, dans la journée, von Schoen adresse au Quai d’Orsay une lettre dans laquelle il répète ce qu’il a dit la veille : si une guerre éclate, ce sera de la faute de la Russie, pas de l’Autriche-Hongrie, Nicolas II doit arrêter de faire chier. Le prince Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] communique la même note dans la journée au gouvernement britannique, à contrecœur pour sa part car il pense que son pays se dirige vers un désastre. Von Lichnowsky sait très bien que le Royaume-Uni et la France suivront la Russie, il ne cesse de l’écrire à son gouvernement, mais à quoi bon ? À Berlin, ils sont persuadés que la Triple Entente ne bougera pas pour sauver la Serbie.
  133. Plus le temps passe, plus la guerre paraît de plus en plus inéluctable. Dans la journée, comme la Russie organise des grandes manœuvres dans les zones frontalières les chefs de l’Armée allemande se réunissent. Au « Großer Generalstab » [Grand état-major général] on exhume le Plan Schlieffen. Datant de 1905, affiné depuis à plusieurs reprises, ce plan prévoit de se précipiter d’abord sur la France puis d’écraser la Russie, plus lente à se mobiliser. Lentement, la gestion de crise passe des mains des diplomates à celles des militaires.
  134. À Saint-Pétersbourg, le comte de Pourtalès [Ambassadeur d’Allemagne] tente d’ultimes manœuvres d’intimidation, expliquant à Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] que se servir de la mobilisation pour effrayer l’Autriche-Hongrie, comme le fait le Tsar, est un mauvais calcul qui risque de déraper. Sazonov lui répond qu’il n’y a pas de mobilisation générale, juste des mesures préparatoires dans les circonscriptions militaires de Kazan, Kiev, Moscou et Odessa. Et, un peu plus tard dans la journée, le Ministre russe de la Guerre confirme la chose à l’attaché militaire de l’Ambassade d’Allemagne. Pour autant, le gouvernement russe ne dissimule rien de sa position : si l’Autriche-Hongrie attaque la Serbie, une mobilisation partielle sera décrétée.
  135. Les chances de conserver la paix s’amenuisent donc d’heures en heures, mais elles ne sont toujours pas disparues puisque Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères] reçoit à son bureau les ambassadeurs de France et du Royaume-Uni. Il leur répète ce que ses ambassadeurs de Paris et de Londres disent depuis hier, histoire que cela ne fasse plus de doutes : l’Allemagne ne bougera pas si la Russie en fait de même. Pourtant, les services de renseignements français confirment ce qu’ils ont observé la veille, à savoir que les troupes allemandes manœuvrent en Alsace-Lorraine. Plus inquiétant, elles ont revêtu leur tenue de campagne.
  136. De son côté, lord Edward Grey [Foreign Secretary – Ministre britannique des Affaires étrangères] tient un discours de plus en plus dur et commence à explicitement dire que la Grande-Bretagne entrera en guerre si Berlin le fait. Mais l’Ambassadeur d’Allemagne à Londres a beau se démener pour que von Jagow et le Chancelier impérial von Bethmann-Hollweg ouvrent les yeux sur les intentions réelles du Royaume-Uni, ceux-ci persistent à croire que ce pays restera neutre. À leur décharge, il est tout de même vrai que le Cabinet est divisé sur la question. Si Herbert Henry Asquith [Premier ministre] et Winston Churchill [First Lord de l’Amirauté] sont convaincus qu’il faudra tôt ou tard venir en aide à la France, d’autres ministres, comme John Morley [Lord Président du Conseil], sont vigoureusement opposés à toute déclaration de guerre.
  137. En réalité, cette crise diplomatique sans précédent tombe au plus mauvais moment pour Asquith. Les élections de 1908 sont désormais très loin. À l’époque, il avait, à la tête du Parti libéral, obtenu une majorité à la Chambre des communes grâce à laquelle il avait enfin pu devenir Premier ministre, après une carrière politique de plus de trente ans. Depuis, son autorité sur le Parti libéral s’est affaiblie. Le désastreux bilan social de son gouvernement et l’Affaire Marconi en 1912 [un délit d’initié relatif au naufrage du Titanic dans lequel son Ministre de la Justice a été compromis] sont passés par là. Asquith est contesté dans son propre parti, il n’a plus l’adhésion de l’opinion publique et il risque de perdre sa majorité à la Chambre des communes. Au moment où s’avance peut-être la plus grande guerre de tous les temps, le Royaume-Uni compte à sa tête un Premier ministre qui n’a pas le droit à l’erreur.
  138. Le gouvernement impérial allemand parie sur ces hésitations. Pour gagner du temps et maintenir le Royaume-Uni dans le flou, Guillaume II et von Bethmann-Hollweg n’ont toujours pas donné de réponse claire à la proposition britannique de conférence quadripartite [voir « C’est arrivé le 24 juillet »], à l’inverse de la France et de l’Italie qui s’y sont déclarées favorables. C’est peu dire que le Chancelier impérial est prêt à tout pour éviter de répondre à la proposition de Londres, jusqu’à la dissimuler au Kaiser qui risquerait d’y répondre favorablement et de faire capoter sa stratégie [ce qui lui sera lourdement reproché plus tard]. Mais comme il faut bien donner une réponse et qu’Edward Grey ne cesse d’insister, von Jagow finit par dire qu’une telle conférence placerait l’Autriche-Hongrie en position d’accusée, ce que l’Allemagne ne peut accepter. Von Jagow ajoute sournoisement qu’il va sonder les Austro-hongrois et se positionner en fonction de leur réponse, ce qui n’est de toute façon qu’un dernier stratagème pour gagner du temps et faire passer l’Allemagne pour une nation modérée qui cherche à protéger la paix. Et ce n’est qu’une fois la réponse donnée qu’on informe Guillaume II de ce projet de conférence quadripartite.
  139. La proposition est transmise à Vienne, mais elle est assortie de notes lui conseillant de la rejeter. Theobald von Bethmann-Hollweg écrit d’ailleurs : « Nous devons donner l’impression que la guerre nous a été imposée. » L’Autriche-Hongrie aussi agit afin de rendre inéluctable son agression de la Serbie. La réponse de Nikola Pašić [Président du Conseil des ministres serbes] à l’ultimatum, donnée le 25 juillet au soir, n’est communiquée à von Jagow que ce 27 juillet à midi, et les services de la Wilhelmstraße font en sorte d’attendre dans la soirée pour l’envoyer à Guillaume II à Postdam afin qu’il ne la découvre que demain matin.
  140. [On ne le répétera jamais assez, mais dans cette crise, depuis le début la détention et la transmission des informations jouent un rôle fondamental dans l’évolution de la situation. Les négociations se font à l’abri des commentaires de la presse et du regard de l’opinion publique. Si les gouvernements britannique et français sont, de part leur modèle constitutionnel, astreints à un minimum de transparence, en Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Russie les dirigeants sont, comme on le voit depuis plusieurs jours, tout à fait libres de révéler ce qu’ils veulent quand ils le veulent. À tous points de vue, l’été 1914 constitue l’aboutissement et, surtout, l’échec de la diplomatie secrète.]
  141. Il y en a, par contre, dans ce milieu où on étale de plus en plus son virilisme, qui aura vraiment tout tenté : Jules Cambon, l’Ambassadeur de France à Berlin [par ailleurs frère cadet de Paul Cambon, l’Ambassadeur de France à Londres]. Reçu, une fois de plus, par Gottlieb von Jagow qui étale sa mauvaise foi de faux pacifiste, Jules Cambon se décide à l’implorer. À la fin de la conversation, comme il n'a plus rien à perdre, il lance : « Je vous en prie, au nom de l’Humanité ! » Mais même là, von Jagow répond en haussant des épaules et en le congédiant.
  142. L’accélération des événements qui promettent de précipiter l’Europe vers la guerre a une conséquence qui ne passe pas inaperçue en Italie. Le gouvernement se décide à nommer un chef d’état-major (le poste est vacant depuis la mort de son titulaire, le 1er juillet dernier). C’est au général Luigi Cadorna que revient la tâche de commander les armées. La particularité de cela, c’est que Cadorna a déjà refusé cette fonction, en 1908. À cette date, il voulait protester contre l’ingérence du Roi dans les affaires de l’armée, qu’il jurait alors de ne plus tolérer.
  143. Et puis, quelque part dans la Mer Baltique on trouve le paquebot « France » avec à son bord Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres]. Cela peut paraître aberrant, mais ce n’est qu’à cette date qu’ils renoncent à leur tournée diplomatique en Scandinavie et donnent l’ordre à l’équipage du « France » de mettre aussitôt le cap sur Dunkerque. Malgré tout, ils sont à deux jours des côtes françaises – une éternité compte tenu du contexte – et ils ne reçoivent les informations que partiellement depuis que les Allemands ont brouillé les communications. L’Europe s’achemine de plus en plus irrésistiblement vers la guerre et les chefs du gouvernement français et de l’État sont en pleine mer. Cette situation énerve au plus au point Viviani qui râle après tout le monde.
  144. Les forces pacifistes, quant à elles, s’organisent. À l’appel du Parti social-démocrate d’Allemagne, des meetings pacifistes ont lieu dans les grandes villes du pays, ils sont couronnés de succès.
  145. De l’autre côté du Rhin, en France, c’est la Confédération générale du travail qui organise une vigoureuse manifestation sur les grands boulevards parisiens. En réponse aux Camelots du Roi [des vrais gros « réacs »] qui ont défilé dans la journée pour appeler à la guerre, de vingt-et-une heures à minuit, de l’Opéra à la place de la République, au cri d’ « À bas la guerre ! », cent mille (peut-être deux cents mille) manifestants défilent pour la paix. La police ne parvient pas à contenir une foule que la Sûreté générale estime à trente mille personnes. Alors elle charge pour disperser les manifestants. Le bilan est alarmant pour le Ministère de l’Intérieur : trente agents blessés et six cents manifestants arrêtés. Dans la tête du Préfet de police, une idée commence à germer : et si la guerre déclencherait une révolution ? Il se dit qu’il va lui falloir être très vigilant, mais peut soupirer de soulagement en constatant que la presse parisienne continue d’expliquer que c’est l’Allemagne qui veut la guerre, et pas la France.
  146. Les dirigeants de la SFIO se retrouvent en Commission administrative. Ils adoptent un manifeste rédigé par le Député du Tarn, Jean Jaurès. Le parti socialiste y déclare que sa volonté n’est pas de compliquer la tâche du gouvernement français, mais de l’appuyer s’il choisit la voie du pacifisme :
  147. « Les socialistes, les travailleurs de France, font appel au pays tout entier pour qu’il contribue de toutes ses forces au maintien de la paix. Ils savent que le gouvernement français dans la crise présente a le souci très net et très sincère d’écarter ou d’atténuer les risques de conflit. Ce qu’ils lui demandent, c’est de s’employer à faire valoir une procédure de conciliation et de médiation. »
  148. Le même jour à Bruxelles, des syndicalistes de toute l’Europe se retrouvent pour un congrès extraordinaire sur la question de la guerre. Anarchistes et socialistes font une trêve pour trouver une issue. C’est Léon Jouhaux qui représente la CGT, il rencontre sur place les leaders des syndicats allemands qui le persuadent qu’ils arriveront à stopper les velléités bellicistes du gouvernement de Guillaume II. Du reste, les débats tournent autour de la grève générale, qui serait le seul moyen véritablement efficace pour faire reculer les gouvernements. Mais, est-ce possible de la mettre en œuvre en si peu de temps ?
  149. Le camp du progrès aura bientôt la réponse à cette question. Dans quelques jours.
  150. C’est arrivé le 28 juillet 1914 :
  151. Ça commence vraiment à craindre.
  152. Aux premières heures du jour, on porte à Guillaume II la réponse de la Serbie à l’ultimatum austro-hongrois – soit plus de deux jours et demi après qu’elle ait été donnée ! Le Kaiser est d’abord satisfait de découvrir que les Serbes cèdent sur la quasi-totalité, puis interloqué quand il découvre que Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] a refusé les concessions de Belgrade. Alors, aux alentours de dix heures, Guillaume II rédige une lettre à Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères] dans laquelle il exprime son sentiment. Pour lui, une intervention armée est devenue inutile :
  153. « Les désirs de l’Autriche sont remplis sur tous les points principaux. Quant aux autres et aux réticences insignifiantes que fait la Serbie, il sera facile de s’entendre là-dessus. On a obtenu la capitulation la plus humiliante urbi et orbi, et par là tout motif de guerre disparaît. »
  154. En guise de gage, Guillaume II propose que l’armée austro-hongroise occupe Belgrade, mais le Kaiser ignore que ses ministres complotent dans son dos pour couper court à toute négociation et aller jusqu’à l’épreuve de force. En effet, ni Gottlieb von Jagow ni Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] ne transmettent cette lettre à Vienne puisqu’ils attendent impatiemment la déclaration de guerre qui va la rendre caduque.
  155. À ce titre, le gouvernement austro-hongrois est passablement embêté. Comment remettre à la Serbie le document qui ouvre les hostilités, puisque les relations diplomatiques ont été rompues. On songe d’abord à envoyer un émissaire muni d’un drapeau blanc, mais après coup cela paraît franchement grotesque. On demande donc à l’Allemagne de le faire via son représentant officiel à Belgrade, mais celle-ci refuse car elle tient à conserver son impartialité de façade. Finalement, les ministres de François-Joseph s’entendent pour requérir l’aide du gouvernement roumain. Comme il faut un motif, le gouvernement prétend que des soldats serbes ont ouvert le feu sur des soldats austro-hongrois à la frontière. Ce n’est qu’un grossier mensonge, mais à Vienne on n’est plus à ça près.
  156. La déclaration de guerre parvient à Nikola Pašić [Président du Conseil des ministres serbes] un peu avant midi. Par le jeu des alliances, elle doit pratiquement mécaniquement déboucher sur un conflit généralisé dans les jours qui viennent. [Il y a une véritable bataille culturelle à mener en écrivant inlassablement que c’est cet acte qui marque le vrai début de la Ière Guerre mondiale, et non pas l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914. Ce n’est pas un pauvre étudiant patriote de dix-neuf ans, militant pour le droit à l’autodétermination de son peuple, qui a déclenché la guerre, c’est le délire expansionniste de la monarchie habsbourgeoise et la complicité active du gouvernement de von Bethmann-Hollweg, ne l’oubliez jamais.]
  157. Depuis Ischl, l’Empereur d’Autriche-Hongrie rédige d’un ton grave une proclamation à son peuple. Un peu plutôt dans la matinée, Berchtold a coupé court à son entretien avec l’Ambassadeur du Royaume-Uni, lui annonçant que de toute façon plus rien ne pouvait empêcher le conflit. Ça y est. L’Autriche-Hongrie est en guerre.
  158. À Saint-Pétersbourg, Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] déchante après les signes d’apaisement qu’il a cru déceler la veille. Dans l’après-midi, l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie lui fait d’ailleurs savoir que son pays est déterminé à aller jusqu’au bout et ferme la porte à toute discussion. Tentant le tout pour le tout, Sazonov propose une négociation par l’intermédiaire du Roi d’Italie ou celui de Grande-Bretagne, sans succès non plus. Devant tant de mauvaise volonté, les Russes se rendent à l’évidence et le Ministre Sazonov déclare à Maurice Paléologue [Ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg] : « L’Autriche ne veut pas causer. »
  159. Nikolaï Schebeko [Ambassadeur de Russie à Vienne] se heurte lui aussi à un mur lors de son entretien avec le comte Berchtold. Dans son rapport qu’il envoie à Sazonov, Schebeko explique que de toute façon l’opinion publique autrichienne est tellement excitée par l’ambiance martiale qui règne dans le pays que le gouvernement austro-hongrois est pratiquement contraint de faire la guerre – quand bien même ne le voudrait-il plus. Alors, les services diplomatiques de Nicolas II avertissent discrètement leurs ambassadeurs que la Russie annoncera demain sa mobilisation partielle sur les frontières de l’Empire austro-hongrois et que celle-ci sera effective le 30 juillet au matin. En réalité, l’état-major de l’Armée impériale russe sait que la mobilisation générale est aussi envisagée, mais il n’est pas question pour le moment de le révéler au public.
  160. Dans l’après-midi, Nicolas II et son cousin Guillaume II s’échangent plusieurs télégrammes au ton dramatique, à la limite du pathétique. Ils sont rédigés en anglais. Signant « Nicky », le Tsar supplie son interlocuteur de ne pas laisser la situation dégénérer en guerre européenne. Répondant du surnom de « Willy », le Kaiser rétorque qu’il fait tout pour que l’Autriche-Hongrie accepte des solutions pacifiques. Mais les positions ne changent pas : l’Allemagne demande à la Russie de ne pas intervenir, sans pour autant retenir son allié austro-hongrois.
  161. À quinze heures, Paléologue croise le comte de Pourtalès [Ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg] devant le bureau de Sazonov. Le diplomate français ne se prive pas de lui dire : « Eh bien ! Vous êtes enfin décidé à calmer votre alliée ? Vous seuls êtes en situation de faire entendre à l’Autriche des conseils de sagesse. » Le comte réplique : « Mais c’est ici qu’il faut qu’on se calme et qu’on cesse d’exciter la Serbie ! Nous ne pouvons pas abandonner notre alliée. » Cet échange verbal se produit quelques minutes seulement avant que Paléologue prodigue à Sergueï Sazonov quelques conseils tactiques pour plaire au Royaume-Uni dans l’optique de la guerre, qui est désormais clairement inévitable vu depuis Saint-Pétersbourg.
  162. Dans la capitale de l’empire voisin, à Berlin, la guerre semble aussi inéluctable. Les ultimes propositions de l’Ambassadeur du Royaume-Uni en Allemagne sont balayées d’un revers de la main par le Ministre des Affaires étrangères. En réalité, le Chancelier impérial von Bethmann-Hollweg doit manœuvrer prudemment, car après avoir sondé quelques personnalités du SPD, il sait que les sociaux-démocrates allemands ne s’opposeront pas à la guerre si elle paraît être imposée à la nation. C’est pourquoi von Bethmann-Hollweg tient tête aux officiers du Grand état-major général en attendant que la Russie annonce la mobilisation générale pour le faire à son tour.
  163. Ce qui ne devrait être qu’une question d’heure puisqu’en soirée des salves d’artillerie sont entendues près de Belgrade.
  164. De leur côté, Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres] continuent de voguer en catastrophe vers Dunkerque, d’où ils devront au plus vite rentrer sur Paris. Les informations qui leur parviennent sont toutes obsolètes : ils ignorent que la proposition britannique de conférence quadripartite a été rejetée par les Austro-hongrois, ni même que Vienne a déclaré la guerre à la Serbie.
  165. À Paris, les députés et sénateurs de la SFIO se réunissent pour se prononcer sur une déclaration commune. L’idée de solidarité avec le Cabinet Viviani dans un effort de maintien de la paix, déjà développée la veille dans le manifeste adopté par le parti en Commission administrative, est amplement reprise. De plus, contrairement à hier, un ennemi est clairement pointé du doigt : l’expansionnisme germaniste. On invite les dirigeants européens à faire pression sur le gouvernement de Nicolas II pour que la Russie ne compromette pas les dernières chances de médiation britannique.
  166. Après cette réunion, Jean Jaurès se rend à la Gare du Nord. Il doit prendre le train pour Bruxelles, où le Bureau socialiste international (le BSI, l’organe décisionnel de l’Internationale ouvrière) doit tenir une réunion. À circonstances exceptionnelles, escorte exceptionnelle. Jean Jaurès a proposé à un conseiller d’État de quarante-deux ans de l’accompagner : Léon Blum.
  167. C’est pendant l’Affaire Dreyfus que Blum s’est révélé au grand public. Alors qu’il menait sa carrière de haut-fonctionnaire au Conseil d’État, il a été choqué de voir le sort réservé à un de ses coreligionnaires, accusé d’avoir trahi la France alors que le dossier sur lequel reposait sa condamnation était bien maigre. Très vite, il a mis sa plume au service de la Vérité et n’a jamais perdu espoir, même quand le Ministre de la Guerre d’alors s’est présenté à la tribune de la Chambre des députés avec, dans sa main, trois documents – trois faux grotesques – censés compromettre Dreyfus irréfutablement. La suite lui a donné raison. Depuis plusieurs années, Jaurès et Blum se sont rapprochés. Le leader de la SFIO apprécie ses compétences littéraires et partage avec lui ses vues sur la République, condition indispensable à la réalisation du socialisme
  168. Du reste, c’est pratiquement toute la direction de la SFIO qu’on retrouve dans le même train à ce moment. En effet, se rendent au BSI : Édouard Vaillant, dont la participation active à la Commune de Paris assure auprès de tous les jeunes militants socialistes une aura incontestable et incontestée ; Marcel Sembat, un des tous premiers députés socialistes de France ; Charles Rappoport, un jeune marxiste orthodoxe ; Jean Longuet, fils de Charles et Jenny Longuet, petit-fils de Karl Marx ; et surtout Jules Guesde, qu’on ne présente plus.
  169. Arrivé à Bruxelles, Jaurès descend à l’Hôtel de l’Espérance. Cela ne s’invente pas.
  170. Léon Jouhaux, le Secrétaire général de la CGT, fait le chemin inverse. Il rentre de Bruxelles où, la veille, il s’est entretenu avec des dirigeants de syndicats européens. À Paris, Jouhaux retrouve le Comité confédéral de la CGT, rue de la Grange-aux-Belles. La tendance est à l’inquiétude, voire à l’angoisse. Pourtant, le Secrétaire général affirme avoir la certitude que le prolétariat allemand ne laissera pas son pays s’embarquer dans la guerre. Le Comité décide de ne pas appeler à la grève générale, ce qui est en réalité un aveu d’impuissance totale. Pourtant, la CGT n’a aucune raison de ménager le pouvoir, car la menace d’une arrestation de ses dirigeants plane sur elle. Et cette menace est connue : au cours de la réunion du Comité confédéral, un avocat bien informé révèle qu’Adolphe Messimy [Ministre de la Guerre] a proposé au gouvernement de supprimer les chefs du syndicat.
  171. À vrai dire, le rapport de force ne joue pas en la faveur du syndicat. L’opinion publique française est prise à témoin par la presse qui rend compte de la manifestation organisée par la CGT hier soir sur les artères de la capitale. Si « Le Petit Parisien », rapportant que des incidents ont été provoqués par la Police, « Le Temps » s’indigne : « Les boulevards parisiens ont été souillés par une manifestation impie. » « L’Humanité », pour sa part, se fait discrète, parlant de cette manifestation seulement dans sa troisième page.
  172. Car de toute façon, le véritable gros événement du jour en France, c’est le verdict rendu par la Cour d’assises de Paris dans l’affaire Henriette Caillaux [voir « C’est arrivé le 20 juillet 1914 »]. Après une semaine de procès-spectacle l’épouse de Joseph Caillaux est acquittée pour le meurtre de Gaston Calmette. Le jury a estimé que le directeur du « Figaro » était aussi coupable qu’elle pour avoir publié une lettre privée afin de salir son mari. La plaidoirie, remarquée, de son avocat, Maître Fernand Labori, a consisté à mettre en avant les stéréotypes sexistes en vogue à cette époque : le caractère impulsif et l’incapacité de cette femme à réagir sereinement face au déshonneur. Il est vrai que le travail réalisé en amont par Joseph Caillaux a également beaucoup joué. L’ex-Président du Parti radical a sondé, en toute illégalité, les jurés et connaissait à l’avance leur opinion.
  173. Cet acquittement relance totalement la carrière de Caillaux. Il y a une semaine, on aurait pu penser qu’un gouvernement Caillaux-Jaurès allait être constitué. C’est maintenant devenu impossible. Malheureusement pour les radicaux et les socialistes, le contexte a changé. La guerre arrive.
  174. C’est arrivé le 29 juillet 1914 :
  175. À huit heures du matin, le « France » arrive à Dunkerque, où Raymond Poincaré [Président de la République française] et René Viviani [Président du Conseil des ministres] mettent enfin pied à terre, après deux jours d’un voyage de retour en catastrophe. Ils sont accueillis par une foule en liesse qui les reçoit comme des sauveurs. Cette ferveur, à la limite de l'hystérie collective, surprend Poincaré et Viviani, et les trouble également car c’est le signe que la situation est grave. Raymond Poincaré, pour sa part, s’inquiète de voir que beaucoup des Français qui se pressent à Dunkerque semblent penser que la guerre est inéluctable.
  176. C’est Abel Ferry [Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et, par ailleurs, neveu de Jules Ferry] qui les accueille. Dans le train qui les ramène à Paris, il leur détaille la situation, dont ils ignorent tout de la gravité. Rapidement, les derniers espoirs de paix qu’avaient Viviani et Poincaré tendent à disparaître. À la Gare du Nord, à Paris, une foule en délire se masse pour assister à l’arrivée des deux chefs de l’exécutif français ; on trouve énormément de militaires et d'hommes de lettres. Tous expriment leur solidarité nationale. Cet accueil triomphal émeut aux larmes Poincaré, qui y voit une formidable démonstration de l’unité du pays. En réalité, le Président de la République fait preuve, à ce moment précis, d’une ahurissante crédulité. Ce mouvement n’a rien de spontané. Il s’agit d’une manifestation nationaliste appelée par Maurice Barrès [Président de la Ligue des patriotes], un député raciste, colonialiste et viscéralement antisémite.
  177. Viviani et Poincaré parcourent les quotidiens français et y découvrent que le ton est soit angoissé, soit va-t-en-guerre (hormis pour « Le Figaro » qui ne se remet pas de l’acquittement d’Henriette Caillaux et analyse sur une pleine page la décision rendue la veille par la Cour d'assises de Paris). Les nouvelles alarmantes s’accumulent pour Viviani, qui découvre que les consuls de France en Allemagne signalent d’importants mouvements de troupes vers l’ouest sur tout le territoire et que des postes de garde ont été installés sur les ponts et tout au long des voies de chemins de fer.
  178. Dans le même temps, Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] demande à son représentant à Paris de prévenir le gouvernement français que toute manœuvre militaire jugée dangereuse l’obligerait à proclamer « l’état de danger de guerre ». Ainsi donc, quand le Président du Conseil des ministres français reprend les fonctions qu’il a temporairement déléguées à Jean-Bienvenu Martin [Garde des Sceaux], il est confronté à une situation critique, voir inextricable.
  179. À Vienne, Nikolaï Schebeko [Ambassadeur de Russie], lui, occupe sa matinée à discuter avec Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères]. Obéissant à son ministre de tutelle, Schebeko est venu formuler la proposition d’une discussion bilatérale austro-russe. En vain. Berchtold refuse tout net et le Russe repart avec la conviction qu'il a perdu son temps.
  180. À Londres, Edward Grey [Foreign Secretary – Ministre britannique des Affaires étrangères] tente encore de proposer à Berlin une médiation extérieure à la Serbie et l’Autriche-Hongrie. Proposition qui est repoussée aussitôt. Déjeunant ensuite avec le prince Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] lord Grey lui déclare, en toute franchise : « Si la guerre éclate, ce sera la plus grande catastrophe que le monde ait jamais vue. Loin de moi l’idée d’exprimer une menace. Je veux seulement vous épargner une déception et m’éviter à moi le reproche d’avoir manqué de sincérité. » Le message est clair : le Royaume-Uni ne restera pas neutre. Von Lichnowsky, en réfère aussitôt à Berlin, en priant son gouvernement de prendre au sérieux les menaces britanniques.
  181. Malheureusement pour lui et pour la paix, il se heurte au mieux à l’indifférence, au pire au mépris. Le Kaiser Guillaume II s’énerve même contre le Royaume-Uni quand il lit la dépêche de von Lichnowsky, annotant sur la marge : « L’Angleterre révèle son vrai visage. » Pourtant, Grey s’épuise à formuler des propositions pouvant résoudre le conflit, évoquant par exemple une occupation de Belgrade par l’armée austro-hongrois (ce que d’ailleurs Guillaume II voulait hier). Mais ses efforts sont vains car Berlin refuse tout.
  182. De toute façon, à Vienne, les généraux de l’Empereur François-Joseph jubilent quand ils apprennent que la Russie décrète la mobilisation partielle. Le maréchal Conrad von Hötzendorf [chef des forces armées austro-hongroises] a prévenu qu’au moindre mouvement de troupes russes près des frontières il appellerait à la mobilisation générale. Or une telle décision pousserait les généraux de Nicolas II à en faire de même. Au fil des jours les diplomates échouent à préserver la paix et les généraux œuvrent à précipiter le Vieux Continent dans la guerre.
  183. Du côté du Grand état-major général de l’Armée allemande aussi on aimerait que les dirigeants politiques se hâtent afin de déclencher au plus vite le Plan Schlieffen. Et les militaires allemands craignent que la Russie prenne de l’avance dans sa préparation. Cela d’autant plus que les diplomates russes de Londres et Paris font savoir à leurs alliés que l’Armée impériale russe (AIR) mobilise quatre circonscriptions militaires, conformément à la décision arrêtée par le Tsar hier. C’est ce qu’Alexandre Isvolsky [Ambassadeur de Russie à Paris] vient dire au Quai d’Orsay vers onze heures quinze, alors que Viviani et Poincaré n’ont pas encore repris leurs postes. La France se voit mise devant le fait accompli. Elle ne peut plus retenir la Russie.
  184. Pourtant, les négociations de décembre 1913, les dernières en date sur les modalités de la Triple Entente, imposaient aux Russes de consulter leur allié militaire français avant de mobiliser l’AIR en cas de mobilisation partielle de l’Allemagne ou de l’Autriche-Hongrie. Il est faux de considérer que la Russie navigue à vue face à une situation qui n’a pas été envisagée. En réalité, le gouvernement russe a été encouragé à procéder ainsi par Maurice Paléologue [Ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg] qui dès le début de la crise a affirmé qu’il fallait tenir un discours de grande fermeté à l’égard de l’Autriche-Hongrie.
  185. Quand, à Paris, il peut enfin mesurer dans toutes ses proportions l’ampleur de la crise, Viviani est coincé : s’il dénonce la décision russe de mobiliser, il risque de faire le jeu de l’Allemagne et affaiblir la Triple Entente dans l’éventualité où le conflit se répandrait au-delà des frontières serbes. C’est en considération de cela qu’à la séance du Conseil des ministres qui se tient en fin d’après-midi, le Cabinet valide la décision russe de mobiliser quatre circonscriptions militaires. Au cours de ce même Conseil des ministres, Adolphe Messimy se veut particulièrement dur vis-à-vis des militants pacifistes, ciblant la CGT en particulier. Le Ministre de la Guerre s’emporte et va jusqu’à proclamer : « Laissez-moi la guillotine et je garantis la victoire. Que ces gens-là ne s’imaginent pas qu’ils seront simplement enfermés en prison. Il faut qu’ils sachent que nous les enverrons aux premières lignes de feu : s’ils ne marchent pas, eh bien ils recevront les balles par-devant et par-derrière. Après quoi, nous en serons débarrassés. » Ce qui est sidérant, c’est que seul Louis Malvy [Ministre de l’Intérieur] ose le contredire et plaide la confiance à l’égard des milieux ouvriers plutôt que d’allumer le feu de la guerre civile et rendre ainsi service aux Allemands.
  186. Après le Conseil des ministres, Malvy s’entretient avec un de ses proches au sein du Parti radical : Joseph Caillaux. Quand il lui révèle que le gouvernement a validé la décision russe de mobiliser quatre circonscriptions militaires, Caillaux explose de colère et lui lance : « Misérables ! Vous avez déchaînés la guerre ! » S’il avance un peu en désignant son gouvernement comme le premier responsable du déclenchement des engrenages qui conduisent à la guerre, Caillaux n’est pas tout à fait dans le faux : maintenant, la Russie peut arguer que sa mobilisation a l’appui de la France.
  187. Un peu plus tôt dans l’après-midi, à quinze heures, le comte Joachim de Pourtalès [Ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg] est reçu par Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères]. Si la mobilisation partielle n’a pas été officialisée, de Pourtalès a très bien remarqué que des mesures préparatoires sont d’ores et déjà en œuvre. Il en a fait part à son gouvernement et à reçu, comme réponse, la consigne de lire à Sazonov le télégramme qui suit :
  188. « Si la Russie continuait ses préparatifs militaires, même sans procéder à la mobilisation, l’Allemagne se trouverait elle-même dans l’obligation de mobiliser, auquel cas elle devrait prendre immédiatement l’offensive. »
  189. S’ensuit une conversation tumultueuse entre de Pourtalès et Sazonov, le premier se voyant reprocher par le second de vouloir la guerre. Au lieu de le terroriser, comme les Allemands l’espéraient, ce télégramme pousse le Ministre à se ranger derrière l’avis des militaires, impatients d’en découdre. C’est, décidément, en toute conscience des enjeux, en sachant pertinemment qu’une telle décision va pousser toute l’Europe dans la guerre, que le gouvernement russe choisit d’aller jusqu’au bout de sa mobilisation.
  190. À Berlin aussi la décision est prise. En début de soirée, Guillaume II réunit les principaux officiers du Grand état-major général à Postdam. Aucun procès verbal des échanges qu’ils ont à cette occasion n’est tenu, donc on ignore ce qui en ressort. Mais l’effroi du Chancelier impérial von Bethmann-Hollweg permet de déduire que des décisions militaires relatives à l’engagement de l’Armée allemande y sont prises. Car, en effet, Theobald von Bethmann-Hollweg, après avoir pendant plusieurs jours voulu pousser son pays à la guerre, s’inquiète désormais des conséquences. Il cherche maintenant à retenir l’Autriche-Hongrie et le Royaume-Uni. Aux premières heures de la nuit, il télégraphie à Vienne pour appuyer la proposition de la reprise des négociations après l’occupation de Belgrade, une formule conçue par Guillaume II hier matin, que le Chancelier impérial a délibérément étouffée et n’a pas transmis aux Austro-hongrois.
  191. Mais le von Bethmann-Hollweg ignore qu’au même moment Helmuth von Moltke [Generaloberst de l’Armée allemande] demande à son homologue austro-hongrois de procéder à la mobilisation générale.
  192. En catastrophe, Theobald von Bethmann-Hollweg convoque Edward Goschen [Ambassadeur du Royaume-Uni à Berlin] pour une proposition de dernière minute : si la Grande-Bretagne consent à rester à l’écart du conflit, en cas de victoire l’Allemagne ne réalisera, en Europe continentale, aucune annexion territoriale au détriment de la France. De même, il s’engage à respecter l’intégrité territoriale des Pays-Bas, mais ne veut pas donner de promesse concernant la Belgique et les colonies françaises. [Il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette discussion: pour la première fois, la Chancellerie impériale allemande déclare ouvertement à un membre de la Triple Entente qu’elle va faire la guerre et ne fait plus de sous-entendu. Jusqu’ici, Berlin se contentait de faux semblants, maintenant von Bethmann-Hollweg joue cartes sur table (même s’il a fallu pour cela qu’il soit acculé par les militaires).] Goschen prévient aussitôt son homologue français, Jules Cambon, mais celui-ci n’a jamais été très optimiste depuis le début de la crise et considère depuis longtemps que tout espoir est perdu.
  193. Du côté de Saint-Pétersbourg, les militaires pensent avoir gagné la partie contre le gouvernement avec l’arbitrage du Tsar Nicolas II. Pour eux, puisque la mobilisation partielle est en marche et que la générale va bientôt se produire, la guerre est en marche. Mais un rebondissement de dernière minute se produit quand, à vingt-deux heures, Nicolas II reçoit un télégramme menaçant du Kaiser. Voyant la guerre se profiler, l’autocrate téléphone à son chef d’état-major pour annuler son ordre de mobilisation générale. Nicolas II, indécis, refuse de prendre la responsabilité du conflit. Sergueï Sazonov en prévient Isvolsky à Paris et lui demande d’avertir la France :
  194. « Puisque nous ne pouvons pas accéder au désir de l’Allemagne, il ne nous reste que d’accélérer nos propres armements et de compter avec l’inévitable probable de la guerre. Veuillez en avertir le gouvernement français et lui exprimer en même temps notre sincère reconnaissance pour la déclaration que l’ambassadeur de France m’a fait en son nom en disant que nous pouvons compter entièrement sur l’appui de notre alliée la France. »
  195. Cette fameuse « déclaration que l’Ambassadeur de France » a fait au nom du gouvernement français, c’est la garantie que Saint-Pétersbourg sera soutenu et suivi par Paris en cas de guerre, c’est ce que Maurice Paléologue dit à Sazonov depuis plusieurs jours, sans avoir consulté le Président du Conseil. Et à force de le répéter, c’est devenu une réalité.
  196. Au soir du 29 juillet 1914, la guerre est maintenant inéluctable. Russes, Allemands et Austro-hongrois y sont prêts ; les Français et les Britanniques sont placés devant le fait accompli. Déjà, von Moltke envoie à la Belgique sous plis cacheté l’ultimatum l’enjoignant à ouvrir ses frontières pour laisser passer l’Armée allemande qui marchera sur la France. Avant même de le recevoir, ni même de savoir qu’un tel courrier lui est adressé, la Belgique ordonne à son armée de se placer sur le « pied de paix renforcé ». De l’autre côté de la Manche, le First Lord de l’Amirauté, Winston Churchill met la Royal Navy en alerte. Militaires de tous les pays, unissez-vous dans le fanatisme.
  197. C’est dans ce contexte que le Bureau socialiste international (BSI) tient la dernière réunion de son histoire, dans les locaux de la Maison du Peuple de Bruxelles. Les représentants des partis socialistes membres de la IIe Internationale sont pratiquement tous présents. Autour de la table, on retrouve notamment Max Adler, Jean Jaurès, Rosa Luxemburg et Anton Němec. Ce dernier, avec Adler, reconnaît que leurs peuples ont basculé dans la guerre, emporté par la fièvre nationaliste. Hugo Haase, du SPD, se veut rassurant. Il a confiance envers les Allemands. Pour lui, ils s’opposeront à la guerre, en outre il signale que des manifestations pacifistes agitent Berlin, ce qui d'ailleurs est vrai. Les membres du BSI décident que le Congrès de l’Internationale ouvrière, prévu initialement à Vienne pour le 9 août prochain est désormais déplacé à Paris. Il sera précédé d’une grande manifestation en faveur de la paix.
  198. Puis, Jean Jaurès rédige la déclaration du BSI avant que ses membres ne prennent la parole devant huit mille personnes assemblées au pied du Cirque royal. Après plusieurs intervenants, c’est à Jaurès de prendre la parole. Il insiste lourdement sur ces mots : « Quand vingt siècles de christianisme ont passé sur les peuples, quand depuis cent ans ont triomphé les principes des droits de l’Homme, est-il possible que des millions d’hommes, sans savoir pourquoi, sans que les dirigeants le sachent, s’entredéchirent sans se haïr ? » Puis, ce meeting dérive en manifestation, tandis que Jaurès rentre, épuisé, dormir dans sa chambre de l’Hôtel de l’Espérance.
  199. Le même jour, « L’Humanité » publie la résolution adoptée par la CGT hier en Comité confédéral. Le syndicat y rappelle qu’il « reste irréductiblement opposée à toute guerre » et fait mention de sa confiance dans la volonté de paix du gouvernement. Et pour prouver à Viviani leur bonne foi, les dirigeants cégétistes annulent un meeting prévu dans la soirée parce que le Ministère de l’Intérieur en a fait poliment la demande.
  200. Et c’est au milieu de cette descente dans le chaos qu’un anonyme, Raoul Villain, arrive à Paris. Il est parti de Reims et le voilà maintenant dans les rues de la capitale pour mettre son plan à exécution : assassiner Jean Jaurès.
  201. C’est arrivé le 30 juillet 1914 :
  202. Alors qu’il s’est couché tardivement la vielle au soir dans un état physique et nerveux d’extrême fatigue, René Viviani [Président du Conseil des ministres français] est réveillé à deux heures du matin par ses services qui lui annoncent qu’Alexandre Isvolsky [Ambassadeur de Russie à Paris] souhaite s’entretenir d’extrême urgence avec lui. Le diplomate lui remet un message de Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] dans lequel il s’explique sur ses décisions de la veille, en particulier sur la mobilisation militaire partielle. Au même moment, l’attaché militaire de l’Ambassade de Russie, le colonel Ignatieff, réveille Adolphe Messimy [Ministre français de la Guerre] pour lui demander quelle est la position claire de la France vis-à-vis de la mobilisation partielle que compte lancer la Russie. Messimy préfère téléphoner aussitôt à Viviani pour savoir ce que le Président du Conseil en pense avant de répondre. À l’autre bout du fil, Viviani lui répond : « Pour le moment, dites à Ignatieff, en style technique, qu’il faut à tout prix se garder de commettre des âneries et surtout éviter toute pétarade ! Ils n’ont qu’à ralentir la mobilisation de leurs quatre districts puisque la voilà déclenchée ! Recommandez-lui le calme et le sang-froid. »
  203. Dès qu’il raccroche, Viviani court au Palais de l’Élysée consulter Raymond Poincaré. Il lui tend le télégramme inquiétant de Sazonov, annonçant la mobilisation partielle de la Russie. Du reste, René Viviani est franchement mécontent de l’interprétation très libre que Maurice Paléologue (son ambassadeur à Saint-Pétersbourg) fait des positions du Conseil des ministres en matière de diplomatie. [Comme nous l’avons vu, cela fait plusieurs jours que Paléologue pousse la Russie à hausser le ton face aux Austro-hongrois.] Pour clarifier les choses, Viviani lui fait parvenir le télégramme suivant vers sept heures :
  204. « Le gouvernement de la République est décidé à ne négliger aucun effort en vue de la résolution du conflit et à seconder l’action du Gouvernement impérial dans l’intérêt de la paix générale et, étant donné qu’une conversation est engagée entre les puissances intéressées, je crois qu’il serait opportun que, dans les mesures de précaution et de défense auxquelles la Russie croit devoir procéder, elle ne prit immédiatement aucune disposition qui offrit à l’Allemagne un prétexte pour une mobilisation totale ou partielle de ses forces. »
  205. En somme, la France veut retenir la Russie, mais timidement. Le Conseil des ministres se réunit dans la matinée qui suit, l’occasion de faire le point sur la situation. Alors, vers midi, Paléologue porte à Sazonov l’appel à la modération de Viviani. Le Ministre des Affaires étrangères de Nicolas II ne s’en formalise pas, car il sait que la France suivra la Russie si la guerre est déclarée. Le texte du Président du Conseil des ministres français parvient ensuite à Alexandre Isvolsky. Dans l’après-midi il va le présenter à Pierre de Margerie [Directeur politique du Quai d’Orsay, le véritable homme fort de ce ministère] pour lui demander son interprétation de la pensée précise de Viviani. Il lui répond que les préparatifs militaires russes doivent revêtir la forme la moins provocante possible pour l’Allemagne. Quelques moments plus tard, Messimy tient le même discours au colonel Ignatieff, venu le trouver une nouvelle fois. Progressivement, parce qu’elle ne croit plus la paix possible, la France cède du terrain à la Russie, mais elle ne veut pas non plus que le Royaume-Uni rende son allié responsable de la guerre.
  206. Car la question de savoir ce que vont faire les Britanniques intrigue le gouvernement français. Paul Cambon [Ambassadeur de France à Londres] vient à ce titre demander au Foreign Secretary Edward Grey quelle sera l’attitude de son pays quand la guerre éclatera. Même si son opinion est faite, Grey répond qu’il posera la question à la réunion du Cabinet qui doit se tenir dans l’après-midi.
  207. De l’autre côté de la Manche, à Paris, Poincaré prie l’Ambassadeur du Royaume-Uni de convaincre Grey de se prononcer clairement pour un soutien de la France. Car, à terme, ce que veulent éviter les gouvernements britannique et français, c’est que l’Allemagne puisse librement redessiner ses frontières, disposer de la Belgique et étendre son empire colonial. Le Cabinet se réunit donc, et plusieurs positions se font entendre. Ainsi, John Morley [Lord Président du Conseil] explique qu’une victoire russe aurait des conséquences tout autant pénibles pour le Royaume-Uni. Edward Grey fait savoir que l’Allemagne a proposé un ultime marchandage la veille et déclare que ce serait honteux d’accepter vis-à-vis de la France.
  208. Ce qui pousse Grey à adopter cette position de fermeté, c’est que dans l’ensemble ses services diplomatiques obtiennent des informations de plus en plus alarmantes. Ainsi, l’Ambassadeur du Royaume-Uni à Vienne apprend dans la journée que son homologue allemand savait avant le 23 juillet qu’un ultimatum austro-hongrois serait adressé à la Serbie. Londres découvre donc que Berlin ment depuis plusieurs semaines au moment où les Allemands se mettent à parler en toute franchise, tel le Secrétaire d’État Arthur Zimmermann qui déclare à l’Ambassadeur du Royaume-Uni à Berlin que des mesures préparatoires militaires sont imminentes dans le Reich. Devant Jules Cambon [Ambassadeur de France à Berlin], Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères] tient le même discours, en rejetant la responsabilité de l’accélération des événements sur les militaires, qui poussent le gouvernement impérial à la guerre.
  209. Cette influence grandissante – voire écrasante – des états-majors s’observe dans toutes les capitales européennes. Ainsi, à Paris, le général Joseph Joffre s’invite au Ministère de la Guerre pour prier Messimy de concentrer des troupes près des frontières. Ce n’est qu’après la séance du Conseil des ministres que Messimy autorise à l’Armée d’adopter en position de couverture, mais en demeurant à dix kilomètres de la ligne de démarcation.
  210. À ce moment de la journée, il faut préciser que les nouvelles alarmantes de la situation outre-Rhin poussent Viviani à céder à Messimy qui se fait la voix de Joffre. Les espions français signalent que des dizaines de milliers de réservistes sont rappelés, la frontière franco-allemande ne peut plus être franchie que difficilement et les forts militaires d’Alsace-Lorraine se garnissent de troupes.
  211. Ce qui complique surtout la tâche des Français dans leur efforts pour définir une ligne diplomatique, c’est qu’ils ne savent toujours pas ce que la Grande-Bretagne va faire car lord Grey renvoie à demain la réponse à la demande française de soutien. Lloyd George [Chancelier de l’Échiquier], dont la voix compte au sein du Cabinet, se fait de plus en plus hésitant depuis qu’il a reçu une délégation d’hommes d’affaires et de financiers londoniens qui le supplient de tenir le Royaume-Uni hors de tout conflit. [Il est intéressant de signaler que, à Londres, on n’observe pas ce qu’on voit à Berlin, à savoir des industriels qui mettent à profit leur connivence avec Guillaume II pour spéculer sur l’industrie de l’armement.]
  212. Bref, la France et le Royaume-Uni hésitent. Il s'agit quand même d'envoyer toute une génération à la guerre et de ruiner le pays.
  213. Du côté de Saint-Pétersbourg aussi des signes d’hésitation sont perceptibles, entre la mobilisation partielle dirigée contre l’Autriche-Hongrie et la mobilisation générale qui déclenchera la furie de l’Allemagne. Toute la matinée, les généraux de l’Armée impériale russe (AIR) tentent de convaincre Nicolas II de prendre des décisions allant dans le sens d’un conflit contre Berlin. En vain, car le Tsar met à mal sa réputation d’homme influençable en leur tenant tête. À quinze heures, Sergueï Sazonov se rend auprès de lui pour tâcher à son tour de le convaincre. Le Ministre des Affaires étrangères dit à Nicolas II que l’Allemagne veut la guerre de toute façon, que renoncer à protéger la Serbie ferait perdre à la Russie toute influence dans les Balkans et que les empires allemand et austro-hongrois pourraient à terme dominer l’Europe. Le Tsar lui rétorque : « Songez à la responsabilité que vous me conseillez de prendre ! Songez qu’il s’agit d’envoyer des milliers et des milliers d’hommes à la mort ! » Mais après une heure d’âpres négociations, Nicolas II se range aux arguments de son Ministre. L’ordre de mobilisation générale est signé par le Tsar à seize heures. En le transmettant au chef d’état-major de l’AIR, Sazonov lui demande également de se rendre injoignable pour que Nicolas II ne puisse pas revenir sur son ordre.
  214. Dans l’intervalle, un télégramme menaçant de Guillaume II arrive à Saint-Pétersbourg. Le Kaiser veut que la Russie renonce à son ordre de mobilisation partielle. Nicolas II ne lit ce télégramme que vers dix-huit heures :
  215. « Si la Russie mobilise contre l’Autriche, la mission de médiateur que j’ai acceptée sur ton insistante prière sera compromise, sinon même rendue impossible. Tout le poids de la décision à prendre pèse actuellement sur tes épaules qui auront à supporter la responsabilité de la paix ou de la guerre. »
  216. Le ton martial de Guillaume II trouve en partie son explication par l’humeur exécrable avec laquelle il s’est levé en apprenant la mobilisation partielle de la Russie. D’ailleurs, le gouvernement allemand ne croit pas une seule seconde que cette mesure n’est dirigée que contre la seule Autriche-Hongrie.
  217. Pour ne rien arranger, les choses se compliquent parce que dans la réponse qu’il donne au Kaiser, Nicolas II reprend une formule maladroite qui laisse penser au Grand état-major général de l’Armée allemande que la machine de guerre russe est en route depuis le 25 juillet. Les généraux de Guillaume II s’inquiètent car cela voudrait dire que la Russie compte cinq jours d’avance sur leurs prévisions ; la mise en œuvre du Plan Schlieffen doit donc être accélérée et la guerre déclarée au plus tôt.
  218. Les événements se précipitent quand, vers midi trente, un quotidien berlinois, le « Lokal Anzeiger » sort une édition spéciale titrant sur la mobilisation allemande. Le gouvernement du Reich a beau démentir immédiatement l’information, de telles rumeurs continuent de se propager en Allemagne et attestent de l’inquiétude qui agite l’opinion publique. Jules Cambon, y voit une manœuvre de la part de Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] qui cherche à provoquer Viviani pour qu’il décrète la mobilisation générale à son tour et déclare la guerre à l’Allemagne.
  219. En revanche, la fausse nouvelle du « Lokal Anzeiger » affole le comte de Pourtalès [Ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg], à un tel point qu’il vient voir Sazonov pour le supplier, presque à genoux, de faire une nouvelle proposition. Le Ministre des Affaires étrangères de Nicolas II lui dicte donc :
  220. « Si l’Autriche, reconnaissant que son conflit avec la Serbie a assumé le caractère d’une question d’intérêt européen, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les clauses qui portent atteinte à la souveraineté de la Serbie, la Russie s’engage à cesser toute mesure militaire. »
  221. Sazonov sait bien qu’il exige l’impossible, l’Autriche-Hongrie ne pourrait revenir sur sa décision d’envahir la Serbie, sans quoi elle s’humilierait. Cette proposition, il ne la formule que pour le principe.
  222. Ailleurs en Europe, quand Vienne apprend, durant la matinée, que la Russie a décrété la mobilisation générale, le comte Leopold Berchtold [Ministre austro-hongrois des Affaires étrangères] convoque Nikolaï Schebeko [Ambassadeur de Russie à Vienne] pour lui dire que l’Empereur François-Joseph va, en répercussion, appeler à la mobilisation générale. Berchtold prend la précaution inutile de déclarer que cette mesure ne se veut aucunement agressive à l’égard de la Russie. [Tu parles.]
  223. Schebeko est un bon diplomate, il sait pertinemment que le centre décisionnel à Vienne s’est déplacé du Ballplatz [siège du gouvernement austro-hongrois] à l’Ambassade d’Allemagne. Il se précipite donc au domicile d’Heinrich von Tschirschky [Ambassadeur d’Allemagne à Vienne] pour le conjurer de raisonner l’Autriche-Hongrie et de mettre fin à l’escalade. Constatant l’accueil froid qui lui est réservé chez von Tschirschky, Schebeko comprend que tout est fini et que la généralisation de la guerre n’est plus qu’une question de jours.
  224. Toutefois, l’Autriche-Hongrie consent à une ultime démarche auprès de la Russie pour sauver l’Europe de l’anéantissement. L’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg demande à Sazonov de le recevoir dans son bureau, alors que pourtant les relations diplomatiques entre les deux pays ont été rompues. La discussion s’engage, mais elle est coupée par une sonnerie de téléphone. Le Ministre décroche, à l’autre bout du fil son interlocuteur lui apprend que Belgrade est sous le feu de l’artillerie allemande. Explosant de colère, Sazonov met un terme au dialogue en accusant le gouvernement de Vienne de vouloir simplement gagner du temps.
  225. Depuis Londres, Edward Grey aussi tente désespérément de trouver une solution. Mais comme les Allemands n’ont toujours pas donné suite à sa proposition d’une occupation de Belgrade par l’Autriche-Hongrie, il soupçonne [à juste titre] Berlin de vouloir aussi gagner du temps. Finalement, il joue son va-tout en formulant auprès de von Jagow une demande simple : comment est-il possible de mettre un terme à l’escalade ? Il n’obtient pas de réponse.
  226. Ce n’est finalement qu’à dix-neuf heures quinze que le Kaiser, qui ignore que la Russie a décrété la mobilisation générale dans l’après-midi, demande à l’Empereur François-Joseph de se prononcer sur une occupation de Belgrade par son armée à titre de garantie. Et Guillaume II somme son Chancelier impérial de faire pression sur Berchtold pour que Vienne donne son accord. Theobald von Bethmann-Hollweg n’exécute son ordre que tardivement, à vingt-et-une heures, au travers d’un télégramme qui indique qu’un refus d’occuper Belgrade aurait pour cause de rejeter sur l’Autriche-Hongrie la responsabilité de la guerre.
  227. En réalité, les préoccupations politiques de von Bethmann-Hollweg se portent davantage sur la réaction de l’opinion publique. Le Chancelier impérial veut que la Russie se lance la première dans la guerre pour que les Allemands, et surtout les députés sociaux-démocrates du Bundestag, acceptent le conflit. D’ailleurs, à vingt-trois heures, von Bethmann-Hollweg annule son télégramme envoyé deux heures plus tôt.
  228. Le gouvernement allemand veut la guerre et cela devient de plus en plus évident pour les Français. Désormais, les milieux financiers ne cachent plus leur inquiétude : la Banque de France suspend l’échange de billets contre de l’or et le Ministre des Finances prend immédiatement l’initiative de plafonner les retraits de la Caisse d’épargne à cinquante Francs. Cette mesure est réclamée par les banquiers qui paniquent en voyant leurs clients vider leurs comptes. Par exemple, sur la seule ville de Bordeaux, ce sont plus de six cents mille Francs que la Caisse d’épargne s’est vue contrainte de rembourser.
  229. En tout cas, les ennemis de la finance, les socialistes, ont choisi leur camp depuis le début : celui de la paix. Le Bureau socialiste international tient séance à Bruxelles pour la seconde journée consécutive. Comme la veille, il est question du conflit européen qui s’annonce. À la fin des débats, Jean Jaurès s’entretient seul-à-seul avec Émile Vandervelde, le leader des socialistes belges. Il lui dit : « Les choses ne peuvent pas ne pas s’arranger. » S’il croit encore à la paix, c’est que le socialiste français ne sait toujours pas, malheureusement pour lui, que la Russie a décrété la mobilisation. Comme il lui reste un peu de temps, Jaurès veut s’occuper en se distrayant et oublier un peu le climat étouffant. Alors, il lance à Vandervelde une phrase qui va le marquer temps elle lui paraît incongrue en ce contexte : « Allons au musée revoir vos primitifs flamands. »
  230. À treize heures une, le train Bruxelles-Paris ramenant la délégation de la SFIO dans la capitale française part de la Gare du Midi. Le voyage du retour semble interminable à Jaurès qui n’a accès, comme tout le monde, à aucune information sur l’évolution de la situation. Quand les socialistes arrivent à Paris, à dix-sept heures quinze, Jean Longuet se rue sur un exemplaire du « Temps » qu’il achète sur le quai. Jaurès le prend et découvre, en première page, que la Russie mobilise ses armées. Catastrophe !
  231. Ignorant les derniers rebondissements [la guerre que Nicolas II a déclarée en cédant aux pressions de son état-major, le renforcement des troupes placées à la frontière franco-allemande par Viviani], Jean Jaurès court jusqu’à la Chambre des députés avec Marcel Sembat. Jaurès est convaincu qu’il n’est pas trop tard. Devant les grilles du Palais-Bourbon, il croise le Ministre de l’Intérieur, Louis Malvy. Complètement hirsute, appesanti, Jaurès lit des passages de son manifeste pour la paix à Malvy, qui répond par une mimique de désapprobation. S’il veut un appui au gouvernement, ce ne sera pas lui, Jaurès passe alors son chemin.
  232. L’arrivée de Jean Jaurès dans l’enceinte du Palais-Bourbon constitue un véritable événement pour les correspondants des journaux qui sont sur place toute la journée. Tous se précipitent vers lui et le pressent de question sur les événements de ces dernières heures. Jaurès répond : « La médiation de l’Angleterre n’a pas échoué, je ne comprends ni le pessimisme ni cette sorte d’affolement. » Après quoi, devant le groupe socialiste de la Chambre des députés, Jean Jaurès rapporte les décisions prises par le BSI. Il fonde de grands espoirs sur la démonstration de force du 9 août.
  233. Dans la soirée, vers vingt heures, il est reçu à la tête d’une délégation socialiste par René Viviani. Le Président du Conseil des ministres joue de la sympathie que lui porte son interlocuteur et ne révèle pas toute la vérité à Jaurès : il lui dit que les troupes françaises ne se tiendront qu’à dix kilomètres de la frontière et ne lui précise pas à quel point les Russes sont déterminés à faire la guerre. Viviani ne lui dit pas un mot non plus sur les mesures policières prises pour briser toute manifestation pacifiste. D’ailleurs, quand Jaurès lui pose une question à ce sujet, le Président du Conseil lui déclare que les militants syndicalistes ou anarchistes ne seront pas arrêtés. Jean Jaurès ressort rassuré de cette entrevue, au député Albert Bedouce qui l’accompagne, il déclare : « Vous savez, si nous étions à leur place je ne sais pas ce que nous pourrions faire de mieux pour assurer la paix. » Viviani l’a berné.
  234. Des bureaux du Président du Conseil, la délégation socialiste court à ceux de « L’Humanité », où des représentants de la CGT attendent Jaurès. Pour l’occasion, le Secrétaire général du syndicat, Léon Jouhaux, est accompagné d’Alphonse Merrheim, de la très influente Fédération des métaux. Les syndicalistes sont résolus à empêcher la guerre. On évoque des manifestations. La CGT veut qu’elles aient lieu le 2 août, Jaurès recommande d’attendre le 9 août, date de l’ouverture du Congrès de l’Internationale : « Il faut à tout prix préserver la classe ouvrière de la panique et de l’affolement. » Et Jaurès ajoute que ces entretiens avec les membres du Cabinet le confortent dans l’idée que l’état actuel de tension va perdurer encore une dizaine de jours. Après discussion, Jouhaux et Merrheim se rallient à la position du député du Tarn, ils en discuteront demain en Comité confédéral.
  235. Il faut dire que c’est avec tout leur désespoir que les forces pacifistes tentent le tout pour le tout pour empêcher la guerre. Mais elles se heurtent au bellicisme de la population, laquelle est excité par la presse. Ainsi, à Bayonne, quatre syndicalistes distribuant des tracts contre la guerre sont hués et conspués par une foule qui s’élève bientôt à un millier d’individus. Il faut l’intervention de la police pour permettre aux militants d’échapper au lynchage.
  236. Après avoir remercié les représentants de la CGT, Jaurès, épuisé, part dîner avec Philippe Landrieu au Coq d’or, au coin de la rue Montmartre et de la rue Feydeau. Lorsqu’il quitte les bureaux de L’Humanité, Jean Jaurès ne même remarque pas qu’un individu l’a férocement dévisagé : Raoul Villain. Ce dernier, n’ayant jamais vu à quoi ressemble sa cible, interroge un ouvrier pour qu’il lui désigne le socialiste. Villain découvre ainsi qui est Jaurès, mais, contrairement à son projet, ne l’abat pas. Il hésite, s’éloigne, puis fait marche arrière pour revenir à proximité de lui. Quand Jaurès monte dans un taxi, il est trop tard. L’occasion est manquée, Raoul Villain remet à demain son assassinat.
  237. Demain, demain…
  238. C'est arrivé le 31 juillet 1914 :
  239. [Pour d’évidentes raisons de pertinence contextuelle, nous commencerons d’abord par rapporter la journée vécue par Jean Jaurès. Nous enchainerons sur les événements qui se sont produits à son insu dans un second statut.]
  240. Il est deux heures du matin quand le taxi pris par Jean Jaurès achève de le conduire à son domicile de la rue de la Tour (dans le XVIe arrondissement de Paris). C’est sa fille, Madeleine, qui l’accueille. À elle qui ne l’a pas vu depuis plusieurs jours, il fait la promesse, sincère, d’être présent demain soir pour dîner. Après une courte nuit de sommeil, il se lève tôt et se met immédiatement à lire les journaux. À neuf heures, l’universitaire Lucien Lévy-Bruhl téléphone chez lui pour confronter ses analyses sur le contexte international à celles du leader socialiste, qui l’invite à venir rue de la Tour pour que la conversation soit plus commode. Lévy-Bruhl arrive vite et la discussion s’engage sans délai. Jaurès affirme à son interlocuteur que tout aussi grand que soit le péril, il n’est pas dit que la guerre est une issue fatale. S’appuyant sur ce que lui a dit le Président du Conseil, René Viviani, la veille, Jaurès déclare à son ami qu’il est persuadé que le gouvernement français veut la paix et appuie sur la Russie pour qu’elle la sauvegarde.
  241. Puis il se sépare de Lévy-Bruhl pour se rendre au Palais-Bourbon. À peu près à la même heure, le Comité confédéral de la CGT accepte d’adopter la stratégie que Jaurès a conseillé à Léon Jouhaux hier : pas de manifestations ouvrières jusqu’au 9 août prochain. [Cependant les Jeunesses syndicalistes, proches de la CGT, tenteront au cours de la journée un ultime rassemblement antimilitariste et pacifiste. Il sera un échec.] Après quoi, une délégation de la CGT vient discuter avec Louis Malvy [Ministre de l’Intérieur] et lui demander de renoncer à sa mesure portant interdiction au syndicat d’organiser des manifestations contre la guerre. Les syndicalistes se heurtent au refus ferme de Malvy et commencent à s’interroger sur la pertinence de la ligne proposée par Jaurès. Avait-il vraiment tous les éléments en main ?
  242. À la Chambre des députés, Jaurès doit participer à la réunion qui rassemble les parlementaires socialistes et la Commission administrative de la SFIO. Le Palais-Bourbon est en effervescence : des journalistes sont présents pour guetter la moindre information, on remarque le moindre va-et-vient des collaborateurs de Viviani, bref on attend avec angoisse. Quand il arpente les couloirs du Palais, Jaurès constate que les gens s’agglutinent autour d’un membre du gouvernement qui apporte une nouvelle : Berlin a proclamé le « drohende Krieggefahrzustand ». Les voies ferrées seraient d’ailleurs déjà coupées et les locomotives retenues, empêchées de franchir la frontière.
  243. C’est à ce moment précis que Jaurès réalise qu’il a été manipulé par le Président du Conseil des ministres hier soir et que la France se prépare à la guerre. Alors il attrape Malvy quand il le croise : il veut que le gouvernement demande au Royaume-Uni de faire pression sur la Russie pour sauvegarder la paix et dise clairement que la France ne suivra pas le Tsar dans une telle guerre. Le Ministre de l’Intérieur donne quelques assurances, mais Jaurès n’y croit pas. Il appuie là où ça fait mal : « La France est-elle vassale de la Russie ? Va-t-elle se laisser entraîner par elle dans la guerre ? » [Sous la IIIe République, il n'y avait pas de pire insulte que d'être accusé de servir les intérêts de l'étranger, il faudra attendre la naissance du Parti communiste pour que voir des parlementaires n'ayant aucun complexe là-dessus.] Pour finir, Malvy se dérobe, ce qui exaspère le Député du Tarn : « Il faut négocier encore ! Eh ! quoi, Monsieur le Ministre, vous allez permettre cela… La France de la Révolution entraînée par les moujiks contre l’Allemagne de la Réforme ? » Mais Malvy se dépêche de s’extirper du recoin dans lequel Jaurès l’a entraîné avant d’être vu par des journalistes dans une posture humiliante.
  244. Les socialistes cherchent alors des dictionnaires franco-allemands pour connaître le sens exact de « drohende Krieggefahrzustand ». Pour trouver la définition, Jean Longuet, pourtant fils d’Allemande (Jenny Longuet) et petit-fils d’Allemand (Karl Marx) finit par téléphoner directement à l’Ambassade d’Allemagne, où on lui dit que ce terme a pour sens « état de siège » ou « loi martiale », pas « mobilisation générale ». Voilà les socialistes un peu rassurés, mais pour autant ils se demandent qui détient encore le pouvoir en France : les ministres l’ont-ils déjà abandonné à l’Armée dans la perspective du conflit qui paraît de plus en plus inévitable ? Il faut aller directement s'entretenir avec René Viviani au Quai d’Orsay. Rendez-vous est pris pour la soirée.
  245. À dix-neuf heures, une délégation parlementaire de la SFIO, conduite par le député Jaurès et composée de Charles Longuet, Pierre Renaudel, Albert Bedouce et Marcel Cachin, se rend donc au Quai d’Orsay pour voir Viviani. Ce dernier recevant l’ambassadeur l’Allemagne, il est bien content d’éviter Jaurès et c’est un modeste sous-secrétaire d’État, Abel Ferry, qui les prend dans son bureau. En entrant dans le bâtiment, Jaurès croise l’Ambassadeur de Russie, Isvolsky, antisocialiste assumé et affiché. Les deux hommes se fixent longuement. Le Tarnais finit par grommeler : « Il la tient, sa guerre ! » Dans le bureau du Sous-secrétaire d’État, d’un ton grave, Jaurès, au travers de Ferry, accuse tout le gouvernement : « Vous avez parlé trop mollement à notre allié russe. » Abel Ferry se défend, tente de convaincre les socialistes que le Cabinet a tout fait pour retenir Saint-Pétersbourg. En somme, il se comporte avec Jaurès comme Viviani la veille et Malvy dans la matinée : il a tout simplement peur de lui et n’ose pas lui dire en toute sincérité que la guerre va être déclarée dans les heures qui viennent.
  246. Jaurès n’est plus dupe : « Je vous jure que si dans de pareilles conditions, vous nous conduisez à la guerre, nous nous dresserons, nous crierons la vérité au peuple. » Ferry est littéralement impressionné par le ton et la prestance du député du Tarn, il s’écrase, se fait tout petit tandis que Jaurès continue de l'invectiver : « Vous êtes victime d’Isvolsky et d’une intrigue russe : nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés. » Ce sont les derniers mots de Jean Jaurès à Abel Ferry. Le socialiste claque la porte. Comme la délégation s’en va, le sous-secrétaire d’État prend Bedouce à part et lui dit l'air désolé : « Tout est fini, il n’y a plus rien à faire. » Et pourtant devant Jaurès, moins d'une minute auparavant, il était prêt à jurer le contraire...
  247. Après cette entrevue, Jean Jaurès et les socialistes sortent du Quai d’Orsay. On est le soir, la nuit n’est pas encore tombée et le leader de la SFIO veut écrire une tribune pour « L’Humanité » dans laquelle il va mettre en accusation les dirigeants politiques de toute l’Europe qui n’ont rien fait pour empêcher cela. Dans les locaux du journal, Jaurès échange verbalement avec le rédacteur Maurice Bertre. Au détour de la discussion, il lui dit : « Si la mobilisation se faisait, je pourrais être assassiné. » Commence-t-il à réaliser que maintenant sa propre sécurité est menacée ? Toujours est-il qu’il faut préparer l’édition du lendemain et dîner. Bertre propose le restaurant Coq d’or, car il craint que le Café du Croissant, où Jaurès a ses habitudes, n’accueille quelques Camelots du Roi. En cette soirée, il vaut mieux éviter les mauvaises rencontres.
  248. Mais le député du Tarn s’en moque et emmène ses camarades au Café du Croissant. Il est attablé entre Philippe Landrieu, dévoué administrateur du journal, et Pierre Renaudel. Sont autour de la table : Louis Dubreuilh, Daniel Renoult et Georges Weill (député de Metz, socialiste, qui siège Reichstag). Pendant qu’on les sert, un journaliste au « Bonnet rouge » discute un peu avec Jean Jaurès, il lui parle de sa petite-fille récemment née. Intrigué, Jaurès, qui est lui-même un papa très fier de ses enfants, demande à voir sa photo. Le journaliste la lui montre et Jean Jaurès le questionne sur son âge.
  249. Le coup de feu est tiré à ce moment.
  250. Un militant nationaliste de vingt-neuf ans, Raoul Villain, a passé sa main derrière le rideau du restaurant et tiré au pistolet sur Jean Jaurès. L’homme, mortellement atteint, s’affaisse sur Renaudel. Immédiatement, Madame Posson, l’épouse d’un militant syndicaliste s’époumone à toute voix : « Jaurès est tué, ils ont tué Jaurès ! » Elle est la première à lancer ce cri, « ils ont tué Jaurès ! », qui va vite se répandre sur les boulevards. Dans la rue, on se saisit de Villain. Des proches du mourant demandent à un pharmacien une ampoule pour soulager ses souffrances, il répond : « Je ne donne rien pour cette crapule de Jaurès, pour ce bandit qui est responsable de la guerre. » Cela ne suffit pas que Jaurès meure, on veut qu’il agonise, qu’il ressente la douleur et qu’elle rende atroce son supplice.
  251. Dans le Café du Croissant, un officier en tenue de campagne décroche sa Légion d’honneur et l’épingle sur la veste de Jaurès après qu’il ait rendu son dernier râle. Il est 21h40, le 31 juillet 1914, et Jean Jaurès est mort.
  252. En quelques minutes, près de cinq mille personnes se massent devant les locaux de « L’Humanité » dans une ambiance sinistre. Nul ne songe à faire la Révolution, l’inquiétude prévaut. Pour éviter les débordements, le député Joseph Lauche va jusqu’à affirmer dans un premier temps que Jaurès n’est que blessé. Se voulant rassurant, il conseille : « Retournez chez vous en silence et pas de manifestation. »
  253. Au même moment, ailleurs dans Paris, les cadres de la CGT sont réunis pour une nouvelle séance du Comité confédéral. Jouhaux développe devant ses camarades les arguments que Jean Jaurès lui a avancés lors de leur dernière entrevue. Le syndicat se range derrière lui et décide de ne pas arrêter de position claire relative à la grève générale. C’est alors que le trésorier de « La Bataille syndicaliste » surgit avec la nouvelle de l’assassinat de Jaurès. Les cégétistes sont tous consternés, mais Jules Bled, de l’Union des syndicats de la Seine, tempère les émotions : « La CGT doit négliger toutes ses décisions contre la guerre. Ce n’est pas le moment d’effrayer, par des déclarations incendiaires, tous ceux qui sont partisans de la paix. » Mais en l’absence de mouvement social d’ampleur destiné à faire basculer la France dans le camp pacifiste, la Confédération générale du travail doit bien se rendre à l’évidence : les Français acceptent la guerre et s’y opposer vaudrait au syndicat d’être balayé par une véritable frénésie nationaliste.
  254. De toute façon, ce soir le cœur n’est plus au combat. Un triste cortège se forme derrière la voiture qui raccompagne le corps du défunt à son domicile de la rue de la Tour. La foule, de plusieurs milliers d'individus, crie : « Vive Jaurès ! Vive Jaurès ! »
  255. « Ils ont tué Jaurès ! » Ce cri qui parcourt bientôt les boulevards parisiens exprime déjà une première interrogation. Y a-t-il eu complot ? Quelqu’un a-t-il armé Villain ? Et dans ce cas, qui ? La Ligue des patriotes français ? Charles Maurras ? Le gouvernement ? Une puissance étrangère ? La vérité est plus triste. Raoul Villain a agi seul, fanatisé par les opposants de Jaurès qui sont devenus de plus en plus violents au fils des ans. Il aurait suffit à Villain de lire, par exemple, « L’Action française » pour se persuader qu’empêcher le socialiste de diffuser son message pacifiste était sa mission. Il n’y a pas eu de complot, juste un homme seul, très largement applaudi.
  256. Ce n’est qu’aux derniers instants de sa vie que Jaurès a réalisé que ses gouvernants s’avançaient vers la guerre. Maintenant, avec sa mort les Français prennent soudainement conscience de la gravité de la situation. C'est peut-être sa mort qui marque le début de quatre ans d'orgie sanglante — et non pas celle de François-Ferdinand d'Autriche.
  257. Jaurès, à qui le gouvernement aura tenté jusqu’à la dernière minute de mentir, ignorait tout ce qui s’était passé dans les détails entre Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin, Londres et Paris depuis dix jours. Il ignorait aussi que dans la journée la situation avait dramatiquement évolué.
  258. [Je racontais, dans mon précédent statut, comment Jaurès est mort ce jour-là. Il nous reste à voir ce qu'il s'est tramé tout au long de la journée pour qu'au soir les socialistes d'Europe ne croient plus la paix possible.]
  259. Dès l’aube, Helmuth von Moltke [chef du Grand état-major général de l’Armée allemande] est informé par des agents secrets déployés en Russie que Nicolas II a décrété la mobilisation générale. Ceux-ci lui apprennent également que des affiches rouges annonçant la nouvelle commencent à être placardées dans toutes les villes de l’Empire russe. Le Generaloberst von Moltke en avertit aussitôt son homologue de l’armée austro-hongroise et le presse d’en faire de même. Pour l’alliance Berlin-Vienne, le Tsar, en décrétant la mobilisation générale, prend la responsabilité de la guerre, il décoince la situation et permet aux Allemands et aux Autrichiens d'ordonner la même mesure, ce qu'ils attendaient impatiemment depuis plusieurs jours. De son côté, Nicolas II adresse un télégramme complètement inutile à Guillaume II pour le rassurer :
  260. « Nous sommes loin de désirer la guerre. Mes troupes n’entreprendront aucune action aussi longtemps que dureront les pourparlers avec l’Autriche. Je t’en donne ma parole d’honneur. »
  261. Télégramme inutile car le Kaiser n’est pas dupe. Il répond :
  262. « Le sentiment de responsabilité pour la sécurité de mon empire m’oblige à prendre des mesures préventives de défense. Je suis allé, dans mon désir de maintenir la paix universelle, jusqu’à la dernière limite possible. La responsabilité du désastre qui menace maintenant tout le monde civilisé de pourra pas m’être attribuée. Pour le moment, il est encore de ton pouvoir de l’éviter. »
  263. Le plu affligeant dans cet échange épistolaire entre deux empereurs qui ne veulent pas se comprendre, c'est qu'ils continuent jusqu'à bout à se donner leurs petits surnoms « Nicky » et « Willy ». Du reste, rien ne change depuis six jours, Berlin expliquant que c’est à Saint-Pétersbourg de renoncer à ses mesures agressives vis-à-vis de l’Autriche-Hongrie et Nicolas II désignant Vienne comme responsable du conflit par son attaque de la Serbie.
  264. Les Austro-hongrois, eux, ont compris : la guerre avec la Russie ne peut plus être évitée. La monarchie habsbourgeoise décrète à son tour la mobilisation générale, vers midi. Des télégrammes sont aussitôt envoyés partout en Autriche-Hongrie pour que les autorités impériales appliquent la décision.
  265. Au même moment, depuis son château impérial de Postdam, Guillaume II télégraphie au roi du Royaume-Uni qu’il est scandalisé par les mesures militaires de la Russie et qu’il compte sur Londres pour fustiger l’attitude de son allié. Le Kaiser tente là une manœuvre pour amener les Britanniques à se retrancher derrière la neutralité. En attendant, l’Allemagne proclame le « drohende Krieggefahrzustand », l’état de danger de guerre. Ce n’est pas la mobilisation générale, mais un ensemble de mesures pouvant la précéder. Cela ne suffit toujours pas à von Moltke, qui pousse Guillaume II et son Chancelier impérial à accélérer les choses.
  266. Du reste, en cette journée du 31 juillet 1914 l’attention des gouvernements européens, particulièrement de ceux de l’Allemagne et de la France, se tourne vers le Royaume-Uni. Tous s’interrogent sur l’attitude que va adopter le Cabinet Asquith. Jusqu’ici, depuis le début de la crise celui-ci donne deux discours aux services diplomatiques de Paris et de Berlin : aux Français, il explique qu’il ne compte pas rester neutre ; aux Allemands il fait savoir qu’il réserve sa position.
  267. Mais pour la première fois, Edward Grey [Foreign Secretary – Ministre britannique des Affaires étrangères] dit au prince Karl Max von Lichnowsky [Ambassadeur d’Allemagne à Londres] que le Royaume-Uni ne pourrait rester neutre face à une guerre généralisée, d’autant plus si la France est impliquée. Le prince von Lichnowsky transmet immédiatement la mauvaise nouvelle à Guillaume II, lequel est très déçu : jusqu’à la dernière minute il espérait que la Grande-Bretagne ne prendrait pas part au conflit.
  268. Et en faisant le siège du Foreign Office, Paul Cambon [Ambassadeur de France à Londres] cherche à effacer toute équivoque de la diplomatie britannique, d’autant plus que son frère, Jules, [Ambassadeur de France à Berlin] en a besoin pour briser le parti militariste du gouvernement allemand. Il obtient partiellement satisfaction quand, dans la journée, lord Grey envoie la consigne à ses ambassadeurs en Allemagne et en France de demander aux probables belligérants de s’engager à respecter l’intégrité territoriale de la Belgique, à laquelle le Royaume-Uni est très attaché. La réponse française arrive dans les heures qui suivent, elle est positive et sans réserves. On ne touchera pas à la Belgique. En revanche, du côté berlinois, Edward Goschen [Ambassadeur du Royaume-Uni] se confronte à une évidente mauvaise foi de la part de Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères].
  269. Von Jagow argue qu’il doit prendre ses consignes auprès du Kaiser ou du Chancelier impérial avant de répondre mais dans les éléments de langage que lui sert von Jagow, Goschen comprend qu’en réalité l’Allemagne ne peut apporter de réponse précise sans dévoiler une partie de ses plans militaires. Il a compris que l’Armée allemande va passer par la Belgique pour envahir la France. C’est donc avec beaucoup de réserves qu’il rend compte à Londres de plaintes du gouvernement du Reich vis-à-vis de prétendus actes d’hostilité qu’aurait perpétré la Belgique.
  270. C’est un énorme mensonge, mais que Berlin évoque des provocations belges est cependant très inquiétant. Cela laisse penser que le début des hostilités est de plus en plus proche. Alors lord Grey tente une dernière fois de rendre l’entrée en guerre réversible : vers midi trente il envoie un télégramme à la France et à la Russie pour leur demander de se prononcer favorablement à une occupation de Belgrade par les armées austro-hongroises. Pour s’assurer de leur réponse, le gouvernement britannique menace de se désintéresser des conséquences militaires d’un conflit européen. Viviani répond positivement dès qu’il prend connaissance du document et donne à son représentant à Saint-Pétersbourg, Maurice Paléologue, la consigne de pousser Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] à en faire de même.
  271. Mais Sazonov ne veut en aucun cas suspendre la mobilisation. Il se débrouille pour trouver une formule ambigüe qui doit rassurer Londres sans rien lui céder sur le fond. Sazonov accepte de donner une promesse d’attentisme qui ne retire rien aux préparations militaires. Mais de toute façon, l’Autriche-Hongrie décrète la mobilisation générale à son tour et François-Joseph écarte la proposition britannique, transmise par Guillaume II, d’occuper Belgrade. Il n’y a désormais plus aucun moyen d’éviter la guerre.
  272. À dix-neuf heures, le baron Wilhelm von Schoen [Ambassadeur d’Allemagne à Paris], est reçu par René Viviani au Quai d’Orsay. Au même moment, Jean Jaurès rapplique à la tête d'un groupe de députés socialistes — il ne manquait plus que lui ! Viviani n'a surtout pas envie de se retrouver face à lui. Il demande à son sous-secrétaire d'État de se charger de Jaurès et prend l'ambassadeur von Schoen. Ce dernier explique gravement au Président du Conseil des ministres qu’il a la mission de l’informer qu’un ultimatum allemand va être remis à la Russie, et qu’il concerne la mobilisation générale. En cas de refus, l’Allemagne procéderait à son tour à la mobilisation générale et Berlin veut savoir qu’elle serait la position de la France vis-à-vis d’une guerre germano-russe. Pour Viviani, c’est une énorme surprise : il ignorait que la Russie avait, hier, décrété la mobilisation générale et il est stupéfait de constater que l’Allemagne le savait et que ses services ne l’ont pas appris.
  273. De toute façon, le Président du Conseil élude la question et affirme qu’il croit le sauvetage de la paix encore possible. Mais Viviani perd quasiment toutes ses illusions quand Wilhelm von Schoen évoque son prochain départ de la capitale. En effet, von Schoen ne pourrait partir de Paris que si une guerre éclate entre l’Allemagne et la France : « Si je suis forcé de quitter Paris, je compte que vous voudrez bien me faciliter mon départ. » Le Président du Conseil répond : « Sans doute, mais il n’est pas encore question de cela. Les puissances causent encore et j’espère bien avoir le plaisir de vous voir souvent. » À la façon dont von Schoen marmone « Moi aussi », Viviani réalise qu’il ne lui a pas transmis toutes les informations.
  274. Et ses doutes sont rapidement confirmés quand le diplomate reprend : « Monsieur le Président, vous voudrez bien présenter mes respectueux hommages à Monsieur le Président de la République et me remettre mes passeports. » Dérogeant à toutes les règles élémentaires du langage diplomatique, Viviani rétorque sèchement : « Non, Monsieur l’Ambassadeur, non, je ne présenterai pas vos hommages. » [Ce qui, en langage diplomatique, veut dire « Va te faire mettre. »] Il sait que la prochaine fois qu’il verra von Schoen, ce sera la dernière et que ce sera pour recevoir la déclaration de guerre de Berlin.
  275. La situation est d’autant plus grave que Viviani ignore que le baron von Schoen a reçu la consigne de von Jagow de demander au gouvernement français de se prononcer sur une neutralité en cas de guerre germano-russe et de demander à titre de garantie l’autorisation pour l’Armée allemande d’occuper les forts militaires de Toul et de Verdun. Ceci aurait constitué une humiliation pour la France et il est évident que René Viviani aurait refusé nettement — von Schoen n'a même pas pris la peine de formuler cette requête. Il faut regarder le Plan Schlieffen pour trouver l’explication de cette stratégie diplomatique par laquelle l’Allemagne cherche à se prendre le bec avec la France. Pour qu’il soit appliqué correctement, il faut à l’Allemagne provoquer au plus vite la rupture avec Paris.
  276. Quand von Schoen quitte le Quai d’Orsay, Viviani reste pantois sur la question de la mobilisation générale russe. Il questionne aussitôt par télégramme son ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Celui a pourtant bien rempli ses fonctions en en avertissant le gouvernement par télégramme à dix heures quarante-trois. Mais le document ne parvient à Paris qu’à vingt heures trente. Il est possible que ce soit Maurice Paléologue qui ait manigancé pour retarder le départ du télégramme, afin que son pays, mis tardivement devant le fait accompli, soit obligé de respecter ses engagements. [Comme on le sait, dès le début de la crise Paléologue a voulu la guerre.] Il est également probable que ce soit les Russes qui aient agit en bloquant les communications pour que leur allié soit au courant tardivement.
  277. Ainsi, quand le gouvernement français se réunit dans la soirée en Conseil des ministres, Viviani pense de bonne foi que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont tout fait pour rendre la guerre inéluctable, alors que dans les faits c’est la Russie qui a lancé la mobilisation générale en premier. Le Président du Conseil et ses ministres tiennent pourtant tête aux militaires de l’État-major qui, au travers du général Joseph Joffre [Chef de l’État-major général], viennent demander la mobilisation générale. Viviani répond qu’il est trop tôt et refuse, car il sait qu’une telle mesure provoquerait l’Allemagne et mécontenterait la Grande-Bretagne.
  278. C’est à ce Conseil des ministres qui se tient jusque tard dans la soirée qu’on apprend la nouvelle de la mort de Jean Jaurès. Pendant quelques instants, les membres du gouvernement expriment leur horreur de ce meurtre, puis un long silence s’installe. Il est brisé par Louis Malvy [Ministre de l’Intérieur] qui transmet alors l’information suivante à ses collègues du gouvernement : le Préfet de police, Célestin Hennion, lui a téléphoné, il prédit une révolution dans les trois heures qui viennent, le peuple va descendre sur les boulevards pour réclamer justice. Et merde !...
  279. Alors le Conseil des ministres décide de maintenir à Paris deux régiments de cavaliers cuirassés pour s’assurer qu’aucun trouble à l’ordre public ne remette en question la sécurité de l’État. Pourtant cette décision pourrait être de nature à exciter les pacifistes, nombreux à Paris. Le Président du Conseil préfère s’assurer lui-même d’éviter le pire et prend alors contact avec les chefs de la SFIO pour les exhorter à tenir au calme leurs militants. [Voilà pourquoi la une de « L'Humanité » du 1er août 1914 n'appelle pas à la révolution, ni même à la révolte, mais fait juste ce tragique constat : Jaurès est mort.] Pour d’évidentes raisons politiques, Viviani veut se rendre immédiatement devant la dépouille de Jaurès. Auparavant, il prend le temps de coucher quelques lignes sur un coin de table afin d’écrire un message qui doit être placardé sur les murs de la capitale dès le lendemain :
  280. « Un abominable attentat vient d’être commis. M. Jaurès, le grand orateur qui illustrait la tribune française, a été lâchement assassiné.
  281. Je me découvre personnellement et au nom de mes collègues devant la tombe si tôt ouverte du républicain socialiste qui a lutté pour de si nobles causes et qui, en ces jours difficiles, a, dans l’intérêt de la paix, soutenu de son autorité l’action patriotique du gouvernement.
  282. Dans les graves circonstances que la Patrie traverse, le gouvernement compte sur le patriotisme de la classe ouvrière, de toute la population, pour observer le calme et ne pas ajouter aux émotions publiques par une agitation qui jetterait la capitale dans la discorde.
  283. L’assassin est arrêté et sera châtié. [Tu parles...]
  284. Que tous aient confiance dans la Loi et que nous donnions en ces graves périls l’exemple du sang-froid et de l’union. »
  285. Pour Adolphe Messimy [Ministre de la Guerre], le contexte est désormais devenu prérévolutionnaire. Il sort de sa poche un décret ordonnant l’arrestation des principaux syndicalistes [il l’avait déjà préparé !], et demande à Louis Malvy d’y apposer sa signature. Le Ministre de l’Intérieur refuse, car, comme il ne cesse pas de se renseigner sur le moral des milieux ouvriers, il sait que la CGT est en ce moment plus abattue que révolutionnaire.
  286. Après cette séance du Conseil, Viviani convoque l’ambassadeur du Royaume-Uni vers vingt-deux heures trente. Il lui demande quelle serait l’attitude de son pays dans l’éventualité d’une agression allemande dirigée contre la France. L’ambassadeur s’en retourne demander une réponse à son gouvernement. Pour donner plus de force à cette requête, Raymond Poincaré [Président de la République française] adresse une lettre manuscrite au Roi du Royaume-Uni. Il lui écrit qu’il est certain que si la Triple Entente se montre soudée face à l’Allemagne, la guerre ne serait pas déclarée.
  287. En tout cas, la France peut compter sur l’appui de la communauté italienne. Les représentants de celle-ci, réunis dans la soirée au Café du Globe, sur le boulevard de Strasbourg, affirment leur amour de la France et font la promesse de « former un corps de volontaires qui, en cas de conflit armé, se mettrait à disposition du Ministre de la Guerre ».
  288. Tout semble perdu. Et pourtant, un improbable dernier retournement de situation se produit quand l’Autriche-Hongrie, par l’intermédiaire du représentant de François-Joseph à Saint-Pétersbourg, vient dire à Sazonov que la monarchie habsbourgeoise est prête à accepter la réponse de la Serbie à son ultimatum du 23 juillet comme base de négociation. Il propose même que les pourparlers aient lieu à Londres, le terrain le plus neutre possible. Sazonov est stupéfait : jusqu’alors les Austro-hongrois ont refusé de négocier. La paix pourrait encore être sauvée.
  289. Mais il n’en est rien. Ceci n’était qu’une manœuvre destinée à faire gagner quelques heures aux militaires de Vienne et de Berlin. Un peu avant minuit, l’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg remet à Sazonov un ultimatum : la Russie à douze heures pour annuler sa mobilisation générale. Après quoi, ce sera la guerre.
  290. C'est arrivé le 1er août 1914 :
  291. Et maintenant, voilà que Joffre fait chier. Inquiet par la tournure que prennent les événements, le général Joseph Joffre [Chef de l’État-major général de l’Armée française] adresse une note au ton menaçant à son ministre de tutelle, Adolphe Messimy. Il menace clairement de démissionner :
  292. « Si le Gouvernement tarde à donner l’ordre de mobilisation générale, il m’est impossible de continuer à assurer la responsabilité écrasante des hautes fonctions dont sa confiance m’a investi. »
  293. En ce contexte grave, un remaniement à la tête de l’État-major serait du plus mauvais effet. Aussi, Messimy convoque Joffre pour neuf heures au Palais de l’Élysée, afin qu’il s’explique de cette note devant le Conseil des ministres. D’un ton calme et sans relief, le général Joffre expose ses arguments. Pour lui, tout retard dans les préparatifs d'une guerre qui s’annonce inéluctable finira par se payer au prix fort face à l’Allemagne. Il convainc le Gouvernement qui l’autorise finalement à décréter la mobilisation générale pour seize heures. Ainsi, si des événements inattendus se produisent d’ici à cette échéance [ça ne coûte rien d'espérer], il restera possible d’annuler l’ordre.
  294. Le Président du Conseil, René Viviani, n’assiste pas à la fin de la séance. On l’a appelé au Quai d’Orsay, où l’ambassadeur d’Allemagne, le baron von Schoen, souhaite le voir. L’entrevue a lieu à onze heures. Le représentant du Kaiser veut connaître la réponse du Gouvernement français vis-à-vis de la neutralité exigée par Berlin dans la perspective d’une guerre russo-allemande. Viviani donne à von Schoen la réponse préparée avec le Président de la République, Poincaré : « La France fera ce que lui com- manderont ses intérêts. » La phrase est suffisamment vague pour qu’elle n'astreigne le chef du gouvernement à aucune promesse. D’ailleurs, Wilhelm von Schoen insiste lourdement pour que le Président du Conseil précise sa pensée – hélas pour lui sans succès. Comme l’Ambassadeur repart du Quai d’Orsay sans demander ses passeports, Viviani ressort de cette discussion soulagé. D’après lui, si le diplomate allemand devait quitter le pays il l’aurait fait savoir dès ce matin.
  295. Quand il revient au Palais de l’Élysée, René Viviani déclare à Poincaré que von Schoen « canne » (qu’il cède par peur, qu’il recule devant la menace). Le chef de l’État rétorque d'un ton cassant : « Allons donc, cet homme-là nous joue ! C’est une manœuvre, c’est un piège. » Et, se tournant vers Messimy, il expose que, si la guerre tarde à venir il sera bon de la provoquer : « S’il le faut, nous créerons un incident de frontière. Ce n’est pas difficile, n’est-ce pas, monsieur le Ministre de la Guerre ? » Le Président de la République française a tranché : comme la guerre va venir de toute façon, il préfèrerait contrôler les événements.
  296. La crise semble avoir franchi un cap décisif avec la mobilisation générale russe hier. Les partisans de la paix qui espèrent encore éviter la catastrophe se font de plus en plus rares. Cependant, même si les différentes capitales européennes décrètent les unes après les autres la mobilisation générale, pour le moment seule l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie.
  297. L’Ambassadeur du Royaume- Uni à Berlin, Edward Goschen, lui, croit encore à la paix. Quand il apprend que, tard dans la soirée du 31 juillet, l’Ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg a annoncé à Sergueï Sazonov [Ministre russe des Affaires étrangères] que son pays est prêt à accepter de négocier, Goschen court dans la matinée pour demander à Gottlieb von Jagow [Ministre allemand des Affaires étrangères] de reprendre l’ultimatum qu’il a fait parvenir à la Russie peu avant minuit. Von Jagow lui rétorque que l’Allemagne est trop engagée sur ce dossier désormais et qu’elle ne peut retirer un ultimatum avant son expiration. [Tout cela n'est qu'une sombre histoire de fierté mal placée.]
  298. À Londres, lord Edward Grey [Foreign Secretary — Ministre britannique des Affaires étrangères] reçoit Paul Cambon, à sa demande. L’Ambassadeur de France veut savoir si oui ou non la Grande- Bretagne se battra avec son allié en cas d’agression allemande. Une nouvelle fois, Grey se fait vague dans sa réponse. Il se fait là l’écho des hésitations qui animent le Cabinet Asquith: si certains, à l’instar de Winston Churchill [First Lord de l'Amirauté], veulent une intervention britannique, d’autres, comme Lloyd George [Chancelier de l'Échiquier], hésitent, et il y a des cadres du Parti libéral qui veulent que le Royaume-Uni déclare sa neutralité.
  299. Il faudrait en fait peu de choses pour que les ministres d'Asquith basculent dans un camp ou un autre, comme une agression militaire dirigée contre la Belgique. Les Français l’ont bien compris, c’est pourquoi Viviani n’a de cesse de répéter qu’il respectera la neutralité belge, tandis que von Bethmann-Hollweg continue étrangement de ne pas apporter de réponse à cette exigence britannique.
  300. À midi, l’ultimatum allemand adressé à Saint-Pétersbourg arrive à son terme. Les ministres de Nicolas II n’ont même pas pris la peine d’y ré- pondre. La déclaration de guerre de l’Allemagne est aussitôt rédigée et portée à l’Ambassadeur de Russie à Berlin.
  301. Entre-temps, un télégramme signé par le Tsar arrive sur le bureau du Chancelier impérial allemand. Nicolas II y exprime son souhait sincère de voir les négociations se poursuivre malgré le maintien de la mobilisation générale. Il y a là beaucoup de naïveté de la part du Tsar, car en réalité l’Armée allemande est décidée à aller jusqu’au bout et Guillaume II, quelques heures plus tard, apprend à Nicolas II qu’il décrète lui aussi la mobilisation générale, à seize heures. Le Gouvernement Viviani le fait aussi, à quinze heures quarante-cinq. Pourtant, ni l’Allemagne, ni la France ne se sont déclarées la guerre.
  302. Une dernière chance de l’éviter se présente. Depuis Londres, où il représente le Kaiser, von Lichnowsky envoie un télégramme au château impérial de Postdam :
  303. « Dans le cas où nous n’attaquerions pas la France, l’Angleterre resterait neutre et garantirait la passivité de la France. J’en apprendrai davantage cet après-midi. Sir E. Grey vient de m’appeler au téléphone et m’a demandé si je croyais pouvoir déclarer que, dans le cas où la France resterait neutre dans une guerre russo-allemande, nous n’attaquerions pas la France. Je lui déclarais pouvoir en prendre la responsabilité et il va se servir de cette déclaration au conseil de Cabinet d’aujourd’hui. »
  304. Quand il lit le télégramme de von Lichnowsky, Guillaume II est en présence du Chancelier impérial, de l’amiral Alfred von Tirpitz, du Generaloberst Helmut von Moltke, du Ministre de la Guerre Erich von Falkenhayn et du Ministre des Affaires étrangères von Jagow. Pour le Kaiser, c’est une excellente et surprenante nouvelle : il peut éviter la guerre avec la France. Il se tourne donc vers von Moltke et ordonne aussitôt que les armées en route vers l’ouest stoppent, fassent demi-tour et basculent sur les frontières orientales.
  305. Helmut von Moltke en perd son sang-froid : « C’est impossible ! Toute l’Armée serait plongée dans une confusion effroyable. Nous perdrions toute chance de gagner la guerre ! » Pour le chef du Grand état-major général, procéder ainsi ruinerait le Plan Schlieffen et les généraux ne disposent plus du temps nécessaire à l’élaboration d’une nouvelle stratégie. Comme Guillaume II insiste et annule l’invasion du Luxembourg, (prévue pour avoir lieu en soirée), von Moltke explose : « Si je ne peux pas marcher contre la France, je ne puis assumer la responsabilité de la guerre ! » Lui aussi au bord de la crise de nerf, von Bethmann- Hollweg lui rétorque : « Et moi je ne peux pas assumer la responsabilité de ne pas examiner la note anglaise. » Cette grosse engueulade est à la hauteur de l'extraordinaire tension qui règne dans les sphères gouvernementales depuis le début de cette crise.
  306. Sur ce, le Chancelier impérial s’isole avec son Ministre des Affaires étrangères pour écrire une réponse à von Lichnowsky :
  307. « L’Allemagne est prête à accepter la proposition de l’Angleterre dans le cas où celle-ci garantit avec toutes ses forces la neutralité absolue de la France. »
  308. De son côté, le Kaiser écrit au roi Georges V, qu’il appelle « Georgie ». Il s’emploie à justifier la poursuite de la marche de ses armées vers l’ouest :
  309. « Pour des raisons techniques, ma mobilisation proclamée dès cet après-midi s’effectue contre deux fronts à l’est et à l’ouest. Cela ne peut être contre-commandé, parce que ton télégramme, à mon grand regret, est arrivé trop tard. Mais si la France m’offre une neutralité qui doit être garantie par la flotte et l’armée britannique, naturellement, je m’abstiendrai d’attaquer la France et emploierai mes troupes ailleurs. »
  310. En gros, l'Allemagne ne veut pas baisser d'un ton, juste parce que ce serait trop compliqué à faire. On nage en plein délire.
  311. À plusieurs centaines de kilomètres de Postdam, le comte Joachim de Pourtalès [Ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg] se fait annoncer auprès du Ministre russe des Affaires étrangères à dix-neuf heures. Il lui remet fébrilement la déclaration de guerre rédigée par son gouvernement. L’émotion est à son comble, de Pourtalès en pleure même.
  312. À peine plus tard dans la soirée, Georges V répond à Guillaume II. Le roi du Royaume-Uni n’ayant que des fonctions constitutionnelles, son message et en réalité l’œuvre du Foreign Secretary. Il y explique que le télégramme de von Lichnowsky dé- coule d’un malentendu. Le Kaiser le sait, désormais c’est la guerre. À vingt-deux heures, il fait venir auprès de lui von Moltke et le reçoit dans ses appartements, en robe de chambre et en caleçon pour lui dire, simplement : « Maintenant, faites ce que vous voulez. »
  313. En Grande-Bretagne, Winston Churchill, en sa qualité de First Lord de l’Amirauté, prévient dans la soirée le Premier ministre Asquith que dès demain la Royal Navy sera placée en situation de guerre. Quant à Edward Grey, il fait savoir à Paul Cambon que les côtes françaises seront protégées par les navires britanniques si une attaque allemande se produit dans les jours qui viennent.
  314. Enfin, du côté de la Belgique, la tension monte. À l’ambassadeur du Royaume-Uni à Bruxelles qui lui demande comment son gouvernement réagirait à un ultimatum allemand, le Ministre belge des Affaires étrangères ne peut répondre que par un optimisme de façade. Le même jour, « Le Soir » interroge l’ambassadeur d’Allemagne à propos du respect de la neutralité belge. Il se veut rassurant, répondant que jamais son gouvernement ne l’a remise en question. Les réponses allemandes ne satisfont pas les militaires belges : le chevalier Antonin Selliers de Moranville [Lieutenant-général de l’État-major de l’Armée belge] laisse sortir dans la presse la déclaration suivante : « La Belgique se défendra contre tous les agresseurs, contre les derniers aussi bien que contre les premiers. Nous ne ferons aucune différence entre les uns et les autres. Ce que nous voulons, c’est que les étrangers en armes n’envahissent pas notre territoire. »
  315. Dès que l’ordre de mobilisation générale est connu en France, le pays s’arrête littéralement. Le tocsin sonne dans tous les villages, d’ailleurs parfois des paysans accourent munis de seaux, pensant devoir éteindre un incendie. La guerre surprend les Français, comme le prêtre Alfred Bau- drillart, Recteur de l’Institut catholique de Paris, qui croit que les cloches qu’il entend célèbrent un bap- tême. La France n’est pas belliciste et n’exprime pas de joie à l’idée d’entrer en guerre. Au contraire, sa population y va résignée. Partout, les femmes pleurent, les hommes parlent peu. Dans la capitale, les bureaux, les boutiques, les usines se vident. Les Parisiens descendent dans la rue dans une atmos- phère pesante. Pas de fanfares ni de clairons. La guerre est perçue comme une mauvaise nouvelle. Les hommes appelés sous les drapeaux retournent gravement à leur domicile pour chercher leur livret militaire, souvent oublié au fond d’un tiroir. C’est là-dedans, sur une feuille de couleur rose, qu’est indiquée la caserne où ils doivent répondre à la convocation. Pour être organisée efficacement, la mobilisation générale s’étale sur deux semaines. Les deux classes les plus jeunes du service militaire doivent partir les premières. Ses membres ont qua- rante-huit heures pour se présenter aux autorités militaires. Malgré tout, dans la soirée de ce 1er août 1914, des cortèges se forment spontanément à Pa- ris. Les manifestants scandent : « À Berlin ! » ; « Vive l’Armée ! » ; « C’est l’Alsace qu’il nous faut ! » La même chose est observée à Montpellier, Lyon, Avignon, Agen, Rennes, Rouen et dans des villes de taille moyenne, mais dans le cas parisien on observe que des étrangers résidents en France se joignent aux démonstrations et en brandissant des drapeaux britanniques, italiens ou russes. Une de ces manifestations se forme Rue Saint-Dominique, sous les fenêtres de l’Ambassade d’Allemagne. La guerre n’ayant pas encore été déclarée, la Police intervient et barre l’accès au bâtiment diplomatique. Les exaltés se rabattent sur la statue de Strasbourg, Place de la Concorde. Ce sont les jeunes qui, plus particulièrement, se montrent le plus enclins à ex- primer des élans nationalistes. Les autobus en ser- vice à Paris cessent de circuler dès que la mobilisation générale est connue. Ils rentrent au dépôt pour être mis au service de l’Armée. Quant aux tramways et métropolitains, leur fonctionnement s’annonce très perturbé puisqu’une large part du personnel qui les utilise doit partir pour le front. Dans l’ensemble, dès dix-sept heures le service public de transport parisien cesse de fonctionner. Des actes germanophobes similaires à la manifesta- tion tentée devant l’Ambassade d’Allemagne sont observés. Par exemple, les riverains de la Rue d’Allemagne, à Paris, rédigent une pétition pour que la voie soit rebaptisée. Déjà des quidams dé- montent les plaques qui l’ornent et la renomment Rue Jean-Jaurès. Aux côtés des affiches annonçant l’ordre de mobilisation générale, des dispositions concernant les étrangers sont placardées sous la double signature des ministres de l’Intérieur et de la Guerre, Malvy et Messimy. Ceux-ci (les Allemands – et accessoirement les Austro-hongrois – sont particulièrement visés) ont vingt-quatre heures pour quitter la France par bateau ou par train. Certaines familles n’attendent pas pour s’exécuter. Ainsi, un train part de la Gare du Nord avec à son bord des familles allemandes qui espèrent gagner la Bel- gique. La frontière étant fermée, le train s’arrête à Jeumont, dernière gare française. Les Allemands descendent et finissent leur trajet à pied, suivis par des bagagistes français qui les accompagnent jus- qu’à Erquelinnes, une gare très proche, mais située en territoire belge. Comme ils franchissent le pont enjambant la Sambre et qu’ils ne craignent plus les Français, les réfugiés laissent éclater leur joie avec arrogance : « Vive l’Allemagne ! » ; « À bas la France ! » Les bagagistes leur répondent en jetant leurs valises dans la rivière.
  316. Quand aux socialistes français, ce jour est celui d'après. Ils accusent le coup après l’assassinat de leur dirigeant, Jean Jaurès. En pleine nuit, on réveille le Maire de Carmaux (le bastion électoral de Jaurès), Jean-Baptiste Calvignac, pour lui apprendre la funeste nouvelle. Entre Jaurès et lui, existait une amitié de vingt-deux ans, d'autant plus forte que c'est Carmaux qui aura fait du Tarnais un socialiste. Au petit matin, les camarades du défunt se retrouvent devant l'évidence. La guerre est désormais une issue fatale et le pays est en train de s'enfoncer dans la frénésie nationaliste. Gustave Hervé, bien que pacifiste, se rallie dès lors à l’Union sacrée face à la guerre et fait l’éloge de Jean Jaurès « mort au champ d’honneur ». Dans un numéro spécial écrit pendant la nuit par ceux qui ont assisté à l'assassinat, « L’Humanité » rend hommage à son fondateur et directeur, « mort de la plus sublime et de la plus sainte des morts ».
  317. La CGT, elle aussi, est face à elle-même. En titrant « Pas d’affolement » dans son organe officiel (« La Bataille syndicaliste ») la centrale reconnaît que la situation est grave mais nie son caractère désespéré. Dans le plus grand secret Louis Malvy reçoit Léon Jouhaux [Secrétaire général de la CGT] au Ministère de l’Intérieur. La teneur exacte de cette entrevue est inconnue. La rencontre en elle-même n’est avérée que parce qu’Abel Ferry l’écrit dans ses notes personnelles. On n'en retrouve pas la trace dans l'agenda officiel du ministre. Il est possible que Malvy propose un marchandage au Secrétaire général de la CGT : le syndicat se tient tranquille en échange de quoi les titulaires d’un carnet « B » (une mesure sécuritaire qui criminalise pratiquement toute activité syndicale) ne sont pas arrêtés. Comme les dirigeants cégétistes redoutent de toute façon de se voir interpelés, Jouhaux accepte.
  318. Du reste, Malvy s’emploie à résister à la pression qui vient du cœur de l’État. La Sûreté générale, la Préfecture de police de la Seine et le Ministre de la Guerre Messimy réclament l’arrestation au plus vite des dirigeants de la CGT. Louis Malvy s’y oppose car il sait qu’une telle mesure, jointe à la disparition criminelle de Jaurès, ne pourrait que déclencher des émeutes dont la France n’a surtout pas besoin. Dans un télégramme, peut-être rédigé la veille, mais qui part ce samedi 1er août à quatorze heures quarante-cinq, le Ministre de l’Intérieur ordonne à ses préfets :
  319. « N’appliquez pas intégralement même en cas de mobilisation instructions strictes sur application Carnet “B”.
  320. L’attitude actuelle des syndicalistes et des cégétistes permet de faire confiance à tous ceux d’entre eux qui sont inscrits. En ce qui concerne anarchistes inscrits prenez, dès ordre de mobilisation, mesures individuelles qui vous paraîtraient absolument indispensables à l’égard de ceux qui vous semblent constituer un danger réel et immédiat et surveillez étroitement les autres. »
  321. Ce télégramme est suivi quelques heures plus tard, aux alentours de vingt-et-une heures, de nouvelles consignes qui prescrivent explicitement d’oublier le Carnet « B » et de n’arrêter personne :
  322. « Ayant toute raison de croire qu’il peut être fait confiance à tous inscrits au Carnet “B” pour raisons politiques, ne procédez à aucune arrestation de personnes appartenant à ces groupements. »
  323. Si le Ministre Malvy est à ce point confiant, c’est qu’il a bien pu observer que la mort de Jean Jaurès n’a donné lieu à aucun soulèvement, à aucun mouvement de colère, chez les socialistes et les syndicalistes. Il se pourrait à ce titre qu’une entrevue secrète de Malvy avec l’anarchiste individualiste Miguel Almereyda (qui écrit dans « Le Bonnet rouge» ) détermine aussi la ligne adopté par le « premier flic » de France.
  324. Il n'y aura pas de Révolution. Les militaristes peuvent tranquillement continuer leur marche vers la guerre.
  325. C'est arrivé le 2 août 1914 :
  326. Les ministres d’Herbert Henry Asquith [Premier ministre britannique] tiennent conseil d’onze à treize heures. Ils décident officiellement de protéger les côtes françaises de la Manche en vertu d’un accord militaire datant de 1912. À cette date, le gouvernement de Sa Majesté et celui de la République s'étaient mis d'accord pour que la France doit masse sa flotte dans la Méditerranée et laisse la Manche à la Royal Navy. [L'Entente aura indubitablement permis de régler la discorde entre la France et la Grande-Bretagne pour le contrôle des mers.]
  327. Ce geste en direction de l’allié français qui vise à laisser entendre que la Grande-Bretagne respectera ses engagements est toutefois très mal perçu par plusieurs ministres libéraux qui promettent de démissionner du Cabinet s’ils se retrouvent en minorité sur la question de la guerre.
  328. Le Premier ministre Asquith préfère ne pas précipiter les choses et évite de brusquer ses partenaires politiques. Aussi, il retarde toute nouvelle décision à plus tard, sachant pertinemment que très bientôt la neutralité belge va être violée par l’Allemagne et les indécis du Cabinet poussés à le rejoindre.
  329. Les événements tendent à lui donner raison : l’Armée allemande envahit le Grand-duché du Luxembourg dans la matinée. Le gouvernement du Reich justifie son acte en affirmant qu’il n’accomplit pas là un acte militaire, mais une mesure de protection pour prévenir toute attaque française. [En gros, l'Allemagne envahit le Luxembourg au cas où la France voudrait le faire.] Pourtant, le Luxembourg a toujours affiché sa neutralité depuis le début de la crise.
  330. Alors que l'Armée allemande s'empare des différents points stratégiques du Grand-duché, une escouade de cavaliers reçoit la mission d'effectuer une première reconnaissance derrière la frontière franco-luxembourgeoise. Au cours de cette mission, ils croisent des soldats français. Une brève fusillade s'ensuit. Elle fait un mort : le caporal Jules-André Peugeot. Il est le premier Français à mourir. [1 380 000 suivront.]
  331. Après l'invasion du Luxembourg, les regards se tournent alors vers la Belgique. Va-t-elle être envahie par l’Allemagne à son tour ? La population belge est très majoritairement francophile, mais les élites aristocratiques et ecclésiastiques considèrent que l’Autriche-Hongrie a raison de vouloir punir la Serbie pour l’acte régicide à l’origine de la guerre (l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 août dernier). Dans les milieux aisés de Bruxelles, on se satisferait largement d’une entente avec l’Allemagne.
  332. Mais ils ignorent que le 29 juillet dernier, une enveloppe cachetée a été remise à l’Ambassadeur d’Allemagne. Elle contient un l’ultimatum rédigé le 26 juillet et, ce 2 août, le représentant de Guillaume II reçoit l’ordre de l’ouvrir et de la remettre à Julien Davignon [Ministre belge des Affaires étrangères]. Le document est rempli de mensonges chargés de légitimer l’agression de la Belgique. Les Allemands accusent la France de vouloir entrer dans le pays et font le constat que l’Armée belge n’est pas en mesure de la repousser. Le raisonnement du gouvernement du Reich est simple : pour protéger l’Allemagne de la France, il est nécessaire d’envahir la Belgique. Albert Ier est invité à laisser la Deutsche Heer passer sur son territoire, sans quoi, la Belgique sera considérée comme ennemie.
  333. Quand le Cabinet Asquith se réunit à dix-huit heures trente, la situation a donc gravement évolué depuis la dernière séance. Le Luxembourg est envahi et la Belgique soumise à un ultimatum odieux. Le Premier ministre est libéré de l’attentisme auquel il s’astreignait et peut décréter la mobilisation générale. Mis en minorité, quatre ministres libéraux présentent leur démission. Herbert Henry Asquith leur propose de réfléchir et les laisse revenir sur leur décision s’il le souhaite. En vérité, le Premier ministre sait que le temps joue pour lui et plus les heures passent, plus le Royaume-Uni devient favorable à une entrée en guerre.
  334. Pour preuve de cela, deux manifestations agitent Londres dans la soirée : la première, qui rassemble des partisans de l’intervention militaire, est un franc succès; la seconde, pacifiste, réunit peu de Londoniens. La stratégie d’Asquith porte ses fruits : le chef de l’opposition conservatrice, Andrew Bonar Law, appelle ses partisans à s’unir à ceux de la majorité gouvernementale.
  335. À Berlin, il y en a qui sont bien emmerdés. La direction du SPD [Parti social-démocratique d'Allemagne] se concerte sur la ligne à adopter face à la guerre déclarée hier par l’Allemagne à la Russie. Encore hésitants, les sociaux-démocrates, poussés par Hugo Haase (qui préside le groupe parlementaire) et Georg Ledebour, se prononcent pour le respect des principes pacifistes du socialisme. Pas question pour le moment de cautionner une guerre impérialiste.
  336. Du côté de la SFIO, la Fédération socialiste de la Seine, pourtant classée nettement à gauche au sein du parti, accepte le principe de réconciliation nationale proclamé par le député Pierre Renaudel une heure après l’assassinat de Jean Jaurès. Cette réunion de la « Fédé' » était prévue depuis cinq jours par Jean Jaurès. Mais maintenant que le député du Tarn a été assassiné, l’ambiance est à la résignation et les orateurs qui se succèdent à la tribune ont tous des élans de patriotisme lyrique, appelant à la guerre défensive contre l’Allemagne. En arrière-pensée, les socialistes songent presque tous à une idée : la guerre pourrait dériver en révolution et voir la dislocation des empires autoritaires allemand et austro-hongrois, des peuples pourraient être libérés et la paix devenir définitive en Europe.
  337. Le même jour, les bolcheviks russes réfugiés à Paris se retrouvent également pour une assemblée générale consacrée à la guerre. Évidemment, ils ne soutiennent pas le gouvernement du Tsar, qui les a banni hors de Russie et opprime leurs camarades emprisonnés et déportés.
  338. Peu à peu, les socialistes basculent eux aussi dans le bellicisme. Gustave Hervé, réformé pour myopie à vingt ans, radié de l’Instruction publique pour un article antimilitariste publié en 1901, supplie dans une lettre le Ministre de la Guerre d’accepter son engagement à l’âge de quarante-trois ans. L’écrivain socialiste Henri Barbusse fait savoir par courrier au Directeur de L’Humanité que lui aussi est prêt à s’engager volontairement.
  339. En Grande-Bretagne, les derniers espoirs d’un mouvement pacifiste s’envolent dans la soirée, quand les opposants à la guerre se retrouvent pour un grand meeting à Trafalgar Square sur le thème « Stop the war ! » Y sont notamment présents : les travaillistes Keir Hardie et George Lansbury, ainsi que Henry Hyndman, tout le gratin des forces du progrès outre-Manche. Malgré eux, le meeting est passablement foiré.
  340. Toutes ces informations, le citoyen français lambda a peu de chances de les apprendre. En effet, au lendemain de l’appel de la mobilisation générale, les casernes reçoivent les premiers réservistes convoqués. Mais, partout, certaines professions sont jugées indispensables par les maires des communes. Les boulangers notamment. Ainsi, le préfet de Seine-et-Marne constate que depuis la veille il a déjà reçu deux cents télégrammes de la part de maires réclamant des sursis d’appel pour leurs boulangers.
  341. Autre fait observable, des actes germanophobes sont observés aux quatre coins du pays. Lorsqu’il part déjeuner en ville, l’Ambassadeur d’Allemagne à Paris, le baron von Schoen, est suivi de près par des agents de police, le gouvernement voulant se garder de donner une raison à Berlin de déclarer la guerre.
  342. La journée est propice à la diffusion de rumeurs. On raconte dans Paris que mille sept cents cavaliers allemands ont tenté d’entrer sur le territoire et ont été exterminés par l’artillerie française. D'autres ragots racontent que la flotte britannique bloque le port d’Hambourg et que le gouvernement a été remanié pour accueillir en son sein le général Paul Pau. La première bataille aurait eu lieu dans la matinée, dix mille Français y seraient morts contre trente mille Allemands. En province on explique que l’Ambassade d’Allemagne à Paris a été détruite dans une explosion, le baaron von Schoen a été exécuté et tous les Allemands résidant à Paris ont été assassinés. Ailleurs en France, on raconte que le pont de Soissons a été dynamité par des agents ennemis, que l’avion de Roland Garros a été abattu, ou encore qu’on a localisé un détachement de cavaliers allemands à proximité de Saint-Cloud.
  343. Les rumeurs les plus ubuesques portent sur le cours de la guerre en lui-même : l’Italie entrerait dans le conflit au côté de la Triple Entente ; les Pays-Bas mobilisent et s’apprêtent à en faire autant ; cent mille soldats britanniques sont en faction à Londres (alors même que le Royaume-Uni n’a toujours pas déclaré la guerre).
  344. Globalement, l’atmosphère générale en France est celle d’une panique. Craignant de manquer de produits alimentaires, des Parisiens pillent les laiteries Maggi (bien que suisse, la société est présentée comme allemande) dans la soirée jusque très tard dans la nuit. Il convient de préciser que la maison Maggi est ainsi visée parce que les autorités elles-mêmes répandent des bruits à son propos. Ainsi, au linguiste Albert Dauzat qui les interroge, des policiers du XXe Arrondissement de Paris affirment que deux cents enfants sont en train de mourir à l’Hôpital Tenon parce qu’ils ont consommé du lait délibérément empoisonné par Julius Maggi (pourtant mort en 1912). L'État réagissent mollement à ces destructions : ne les condamnant pas, le Préfet de police de la Seine, Célestin Hennion, se contente d'interdire les attroupements sur la voie publique.
  345. Haine, violence et peur de l'autre. La guerre, quoi.
  346. C'est arrivé le 3 août 1914 :
  347. Toute la nuit qui précède le matin du 3 août, Albert Ier de Belgique préside un conseil de crise au Palais royal de Bruxelles. Il s'agit de définir la réponse à apporter à l’ultimatum allemand. Au nom de l’honneur de la nation, il est d’avis de le rejeter, mais il recherche toutefois une formule qui ne froisse pas la susceptibilité des militaires de Guillaume II. Malheureusement, le précédent de la Serbie avec l’Autriche-Hongrie est là pour démontrer que c’est une stratégie qui ne paie pas. C’est alors qu’au beau milieu de la nuit un ingénieur des chemins de fer vient frapper à la porte du conseil pour avertir le roi que plusieurs armées allemandes se sont massées à la frontière et s’apprêtent à la traverser. Des avions allemands survolent déjà le territoire pour effectuer les derniers repérages.
  348. Dans la matinée qui suit, Albert Ier fait connaître sa réponse. Il repousse l’ultimatum, sans aucune ambiguïté. C’est une décision courageuse malgré tout car il ne fait aucun doute que les troupes allemandes sont largement supérieures à celles de Belgique. Le roi ordonne dans la foulée la destruction des routes, ponts et tunnels qui enjambent la frontière germano-belge et prend personnellement le commandement de l’Armée belge. Les militaires allemands, qui espéraient terroriser la Belgique et obtenir sa soumission sans combattre, essuient un échec.
  349. L’après-midi, pour la première fois depuis le début de la crise, le Foreign Secretary Edward Grey prend la parole devant la Chambre des communes. Il livre aux députés un récit succinct et clair de l’échec des tentatives diplomatiques pour arrêter la guerre. [Ce n'est qu'à ce moment que l'opposition parlementaire et l'opinion publique découvrent la teneur des négociations de ces trois dernières semaines.] S’appuyant sur la menace qui pèse sur la France et le sort tragique qui touche le Luxembourg et bientôt la Belgique, lord Grey explique qu’il va de l’honneur de la Grande-Bretagne d’intervenir. Hormis une petite minorité partisane de la neutralité, le Parlement de Westminster bascule en faveur de la guerre et approuve la mobilisation générale, malgré la lutte neutraliste des députés libéraux Arthur Ponsonby et Rowntree.
  350. Le Premier ministre britannique Asquith est d’ailleurs conforté par ce début de crise puisque trois des quatre ministres libéraux qui ont démissionné la veille reviennent sur leur décision. La guerre paraît imposée au Royaume-Uni, c'est tout juste comme si ce n'était pas lui-même qui était agressé. Du moins, c'est ce qu'avance la majorité gouvernementale. Josh Burns, le Président du Board of Trade, maintient toutefois sa démission. John Morley [Lord Président du Conseil] le rejoint bientôt.
  351. À dix-huit heures quarante-cinq, l’Allemagne déclare la guerre à la France, justifiant sa décision en mentant et en expliquant que des avions français ont bombardé Nuremberg. C’est le baron von Schoen [Ambassadeur d'Allemagne à Paris] qui remet la déclaration de guerre au gouvernement français. Il en est particulièrement gêné, car l’Armée française est tout simplement incapable d’une telle performance. Les seuls avions utilisés par Joffre servent à effectuer des petites reconnaissances et leur rayon d'action les rend incapables d'aller jusqu'en Allemagne centrale, quand à embarquer des bombes, c'est de l'autre de l'impensable en août 1914. [L'aviation sera un des domaines technologiques qui fera le bond en avant le plus spectaculaire au cours de cette guerre.]
  352. Ce n’est d’ailleurs pas le seul mensonge servi par les généraux de Guillaume II, puisque pour justifier l’invasion du Luxembourg perpétrée la veille, ils prétendent que la France a violé la neutralité militaire du Grand-duché, ce qui est faux. [En 1919, la légitimité du traité de Versailles et des réparations de guerre astronomiques que l'Allemagne devra verser reposera en grande partie sur ce fait que les délégués allemands ne pourront pas occulter : c'est le Reich qui a déclaré la guerre à la France et à la Russie.]
  353. À dix-neuf heures (soit un quart d'heure après la déclaration de guerre allemande), c’est au tour du Royaume-Uni de sortir du bois. Le Cabinet Asquith remet au gouvernement allemand, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Berlin, un ultimatum : l’Allemagne a jusqu’à minuit pour reconnaître la neutralité belge et s’engager à la respecter. Theobald von Bethmann-Hollweg [Chancelier impérial allemand] ne prend même pas la peine de préparer une réponse.
  354. De retour de Paris, Hermann Müller, qui représentait le groupe parlementaire du SPD auprès de la SFIO, est auditionné par les instances dirigeantes du Parti. Il annonce tristement que les socialistes français ne vont pas faire obstacle à leur gouvernement dans le cadre de sa politique militariste. La droite du SPD pousse le reste de l’organisation à voter pour les crédits de guerre. On est en train d'enterrer tout simplement l'Internationale socialiste.
  355. À Paris aussi la guerre est à l’ordre du jour pour certains socialistes : en l’occurrence les bolcheviks russes réfugiés qui, au cours de la seconde journée de leur assemblée générale, ont beau se prononcer contre mais cela n’empêche pas onze militants (sur quatre-vingt-quatorze) de se déclarer favorables à une participation active à la guerre — c'est-à-dire à s'engager sous les drapeaux.
  356.  
  357. Ailleurs en Europe, les socialistes helvètes, eux, s’opposent au conflit sans trembler. Quand le Conseil national [la chambre basse du Parlement suisse] s’exprime sur les crédits militaires, les deux élus socialistes August Spichiger et Ernest-Paul Graber votent contre.
  358. Auparavant, en France, avant même que l'Allemagne ne déclare la guerre, le gouvernement français a accéléré les mesures préventives contre les Austro-hongrois et les Allemands en vue de la guerre. Les ressortissants des deux pays ennemis ne peuvent plus quitter le territoire, ils doivent se présenter au commissariat de police ou à la mairie de leur domicile qui organisera ensuite leur transport sur des « points de refuge » situés dans l’ouest de la France. Il s’agit de camps de prisonniers, ni plus ni moins. En revanche, les Alsaciens sujets de Guillaume II, bien qu’Allemands, sont laissés libres dès lors qu’on leur connaît des sentiments francophiles ou si un membre de leur famille s’est engagé dans la Légion étrangère.
  359. Dans l’ensemble, les Allemands de France sont nombreux à ne pas avoir pu quitter le territoire, comme le Ministre de l’Intérieur le leur a ordonné dès que la mobilisation générale a été décrétée. En effet, les trains ne circulent déjà presque plus à des fins civiles puisque l’Armée les utilise.
  360. À Paris, c’est au Lycée Condorcet que les Allemands sont regroupés en attendant de devoir être déplacés ailleurs en province. Pas tous ne résident en France à l’année. Ainsi, l’écrivain hongrois Aladár Kuncz, en pleine visite de la Bretagne durant le mois de juillet, s’est retrouvé coincé dans la capitale alors qu’il tentait de regagner son pays en catastrophe. Il est désormais piégé par la fermeture des frontières et se retrouve dans les locaux du Lycée Condorcet.
  361. En revanche, les ressortissants des autres nationalités sont bien traités, d’autant plus qu’ils sont nombreux à s’enrôler dans l’Armée – particulièrement les Italiens. À cette date du 3 août, ils sont déjà huit mille à avoir rempli un bulletin d’enrôlement, dont le propre fils de Giuseppe Garibaldi. Parmi ces Italiens, on trouve un jeune vendeur de journaux de dix-sept ans qui triche sur son âge pour servir sous les drapeaux français : Lazare Ponticelli.
  362. Du reste, l’atmosphère d'hystérie martiale permettant l’éclosion de rumeurs grotesques sur les premiers combats ou sur l’avancée des armées ennemies, « Le Figaro », comme « La Dépêche de Toulouse » la veille, appelle ses lecteurs à ne pas croire tout ce qu’ils entendent et à s’en tenir à la raison.
  363. Cela n’empêche pas les phénomènes de panique collective. Comme la veille, les laiteries parisiennes de la société Maggi sont pillées, car on répète partout qu'il s'agit d'une entreprise allemande. Ces atteintes aux biens et aux personnes se produisent malgré la mise en place par les autorités d’un dispositif policier renforcé par des effectifs militaires. Le laboratoire de la société alimentaire, situé dans le IXe Arrondissement de Paris, subit le même sort.
  364. Le pillage commence dans l’après-midi quand une vieille dame [un peu folle par ailleurs] frappe les vitres de l’établissement de toutes ses forces en criant : « À bas les Allemands ! » On s’attroupe et la vieille dame explique : « Les directeurs de la société Maggi sont des espions allemands ! Hier la police a surpris l’un d’eux à la Gare du Nord au moment où il prenait le train pour Berlin en emportant une caisse contenant huit millions en or. » Une douzaine de jeunes gens jettent alors des pavés dans la vitrine, investissent les lieux, sortent les meubles et le matériel et en font un grand feu autour duquel les passants dansent et applaudissent en chantant « La Marseillaise ».
  365. Des boutiques Maggi sont aussi dévastées en d’autres villes, telle Neuilly où des adolescents, dont le plus âgé n’a pas dix-huit ans, vandalisent les lieux devant les femmes employées par la boutique qui pleurent de constater que leur outil de travail est ainsi saccagé. Les pillards agissent devant des dizaines de riverains qui les encouragent. Assistant à la scène, la romancière « Gyp » (Sybille Gabrielle Riqueti de Mirabeau de son vrai nom) veut mettre un terme au carnage, mais un vieil homme l’en empêche en lui disant qu’elle serait folle d’essayer d’aller contre la furie qui s’exprime. Et quand elle entend une femme se féliciter du saccage au prétexte que « ces gens-là pouvaient empoisonner leur lait », elle éclate de colère et clame que Maggi est une société suisse, ce qui ôte toute justification à ce désordre. La ménagère proteste : « Ce sont des Allemands !... La preuve, c’est que Maggi s’est sauvé en emportant quatre millions en or... » Riqueti de Mirabeau réplique : « Non... Maggi est mort depuis longtemps... Il s’est suicidé avec sa femme, en Suisse, il y a plusieurs années... » De peur de provoquer l’ire de la foule, elle s’en va en maudissant l'époque qu'elle vit.
  366. De toute façon, quand la police leur apprend que le lait n’est pas empoisonné, les auteurs du saccage répondent qu’ils ont agi avant que le crime ne soit commis. Et de plus, du côté des autorités, la réponse reste peu ferme. Alors que les policiers censés protéger les laiteries Maggi ont regardé les destructions avec complaisance, le Préfet de police Hennion se contente de faire placarder dans les rues de Paris une déclaration par laquelle il veut inciter les habitants à « ne pas se laisser entraîner par des gens dont les origines sont toujours suspectes et à [ne pas] commettre des excès qui seraient indignes de la capitale de la France ». Toutefois, on peut compter au moins cent cinquante personnes arrêtées pour des faits de pillage.
  367. La France, comme toute l'Europe, est descendu dans le chaos. Elle est désormais prête pour le massacre. Demain, aux premières heures du jour, l'Allemagne envahira la Belgique et le Royaume-Uni répondra en déclarant immédiatement la guerre. Ainsi se clôturera ce feuilleton abominable au cours duquel les gouvernements d'Europe auront négocié la vie de millions de leurs citoyens dans l'opacité la plus complète.
  368. Le Vieux Continent se réveillera dans quatre ans. Il lui manquera 18,5 millions de personnes.
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