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Titre : Mandrin. Tome 1 / par Clémence Robert

Auteur : Robert, Clémence (1797-1872). Auteur du texte

Éditeur : A. de Vresse (Paris)

Date d'édition : 1846

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb312248651

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 4 vol. ; in-8

Format : Nombre total de vues : 316

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57918697

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-63070

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 12/07/2010

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vmm.



I.

Dans une mémorable soirée du mois d'avril 17/j5, la jolie ville de SaintRomain, assise entre les bords de l'Isère et de fertiles campagnes, florissante par son commerce et ses fortunes no-


h 0 MAiVDRIX.

biliaires, payait bien cruellement ses rares prospérités : elle venait d'être attaquée par la bande de Mandrin.

Au milieu des antiques remparts dont la ville était encore à demi entourée, une porte incendiée avait donné passage aux brigands. Les soldats de la maréchaussée, les bourgeois armés à la bâte, défendaientpiedà pied l'entrée de la rue, tandis que, du haut de la voûte démolie, des pierres noircies et brûlantes, des charpentes enflammées, roulaientà srancl bruit sur les combattants.

Du côté où les flots rapides de l'Isère défendent seuls la ville, les assaillants avaient trouvé un phis facile accèsf et leur bande inondait déjà le quartier découvert; mais, là aussi, les défen-


JIANDMX /|1

seurs avaient porté la plus grande partie de leurs forces. Les soldats de troupe réglée, exaspérés d'avoir à combattre contre des voleurs armés, répondaient par une charge violente aux attaques imprévues, bizarres, tortueuses des brigands. Les habitants des plus fortes maisons, embusqués dans leurs murailles, faisaient, de chacune des façades, un rempart d'où pleuvaient sans relâche des pierres et des brandons, dont la flamme allait éclairer, au milieu de l'ombre qui commençait à tomber, les corps gisant sur le pavé.

Cette vigoureuse résistance allait triompher, et déjà les contrebandiers se repliaient sur eux-mêmes en jetant ce cri sauvage qui leur était propre, et


42 MANMUN.

qui avait quelque chose du rugissement des animaux féroces, lorsque soudain les assaillants, les défenseurs, les pierres, les mousquets, le tumulte, le bruit, tout cessa, tout s'arrêta pour faire place à cette acclamation qui partit de toute part :

- C'est lui!... lui!... le voilà!...

Sur le haut d'un bastion qui dominait la ville venait de paraître Mandrin.

Le sentiment du danger s'efïace devant l'ardente curiosité de voir ce chef de brigands, qui a désolé dix provinces, qui a porté la terreur de son nom du midi au nord de la France, et que nul dans la contrée n'a jamais aperçu.

Les contrebandiers ont suspendu le feu, attentifs au commandement qui va


MANDRIN. &3

se manifester par un signe de leur maître. De tous les points de la ville les habitants se mettent aux balcons, se penchent aux fenêtres, montent sur les terrasses, sur les toits, et tournent des regards avides du côté du bastion.

Mais leur attente est presque entièrement trompée.

La nuit approchent la lueur du crépuscule rougit le ciel sans arriva' à la terre. On ne voit sur la pointe du rempart que la silhouette d'un cavalier et de son cheval. Un chapeau à long panache et les contours d'un ample manteau se découpent seuls autour de cette forme noire, qui se détache sur la chaude nuance de l'atmosphère, et semble bordée d'un liseré de flamme


kh MANDRIN.

par la réverbération du soleil couchant. Sur cette surface plane et sombre cependant on voit reluire les armes du brigand, qui, parl'éclit surnaturel dont on les croit revêtues, ou par l'excellente trempe de leur acier, ont le pouvoir de briller dans l'ombre.

Auprès du cavalier se distingue aussi la forme d'un soldat de taille colossale, également voilée par l'obscurité.

Mais les habitants sont tout-à-coup arrachés à leur comtemplation vaine par le cri : « Au feu! » qui part des quatre coins de la ville.

Les contrebandiers ont reçu, par un geste de leur chef, l'ordre d'incendier un certain nombre de maisons, et ils viennent de l'exécuter.


MANDRIN. Z|5

Pour Mandrin, il a déjà disparu du rempart.

Courant en tumulte aux points où le danger est le plus pressant, soldats et bourgeois roulent à flots pressés dans les rues; ils se heurtent aux brigands, échangent de rapides coups de sabre avec eux, et continuent leur course vers les -maisons où le feu se déclare. Mais par ce mouvement, ils laissent à découvert l'intérieur de la ville, les églises, où les bandits se précipitent pour les dévaster, et les abords de la Maisonde-Ville, entrepôt de la ferme générale, et premier but de l'attaque des contrebandiers.

Dans le tableau saisissant, tumultueux qu'offre celte ville attaquée, pillée,


hG MANDRIN.

sanglante, semée de flammes, un épisode, cpii se passe dans une des parties retirées de l'enceinte, doit être rapporté ici, parce que c'est là que commencent les événements qui vont se succéder avec vitesse dans l'existence d'une femme dont nous aurons à suivre Fé4ran°e destinée.

Parmi les habitations atteintes par les flammes se trouvait une jolie maison blanche et sculptée, située sur la limite de la ville, au bord de l'Isère. Le jardin renfermait une serre chaude, une volière, des statues, des bassins, et tous les objets d'agréments que rassemblent dans leur demeure les habitants de moeurs douces et paisibles.

Une jeune fille de dix-sept ans s'y


MANDRIN. [\.l

trouvait en ce moment seule maîtresse de maison : c'était mademoiselle Isaure de Chavailles, fille du maire de SaintRomain, que soi! père avait confiée à cette habitation retirée, tandis qu'il s'était porté à l'hôtel municipal, où le danger de la ville l'appelait.

Epouvantée des gerbes de feu qui s'élançaient de la toiture et retombaient de toute part autour d'elle, la jeune fille errait en tout sens dans le jardin, jetant des cris d'effroi, levant les mains au ciel ; et dans tous ses mouvements elle était suivie d'un grand et lourd domestique qui répétait ses gestes, ses cris, et l'aidait à se désespérer.

- Mes orargers !... m es beaux orangers ! disait Isaure en s'agitant devant


/l8 MANDRIN.

la serre chaude dont un jet de flamme venait de faire craquer et tomber à grand bruit les vitraux. Et mes daturas qui étaient prêts de fleurir, et qui vont brûler!... Eus tache, sauve mes daturas !... Non, mes camélias !... Non, mes

orangers!...

-Mademoiselle, que faut-il prendre?

-Tout!... Sauve tout à la fois...

Eustache prenait des pots de fleurs à ses mains, sur ses bras, sur ses épaules, et courait ainsi par tout le jardin , semblable à une de ces petites îles flotantes des fleuves d'Amérique : mais voyant tomber des étincelles partout où il voulait poser les fleurs, il revenait haletant auprès de sa maîtresse.

- Ah! les brigands ! criait-il ; ah!


MANDRIN. /|9

lesmisérablescontrebandiers !... Si mon devoir ne me retenait ici, je prendrais ma carabine et je les étendrais tous sur la poussière... tous, jusqu'au dernier!

La jeune fille, qui avait dix-sept ans à peine, et tenait encore par quelques points à l'enfance, venait de courir auprès de sa volière et regardait en pleurant la flamme ruiner le fragile édifice. Comme tous les enfants nourris dans le sein de l'aisance, elle ne connaissait de choses utiles et précieuses que celles qui l'amusaient, et ne songeait nullement, dans ce désastre, aux objets de prix que renfermait la maison.

Une vieille gouvernante, restée seule dans le corps de logis, que le feu en-


50 MANDRIN.

vahissait de toute part, descendit le perron en jetant les hauts cris.

- Ah ! sainte Vierge, miséricorde ! disait-elle ; mademoiselle, au nom du ciel, venez vite sauver les papiers, l'argent de monsieur le comte!... et toute notre vaissell e pi ate !... et nos vases d'orfèvrerie qui sont depuis deux cents ans dans la famille!... Ah! sainte Vierge! miséricorde !

Puis, voyant Eustache qui tenait toujours les pots de fleurs et ressemblait parfaitement à un étalage de fleuriste : - Que fais-tu de tous ces bouquets, nigaud, ne vas-tu pas souhaiter la fête à quelqu'un? Jolie fête, vraiment ! quand Bely.ébuth lui-même, quand Mandrin vient d'entrer dans la ville.


MANDRIN. 51

- Mon Dieu ! mon Dieu ! mes oiseaux ! disait toujours la jeune fille, en voyant les nids renversés par la chute de la volière.

- Eh bien ! vos oiseaux, ils sont bien heureux, le bon Dieu leur a donné des ailes pour fuir ce lieu de désolation !... et nous allons faire comme eux.

- Vous voulez vous envoler, madame Blondeau ? demanda Eustache.

- Certainement ; les chevaux sont à la voiture, et nous allons nous sauver à Saint-Marcelin, chez la tante de mademoiselle ; mais il faut emporter tout ce qu'il y a de plus précieux au logis.

Cependant Eustache avait lâché les fleurs, et, toujours pour plaire à sa


52 MANDRIN.

jeune maltresse, tâchait de courir après les oiseaux.

- Veux-tu bien laisser cela, niais, butor, reprenait madame Blondeau, et courir à la maison enlever tout ce que tu trouveras !... Et vous, mademoiselle, pouvez-vous bien vous amuser à de semblables bagatelles quand la fortune de votre père, les titres de votre famille sont menacés !... Jésus, mon Dieu, moi, qui vous ai nourrie de mon lait, et élevée depuis que vous n'avez plus de mère: moi qui vous ai vue prendre dix-sept belles années, et devenir à chacune plus jolie et plus charmante, en vérité, je vous crovais plus raisonnable que cela.

El la bonne gouvernante, qui repro-


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chait à la jeune fille de perdre un temps si précieux en enfantillages, le perdait elle-même à des sermons, qui sont les enfantillages de la vieillesse.

Isaure ne l'écoulait pas... Mais toutà-coup, en regardant la façade de la maison, elle poussa un grand cri.

'- Dieu ! dit-elle, la chambre de ma mère!

La pièce qu'elle indiquait venait de s'illuminer à l'intérieur, et des jets de flamme sortaient par les croisées.

-La chambre où manière est morte! où nous avons réuni tout ce qui lui appartenait, où est encore suspendu son portrait! répétait la malheureuse ' enfant, en tenant ses yeux fixes et hasards attachés sur cet endroit. i. : . ' - h


5ft MANDRIN.

Tout-à-coup elle s'élance d'un bond aussi léger que rapide, franchit le perron, monte l'escalier, malgré la flamme qui l'envahit, et le fait craquer sous ses pas, arrive à la chambre consacrée et détache le portrait... Puis un instant, étourdie par la fumée, perdue dans lé labyrinthe de l'incendie, elle est près de succomber à sa terreur... mais serrant le portrait sur son coeur :

- Oh ! je veux le sauver, dit-elle.

Alors elle rassemble toutes ses forces, se recommande à. Dieu, puis traverse la maison en serpentant entre les lames de feu, et gagne la cour extérieure.

Un instant après, la jeune demoiselle était avec sa nourrice et son domestique dans une calèche qui fuyait


MANDRIN, 55

de la Tille : elle tenait toujours sur ses genoux le cher objet qu'elle avait arraché des flammes.

Madame Blondeau s'était agitée sans rien faire devant le bâtiment d'où la terreur l'éloignait : mais voyant un grand coffre qu'Eustache avait placé dans la voiture, elle pensa que le domestique était parvenu à sauver l'argent et l'argenterie de la maison, et lui demanda ce que la caisse contenait.

- Àh ! dit Eustache, c'est tout notre bon vin d'Espagne qui est là-dedans !

-Vilain ivrogne, as-tu bien pu songer a cela? s'écria la vieille dame, plus désolée que jamais.

- Dam! c'est pour mademoiselle, dit-il ; si la frayeur allait la faire défail-


56 MAN'DBTN.

lir en ronte, il ne serait pas mal d'avoir une bouteille de-bon vin pour la remettre.

Bientôt la voiture perdit de vue la ville de Saint-Romain, dans laquelle nous allons maintenant entrer.

Les soldats de Mandrin étaient maîtres du champ de bataille. Depuis la porte principale, qui avait été enfoncée et brûlée jusqu'à la Maison-de-Ville où étaient les fonds de la ferme générale, ils occupaient tous les postes, montaient la garde, et deux rangs des leurs formaient une double haie le long de la grande rue qui aboutissait à l'hôtel municipal.

Ce fut par ce chemin, bardé de fer et illuminé de torches, que le lieu te-


MANDRIN'. 57

nant de Mandrin et les principaux chefs de la bande se dirigèrent vers l'entrepôt général.

Si les regards troublés par la terreur prêtaient à tous ces hommes un effrayant aspect, ce n'était pas entièrement l'effet de l'imagination. Les soldats de Mandrin, recrutés parmi les hommes déshérités de la société et révoltés contre elle, portaient tous sur leurs traits l'expression de la force sauvage, des passions impérieuses qui conduisent aux partis extrêmes, et qui, par les profonds sillons qu'elles creusent sur le visage, y impriment le cachet de la puissance barbare.

C'étaient donc en effet des yeux armés d'un feusatanique, de formidables


58 MANDBIN.

sourcils, des bouches brûlées par l'imprécation et le blasphème, des membres taillés en massues pour briser tout obstacle, des corps d'une vigueur menaçante, habillés de cuir, de fer, qu'on voyait passer à la lueur rouge des torches.

Dans la salle du conseil de l'Hôtel-deVille étaient réunis le fermier général, Jean de Marillac, plusieurs traitants, le comte de Ghavailles, maire de SaintRomain, et ses adjoints. Ces autorités, sans aucun espoir d'arrêter les déprédations qui allaient être commises, témoignaient aumoins, parleur présence, de leur courage et de leur résolution de ne céder le dépôt général qu'à la plus impérieuse nécessité. Une partie


MANDRIN. 59

des fonds avait été cachée dans les caves du bâtiment, dans l'espérance de soustraire quelques sommes au pillage.

Les chefs des contrebandiers se présentèrent devant eux accompagnés d'hommes armés jusqu'aux dents, ils déposèrent dans la salle des ballots de tabac et de marcbandises étrangères, qu'ils vendaient ordinairement dans les provinces par fraude ou par violence, et que, dans un raffinement d'audace, ils prétendaient, faire acheter à la ferme générale elle-même.

Ils exigèrent, pour prix de cette livraison, l'argent qui se trouvait alors dans les caisses centrales, les ouvrirent de vive force, et en vidèrent les espèces dans leurs sacs de cuir.


60 MANDRIN.

Le lieutenant de Mandrin dit aux autorités réunies que, pour les mettre à l'abri de tout reproche, il allait leur donner un reçu des sommes qui venaient de passer entre ses mains; l'écrivit eh effet, et le signa effrontément :

Fauster, lieutenant, pour le capitaine Mandrin.

Puis il demanda qu'il lui fût donné également un reçu des marchandises qu'il avait livrées.

Pendant que ces étranges formalités se remplissaient dans la salle du conseil, les autres parties du bâtiment étaient envahies par les bandits qui exerçaient de toutes parts le pillage le plus actif.


MANDRIN. 61

Le jeune David de Marillac, fils du fermier général, était descendu au rezde-chaussée, chargé par son père de surveiller le transport des coffres d'argent qu'on avait déposés dans le fond des caves, et d'observer si en effet ces sommes demeuraient soustraites à la rapacité des brigands.

Mais le jeune homme, d'une nature impressionnable,et exaltée, était trop profondément irrité de l'affront qu'une troupe de misérables faissait subir à son pays, pour mettre de l'importance à la soustraction de quelques sacs de numéraire, et participer à ce soin puéril, qui lui semblait, une humiliation de plus pour ses compatriotes.

Il se promenait à pas lents dans une


62 MANDRIN.

cour intérieure, plantée de hauts tilleuls, et sur laquelle ouvraient les soupiraux des caves où reposaient en ce moment une partie des fonds de la ferme, mais ne songeant pas le moins du monde à veiller à leur sûreté.

Dans l'esprit de ce jeune homme, inexpérimenté, rêveur, pieux jusqu'au fanatisme, Mandrin n'était pas un voleur de grand chemin, plus hardi et plus heureux que les autres, niais un fléau déchaîné par l'esprit du mal sur des provinces entières. D'après ces idées religieuses, celui qui portait les armes dans les églises et le pillage jusqu'à l'autel devait avoir reçu une mission infernale de ruine et de désolation, et il sentait pour cet être maudit la haine


MANDRIN. 63

profonde, ardente, que, selon les chrétiens, le Dieu de colère éprouve luimême pour ses ennemis.

Tandis que David soumettait les événements de ce jour au point de vue de son imagination ascétique, les contrebandiers, qui étaient déjà sur la piste des sacs d'argent, parcouraient les caveaux en tous sens pour terminer méthodiquement leur pillage, et par la même occasion déménageaient avec les coffres-forts les tonneaux de vin de l'édifice public.

Le fils du fermier-général se tenait appuyé contre le tronc d'un arbre, les bras croisés et le coeur gonflé d'indignation. Autour de lui régnait l'obscurité la plus profonde ; la nuit était re-


6/j. MANDRIN.

doublée par l'ombre épaisse des tilleuls ; il y passait seulement de loin en loin des lueurs rouges que jetaient les lanternes des bandits, en circulant dans les espaces souterrains.

Un léger bruit se fit entendre près du jeune homme : c'était le frôlement d'un manteau qui passe entre les troncs d'arbres. David tourna vivement la tête, et ne put rien distinguer qu'une ombre mobile. Il crut un instant s'être trompés ; mais des pas presque insaisissables qui allaient et venaient sur les dalles, lui révélèrent la présence d'un homme dérobé dans la nuit. Un mouvement de répulsion qui s'éleva dans son sein bien plus encore que le témoignage de ses sens, lui fit deviner


MANDRIN". 65

que celui qui l'approchait était un des gens de Mandrin, rôdant autour du bâtiment afin que rien n'échappât à l'avidité de la troupe.

Heureusement David portait une épée, et pouvait soulager un peu le trop plein de sa colère en tuant un de ces brigands subalternes, par simple simulacre de vengeance contre leur chef.

- Malheur à toi, dit-il, qui es venu t'égarer ici; tu vas payer pour tes compagnons î

A ces mots, il fond sur le sombre fantôme, et lui assène deux violen'ts coups d'épée, au choc desquels son arme se brise dans sa main ; puis il force son regard pour percer l'obscu-


66 MANDRIN.

rite et découvrir si le bandit chancelle et va rouler sur la terre...

Mais à l'instant c'est lui qui tombe à genoux, abattu et fixé sur la dalle par une main puissante. Son épée, à lui, s'est brisée contre une forte cuirasse, et maintenant un éclair bleu jeté par l'acier vacille autour de lui, et lui révèle une lame levée sur sa poitrine... Il pense à Dieu et attend la mort.

Une voix calme lui dit avec un accent mêlé de pitié et d'une légère ironie :

- Tu es jeune et brave, mais tu n'as pas des armes aussi fortes que ton courage; prends cette lame à la place de ton épée rompue : elle est de bonne trempe et te servira fidèlement, tant que dureront les forces de ton bras.


MANDRIN'. 67

En même temps, le poignard avec lequel David croyait recevoir la mort demeure dans sa main, et le jeune homme entend un faible bruit de pas qui va en s'éteignant sur la dalle, et lui fait juger que son vainqueur s'éloigne lentement.

11 reste à genoux, plié, brisé d'humiliation; il est sur le bord de l'une des fenêtres des cavaux ; une lumière assez, vive en jaillit; il se penche, et à cette clarté il lit un nom gravé sur l'arme qu'il vient de recevoir.

C'est celui de MANDRIN.

Il jette un cri sourd et tombe à demi privé de connaissance sur la pierre.

Peu d'heures après, les contrebandiers s'éloignaient, portant en tête


68 MANDRIN.

leur drapeau, dont les flammes rouges jetées sur un fond noir se détachaient à la lueur des fallots de l'escorte ; ayant les selles de leurs chevaux chargées des richesses conquises, des vases, des flambeaux enlevés aux églises, des monceaux d'argent pris à la ferme, des objets d'or et d'argent pillés dans les demeures particulières.

Ils comptaient dans leurs fastes barbarbares un heureux exploit de plus, et bientôt disparurent dans la nuit, qui qui semblait leur élément.


LILVTÉRÏEUR DE LA YILLE.

I.



n.

Quelques jours seulement s'étaient écoulés ; les charriots des contrebandiers roulaient encore au loin, emmenant le butin amassé dans^ leur expédition, vers la côte Saint-André, où ils


72 MANDRIN.

avaient établi leur camp, et la ville de Saint-Romain avait déjà repris son aspect de calme et de sérénité ordinaire.

Dans les belles prairies semées de bouquets d'oliviers qui entouraient la ville, les troupeaux promenaient leur molle oisiveté; sur la route on voyait passer ces grands boeufs, au front large liés deux à deux, et traînant les énormes sapins que produit la contrée et que l'Isère allait transporter vers le Midi; dans de riches fabriques, dont les toits rouges perçaient les touffes de mûriers, les vers à soie accomplissaient silencieusement leur précieux travail.

A l'intérieur de la ville, les familles étaient assises en groupes à la porte de leur maison, causant et travaillant.


MANDRIN. 75

Les femmes filaient du lin, cousaient ces gants auxquels Grenoble donne son nom, et qui sont le commerce du pays. Outre le calme qui régnait parmi les habitants, il y avait encore en eux cette satisfaction intérieure qui succède aux mouvements violents de l'existence, quand ils n'ont pas laissé de suites funestes.

En définitive, les contrebandiers n'avaient guère fait de mal qu'aux traitants, race que le peuple détestait cordialement. Ils avaient encore brûlé trois ou quatre maisons, mais c'étaient celles des plus riches de la ville ; tout cela ne regardait point les bonnes gens qui tenaient leur assemblée dans la rue; et puis, ils étaient si heureux d'avoir


7 A MANDRIN.

eu peur, maintenant que la peur était passée, et leur conversation était si bien fournie d'anecdotes curieuses !

Comme il faisait nuit pendant l'attaque des brigands, et que personne n'avait pu distinguer le terrible Mandrin à son apparition sur le rempart, tout le monde voulait l'avoir vu, afin de donner sur son compte les informations qu'il lui plaisait.

- C'est un monstre de laideur, di^ sait quelqu'un.

- 11 est aussi noir qu'il est diable 1 ajoutait un vétéran.

- Vous n'y voyez pas clair, mon vieux, répondait une sexagénaire : il n'est pas laid du tout ; c'est un homme haut de six coudées comme le Philistin


MANDRIN. 75

Goliath, et il porte un habit tout d'airain comme lui.

- Oui, mais il a des yeux de basilic et une barbe qui semble faite de serpents, dit une autre commère.

- Vous l'avez donc vu aussi, vous?

- Je crois bien, je l'ai regardé tout le temps. Je regrettais toujours de n'avoir pas vu le diable, comme la voisine Nicolle ; mais à présent que j'ai vu Mandrin^ je ne regrette plus rien.

- Moi, je n'ai vu que ses yeux, dit une jeune fille mais on dirait qu'ils vont dévorer le monde...

- C'est qu'ils vous regardait, ma jolie Madelinette, reprit le vétéran.

Un bon père capucin, assis parmi les causeurs, était le seul qui ne dît pas


76 MANDRIN.

son mot sur la figure de Mandrin; mais il riait dans sa barbe à chaque nouveau renseignement qu'on donnait sur ce sujet.

-Avez-vous vu, dit-on encore,comme le feu dés batteries a redoublé, dès que le chef des brigands a paru sur le bastion.

- Et comme les maisons se sont mises à brûler!,

-Ah ! dit le vétéran, c'est que le capitaine Mandrin commande à des gaillards qui lui obéissent au doigt et à l'oeil. Cest ainsi que, lorsque nous marchions sous le grand maréchal de Saxe, à la bataille de...

- Vous n'y êtes pas, vieux, reprit la contrariante grand'mère, c'est que


MANDRIN. J i

le capitaine Mandrin (le diable veuille avoir son âme) met le feu aux maisons rien qu'en les legardant, et aux: mousquets rien qu'en les touchant du bout du doigt.

- Dieu merci, ces enragés de contrebandiers n'ont pas encore fait tant de mal dans notre province que par toute la Franche-Comté; où ils ont répandu tant de fausses monnaies, qu'il vaut autant avoir dans son escarcelle des feuilles sèches que des écus.

- Et en Bourgogne donc ! où ils entraient dans les églises en plein dimanche, enlevaient les ornemenrs d'autels, les reliques, le prêtre et la messe tout à la fois !

:- Et à Beaune, où ils ont tué autant


78 MANDRIN.

de brigadiers qu'ils avaient besoin de chapeaux à galons d'or pour se parer !

- Et dans la ville d'Autun ! Jésus ! mon Dieu! quel scandale! comme ils approchaient des portes, ils rencontrèrent déjeunes séminaristes qui allaient recevoir les ordres à Châlons; ils les arrêtèrent et les retinrent en otage, disant que si on ne leur livrait la ville à merci, ils allaient emmener ces pauvres agneaux sans tache pour leur donner les ordres dans leur camp, et en faire des brigands comme eux...

Là-dessus, des traits d'une audace inouie et d'une cruauté bizarre furent encore contés et attribués au chef des contrebandiers. Le père capucin gardait toujours le silence; mais à chaque


MANDRIN. 79

récit de ce genre, il secouait la tête d'un air qui voulait dire :

- Ce n'est rien, j'en sais bien d'autres, moi !

Enfin il donna son bras pour appui au vétéran, qui était un de ses vieux amis, et s'éloigna avec lui dans la rue.

Dès qu'ils furent loin de l'oreille des habitants :

- Hein ! dit le moine, ce scélérat de Mandrin m'a bien fait pis à moi qui vous parle.

- Quoi donc !

- Il m'a sauvé la vie.

- A vous, père Gaspard ? s'écria le soldat en bondissant de surprise. Mais, au fait, ajouta-t-il par réflexion, il n'y a pas grand mal à cela.


80 MÀiNDRlN.

- Pas grand mal !.. ne parlez pas de cela, mon vieux camarade, vous ne savez pas... Enfin voici comment la chose s'est passée.

Un jour, la bande des contrebandiers en voyage voulut faire halte dans notre couvent, situé sur la côte de Belladone. Tous nos frères les ayant Aru venir de loinse sauvèrent dans les champs; moi, je n'eus pas le temps de les suivre, et, à l'arrivée des brigands, je me blottis dans un angle noir de la sacristie. Ils se réunirent bientôt dans cet endroit et se mirent à discuter leurs plans de campagne ne faisant nulle attention à moi, qu'ils prenaient pour une robe de moine jetée dans un coin. Mais par malheur mes prunelles brillèrent dans


MAKKRIÎW 81

l'ombre : alors rem arquant que la robe du moine avait des yeux et devait aAroir des oreilles, ils voulurent me tuer afin que je n'allasse pas raconter ce qui s'était dit devant moi.

- Pas de ca, mes braves, dit le seigneur Mandrin lui-même, il y a un meuilieur moyen de fermer la bouche à ce pauvre moine : il nous a entendu parler de nos expéditions passées et; fu - tnres, nous allons le forcer à nous donner l'absolution ; dès lors il aura écouté nos secrets sous le sceau de la confession, et, de par son capuchon, il sera bien forcé de les taire.

Les brigands s'amusèrent heaucouD de cette idée ; ils me forcèrent en effet à les remettre de tous leurs péchés, et


82 MANDRIN.

là-dessus le capitaine me renvoya la vie sauve.

- Eh bien ! mon bon père Gaspard, grâce à cet expédient du chef des voleurs, au heu de ressembler maintenant à ce vilain crâne d'ivoire qui pend à votre chapelet, vons portez encore la mine la plus fleurie de tous les frères de Saint-François. Voilà tout ce qu'il en est.

- Paix ! paix ; vous ne savez pas ce que c'est que de porter cette sainte robe du cloître et de devoir la vie à un diable de cette espèce... Il faut que cet enragé de Mandrin...

- Soit pendu le plus tôt possible.


MA1VDRIK, 85

- Non pas, il faut qu'il soit converti.

- Ah ! ah ! convertir Mandrin, le diable en personne ! dit le vétéran dont les éclats de rire faisaient branler la tête; voilà une fameuse idée!... Et qui le convertira, s'il vous plaît !

- Dieu le sait, répondit le père Gaspard en caressant sa barbe.

Puis, en ce moment, le moine voyant passer un père de l'ordre des Dominicains, quitta promptement son vieux compagnon pour aller rejoindre le religieux.

- Que le ciel soit avec vous, mon révérend père ! dit le capucin en abordant celui qui avait sur lui la priorité dans l'église ; vous souvenez-vous de la


8/| MANDRIN.

promesse que m'avez avez faite, il y a quelques jours, de me conduire chez le fermier-général à qui je désirerais présenter un de ces chapelets bénis à Jérusalem, qu'un voyageur arrivant de Judée a déposés dans notre couvent, pour qu'ils fussent vendus au bénéfice de la pauvre communauté.

- Le fermier-général n'est pas de très-favorable humeur, après le désastre qu'il vient d'éprouver et dont il ne se relèvera de longtemps; cependant, comme son âme est toujours ouverte à la bonne semence, il est possible qu'il accepte la précieuse relique que vous venez lui offrir.

- J'ai justement sur moi deux de ces chapelets rapportés de la Terre-


MANDRIN. 85

Sainte, (c'est-à-dire, ajouta mentalement le bon père, qu'ils sont faits avec lesgraines de notre jardin : mais comme tous les coins de la terre, qui appartient au bon Dieu, peuvent être appelés terres saintes, c'est toujours la même chose).

- Venez donc avec moi chez M. de Marillac; jevaislui rendre compte d'une commission dont il m'a chargé, et vous pourrez lui parler en même temps.

Les deux moines arrivèrent à l'hôtel du traitant. Le père Dominique, habitant de la maison, fit entrer le capucin dans un oratoire détaché du corps de bâtiment, et qui élevait ses légers lambris de sculpture gothique au i 6


86 MANDRIN.

milieu d'un berceau de vigne vierge.

- Attendons un peu, dit le père Dominique, le fermier-général va venir me trouver ici en se rendant à la Maison-de-Ville.

- Quel bel oratoire! dit le père Gaspard en examinant l'intérieur du petit édifice.

- Monsieur de Marillac l'a fait construire pour son fils, dont je suis le précepteur, et pour lequel il a voulu une éducation toute religieuse, et entièrement dirigée vers les devoirs et les sentiments d'un chrétien.

- C'est donc un homme bien pieux?

- Pour lui, il fait peu d'usage des pratiques dévotieuses, quoique il tienne en grand respect tout ce qui touche à la


...MANDRIN. . . 87

religion : il pàraît, au contraire, avoir une forte attache aux choses de ce monde, consacrant tout son temps aux soins de sa foi'tune, et sacrifiant sans cesse au respect humain, dans le désir extrême de consolider sa position sociale et la. considération dont il jouit dans la ville.

- Il cache peut-être ses sentiments .de piété dans son âme ? , , - On ne sait guère ce qui s'y passe dans cette âme. Il la tient enfermée dans une enveloppe çle marbre que nul ne peut pénétrer i et, sans que-personne ait jamais eu à se plaindre de lui, ce ilegme glacial; dont il est toujours revêtu inspire un sentiment de crainte et d'éloignement général, dont 1 impres-


88 MANDRIN.

sion se fait sentir même à son fils, qui le voit dans de rares visites comme un étranger, mais jamais comme un père.

En ce moment, on entendit venir le fermier-général.

M. de Marillac, que nous avons déjà vu à l'assemblée delà Maison-de-Ville, était un homme d'une soixantaine d'années, grand, élancé, portant la tête haute et le corps rejeté en arrière ; il s'avançait d'un mouvement silencieux *t droit; ses pas ne faisaient entendre qu'un faible bruit sec sur les dalles de l'oratoire. La teinte bronzée de son visage maigre et anguleux ressortait davantage au milieu de l'entourage de blancheur que sa large perruque poudrée répandait à l'entour; ses yeux, af-


MANDRIN. 89

faiblis par le travail, malades et voilés, et qui d'ailleurs ne se portaient jamais sur ceux à qui il parlait, ne pouvaient rien révéler de ce qui se passait en lui ; tout le reste de sa figure avait quelque chose d'une sculpture de pierre, froide et muette.

Gomme le père Dominique venait de le dire, l'amour des richesses dominait en lui, et l'habitude que le financier avait prise de consacrer toutes ses pensées aux affaires d'argent avait nourri et augmenté sans cesse cette passion.

Il avait fait une brillante fortune dans les Indes et était revenu dans son pays, où la place de fermier-général avait consolidé sa haute situation. L'estime qu'on faisait de sa personne et la


90 MANDRIN.

préminence accordée à son rang, excitait surtout sa constante sollicitude.

Il faut avoir habité une petite ville pour savoir avec quel empressement et quel fanatisme quelques personnes dévouent toute leur vie et sacrifient les intérêts les plus cbers à ce qu'elles appellent considération publique, c'està-dire à l'opinion hasardée d'une cinquantaine de petits habitants, et aux propos plus ou moins méchants que la pauvre engeance tiendra sur leur compte dans ses heures de désoeuvrement.

Ces deux passions, argent et respect humain, qui sont toutes de compression et tiennent l'esprit constamment tendu sur les choses mesquines et.froides, avaient desséché l'âme du traitant


MANDRIN. 91

et tari en lui toute source de vie et d'amour.

M. de Marillac accueillit le père Gaspard avec une politesse doucereuse, reçut avec beaucoup de respect le chapelet béni qui lui était présenté, et dit qu'il en remettrait le prix au frère quêteur en rentrant du conseil municipal, où il était attendu à l'instant même.

-- Vous êtes sans doute fatigué, mon père, ajouta-t-il, car vous venez de loin, et les chemins de nos montagnes sont âpres et difficiles comme ceux de la vie humaine ; veuillez donc accepter quelques raffraîchissements qu'on va vous servir dans la salle à manger.. ou sous ce berceau, si le beau temps


92 MANDRIN.

vous fait préférer de goûter la douceur de l'air et de jouir du soleil.

En même temps, il appela un domestique qui passait, et lui ordonna de servir avec soin le révérend père.

- Cet homme est froid comme une nuit de décembre, dit à part lui le bon moine en sortant de l'oratoire; j'ai bon besoin de son vin et de son soleil pour me réchauffer un peu d'un certain frisson tout particulier que m'a donné sa présence.

En conséquence, le père Gaspard fit apporter sa collation dans la cour garnie de cerceaux de vignes; et, en s'asseyant devant sa petite table, se trouva précisément placé sous une fenêtre de l'oratoire qui, n'étant garantie que par


MANDRIN, 93

les pampres légers et mouvants qui tombaient du berceau, laissait parvenir à lui ce qui se disait à l'intérieur.

Il demeura donc occupé à se rafraîchir, à dire son rosaire, et surtout à écouter les entretiens qui avaient heu dans l'oratoire.

Le moine dominicain commença par rapporter à M. de Marillac les informations qu'il était allé prendre chez le maire de la ville. Ce magistrat venait de recevoir une dépêche du ministre de la guerre, annonçant que le gou(1)

gou(1) Gouverneur du Dauphiné avait déjà adressé au roi un mémoire détaillé sur la situation malheureuse de ce pays ; mais les ministres prétendant que cette province jouissait déjà d'assez grands privilèges et avait en elle des moyens suflisans de répression, refusèrent les secours demandés. Enfin les choses en vinrent au point que M. Machault, minisire de la guerre, fit partir le régiment d'Harcourl pour qu'il se portât contre la troupe de Mandrin.


MANDRIN.

vernement français, après avoir longtemps été sourd, aux plaintes du Dauphiné*, avait enfin pris en considération l'état déplorable de cette province, et venait d'ordonner au régiment d'Harcourt de faire route vers Valence et de se mettre à la disposition des autorités du lieu, qui avaient besoin de forces supérieures à celles de la maréchaussée pour combattre la troupe de Mandrin.

- Dieu soit loué! dit le fermiergénéral, on pourra enfin opposer armée contre armée, et des troupes réglées devront bientôt balayer ces bandits de la contrée, ou les laisser sur le champ de bataille.

- Qui sait rien de l'avenir? répon-


MANDRIN. 95

dit le moine; Mandrin est un grand homme de guerre et un chef intrépide!...

- C'est parce qu'il est brave, et tou- " jours à la tête de ses soldats, qu'il doit être tué le premier.

- Non.; les troupes ont ordre de ménager leurs coups et de le prendre vivant, afin qu'on instruise son procès, et que son.supplice serve d'exemple.

L'espoir de salut qui se levait pour la province devait sourire à M. de Marillac, et cependant, à ces derniers mots qu'il entendit, un frisson subit sembla parcourir son corps, (il baissa les yeux et dit avec une sourde agitation :


96 MANDRIN.

- Où est mon fils?... comment se trouve-t-il ce matin?...

- Mal ; depuis cette fatale soirée où l'attaque des brigands a fait une impression trop vive sur son organisation nerveuse, la fièvre ne l'a pas quitté ; il paraît agité de sombres pensées qu'il cache en lui-même.

- Qu'il se livre donc à des exercices de piété, qui ramèneront le calme dans son esprit

- Je crois, au contraire, monsieur, que la vie ascétique qu'il a embrassée, la méditation continuelle des livres saints, la prière, la solitude, tout ce qui anime l'exaltation mentale, peut avoir les plus funestes effets sur ses délicats organes, dans Cet âge où les facultés de


MANDRIN. 97

l'homme sont dans tout leui développement sans avoir encore atteint toutes leurs forces.

-Père Dominique, dit M. de Marillac avec un ton impératif et glacé qui réduisait tout au silence, lorsque les moines de votre communauté, après avoir vu leur monastère pillé, ravagé et détruit par les contrebandiers, étaient condamnés à errer sans asile, je vous ai donné une place honorable dans ma maison, avec la charge de précepteur de mon fils. Je ne vous ai point prié alors de terminer l'éducation de David selon la direction que vous jugeriez convenable, mais selon ma volonté, qui était de dégager entièrement sa jeunesse des choses du monde, pour la


98 " MANDRIN. '

porter vers les doctrines et les pratitiques chrétiennes.;

-J'ai obéi, monsieur; mais s'il n'est point des dépendances de ma charge de régler les aptitudes d'esprit de votre fils, il en est du moins de vous en apprendre les résultats.

- Quels qu'ils soient, je les accepte; et j'aimerais mieux voir mon fils succomber sous les austérités- d'une vie religieuse, que se perdre'-dans'-' les désordres de jeunes gens impies, révoltés contre les lois divines-et bumainesj en guerre ouverte'avec les traditions saintes de la patrie qui leur â donné le jour, de la famille quiles a' nourris. Nos yeux sont frappés de trop affreux exemples de cette'licence d'esprit qui se


MANDRIN. 99

manifeste chez les uns par le meurtre et le vol de grand chemin, chez les autres par des principes révolutionnaires et sacrilèges, qui seront peut-être plus funestes encore à la France que la hache des brigands.

- Il suffit, monsieur, votre autorité de père est toute-puissante.

- D'ailleurs, il me semble, reprit le financier avec un ton qu'il voulait rendre plus doux, que dans l'application de cette autorité à l'existence de mou fils, je n'ai point oubliéia part de bonheur qui lui était due. J'ai fait choix pour David d'une compagne riche, pieuse et belle, qui bientôt, je l'espère, le rattachera à cette terre par des joies pures et légitimes.


100 MANDRIN.

- Fasse le ciel qu'il soit encore temps pour lui d'y prendre racine !

Le fermier-général s'éloigna, et peu d'instants après le jeune David vint rejoindre son protecteur dans l'oratoire.

L?aspect du jeune homme était en rapport avec celui de ce lieu, où il passait la plus grande partie de ses jours et de ses nuits.

L'intérieur de cette chapelle ne présentait la religion que sous son aspect le plus sévère, et elle semblait consacrée au Dieu de colère et de vengeance. C'étaient partout des tableaux reprétant l'archange terrassant le démon. David tuant le chef des Philistins pour anéantir sa race, le feu du ciel dévo-


MANDRIN. 101

rant les villes coupables. La voûte était sombre; le jour, qui ne pénétrait qu'à travers d'épais roseaux de feuillage, avait cette teinte pâle et mourante qui entretient et berce la tristesse. Et depuis quelques jours, on ne savait pourquoi, un poignard était déposé sur l'autel. Ainsi la figure du jeune David était mélancolique et sévère; il ne portait ni poudre ni habit de couleurs écarlates, à cause de ses habitudes austères; ses cheveux noirs tombaient lisses autour de son visage pâle, que faisait paraître plus effilé une barbe naissante et trop courte pour être taillée ; la foi profonde qui régnait dans son âme ne faisait naître en lui que de tristes soucis, des craintes accablantes, au lieu de i. 7


.102 IÏANDR1N.

cette bonne confiance en Dieu, qui fait penser à sa protection dans le malheur, à son indulgence dans les plaisirs, à sa miséricorde dans les fautes.

Le père Dominique commença l'instruction de ce jour par un chapitre de la Bible, qu'il lisait à son élève en s'arrêtant à chaque phrase, pour y joindre des commentaires de haute théologie.

théologie.

Mais au milieu de sa lecture , le moine s'interrompit subitement.

-. Vous ne m'écoutez pas, dit-il, en voyant le jeune homme qui, par une singularité qui se montrait en lui depuis quelques jours, au lieu de prêter attention aux enseignements de son précepteur, s'amusait à tourner une


MANDRIN. 10a

tête de mort entre ses doigts, vous ne m'écoutez pas, David, répéta-t-il.

- Non, mon père.

- Ce chapitre de la Genèse doit cependant appeler toute votre attention.

- Je ne sais où nous en sommes.

- "Voyons, rappelez votre esprit sur ce sujet important.

- Non, j'aime mieux vous faire part d'une idée qui me préoccupe et me poursuit sans cesse comme un fantôme attaché à mes pas. Ne pensez-vous pas, mon père, que ce chef de brigands soit doué d'un pouvoir surnaturel?

- Encore lui !...

- Toujours lui. Mes yeux se fermeront avant que je l'oublie. Sa marche désastreuse va peu à peu envahir


lO/l MANDRIN.

toutes nos contrées où il ne restera plus que l'enfer régnant sur des ruines.

- Nous devons maintenant repousser de telles craintes. La France nous envoie enfin les secours depuis longtemps demandés : on va voir pour la première fois un régiment royal opposé à une troupe de bandits.

Le jeune homme secoua tristement la tête.

- Des soldats ne vaincront point dans de pareils combats, dit-il ; dans quelques jours leurs os seront dispersés dans la plaine.

- Quelle désespérante pensée !

-Regardez, mon père, ces tableaux qui nous environnent : ce n'est pas l'armée d'Israël qui renverse les Philis-


MANMUX. 105

tins; c'est un jeune homme, un berger, qui tue leur chef impie au milieu des siens; à côté, c'est une faible femme, c'est Judith qui triomphe de l'ennemi de Dieu et des fidèles. Pour atteindre ces géants du mal, il faut une âme, un bras inspirés de Dieu,

- Eh bien ?

- Mandrin, lui aussi, est le fléau de notre sainte foi ; il bride les monastères, les églises ; il frappe, il humilie leurs ministres : il ne peut être puni, renversé que par un homme élu du Seigneur.

- En est-il encore dans nos temps dégénérés !

- Peut-être.

- Où serait-il P...


106 MAXmU.\.

- Ne pensez-vous pas, père Dominique, qu'il y a une prédestination secrète dans les noms que nous recevons au berceau, et qu'ils sont donnés par la providence plutôt que par le hasard

hasard

- 11 se peut ; mais que voulez-vous dire ?

- Je me nomme David.

- Eh bien?

- Eh bien ce nom me révèle mon devoir ; il m'apprend que je dois aller, seul avec la jeunesse et la foi du berger israélite, attaquer le nouveau Goliath et le massacrer au coeur de son armée.

- Insensé ! s'écria le digne religieux eiï'rayé de l'exaltation qui brillait dans les veux de son élève, ne nourrissez


MAÏV'DIUX. 107

pas une semblable pensée que le délire seul a pu enfanter.

-Le délire passe en un moment avec toutes ses images trompeuses, et cette pensée reste constamment dans mon esprit.

- Priez Dieu qu'elle s'eflace.

. - Qand j'ai prié, elle me possède encore davantage.

- Malheureux enfant !... Du moins n'en parlez jamais à votre père ! Il m'a confié votre jeunesse, et croirait que je l'ai imbue de rêveries dangereuses et de folles exaltations qui peuvent vous conduire à votre perle.

- Mon père ne prend pas tant de soucis de moi, dit David d'une voix mélancolique. Le soleil se lève et se


108 MAXD1UX.

couche souvent sans qu'il se soit souvenu d'avoir un fils ; le matin il sort et va à ses affaires; il rentre et songe à ses affaires ; il passe près de moi et ne me voit pas. Le soir, il se pare et va dans le monde ; il jette sa fortune en dehors afin d'être flatté, adulé, envié par ses concitoyens ; ensuite il va se coucher et il n'a pas besoin du baiser de son fils pour s'endormir. Quand je ne serai plus, qu'y aura-il de changé dans sa vie?

- On ne doit pas juger si légèrement le coeur de son père.

- Monsieur de Marillac ne m'a jamais donné un père; il a bien fait, peut-être : il m'a fait songer que j'avais au ciel un autre père plus grand,


MAXDB1X. 109

plus puissant, et qui ne m'abandonne pas...

- Et ne songez-vous pas non plus à la douce compagne qui vous est destinée?

- Je donnerais mon sang pour elle, mais non pas ma foi.

- Le fanatisme vous égare.

- C'est vous qui me l'avez inspiré. Vous m'avez pris entre vos mains,jeune et flexible comme la cire qu'on façonne à son gré. J'étais triste déjà, accablé de la solitude où je vivais, fatigué d'errer toujours dans cette grande maison de financier poudreuse, et glacé dans cette cour où l'herbe croissait de toutes parts. Je vous confiai mes ennuis, je vous avouai ce besoin d'aimer qui dé-


110 MANDRIN,

voyait en vain mon âme; car j'étais dans l'âge où nousnesavons encore aimer que nos parents, et mon père ne voulait point de mon amour! Vous me dites alors de tourner vers le ciel ces ardeurs immenses qui débordaient de mon coeur, de n'aimer que celui qui ne manque jamais, et qui jamais ne trompe. Et je méditai, je priai!... je priai jusqu'à ce que la face de ce Dieu que je voulais voir et remercier m'apparût à travers la poussière d'étoiles qui la cache!... Mon sang brûlait du besoin de se dévouer et d'adorer; vous m'avez fait aimer Dieu : vous voyez bien qu'il faut que je me sacrifie pour lui!...

Le moine, vieilli dans l'austérité et


MANDRIN. 111

la ferveur du cloître, frémissait cependant devant cette fièvre religieuse qui allait produire un acte de délire aussi inutile que dangereux,

- Oh! mon enfant! s'écria le père Dominique, considérez au moins la folie de ce que vous voulez entreprendre.

- Je ne veux que ce que d'autres ont accompli devant moi, tuer avec l'arme de la foi le fils de l'enfer que les armes humaines ne peuvent atteindre : je ne sais où, comment; mais je crois qu'un jour ou l'autre, dans l'ombre ou à la clarté du soleil, le ciel m'en fournira les moyens.

- Vous entendrez la voix de la raison, la mienne...

-- H n'est pas en votre pouvoir de me


112 MANDRIN.

faire renoncer à mon projet, vous ne pouvez que me soutenir ou m'abandonner.

- Je ne vous demande plus qu'une chose, dit encore le religieux, sentant qu'il avait besoin d'un secours puissant pour vaincre ce coeur obstiné, et croyant l'avoir trouvé. Confiez ce grand dessein à votre père : s'il l'approuve, je vous promets de vous servir de mes conseils et de mes prières; mais s'il le repousse avec horreur, jurez-moi d'y renoncer.

- J'y consens, répondit David avec un triste sourire.

En ce moment on entendit dans le corridor un bruit de pas bref et saccadé, semblable à celui que ferait réson-


MANDRIN. 113

ner, eu marchant, le squelette de la mort, et M. de Marillac entra.

Le front du fermier-général était plus sombre encore que de coutume et son aspect plus glacial. Il venait de s'entretenir des affaires de la province à la Maison-de-Ville, et les détails qu'il avait appris contrariaient sans doute ses secrètes volontés.

Tous trois étaient debout, et dans une froide contrainte, au milieu de cet oratoire sombre et silencieux.

Le père Dominique exposa à M. de Marillac les dispositions d'esprit de son fils, et le projet bizarre qu'avait fait naître dans sa pensée l'exaltation de la piété et du courage.

Le fermier-général fut saisi d'un fré-


11 h MANDRIN.

missement soudain qui courut dans ses veines ; mais comme il baissa les yeux sans répondre, on ne sut rien de ce qui passait en lui.

Croyant qu'il avait mal entendu, le moine répéta la même chose.

Le père de David dit alors d'une voix sourde, mais calme :

- Que la volonté de Dieu soit faite!

Le moine demeura attéré de ce consentement si froidement donné au sacrifice d'un enfant.

- Je le savais bien ! s'écria David avec un éclat de joie qui ressemblait au désespoir.

Et, se précipitant à genoux devant le tableau qui représentait David terrassant Goliath :


MANDRIN. 115

-Maintenant, dit-il avec des larmes d'extase, Dieu d'Israël, inspire-moi !

Le jeune homme resta agenouillé; son père et son précepteur sortirent de l'oratoire.

Cependant le père Gaspard était demeuré attablé dans le berceau, attendant l'argent qui devait lui être compté, et, comme nous l'avons dit, ne perdant pas un mot de ce qui se disait dans l'intérieur du petit édifice.

Au bout d'un instant, lorsqu'il vit le père Dominique redescendre clu cabinet de M. de Marillac, il s'approcha de lui pour réclamer le prix de son chapelet qui lui fut largement payé, et il sortit de l'hôtel.

- Hum ! hum ! murmurait tout


116 MANDRIN.

bas le moine en s'éloignant, des troupes qui arrivent de France... et cet enragé de petit saint, qui veut faire un miracle!... les choses se compliquent.

Le bon père capucin était arrivé aux portes de la ville.

Il rajusta ses sandales, assujétit sa besace sur son épaule, s'affermit sur son bâton, et se mit en route.

Il marcha des jours et des nuits dans des pays sauvages, où peu à peu se perdait toute trace humaine, jusqu'à la montagne escarpée au sommet de laquelle on voyait briller les feux du camp de Mandrin.


UNE BELLE AMAZONE.

i.



III.

Une jeune écuyère, accompagnée d'une femme de chambre et d'un domestique, cheminait un soir sur la route tortueuse qui descend des coteaux de Beauvoir, et va aboutir au faubourg


120 MANDRIN.

de Saint-Romain. Un voile de gaze, suspendu à un petit chapeau noir orné d'une longue plume rose, garantissait son frais et gracieux visage; une robe de velours vert, ouvrant sur une jubé de satin blanc, serrait sa taille où se montraient encore les formes délicates et à peine accusées de l'extrême jeunesse, et retombait sur ses pieds légers posés dans l'étrier. Elle montait une jolie mule, faite exprès pour elle, et réunissant à une encolure élégante l'humeur la plus douce et la plus facile. Cette jolie amazone était mademoiselle Isaure de Chavailles, que nous avons vue fuir les bords de l'Isère, lors de l'incendie allumé dans sa maison par les brigands. Elle s'était retirée en


MANDRIN. ? 121

ce moment à Saint-Marcelin, chez une de ses parentes, et revenait quelque temps après cette catastrophe rejoindre son père, qui, maire de Saint-Romain, occupait un bel hôtel au centre de cette ville.

Eustache et une jeune chambrière venaient à côté de mademoiselle de Chavailles, réglant leurs montures sur le pas de celle de leur jeune maîtresse.

La petite cavalcade voyageait paisiblement depuis quelques heures; un beau soir de printemps répandait ses éclatantes nuances sur les masses de verdure, azurait mollement l'horizon, don.it le sable de la route; et on devait arriver à Saint-Romain avant la nuit.


122 MANDRIN.

Cependant, à la hauteur du village de Valory, la rencontre d'une foule répandue sur la prairie, à droite du chemin, et du milieu de laquelle s'élevait un étrange tumulte, arrêta quelques instants les pas et l'attention des trois voyageurs.

C'était la fête de Saint-Valory, et les habitants des campagnes voisines étaient invités aux divertissements offerts sur la pelouse.

A la place d'honneur s'élevaient des guinguettes pourvues de toute sorte de rafraîchissements, c'est-à-dire de vin, d'eau-de-vie et de tabac; au centre, des parades, des théâtres de marionnettes, des charlatans offraient tous les plaisirs de l'esprit et guérissaient tous


MANDRIN. 123

les maux du corps ; tout autour, la musette, le fifre, le hautbois menaient la danse; au bord de l'enceinte s'étalaient en cercle pressé des boutiques chargées d'images, de verroteries, de fleurs de papier, de chaînes d'or, d'épingles, de diamants à deux sous : c'était magnifique !

De tous les coteaux voisins, on voyait encore arriver des files de jeunes villageois dont les chapeaux ornés de rabans serpentaient par les détours des sentiers sinueux, et dont les pas légers dansaient déjà au son de la musique qui les appelait.

Mais, au plus beau de la fête, un léser incident avait fait tourner toutes les têtes et soulevé un tapage infernal ;


12/t MANDRIN.

c'étaient des cris, des plaintes, des querelles, au milieu du bruit non interrompu des divertissements.

Un cabaretier ambulant, qui avait étalé ses barils de vin sous une tonnelle de vigne, et désaltérait à grands verres les danseurs, venait de laisser tomber un écu de trois francs, et s'était convaincu, d'après le son rendu sur la pierre, que la malheureuse pièce était fausse,

Aux jurements qu'il faisait entendre, les autres marchands, éveillés sur leurs plus chers intérêts, avaient bien vite tiré de leurs poches les espèces qu'elles contenaient, et les avaient aussi jetées sur la dalle pour observer le son qu'elles rendaient : c'était une pluie de


.MANDRIN. 125

pièces blanches qui tombait en cascade. Mais hélas, les pauvres possesseurs reconnaissaient à leur grand désespoir que le métal blanchi, non-seulement sonnait creux , mais se tordait et se roulait entre les doigts comme du vil plomb qu'il était.

Tout ce qu'ils avaient compté acheter avec cet argent, tout ce qu'ils croyaient déjà tenir, s'évanouissait devant leurs yeux, en laissant à la place un poignant regret : l'argent s'était changé en paille entre leurs mains ; les pauvres gens qui vivent au jour le jour étaient ruinés ce jour-là.

Cependant le,s plus avisés des industriels se mettaient sur la trace de leurs pratique?, tâchant de reprendre une


126 MANDRIN.

partie des marchandises que celles-ci avaient bien innocemment payées en fausse monnaie.

- Ma petite mère, disait un gros meunier à une marchande de gâteaux, ne pourriez-vous me renvoyer la belle et bonne farine que je vous ai livrée hier, et pour prix de laquelle vous m'avez donné cet écu, aussi blanc que-mon pur froment, mais qui n'a pas, à beaucoup près, la même valeur ?

Mais la bonne femme avait passé toute la nuit à pétrir la farine en pâtisserie, et avait trop bien débité sa marchandise ; un bambin dévorait, en ce moment, le dernier morceau de galette; il ne lui restait pas même un gâteau pour fermer la bouche au meu-


MANDRIN. 127

nier, qui, par conséquent, redoublait ses clameurs.

Les empiriques prenant au collet les gens qui avaient acheté de leurs spécifiques, juraient Dieu de leur rendre les fièvres et les lutins qui les tourmenteraient s'ils ne les payaient, à l'instant, en meilleures espèces.

Les marchands de jouets, de friandises, de parures poursuivaient également les consommateurs. Un bijoutier courait après un. jeune homme qui venait de lui acheter une montre d'argent, et la reprenait dans le gousset de l'acquéreur ; celui-ci, marchand de rubans, courait après une jeune fille appuyée au bras d'un cavalier de la ville, et lui redemandait les rosettes et les


128 MANDRIN.

noeuds couleur de rose dont elle avait fait emplette; la pauvre enfant détachait ses parures de ses cheveux et de son corsage, et baissait tristement la tête en pensant qu'elle ne pouvait reprendre, à son tour, ce qu'elle avait donné pour avoir ses rubans.

De toute part l'agitation, la plainte, l'impatience s'exhalaient en partage élevé, clapissant, dont la rumeur courrait sur tous les points de l'enceinte ; en même temps la musette s'obstinait à faire danser son monde, les fanfares des spectacles allaient leur train, et il résultait, de ces diverses parties, un concert à fendre la tête.

C'était alors que mademoiselle de


MANDRIN. 129

Chavailles était venue à passer, et avait pénétré avec les personnes qui l'accompagnaient sur le théâtre de la fête.

Ayant appris le sujet du trouble général, elle se hâta de distribuer tout l'argent de sa bourse et de celles de ses domestiques aux plus affligés des pauvres paysans.

Eustache aussi prit part à l'action. Il éleva la voix et improvisa contre les bandits un discours d'une foudrovante éloquence qui porta l'exaspération à son comble, puis il alla boire sous la tonnelle voisine pour se reposer de son succès.

C'était dans cette partie de la pelouse où étaient les cabarets porta-


130 MANDRIN.

tifs, que s'élevait surtout un tourbillon de poussière rempli de jurements et de vociférations. Là cependant deux hommes de rude apparence

assis et les coudes sur la table, fumaient tranquillement et riaient sous leur moustache de tout ce qui se passait... C'était sans doute parce qu'on ne pouvait leur faire rendre, à eux, le tabac qu'ils avaient consommé, et qui mainnant n'était plus qu'un léger flot de apeur fuyant à l'horizon.

Un d'eux se leva cependant et prit la parole.

Il fit observer très-judicieusement que si les soldats de la maréchaussée avaient arrêté depuis longtemqs les


MANDRIN. 131

faux-monnayeurs, il n'y aurait plus de fausse monnaie; ajoutant que pour lui, s'il avait l'honneur de servir la justice, il aurait déjà chassé toute cette maudite engeance qui venait se moquer d'elle jusqu'à sa barbe.

Cette réflexion fit ouvrir les yeux aux villageois, qui commencèrent à regarder de travers quelques brigadiers qui étaient à la fête, trouvant en effet fort mauvais que ceux-ci n'eussent pas déjà pris des brigands qui ne voulaient pas se laisser prendre. Des regards de colère on en vint aux injures, et des injures aux coups, ce qui n'augmenta pas peu le tapage de la fête.


132 MANDRIN.

Quand on en vint aux mains, les deux inconnus, satisfaits d'avoir mis les batailleurs en train, se remirent tranquillement à boire sous la tonnelle.

Mais auprès d'eux étaient quelques pauvres "vieilles femmes qui venaient de s'apercevoir aussi du mauvais calibre des pièces qu'elles possédaient, et ne riaient pas du tout de leur malheur, car elles avaient gagné ce salaire à de rudes journées; et elles non plus ne pouvaient pas reprendre ce qu'elles avaient donné, c'était la sueur de leurs fronts, la force de leurs bras, de ces bras que l'âge affaiblissait, et dont le travail était leur dernière espérance.


MANDRIN. 133

Les deux hommes à moustaches, en voyant les larmes qui roulaient sur ces pauvres visages ridés, donnèrent incontinent aux vieilles journalières la somme qu'elles regrettaient en monnaies qui, frappées sur la pierre, rendirent le son le plus argentin du monde ; ce qui les fit couvrir de bénédictions, non-seulement par les bonnes femmes, mais aussi par tout ce qui les entourait.

Mademoiselle de Chavailles et Fanchette, sa suivante, continuaient leur tournée en répandant des bienfaits, et aussi en s'amu&mt un peu des spectacles de la fêle, dont leur grande jeunesse s'arrangeait aussi bien que l'ignorance des villageois. Eustache buvait, i. 9


13/|. MANDRIN.

et le temps se passait rapidement pour tout le monde.

Quand la jeune écuyère et ses domestiques reprirent le chemin de SaintRomain, la nuit commençait à tomber.

La route qu'ils suivaient à mi-côte d'une colline boisée traversait une contrée encore sauvage et déserte à cette époque. On avait à droite la hauteur couverte de sapins, que perçaient de loin en loin des pics aigus de roches blanches; à gauche, s'étendait une nappe d'épaisse verdure. Cette route, qui semblait paisible et riante, vers huit heures du soir, au printemps, n'était cependant pas exempte de dangers.

dangers.

D'abord, du côté de la montagne,


MANDRIN. 135

on distinguait, parmi les bruits du vent, le lointain hurlement des loups qui se fait entendre ordinairement au coucher du soleil; de l'autre côté", ce qui semblait une plaine verdoyante n'était que le sommet touffu de chênes et de sapins qui croissaient dans des basfonds marécageux, et dont la surface trompeuse cachait des gouffres immenses; enfin de toute part la campagne était ouverte aux bandits qui, outre leurs excursions à main armée dans les villes, faisaient de fréquentes battues dans les villages pendant ces nuits de sinistre mémoire.

- lise fait tard, dit Eustache; si

nous pressions le pas !


136 MANDRIN.

- Bon! tu as déjà peur! dit Fanchette en riant.

- Ecoutez donc, j'accompagne mademoiselle et je réponds d'elle à son père; mais personne ne m'accompagne et ne répond de moi! Je suis seul contre tous les dangers de la route.

-N'importe, dit sa jeune maîtresse, tu ne dois rien craindre ; je t'ai payé deux bouteilles de bourgogne à la fête pour te donner du courage, et je ne veux pas que mon vin soit perdu.

Malgré cette recommandation for- , melle, Eustache tremblait de tous ses membres; et lorsqu'il entendait le léger bruit causé par le chamois que faisait lever son approche, on n'aurait pu dire lequel était le pins tremblant,


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du faible animal qui se sauvait ou de celui qui l'avait mis en fuite.

Jl y eut bientôt une raison de plus pour hâter la marche des voyageurs. Un vent très-âpre et chargé d'une fine poussière venait de s'élever. Il frappait au visage de la jeune amazone, arrachait son voile, et tourmentait les longs plis de sa robe flottante.

Ce vent, nommé pontias dans le Dauphiné, est tellement froid, même en été, qu'on croyait encore à cette époque qu'il sortait des cavernes du mont Pontias aux sommets de neige; et il commençait à faire frissonner la petite cavalcade.

- Avançons, mademoiselle, dit encore Eustache, le pontias siffle son air


138 MANDRIN.

à nos oreilles, et c'est une musique peu agréable.

- Tu es bien aise que le vent de neige se soit élevé, répliqua la jeune chambrière, pour mettre sur le compte du froid ta mine blême et tes frissons.

- Vous avez toujours l'air de me prendre pour un poltron, mademoiselle Fanchette; et au contraire, quand je pense à ces gueux de faux-monnoyeurs et de contrebandiers, il me prend des rages 'violentes d'aller me Lattre contre eux.

- "Vraiment !

- Ce soir même, si mon devoir ne me forçait à suivre mademoiselle, je voudrais attendre toute la nuit sur cette route pour tuerie premier bri-


MANDRIN.- 139

gand venu, et clouer sa tête à notre porte cochère, comme celle d'un loup, en signe de bonne chasse.

La nuit était tout-à-fait tombée.

- Eh mais, qu'est-ce que je vois donc là-Las... à droite du chemin? reprit Eustache d'une voix moins assurée. ..

- Je ne sais, dit Isaure, mais on aperçoit en effet trois formes noires et immobiles. .

Et dans ce moment, la délicate mule de mademoiselle de Chavailles fit entendre un long et triste hennissement.

- Mon Dieu ! qu'est-ce que cela peut être, soupira Eustache?

?- Des hommes armés .. maintenant on les distingue bien.


i/|0 MANDRIN.

- Oui, ils se tournent de ce côté.

- Ils agitent les bras.

- Ils arment des fusils.

- Je vois le feu de la batterie.

En exhalant ce cri de détresse, Eustache, qui avait un éloigneraent invincible pour le danger, donna à sa monture un mouvement rétrograde si violent, que la malheureuse bête porta des deux pieds de derrière sur la trompeuse surface de verdure qui bordait la route, elle alla avec son cavalier rouler et s'engloutir dans le gouffre. .

A cette vue, les deux jeunes filles se mirent à crier et à frapper les airs de douloureuses clameurs.

La mule d'Isaure, efirayée à son tour, mais suivant un meilleur instinct, s'é-


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lança dans le bois du coteau. Dans ce bon impétueux, la jeune écuyère heurta en plein contre un tronc d'arbre ; le choc lui fit quitter les arçons, et elle était lancée rudement sur la terre, quand soudain un bras vigoureux la saisit dans l'air, et elle se sentit appuyée sur le sein d'un homme qui, dans ce moment, remplaça pour elle la dure surface de la route où elle allait être jetée.

Elle entrevit, à la lueur des étoiles, que celui qui la retenait était un jeune et élégant cavalier.

Isaure fut d'abord étourdie de ce genre de secours qui lui avait été envoyé : cet inconnu si près d'elle ! la nuit qui l'enveloppait! tout la faisait


J./l2 MANDRIN.

tressaillir. Elle ne pouvait distinguer les traits de son libérateur ; mais il lui adressa la parole, et comme le son de la voix révèle autant de choses que l'aspect du visage, elle fut rassurée par un organe et des expressions qui ne pouvaient appartenir qu'à un homme de qualité, et revint peu à peu de son trouble.

Mademoiselle de Chamailles et Fa lichette s'inquiétaient vivement du sort d'Eustache, ou plutôt s'affligeaint déjà de sa perte, quand, à la faible clarté du ciel nocturne, elles virent sortir sa tête du niveau de la route, où il était arrivé en se cramponnant aux broussailles de la frondrière.

- Ah ! poltron, c'est ainsi que tu .te


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caches au moment du danger, s'écria Fanchette.

?i- Vous appelez cela se cacher, être jeté dans un gouffre de mille pieds de profondeur!... Au contraire, il a fallu avoir fièrement du courage pour en sortir, allez; témoin mon pauvre bidet qui a manqué de coeur, lui, et qui est là-bas gisant dans les marécages.

Isaure remonta sur sa mule, maintenant douce et docile ; on se remit en route^ et Eustache suivit à pied la cavalcade.

En approchant on reconnut que ces grands corps noirs, objets d'effroi et de malheur, étaient trois pacifiques oliviers plantés au bord de la route.

Dans ces campagnes les auberges


ïl\h MANDRIN.

sont si petites et si pauvres, qu'elles se cachent tout entières sous le feuillage d'un noyer ou l'ombre d'un rocher cpii surplombe, et que le voyageur altéré pourrait passer devant elles sans les voir. Pour obvier à cet inconvénient, on plante devant le lieu de réfection, sur le bord du chemin, quelques p;eds d'abres qui indiquent leur présence, et l'humble hôtellerie prend le nom des arbres qui la signalent.

On trouva donc au pied du coteau un petit établissement qui, selon son enseigne vivante, se nommait Y Auberge des Oliviers. Des jets de feu sortant de son foyer, et frappant sur la verdure, causaient de légères lueurs, que Eustache, dans son imagination effrayée,


MANDRIN. l/l5

avait pris pour des étincelles d'une pierre à fusil.

L'étranger engagea la jeune voyageuse à entrer un moment sous cet abri pour se remettre de l'émotion de sa chute. C'était la raison spécieuse dont il voilait le désir d'attirer sous les rayons d'une lampe la jeune femme qu'il venait de prendre sous sa protection sans la connaître. Comme l'ignorance d'Isaure sur le compte de son cavalier était la même, elle saisit aussi le prétexte pour profiter du motif réel.

Un réduit lambrissé de troncs d'arbres et de mousse composait tout l'intérieur de l'auberge. L'aïeul, le père, la mère et.les enfants la remplissaient presque entièrement, et laissaient peu


1Z|6 MANDRIN.

de place aux voyageurs, qui d'ailleurs n'arrivaient jamais.

Cependant, malgré les apparences contraires, la cuisine de l'humble hôtellerie était toujours en activité, car elle résidait dans les longues mamelles pendantes d'une vache aux larges flancs, qui entretenaient le repas toujours confectionné et chaud à pointDès que mademoiselle de Chavailles fut entrée, elle examina à la dérobée les traits de son compagnon de voyage, qu'éclairait la lueur d'un large foyer. Au milieu de la distinction incontestable de sa figure et de toute sa personne, sa physionomie, sous la réverbération rouge dont elle était frappée, indiouait une mâle audace, une grande


MANDRIN. l/t7

force de caractère et de volonté; ses yeux laissaient échapper ces vifs rayons d'une flamme intérieure dont le foyer est au fond de l'âme ; tous ses traits, même dans le calme où ils reposaient, avaient cette animation profonde, ces mouvements vifs et fortement accusés, qui indiquent la puissance des passions.

Mademoiselle de Chavailles accepta une tasse de lait, sur l'offre des pauvres paysans, et alla s'asseoir pour la prendre à une petite table dressée au milieu de la pièce, et sous la lampe de fer qui pendait du plancher. Pour Eustache et Fanchette, ils n'eurent du restaurant que le bon foyer de charbon de terre, oui ranimait leurs membres

7 JL


IZlS MANDRIN.

glacés par le souille du pontias et par la terreur.

Maintenant que Isaure voyait le jeune cavalier placé près d'elle à la lumière blanche et paisible de la lampe, il ne lui paraissait plus le même, il semblait changé comme la nuance qui l'éclairait. On ne pouvait lire sur son front pur, dans ses grands yeux veloutés, sur sa bouche d'une beauté parfaite, que les signes d'une haute intelligence, d'une franchise généreuse, d'une tendresse d'âme exquise; l'expression de ce visage avait deux nuances bien différentes, comme le plumage d'un bel oiseau des Indes, qui change selon la lumière qui le frappe, et s'était transformée en passant des


MANDRIN. 149

rayons rouges du foyer de tourbe à la clarté douce et pâle de la lampe.

Pour la condition du cavalier noc^ turne, elle était facile à reconnaître:, c'était certainement un homme de haute distinction; la noblesse de sa race se montrait dans la pureté régulière de ses traits ; son blason était écrit dans toute sa personne ; il se re^ traçait dans son langage, sa tenue, la grâce exquise de ses manières, la noble simplicité qu'il savait donner à son costume, malgré la richesse et le nombre d'ornements que la mode du temps exigeait.

Mais tout ce que nous indiquons ici n'était que des observations incomplètes, des impressions fugitives pour mai. 10


150 MANDRIN.

demoiselle de Chavailles qui, beaucoup trop jeune pour asseoir un jugement dans son esprit, ne pouvait, d'ailleurs, jeter que des regards timides et furtifs sur son compagnon de voyage, attendu que celui-ci la regardait constamment elle-même avec l'expression de la plus ardente admiration.

Bientôt on se leva pour repartir. L'hôtesse avait servi du lait à mademoiselle de Chavailles dans une petite ècuelle de bois artistement sculptée par le fils de la maison, L'inconnu versa sa. bourse pleine de louis dans celte coupe rustique, disant que l'or seul était assez précieux pour remplacer le lait qui avait désaltéré une si charmante vo}7ageuse.

vo}7ageuse.


MANDRIN. 151

A cette magnificence seigneuriale, la joie et l'extase de toute la pauvre famille furent si vives qu'elles vinrent se réfléchir dans le sein d'Isaure; et la jeune fille se sentit émue de cette preuve de simple générosité, comme s'il y avait eu dans cet acte quelque chose du coeur.

En passant devant les oliviers qui masquaient la porte de la cabane, le jeune homme coupa une branche de l'un de ces arbres; il dit qu'il la planterait: à l'entrée de m demeure, et que le souvenir de celle soirée resterait toujours vivant et épanoui devant ses yeux,

On s'était remis en marche. A cette nuit si sombre qui l'enveloppait, à cette solitude lugubre delà campagne, qui, de


152 MANDRIN.

quelque côté qu'on se tournât, ne laissait pas apercevoir la moindre lumière, mademoiselle de Chavailles sentit un frisson courir clans ses veines. Elle fit observer d'une voix assez tremblante qu'il eût peut-être été plus sage d'attendre le jour dans la chaumière que de repartir à cette heure. Eustache appuya vivement cette réflexion, et dit que c'était, toujours dans des nuits semblables que les brigands qui infestaient le pays se répandaient dans ces parages, témoins de leurs sanglantes excursions.

-- Soyez tranquille, mademoiselle, je vous en supplie, dit l'étranger. Je vous jure que tant que vous serez avec


MANDRIN. 153

moi, vous n'aurez rien à craindre des gens de Mandrin.

L'accent avec lequel ces mots furent prononcés avait quelque chose de tellement assuré, qu'il entraînait irrésistiblement la confiance. Isaure se remit à l'instant, et témoigna son courage renaissant par l'élan intrépide qu'elle donna à sa monture.

Dans cette seconde partie de la route, Isaure et son protecteur étaient déjà en connaissance, et voyaient s'établir entre eux cette aisance à converser qui a tant de douceur, lorsqu'elle vient des rapports secrets des âmes, au lieu de naître d'une froide habitude. Sur les sentiers frayés entre l'ombre et les précipices, le pas des deux jeunes voya-


154 MANDRIN.

geurs s'harmoniait l'un à l'autre; leur entretien avait pris l'abandon d'un échange mutuel de pensées; il y avait des notes semblables dans leur voix.

Le gentilhomme demanda à mademoiselle de Chavailles comment elle s'était trouvée attardée sur une roule dangereuse.

- Je revenais, dit-elle, de chez une de mes tantes, habitante de Saint-Marcelin, et je pensais être arrivée à SaintRomain avant la nuit. Mon père m'accompagne ordinairement dans ces courtes excursions, mais en ce moment de trouble, il a été obligé de demeurer à la ville, dont il est maire, et dont il cherche à réparer les récents désastres


MASDRIX. 155

par ses talents administratifs et le sacrifice d'une partie de sa propre fortune.

- M. le comte de Chavailles s'est fait connaître en effet par une supériorité d'esprit et une grandeur de caractère peu communes.

-Tout le monde le chérit et le vénère dans la ville ; et moi, qui ai tant de raisons de plus de l'aimer, je sens l'amour filial que je lui porte augmenter encore par cette affection universelle qui l'environne.

- C'est un doux spectacle pour vous.

- Aussi, grâce à rattachement extrême qu'ils ont pour mon père, je crois trouver des frères dans tous les bons habitants de Saint-Romain ; je les


156 MASDRIX.

aime vraiment en soeur, et je prie Dieu chaque jour d'anéantir le fléau qui trouble depuis si longtemps la tranquillité publique.

- Je ne croyais pas que la bouche où je voyais passer tout-à-1'heure un angélique sourire pût exhaler une imprécation et vouer, quels qu'ils fussent, des hommes à la mort..

*- Mais ces brigands ne sont pas des hommes : si vous les connaissiez, vous sauriez qu'ils ne ressemblent ni d'âme ni de visage au reste de l'humanité.

*-Vous en êtes bien certaine?

?- Sans doute. Ils vivent en dehors de toutes les lois, ils portent une guerre audacieuse à l'Eglise, au gouvernement, à la propriété particulière.


MANDRIN. 157

- Et prennent à main armée la part de biens que la société leur refuse.

- Dans leur épouvantable pillage, ils prennent jusqu'aux ornements des autels, ils saissisent les fonds de l'Etat, ils incendient, ils détruisent...

- Les hôtels des riches.

- Et jusqu'aux plus saintes demeures. Tenez, mon père e.vait, à la porte de Saint-Romain, sur le bord de l'Isère, une petite habitation qu'il aimait de prédilection, et qui m'était aussi bien chère. Tous les objets de ce lieu semblaient animés pour moi, et il y avait entre nous comme un lien de coeur : les grands arbres m'avaient vu naître, et j'avais vu naître les plantes elles oiseaux ; c'était dans cette maison aussi


158 MANDRIN.

qu'avait résidé ma mère, et depuis sa perte mon père y avait élevé un culte pieux à sa mémoire. Quand il était obligé de s'absenter il m'envoyait habiter cette demeure, pensant que cette atmosphère de pureté et de religieux souvenirs était la plus sainte protection pour moi... Eh bien ! cette maison bénie, les brigands de Mandrin l'ont incendiée, et il n'en reste plus pierre sur pierre.

- C'est en effet bien affreux, dit l'étranger d'une voix émue.

Il y eut un moment de silence ; puis la pensée du jeune gentilhomme, passant du danger que mademoiselle de Chavailles avait couru peu de temps auparavant à la destinée entière de la jeune


MANDRIN. 159

fille, il osa lui adresser une question un peu hasardée pour la nouveauté de leur connaissance.

- Et sans doute, dit-il, votre père qui veille sur vous avec une si tendre sollicitude , a déjà songé à vous donner un protecteur légitime et saint comme lui-même, pour le temps où i! sera forcé de vous quitter ?

- Mon Dieu ! dit Isaure, dès que les jeunes filles ont acquis quelque raison, c'est à leur parler de mariage qu'on applique leurs réflexions et leurs pensées naissantes.

- Ainsi, on pense déjà à vous faire quitter le nom de votre père et perdre voire douce liberté , dit l'inconnu avec l'accent amer d'une jalou-


ICO MANDRIN.

sie instinctive et universelle qui est au fond de toutes les âmes.

- Je me soumets, à cet égard, comme en toutes choses, aux volontés de mon père.

- Vous acceptez aveuglément l'époux qu'il vous propose.

- Oui, parce que, dmis ma fervente piété pour lui, je crois son jugement infaillible... Cependant malgré toute l'obéissance que j'y mettrai, il me semble que sa volonté, sur ce point, ne s'accomplira point.

- Comment?

- Que vous dirais-je ! des pressentiments , des révélations secrètes, auxquels j'ai la folie d'attacher plus de foi qu'à toutes les apparences positi-


MANDRIN. 161

ves, me font croire que je suis destinée au cloître.

- Vous, grand Dieu ! quelle étrange pensée !

- Elle ne tient peut-être qu'aux impressions laissées dans mon esprit par les entretiens d'une vieille gouvernante très-pieuse... Mais souvent en rêve tous mes sens sont frappés à la fois par les émanations du cloître, par la lumière des cierges, les parfums de l'encens, la musique religieuse et tout l'atmosphère du saint temple qui vient m'environner... Souvent, en m'éveillant et en regardant une image de sainte Ursule, qui est au pied de mon lit, je crois voir mes traits sous le bandeau religieux de la sainte.


162 MANDRIN.

Isaure s'arrêta subitement et rougit. Sa pudeur d'âme lui fit sentir qu'elle ne devait pas dévoiler des pensées et des sensations intimes aux regards d'un étranger. Heureusement on apercevait alors les lumières de la ville, et le moment de l'arrivée vint faire diversion à son embarras.

Du côté extérieur des portes d'entrée, se trouva un domestiqué qui amenait, à l'élégant voyageur un cheval frais pour continuer sa route.

Il tendit la bride d'un al^an richement nrnaclié en disant :

- Le cheval de M. le baron d'ÀlVimar.

Ce fut ainsi que mademoiselle de, Chavailles apprit le nom de son pro-


MANDRIN. 163

tecleur inconnu. Celui-ci, après l'avoir saluée avec respect et une expression de tristesse qu'il ne put dissimuler, se sépara d'elle.



M JOUR NËINOIMBLE.



IV.

Peu de temps après ce voyage de mademoiselle de Chavailles, dont le retour avait été marqué de quelque danger, l'hôtel du maire de Saint-Romain avait cet aspect de fête intérieure


168 MANDRIN.

et modeste qui signale une réunion de famille.

Le beau temps avait fait ouvrir la façade de la maison qui donnait sur le jardin; les fleurs, le soleil et l'air pur entraient dans toutes les pièces et s'y établissaient largement, de légères tentes déroulées devant les portes-fenêtres du rez-de-chaussée s'étendaient jusqu'au parterre ; et ces appartements dont le luxe était plein de goût, et de fraîcheur, ainsi que ce jardin d'une culture éléaante et recherchée, semhlaicnt ne faire qu'un seul et vaste salon.

Depuis que l'incendié de la petite maison des bords de l'Isère avait détruit sous les yeux dTsaure, la volière


MANDRIN. 169

et la serre chaude auxquelles elle attachait tant de prix, M. de Chavailles s'était plu à lui rendre ces objets d'agrément dans son jardin de la ville ; on y voyait une foule de plantes rares et des oiseaux des îles dans des cages dorées.

Dans la salle à manger, et devant un Aaste buffet qu'elle venait d'ouvrir, lsaure, les deux mains enlacées autour des bras de son père, et la tête penchée sur son épaule, lui montrait avec orgueil le charmant dessert préparé pour ce jour-là; le gracieux édifice de porcelaine, de vermeil et de cristaux, pleins de fruits, de crème, de sucreries, que ses mains avaient élevé.

- Et pour lequel de nos convives


170 MANDRIN.

as-tu fait de si charmants apprêts ? demanda son père.

- Pour vous, mon père ; de tous les hommes de talent et de distinction qui se réunissent à l'hôtel, je ne vois que vous.

- Il en est un autre, cependant, pour lequel j'aimerais à te voir de flatteuses attentions.

-- Pour David de Marillac?

- Pour David, Ion jeune futur, certainement, mais aussi pour le baron d'Alvimar, qui t'a sauvée d'un grand danger, et abritée ensuite le long de la route contre ceux qui auraient pu renaître. Lorsqu'il a fait demander de tes nouvelles après ce périlleux voyage, je l'ai prié d'assister à un de nos repas de


MANDRIN. - 171

famille, afin que j'eusse le plaisir de le remercier en personne, et nous l'attendons aujourd'hui.

- Je suis certainement flatté de ce qu'a fait pour moi un homme aussi distingué par son rang...

- Et ses avantages personnels, à ce que tu m'as dit.

- Mais... je l'ai très-peu vu... je ne sais...

Fanchette, qui courait partout après sa jeune maîtresse pour mettre la dernière main à une toilette que Isaure n'avait pas eu la patience de laisser terminer, saisit le moment où le léger trouble de celle-ci la retenait immobile, pour passer à son cou un collier de plusieurs rangs de perles, et autour


172 MANDRIN.

de sa taille une cordelière semblable, qui, en retombant sur sa robe de soie bleue de ciel, composait toute sa simple parure.

Monsieur de Chavailles était vivement préoccupé ce jour-là; des nuages d'inquiétudes passaient sur sa vénérable figure, ordinairement si sereine. Il voulait causer en particulier avec sa fille avant la soirée, et l'emmena s'asseoir sur un banc ombragé qui faisait face à un tapis circulaire de gazon, orné au milieu d'une corbeille de roses.

Le mariage de mademoiselle Chavailles avec David de Marillac, fils du fermier-général, était arrêté, et c'était le soir-même qu'on devait en fixer le jour dans la réunion formée à ce sujet.


MANDRIN. 173

Mais cet événement décisif laissait l'âme d'Isaure parfaitement tranquille.

Cette jeune fille, élevée loin du monde et sous les yeux d'un père dont la vertu était pleine de douceur et d'indulgence, n'espérait pas un bonheur plus grand que celui dont elle jouissait, ne redoutait pas les souffrances d'une union désassortie dont elle n'avait aucune idée ; ainsi le mariage ne lui semblait rien devoir changer à son sort. Elle consentait à se marier, en . pensant qu'une femme a besoin d'un bras pour s'appuyer dans tout le cours de la vie, comme pour aller à l'église et aux promenades, et voyait seulement dans un époux une protection immuable. Ne craignant aucune douleur" qui


17/| MANDRIN.

pût naître de lui, elle ne faisait pas non plus de projets pour le rendre heureux lui-même; l'âme de cette jeune fille était tellement douce, modeste, pieuse et tendre, qu'elle devait porter le bonheur comme un arbre porte ses fruits.

La vertu instinctive, jointe à l'inexpérience complète de son application et de ses luttes, était ce qui dominait dans tout son caractère.

Isaure était pure et chaste, non-seulement par éducation, mais par nature : grâce à un sens moral très-développé en elle, elle jouissait de tout ce qui est bon, noble, généreux, et eût été blessée de tout ce qui est mensonge, impudeur, méchanceté, comme d'une odeur fétide ou d'un son discordant; elle


MANDRIN. 175

agissait saintement plutôt par goût que par devoir. Elle était pieuse par-dessus toute chose, parce qu'au pied de l'autel se trouve l'apogée de toutes les vertus humaines.

Mais elle s'ignorait elle-même, comme elle ignorait tout le reste du monde. Au milieu de ses fleurs et de ses oiseaux, elle ne s'était guère entretenue qu 'avec sa vieille gouvernante, qui, de son côté, ne s'entretenant qu'avec elle, ne pouvait rien lui apprendre des choses du dehors. Elle n'avait puisé que peu de pensées dans les livres, parce qu'on ne lui avait jamais donné que des ouvrages sérieux, et qu'étant trèsenfant encore, elle ne les aimait guère, Quant aux lectures religieuses, son


176 MANDRIN.

coeur en détournait souvent son esprit; elle aimait mieux prier que lire des prières. Cependant sa piété profonde et rêveuse avait mis au fond de son âme une exaltation, voilée dans le cours ordinaire de la vie, mais qui, dans les moments décisifs, devait suffire seule à la porter non-seulement à des résolutions courageuses, mais à des partis extrêmes.

En attendant, elle vivait dans une simplicité d'âme qui la rendait plus jeune encore que ses dix-sept ans.

C'était donc son père, dont le coeur enfermait toutes les inquiétudes de l'événement solennel qui se préparait.

- Mon Isaure, lui dit-il avec tendresse, penses-tu bien que c'est aujour-


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d'hui même que nous devons fixer le jour de ton mariage?

- Sans doute," mon père.

- Mais as-tu bien interrogé ton coeur? es-tu bien sûr d'aimer le jeune Marillac?

- Oui, je l'aime, mais très-peu, dit-elle avec le sourire le plus tranquille.

- Comment!..,

- Je l'aime plus que les étrangers qui viennent à la maison, mais moins que ma nourrice et mes perroquets.

- Que dis-tu ?... Mais alors ce mariage. ..

- Oh ! je serais désolée qu'il ne se terminât pas, et je n'en voudrais point d'autres. C'est vous qui avez choisi Da-


178 MANDRIN.

vid pour mon mari, et ce choix le rend tellement sacré à mes yeux, qu'à défaut d'une affection bien vive pour lui, j'ai une confiance entière au bonheur que je dois en attendre-; et il me semble que loin de cette union que vous avez projetée pour moi, ma destinée serait brisée.

- Tu m'effraies, ma chère enfant, par cette abnégation si grande de toimême; la responsabilité qui pèse sur moi en devient encore plus redoutable.

- Mon père, vous défiez-vous de vos lumières?

- Que sais-je ! Je n'ai que le jugement d'un homme. Cependantj'ai tout fait pour m'écîairer à ce sujet. En je-


MANDRIN. 179

tant les yeux sur les hommes qui prétendaient à ta main, mon choix s'était tout d'abord porté sur David. Il est jeune, instruit, d'un extérieur agréable, riche, très-bien placé dans le monde, et toutes ces considérations me décidaient en sa faveur ; car il me semblait que dans les choses positives, où la lumière divine ne peut pénétrer, les convenances sociales doivent être pour nous comme une religion secondaire qui nous est donnée pour nous conduire dans la vie matérielle...

- Eh bien ! mon père ?

- Eh bien ! je tremblais encore d'exposer ta destinée sur ce fragile point d'appui. L-n jour, dans les inquiétudes que me donnait ton avenir, j'eus l'idée


180 MANDMÎV.

d'aller implorer le secours de Dieu. J'entrai dans une église... Hélas ! il y avait bien longtemps que je n'avais prié pour moi : quelle que soitnotre croyance sincère, les affaires tyranniques de la vie réelle nous arrachent malgré nous à nos plus chers devoirs... Mais pour toi, pour ton bonheur, je repris la foi du jeune âge et presque sa superstition. Comme je priais le ciel avec ferveur de me révéler l'époux que je devais te choisir, j'aperçus un jeune homme à quelques pas de moi, agenouillé sur les dalles du choeur, et je reconnus David de Marillac... Que te dirai-je, mon enfant, cette pensée que c'était Dieu-même qui me le montrait en ce moment, comme pour arrêter ma pensée sur lui, péné-


MANDRIN. 181

Ira dans mon âme. Je me sentis soulagé d'une inquiétude immense; et ce jour-là je donnai ma parole à monsieur de Marillac.

- 0 mon père ! mon bon père! que je t'aime !

- Oui, chère enfant... mais lui?

- Oh! lui, je crois que l'amour si tendre que vous m'avez témoigné en cette circonstance l'embellit à mes yeux. Oui, je sens que je l'aime mieux maintenant.

Isaure s'était jetée sur les genoux de son père et le tenait enlacée à son cou comme une enfant, lorsqu'on vint annoncer que M. David de Marillac et

son précepteur arrivaient au salon. Le

i. 12 .


18*2 HANDIU?!.

comte de Cha vailles et sa fille allèrent les recevoir.

Le fermier-général, retenu dans sa chambre par des douleurs rhumatismales qui lui laissaient la faculté de travailler sans lui permettre de sortir, avait voulu que le digne instituteur de son fils le remplaçât dans cette réunion importante., où le mariage de David devait être irrévocablement arrêté. Afin que les dispositions relatives à cette union, qu'il désirait beaucoup, ne fussent point retardées par son absence, et il avait transmis au religieux dominicain tous ses droits de père.

La conversation fut d'abord assezcontrainte; les esprits, préoccupés du point important qui devait se traiter


MANDRIN. 183

plus tard,se pliaient avec peine aux paroles vagues et insignifiantes des préludes. La pâleur et la mélancolie habituellement empreintes sur la figure noble et touchante du jeune David de Marillac semblaient plus profondes ce jourlà ; soit que sa souffrance intérieure fût augmentée par une cause secrète, soit qu'on fût plus étonné d'en retrouver l'expression dans un moment consacré à d'heureux projets, et que le sourire qu'il s'efforçait d'amener sur ses traits en fît mieux ressortir la tristesse.

On annonça M. le baron d'Alvimar.

Le comte de Chavailles et sa fille se levèrent avec empressement pour le saluer; mais Jsaure demeura frappée d'une sorte d'immobilité à sa vue.


18/j. MANDRIN.

Le baron avait ce jour-là une mise éblouissante de dorures et de pierreries : mais ces ornements étaient distribués avec un goût si parfait, et il y avait tant d'harmonie entre cette parure princière et la beauté élevée de sa personne, que tout ce luxe paraissait devoir être son costume le plus naturel.

Les yeux d'Isaure en furent éblouis ; il lui sembla un instant que cette figure se détachait dans une cercle de lumière, et que tout le reste se voilait dans l'ombre. Elle trembla, se sentit faiblir, et eut peine à prononcer quelques paroles.

Elle ne concevait pas que ce noble seigneur, devantqui elle se sentait maintenant si tremblante, fût le voyageur


MANDRIN. 185

au côté duquel elle avait cheminé toute une soirée et causé avec tant d'aisance.

Ce premier moment d'intimité et de confiance avait été comme un tapis de gazon déroulé devant la pauvre en-, faut, pour qu'elle arrivât d'elle-même à un bord dangereux.

Un instant après, une conversation sérieuse s'engagea entre M. de Chavailies et ses hôtes.

L'entretien roula naturellement sur les désastres récemment éprouvés par la ville de Saint-Romain, et les moyens à mettre en usage pour la préserver de nouvelles attaques de la part des contrebandiers. Le baron d'Alvimar, quoique étranger à la ville, déploya à ce sujet une grande j ustesse d'aperçus, beaucoup


186 MANDRIN.

de science administrative, et des idées pleines de sagesse.

Le jeune Marillac, dès la première vue, s'était senti un attrait instinctif pour le noble étranger, et s'était rapproché de lui. Isaure, par le même motif, peut-être s'en était éloignée.

Pour cacher un trouble dont elle ne cherchait point à se rendre compte, elle s'était mise à son métier de tapisserie, placé dans une vaste embrasure de croisée, qui formait comme un retranchement à part au milieu du salon, et elle brodait en penchant la tête sur

son ouvrage.

Madame Blondeau, assise à ses côtés, lui tenait compagnie.

Près d'une jeune fille privée de mère,


MANDRIN. 187

la bonne gouvernante avait pris quelque chose de ce titre saint, et sa condition s'en était relevée. Elle avait passé du grade de nourrice à celui de gouvernante, puis à celui de dame de compagnie ; en récompense de son attachement et de ses services, elle était maintenant à l'hôtel sur un pied d'égalité avec les maîtres ; elle paraissait au salon et à table, même les jours de réception. Aussi pour reconnaître autant que possible cette bonté, elle mettait ces jours-là son immense coiffe de linon à rubans bouton d'or, sa robe de pékin mordorée, et son fichu clair empesé, sur lequel pointait sa croix de diamants.

Assise très-près de mademoiselle de


188 MANDRIN.

Chavailles, elle lançait des regards en dessous au bel étranger, et les ramenait ensuite sur sa jeune maîtresse.

- Hein! mademoiselle, disait-elle tout bas, quel beau cavalier !

- Tais-toi donc, il pourrait t'entendre.

Il avait entendu, en effet; le baron d'Alvimar,'avait l'ouïe assez fine et l'esprit assez exercé, pour ne pas 'perdre un mot de ce qui se disait vers la fe. nêtre, tout en continuant son entretien de la manière la plus suivie.

--. A quoi penses-tu donc, Blondeau ? dit la jeune fille déjà fâchée que sa gouvernante lui eût obéi.

- Je pense, répondit celle-ci en ramenant toujours sur le baron d'Alvimar


MANDRIN. 189

des yeux dont l'âge n'avait pas trop éteint la noire prunelle, je pense que cela ferait une jolie figure de mari à l'église Notre-Dame et au bal de noces.

- Chut ! ne dis pas cela.

. - Oui! et plus jolie que celle de M. David.

- Que peux-tu trouver de mal en ce jeune homme ?

-11 ne rit jamais, il ne porte que des habits noirs, et quand il vous regarde avec son air mystique et contrit, on dirait qu'il lit les psaumes de la pénitence sur votre joli visage.

- Fi ! Blondeau, toi qui es si pieuse et qui aime tant à voir chez les autres des sentiments religieux !

ij - 11 y a temps pour tout, et M. Da-


190 MANDRIN.

vid ne trouve jamais celui de vous faire la cour.... Je suis sûre que notre beau baron s'en tirerait bien mieux. Il a des yeux ! une bouche ! un sourire ! qui feraient l'amour tous seuls, sans qu'il le voulût lui-même.

- Tu trouves, dit Isaure en souriant.

-Et quelles belles manières ! quelle grâce ! quelle toillette !

- Tu en parles comme de mes oiseaux des indes, tu ne vantes que son plumage.

- Ah ! pour ce qui est de son esprit vous pouvez en juger mieux que moi, vous avez causé tout une soirée avec lui... Bonté du ciel ! dire que vous avez rencontré ça sur des chemins perdus


MANDRIN. 191

où on ne devait trouver que des loups et des voleurs !... Quelle grâce de Dieu !

- Oui, j'ai cru alors que Dieu l'avait envoyé à mon aide; je lui ai parlé sans crainte, et il m'a semblé avoir autant d'esprit que de noblesse de sentiments..

- Et à présent ?

- A présent... Je tremble devant lui... Je ne sais ce que j'éprouve... mon coeur se serre.

- Il faut bien vous en garder, ces symptômes sont très-dangereux dans la jeunesse.

- Tu ne peux pas en juger; tu ne te souviens plus de ce temps-là... c'est de la timidité, et voilà tout... Qu'on est malheureux d'être si timide ! ajou-


192 MANDRIN.

ta-t-elle en mettant la main sur son coeur qui battait douloureusement.

En ce moment, ayant soulevé les yeux, elle rencontra un regard de d'Alvimar où semblait se peindre, avec l'extase la plus ardente, une tendre pitié. Elle tressaillit, pencha la tête sur son métier et travailla en silence.

- Mon Dieu ! que faites-vous donc, mademoiselle, reprit au bout d'un instant la duègne, on dirait que vous brodez à points perdus : voilà votre bouquet de rose tout barbouillé de fils bleus !

Isaure n'eut pas l'embarras de répondre à cette observation, on vint annoncer que le diner était servi.

La jeune fille qui, pour la première


MANDRIN. 193

fois, avait une émotion à tenir secrète et voulait se tirer à son avantage des honneurs de la table qu'elle était chargée de faire, prit une assurance et une vivacité d'emprunt qui colorait ses joues et. animait son regard, tandis que le trouble enfermé dans son âme, donnait à ses traits une expression qu'on ne leur avait jamais vue. Elle n'était habituellement que jolie, elle devint belle en ce moment.

Son père, à propos des fonctions de maîtresse de maison qu'elle remplissait si. bien, appelait souvent l'attention sur elle, ou l'attirait elle-même dans la conversation générale et sentait un doux orgueil monter à son front. David la contemplait avec un amour in-


194 MANDRIN.

dicible et une tristesse croissante. Il y avait toujours eu dans le coeur de ce jeune homme une profonde humilité dans la comparaison qu'il établissait entre son mérite personnel et celui de la femme qui lui était destinée : il désespérait souvent de ce bien dont il ne se trouvait pas digne ; et dans ce moment, en voyant Isaure devenir ainsi belle et radieuse, il lui semblait qu'elle prenait des ailes pour s'éloigner de lui à jamais. Pour le baron d'Alvimar, Isaure retrouvait sur ses traits cette variété d'expression qu'elle avait déjà remarquée dans le voyage aux lueurs douteuses de la chaumière. 11 était placé en face d'elle; elle osait le regarder rarement, et à chaque coup-d'oeilfurtif, elle trou-


MANDRIN. 195

vait sa physionomie changée. Tantôt à ces sourcils serrés, àceregarddeflamme, à ces narrines gonflées, à ce fluide ardent qu'exhalaient tous ses traits, on croyait voir l'homme qui lutterait avec Dieu même pour assouvir ses passions, tantôt sous le charme de tendresse ineffable et pure qui l'enveloppait, on croyait trouver le jeune homme qui passerait sa vie aux genoux de la femme aimée, comme le novice au pied de la madone. La nuance de son teint, qui pâlissait ou se colorait tour-àtour, ajoutait encore à cette diversité. Mais la jeune fille était sous la puissance de ces mirages différents; elle en sentait l'effroi ou la douceur, sans les expliquer ni les juger dans sa pensée.


196 .MANDRIN.

Malgré les diverses préoccupations qui absorbaient secrètement l'esprit des convives, l'arôme des vins délicats, des liqueurs choisies, ce léger enivrement, qui voltige dans le cerveau sans toucher à la raison, amena à la fin du repas, un moment de gaîté et d'oubli, dont on sentit le besoin de jouir. On ne voulut pas encore s'occuper d'une affaire agréable, mais sérieuse, en ce qu'elle touchait à tout ce qu'il y a de plus imposant dans la vie.

M. de Chavailles fit apporter une table de piquet sous la tente garnie de lauriers roses qui ombrageait l'entrée du salon, et après s'}r être placé avec le père dominicain, engagea sa fille à profiler des derniers moments du jour


MANDRIN. 197

pour montrer à M. d'Alvimar les plantes étrangères qu'elle avait réunies dans son jardin.

Isaure, accompagnée du baron et de son inséparable Blondeau, descendit les degrés de la terrasse.

David fit un mouvement pour les suivre, puis il s'arrêta subitement, s'assit au pied d'un arbuste qui le voilait à demi, et accompagna Isaure seument du regard.

Il avait besoin d'un moment de solitude pour mûrir une résolution douloureuse qui flottait dans son esprit. Et, du reste, il ne souffrait pas de voir le baron d'Alvimar auprès de sa belle

fiancée. Comme il arrive souvent, sa i. 13


198 MANDRIN.

jalousie oubliait l'objet sur lequel elle aurait dû se porter.

D'ailleurs, un lien occulte, dont la providence gardait le secret sous ses voiles impénétrables, l'unissait à cet homme qu'il rencontrait pour la première fois, et il en éprouvait l'attrait sans le comprendre; il voyait avec calme l'éclat et la grandeur de ce brillant étranger près duquel il devait être tellement effacé, et ne sentait point l'effroi de cette rivalité dangereuse passer au milieu de ses espérances.

Isaure parcouraitles allées embaumées du jardin, unissant ses pas à ceux du jeune seigneur.

Depuis qu'elle était seule avec lui, elle retrouvait quelque chose de cette


MANDRIN, " 199

aisance qui avait présidé à leur premier entretien, sans cesser d'être éblouie et fascinée par la puissance inconnue qu'il exerçait sur elle. Tout s'embellissait autour de lui! Elle trouvait ses arbustes plus frais, ses fleurs plus éclatantes, parce qu'elle apportait au milieu d'eux une âme déjà plus développée à toutes les sensations, parce qu'elle les regaiv dait avec des yeux voilés de trouble, qui leur donnaient ce prestige enchanté des objets qu'on voit en songe.

Le même charme agissait sans doute sur d'Alvimar, car en traversant ce labyrinthe de fleurs et de verdure, il semblait s'enivrer d'air et de bonheur.

La gouvernante d'Isaure l'avait accompagnée : mais à la première plate-


200 MANDRIN.

bande de tulipes qui se trouva sur leur chemin, la vieille dame s'arrêta subitement ; elle venait de voir une de ces fleurs couchée morte sur la terre, et avait deviné à son pied la présence d'un de ces gros vers à tête de hanneton qui coupent les tiges des plantes à la racine. Elle prit un petit instrument aratoire et se mit à fouiller le terrain. Mademoiselle de Chavailles la pria bien d'abandonner cette occupation, mais pour rien au monde la sage gouvernante d'Isaure et des fleurs n'eût quitté la place avant de s'être saisie du ver rongeur, et de Lavoir mis hors d'état de commettre de nouveaux meurtres.

La jeune fille s'enfonça donc lente-


MANDRIN. 201

ment et seule avec M. d'Alvimar sous les ombrages du jardin.

Ils arrivèrent auprès du tapis de gazon et s'assirent sur le même banc où Isaure, quelques heures auparavant, était aux côtés de son père, si pure, simple et naïve enfant, et où maintenant elle tremblait et pâlissait sous les premiers frémissements d'une passion inconnue.

Et tout était d'un calme charmant autour d'eux : lé soleil traversait obliquement les masses de verdure, tandis qu'un air léger faisait voltiger dans l'espace l'ombre des feuilles et les paillettes étincelantes des plus purs rayons; on ne voyait autour de soi que des touffes verdoyantes où chatoyait le plu


202 MANDRIN.

mage mordoré des oiseaux; les longues tiges effilées des églantiers, des chèvrefeuilles et des jasmins formaient des palissades qui voilaient l'horizon, et sous leurs arcades on n'entendait que le pas paisible du jardinier, arrosant à la tombée du jour les plantes fleuries dont le léger frémissement senîblait le remercier.

- \ous avez fait un paradis terrestre de ce petit coin du monde, dit d'Alvimar. Maintenant que je le connais, je posséderais les demeures des princes que je n'eu serais pas satisfait encore, car je n'y trouverais jamais le charme que vous avez su répandre ici.

- Mais avec votre fortune et le goût que vous montrez pour la nature cul-


MANDRIN. . 203

tivée vous devez avoir un jardin, tin parc même- vaste et plendide.

- Oui, bien vaste !.,. Plus vaste que l'oeil ne peut embrasser, que les pas ne peuvent parcourir sans se lasser : mais cultivé par la main seule de Fouragan qui le traverse sans cesse.

- Quoi ! pas un arbuste que vous ayez choisi et que vous aimiez ?

- Il y a un arbuste que j'ai planté et que j'aime : c'est l'olivier bien jeune encore dont j'ai pris la tige sur la route où je vous ai vue pour la première fois. A'ous en souvenez-vous ?

- Oui ; tous les détails de cette soirée ont toujours été présents à ma mémoire... et je sens que maintenant j'y penserai bien plus encore.


20/i MANDRIN.

Isaure leva sur lui un long regard, puis sa tête se pencha, et elle garda longtemps le silence tandis que ses mains blanches et pures, que faisait mieux ressortir la soie bleue de sa robe, jouaient machinalement avec sa cordelière de perles. Elle songeait à d'Alvimar ; elle le voyait grand, noble, passionné, tel qu'il l'était en effet, elle rêvait à lui devant lui-même, et ne pouvait empêcher le sentiment puissant qui pénétrait en elle de paraître sur ses traits, car ella en ignorait le nom et l'étendue.

Le jeune homme immobile la regarda longtemps sans rien exprimer de ce qui se passait en lui. Puis sou-


-MANDRIN. 205

dain il se leva, et lui dit avec une certaine brusquerie :

- Venez, >enez... éloignons - nous d'ici.

Isaure quitta le banc ombragé ; mais se trouvant bien dans cet endroit enchanté pour elle, dont elle goûtait le bonheur et ne connaissait pas le danger, elle se dirigea vers la corbeille de rosiers placée au milieu du gazon circulaire.

D'Alvimar l'y suivit, et ses yeux s'arrêtèrent sur une jeune rose mousseuse qui était seule sur un rosier d'une magnifique venue, car cette espèce était encore très-rare en ce temps et difficile à obtenir. Isaure, voyant l'attention


206 MANMUX,

qu'il donnait à cette fleur, la coupa et la lui tendit.

-Ah ! dit-il avec une sorte de douleur, pourquoi l'avez-vous coupée?... Je pouvais la voir sur sa tige et respirer son odeur.

-Ici, elle était à tout le monde, répondit la jeune fille, tandis que maintenant son éclat sera pour vous seul et son parfum vous suivra partout.

- Oui, mais elle va mourir.

- Eh bien î... mon Dieu !... mourir pour ce qu'on aime, n'est-ce pas le meilleur destin?

- Et vous croyez que cette rose m'aime?

-Oui, dit-elle, en mettant la main sur son coeur.


MANDRIN. 207

Elle semblait dire ainsi : Tout doit vous aimer, les êtres les plus simples doivent avoir une âme pour l'élever à vous.

D'Alvimar parut faiblir sous le poids d'une émotion violente; il se retira de quelques pas, et s'appuya contre un arbre en croisant les bras. De là il contempla Isaure avec une expression étrange ; toutes les nuances qui se succédaient ordinairement sur son visage s'y confondaient en ce moment : ses yeux humides de larmes lançaient les éclairs delà violence; il y avait sur ses traits l'empreinte du pieux dévouaient, de l'adoration suppliante, et en même temps ils se couvraient du nuage for-


208 MAN01UX.

nié par de sombres pensées et par une résolution implacable et cruelle.

- Elle aussi... elle m'aime! murmura- t- il d'une voix concentrée. Eh bien ! le sort en est jeté...

Isaure, ne comprenant rien à ces étranges paroles, demeurait interdite et muette, quand une voix se fit entendre dans le feuillage.

- Il faut rentrer, mon enfant, la rosée est très-mauvaise au coucher du soleil, dit en se montrant la bonne gouvernante, qui ne voyait en cet endroit d'autre danger pour sa fille chérie que la fraîcheur du soir.

Cette voix de la vieillesse, tombant dans cette solitude émue et brûlante, était plus froide que toutes les ondées du


MANDRIN. 209

ciel... D'Alvimar et la jeune fille demeurèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent avec madame Blbndeau l'allée qui conduisait à la maison.

Au fond du salon, M. de Chavailles et le religieux dominicain qui représentait le père de David, étaient assis devant une table éclairée de deux bougies, et sur laquelle étaient posés les parchemins des deux familles.

Ils s'occupaient des affaires d'intérêt relatives au mariage qui allait se conclure; affaires du reste très-faciles à régler, puisque les deux jeunes gens étaient également seuls héritiers du nom et de la fortune de leurs parents.

David, toujours absorbé et rêveur, se promenait à pas lents devant la porte


210 MANDRIN.

vitrée par laquelle il venait d'entrer au salon.

Le baron d'Alvimar allait se retirer, quand M. de Ghavailles lui dit d'un ton affectueux :

- Donnez-nous encore un instant, monsieur le baron. Un mariage a besoin de témoins, et l'accord que nous allons prendre en ce moment en étant la partie la plus importante, ce sera un bonheur pour nous de vous y voir assister, vous qui avez paru ici comme le courtois chevalier et le libérateur de notre jeune fiancée.

D'Alvimar répondit à cette gracieuse demande en s'iuclinant et en demeurant à sa place.

Isaure, que ce moment jetait dans un


MANDRIN. 211

timide embarras, demeurait debout et parraissait s'occuper à ranger les cartes et les jetons de la table de piquet, restée à l'entrée du salon.

D'un côté d'elle, était d'Alvimar, assis devant un fauteuil, et séparé seulement de la jeune fille par.un piédestal surmonté d'une urne antique ; de l'autre, David appuyé contre la glace de la porte et la tête baissée.

Le jour tombant à peine, on n'avait pas encore éclairé le salon ; les deux bougies placées sur le bureau n'étendaient leurs rayons que dans un cercle étroit, et laissaient presque entièrement dans l'ombre la partie de la pièce où se trouvaient Isaure, le jeune Marillac et le baron d'Alvimar : on ne pouvait


212 MANDRIN.

donc voir les impressions diverses qui passaient sur leurs visages; d'ailleurs M. de Chavailles et le père Dominique ne les observaient pas, occupés qu'ils étaient à parcourir encore du regard les papiers posés devant eux.

- Il ne reste plus, dit le comte de Chavailles, qu'à fixer le jour de la cérémonie conjugale.

- Monsieur de Marillac espère, ajouta le père Dominique, qu'elle pourra avoir lieu dans la quinzaine.

-? C'est à ma chère Isaure à décider de cela, reprit le comte; ses moindres désirs ont toujours eu droit de maîrtrise dans la maison de son père, et celui-ci plus que tout autre doit être


MANDRIN. 213

respectée. Fais-nous donc connaître ta volonté, mon enfant.

La vive émotion que la jeune fille venait d'éprouver un moment auparavant avait passé dans son âme comme un rayon lumineux et brûlant; mais elle ne pensait pas que cette sensation nouvelle dût rien changer au cours positif de sa vie. Elle était prête à condescendre au voeu que M. de Marilllac avait exprimé par son interprète, et à engager sa parole pour l'époque indiquée, quand d'Ahimar se pencha près d'elle ; et, derrière le grand vase antique qui cachait ce mouvement aux regards, il lui dit à voix basse :

- Au nom du ciel, différez ce mariage

mariage i.

14


217| MANDRIN,

Isaure tressaillit ; l'espèce de domina^ tion que cet homme, si étranger jusque-là, semblait vouloir s'arroger lui révéla \mç partie d\i danger qui J'en^ veloppait, et blessa instinctivement sa fierté. Elle allait pour toute réponse se hâter çle fixer le jour de spn union avec le jeune, de Marillac.., mais dans son léger mouvement (le surprise» elh? avait laissé tomber son mouchoir t Da^ vid se baissa pour le ramasser, et en. le lui rendant il resta une minute à demi prosterné devant, .eHe » dans, nette position, il lui dit précipitamment :

-- Isaure, vpus savei si je vons aime!... Dieu le s^it encore mieux que vous ! et cependant,.. il le faut h.. je vous demande comme une grâce de


MANDRIff. 215

retarder mon bonheur, de différer ce

mariage.

La jeune fille mit la main sur son front : elle croyait rêver. Il lui sembla en ce moment que d'Alvimar avait la puissance de soumettre son rival luimême à sa volonté; il en acquit à ses yeux un prestige surnaturel, et la surprise la tint un instant immobile et palpitante.

- Eh bien ! mon enfant, tu ne réponds rien ? dit M. de Chavailles.

Après quelques minutes d'hésitation, elle répondit d'une voix altérée :

- J'aurais désiré avant un moment aussi solennel passer quelques jours de


216 MANDRIN.

retraite dans le couvent des Urselines, où j'ai été élevée.

Il n'était pas dans le caractère de son père de s'opposer à ce désir ; d'ailleurs, il eût craint de blesser la délicatesse de cette jeune âme en insistant sur un pareil sujet.

Il fut donc décidé que la cérémonie nuptiale n'aurait lieu que dans un mois, afin de laisser à Isaure le temps de remplir ses pieux devoirs. Et on se sépara.


LE CAMP DE MANDRIN.



y.

La côte de Saint-André, au centre des monts les plus inaccessibles du Daupliiné, était encore entièrement inconnue à l'époque où nous nous trou-


220 MANDRIN.

vons, et nul pas humain n'avait jamais pénétré dans ces vastes solitudes.

D'un côté étaient d'immenses forêts de chênes et de sapin, pavoisées de lianes qui enlaçaient les troncs d'arbres et déroulaient leur épais tissu dans des profondeurs remplies d'éternelles ténèbres ; de l'autre s'étendait le chaos formé par des montagnes écroulées dans un éboulement volcanique où se trouvaient mêlés, dans un hardi et magnifique désordre, des roches élancées, des pies incommensurables, de larges glaciers, des gouffres sans fond; audessus régnait un formidable dôme de neige, dont l'éternelle blancheur était coupée de cercles noirs par les ailes de l'aiide tournovant.


MANDRIN. 221

Les ours, les loups, les sangliers avaient leurs antres dans ces profonds déserts ; l'ouragan y promenait un long tonnerre; les avalanches bondissantes mêlaient leur bruit au fracas de l'orage ; et cette tempête continuelle imprimait partout son sceau fantastique et terrible.

C'était là que Mandrin avait établi son camp.

La partie qu'il occupait dans cette immense chaîne se nommait le MoniDéseri.

Au centre était la grotte qui servait de demeure au capitaine ; près de là étaient les souterrains où se fabriquait la fausse monnaie; tout au tour, les divers emplacements dans lesquels les


222 MANDRIN.

soldats de la troupe se livraient à leurs occupations journalières.

Dans une large clairière, pratiquée par la hache dans Un bois de chênes, étaient rangés de nombreux tas de feuilles sèches qui servaient de lits, les bandits les remuaient avec des fourches, et rangeaient dans des coffres leurs habits bicarrés de formes et de couleurs différentes, selon les pays où ils avaient été volés.

JNOIÏ loin do ce dortoir, sur un plateau semé de pierres calcaires dont les creux servaient de fourneaux, des hommes, à qui ce soin était confié, pétrissaient le pain, tiraient le vin des amphores, et sur des pierres plates, percées pour laisser couler le sang, égor-


MANDRIN. 223

geaient et dépouillaient des ours, des daims, des aigles, des chamois; comme autrefois dans des solitudes pareilles, et sur des tables de pierres semblables, les Druides immolaient les victimes humaines.

Puis, d'un autre côté, auprès d'une cascade tombant de cent pieds de hauteur, étaient des forges, des enclumes, des masses de fer brut; là,'d'habiles ouvriers fabriquaient des armes, les coulaient, les ciselaient en aiguisant sutla roche blanche et polie les lames étincelantes, enchantant en choeur leur chanson de guerre, accompagnés par le fracas des blocs de neige qui se détachaient des sommets nus, bondissaient


22/l MANDRIN.

dans l'espace pour l'avager les terrains plus fertiles sur leur passage.

Sur des poteaux, aux quatre coins du camp, était affiché le règlement de cette société sauvage. Chaque numéro indiquait un des titres exigés pour en faire partie. Le premier, et le plus indispensable, était d'avoir été au moins une fois condamné à être pendu ou fusillé, afin que le camp n'abritât dans son sein que de vrais et fidèles ennemis du genre humain. L'esprit de justice, le sentiment de fraternité se montraient dans ce code d'une manière un peu brutale : tout, homme de la troupe blessé au visage, et par-là exposé à être reconnu et arrêté, devait être lue. Si l'un des voleurs était sous la main


MANDRIN. 225

de la justice, tous devaient se réunir pour Fen tirer au péril de leur vie; mais, revenu au camp, on examinait sa conduite, et s'il avait montré quelque faiblesse, sa tête tombait aussi promptement que s'il fût resté entre les mains du bourreau.

Le drapeau de l'armée la nappe rouge cantonnée d'azur, flottait à rentrée du camp. Le signe symbolique par lequel les soldats de Mandrin prétendaient exprimer la pensée de leur association était un gibet supportant le corps du dernier brigadier tué de leurs mains, et placé entre l'ét.endart du camp et un trophée d'armes. Le squelette se balançait au vent âpre de la montagne, entouré d'un nuage


226 MANDRIN,

de corbeaux qui, en s'éloignant, en emportaient les derniers débris,

Dana cette enceinte les hardis compagnons pouvaient se livrer sans réserve à leurs bruyants travaux, à leurs jeux bizarres, à leur ivresse désordonnée, Le monde était loin d'eux; les fracas des avalanches brisées à tons les angles de rochers, les roulements sourds et perpétuels du vent dans les glaciers, les raffales plus éclatantes qui complétaient cette harmonie sauvage, couvraient tous les bruits du camp. Les environs en étaient inaccessibles ; on y voyait que des bois massifs, des ravins, des fondrières, des marécages, un immense pêle-mêle de gigantesques créations, Pour le franchir, il n'existait que d'étroits sentiers cachés


MANDRIN. 227

sous des troncs d'arbres, percés dans des rochers, jetés sur des précipices, et praticables seulement pour les bêtes fauves et pour les hommes a qui la nature avait donné leurs pieds agiles, leurs forces nerveuses, leur instinct inr dépendant et féroce,

Depuis les premier* jours du monde oes monts renouvelaient leurs neiges, ces forêts vierges leur feuillage, .sans qu'un regard les eût aperçu», sans qu'un pied les eût foulés, sons qu'une pensée eût songé à les défrioheiv Les brigands avaient trouvé ce désert, ils s'y était établis; et le vent de la liberté sauvage, en allant d'un sommet inaccessible à un abîme sans fond, tra* versait leur âme.


228 MANDRIN.

Le capitaine Mandrin était assis sur un bloc de granit, à l'entrée de sa grotte et dans une attitude pensive.

Outre les principaux chefs qui, réunis sous un arbre, réglaient leurs plans de campagne, quelques personnes seulement restaient isolées des groupes des travailleurs et livrées à elles-mêmes.

Le premier de ces personnages était un homme d'une stature colossale, qui, en aucun lieu, en aucun temps, ne s'éloignait de son capitaine. Serviteur fanatique de Mandrin, dévoué à lui corps et âme, il couchait la nuit à la porte de sa. caverne, marchait à ses côtés dans toutes les excursions, toujours prêt à lui faire un rempart de son corps; il semblait n'être venu au monde


MANDRIN. 229

que pour suivre son capitaine, le défendre et mourir pour lui.

Ce qu'il aimait le plus au monde après son chef, c'était un petit enfant de dix-huit mois, que lui avait laissé en mourant une jeune femme de la race des bandits comme lui. Il venait de le coucher dans les lianes entrelacées qui lui servaient de berceau sous un dôme fleuri de maronniers, et balançait doucement la mobile nacelle, en chantant à voix basse les sons doux et languissants qui amènent le sommeil.

C'était un contraste étrange de voir

ce rude et formidable brigand, à la figui'e

figui'e cicatrisée, balafrée, à

l'énorme crinière, aux moustaches et

à la barbe faites de poils de sanglier, i. 15


230 MAÎTOMN,

s'adoucir, se plier aux soins d'une mère qui veille sur un nouveau-né, de voir ce regard d'amour tombant de ces yeux fauves hérissés de noirs sourcils, ces rayons de joie pure errants sur cette sombre face, d'entendre cette voix rude balbutier une mélodie délicate et tendre.

Il est de ces coeurs vivaces qui font toujours sentir leurs battements dans quelque étouffante atmosphère qu'ils soient placés ; celui de Bruneau, surnommé Grand'-Moustaches, était de ce nombre, et il éprouvait un bonheur indicible à bercer et endormir son petit brigand de dix-huit mois. -

La seconde personne demeurée non loin de Mandrin, était une jeune fille


MANDBÏIW 231

"d'une beauté vierge, d'une fraîcheur .d'enfant. Elle portait le costume des montagnardes du Dauphiné, une robe de laine bleue, bien collante, comme celles qu'on voit aux saintes dans les anciennes peintures de chapelles, une cornette attachée sous le menton, et un grand chapeau rond par-dessus.

Assise dans le creux d'un rocher pour s'abriter du vent, elle tenait sur ses genoux le sabre du capitaine, dont elle venait de nettoyer et de lustrer les fines ciselures, et semblait se mirer dans sa large lame pure comme l'onde.

Deux hommes de la troupe passaient près d'elle.

??-Tu peux te regarder, va, Lolotie,


232 MAMMU.N.

dit l'un d'eux, tu es toujours aussi vermeille et aussi gentille.

Elle leva sur lui le plus limpide regard, et répondit :

- Capitaine Mandrin... capitaine...

- Elle ne te comprend pas, dit le second bandit.

- C'est vrai, la pauvre idiote!... Et voilà pourquoi ces gens-là sont toujours si frais et si bien portants; point de pensées, point de soucis, point de mauvais sang ! chaque jour leur fait de la santé.

Elle leva encore une fois la tête, et répéta avec un beau sourire d'enfant :

- Louis Mandrin... capitaine...

- Voilà pourtant deux ans qu'elle nous chante la même chanson!


.MAJSDIUK. 233

Nous le savons bien qu'il est capitaine. Est-ce que c'est toi par hasard qui l'a fait capitaine, pour vouloir nous l'apprendre.

- C'est si bête, les idiots !

- Et dire que Dieu aime ça, et les protège, et punirait ceux qui leur feraient du mal; il a un drôle de goût, le bon Dieu, tout de même!

- Pas si drôle... il y a dans ces êtres-là quelque chose d'extraordinaire, vois-tu. Où en serions-nous maintenant, si l'année passée nous n'avions eu cette lillette avec nous.

- C'est pourtant vrai... cette petite tête, qui n'a pas plus de cervelle qu'une linotte a sauvé tout un camp de braves soldats.


2 c il ywsuiws.

- Tiens, c'était précisément dans ce mois-ci, au coeur d'une nuit d'orage, et nous dormions profondément, quand nous avons entendu ce coup de feu partir dans la forêt...

- Et en courant au bruit, nous avons trouvé un de nos camarades étendu raide mort dans le bois... et rien

de plus personne autour de lui

qui pût avoir fait le coup... Et puis un peu plus loin nous avons découvert Lolotte fourrée dans les broussailles, qui tenait encore la carabine avec laquelle elle avait tirée, et qui disait de sa voix si gentille :

Le loup... le loup... tue le loup.

- Nous voulions la battre, la pauvre petite, mais le capitaine l'a défen-


MAXDRIX. 235

due ; et en dépouillant notre camarade pour l'enterrer, nous avons trouvé sur lui cette fameuse lettre...

- Qui prouvait que le gueux, le traître, avait fait un marché avec les gens de justice et allait nous vendre, moyennant qu'il aurait la vie sauve et une bonne récompense.

?- Tu vois bien que ces idiots, qui ne disent pas un mot de raison, ont parfois le don de seconde vue, et qu'il faut les respecter.

Charlotte était en effet une pauvre fille privée de raison, qui s'était attachée aux pas de Mandrin lorsque celuici, sur les limites delà Franche-Comté, avait quitté les contrebandiers dont il faisait partie pour se former une bande


23(> MAXMUX.

à lui, et l'avait suivi dans toutes ses excursions avec la fidélité intelligente et tendre d'un chien.

Au milieu de son idiotisme complet les seules lueurs d'esprit qu'elle laissât voir s'appliquaient au service du capitaine. Elle avait soin de ses armes, de ses vêtements; elle donnait plus de recherche aux mets substantiels, mais grossiers, qu'on préparaitpoursa table ; grâce à elle, la caverne dans laquelle se relirait Mandrin, tandis que ses soldats couchaient à la belle étoile, avait l'apparence d'une lente royale.

Charlotte étendait ses soins plus loin encore : un admirable instinct lui faisait deviner la situation d'âme du capitaine; s'il était triste et soucieux, elle


M.vxmux. 237

chantait doucement près de lui une des longues et poétiques ballades de son pays, et la voix de la jeune fille était si pure, si mélodieuse, qu'il était rare que le nuage amassé sur le front du chef de brigands ne s'évanouit pas à celte naïve et suave musique.

Mais le peu d'intelligence deLolotte, qui n'était qu'un caprice de la nature dans ce cerveau malade, se bornait uniquement au service de Mandrin. Les principaux chefs de la bande avaient essayé plusieurs fois de lui apporter leurs cravates de mousseline à blanchir et leurs épées à nettoyer : elle avait déchiré les dentelles en jouant comme un jeune chai aurait pu le faire, et, frappant le roc de la pointe des


238 MAXDJUX.

épées, elle les avait brisées et jetées là, en répétant le mot qui était son seul langage ;

- Capitaine Mandrin... capitaine !

Parmi les personnes qui se détachaient de la masse des soldats, nous ne parlerons guère du pauvre Durosier, si dépareillé dans cette enceinte

guerrière.

Ce brave jeune homme jouissait à Clermont d'une grande réputation dans l'état de coiffeur, et Mandrin l'avait fait enlever et transporter dans son camp, afin d'avoir toujours sous sa main un perruquier habile qui pût le coiffer à la mode du temps.

Du rosier, qui avait si chèrement payé sa gloire, jouissait cependant


ÎIAXDR1X. 239

d'une existence assez douce parmi les brigands.

On lui laissait volontiers une liberté dont il lui était impossible de profiter pour s'évader. D'abord il croyait que les bandits alliés du démon le retenaient au milieu d'eux par une puissance surnaturelle; ensuite n'étant jamais sorti de l'enceinte de Clermont, il. y avait pour lui dans les aspérités de cet âpre désert des barrières infranchissables, il n'aurait jamais osé poser le pied sur un glacier, et serait tombé en franchissant le moindre fossé.

Aussi s'était-il fait dans le repaire des voleurs une vie toute bourgeoise. Les parties fertiles de la montagne, par opposition aux sites affreux qui les en-


2/tO MAX DR) X.

vironnaient, offraient tous les charmes d'un jardin : c'était là que Durosier, aussitôt la toilette de son maître terminée, allait se promener les mains derrière le dos. Dans les jours froids il allumait un bon feu, devant lequel, il se chauffait, les pan touilles aux pieds et les mains dans les poches, se contentant de faire un signe de croix à chaque brigand qu'il voyait passer près de lui. Dans la partie de la montagne occupée par les contrebandiers se trouvait la source qu'on a nommée depuis Fontaine-Ardente (*). C'était près de là qu'on voyait sans cesse, isolé et souf

souf source sort d'une excavation peu profonde, l'eau qui en découle bouillonne constamment lorsqu'on remue la vase; il s'en élève des colonnes de flammes : après les nuits d'été, la source produit même spontanément des llaïunies qui ont jusqu'à trois pieds de hauteur.


MAXDRIX. 2/| 1

cieux, le nommé Fauster, grand maigre, plutôt rouge que blond, et n'ayant d'autre couleur sur sa mine blafarde que les taches rousses abondamment jetées par le soleil. Personne ne l'aimait dans le camp.

Ses habitudes de sauvagerie et de sobriété faisaient injure aux camarades ; et puis, " quoique entré jeune homme chez les contrebandiers, il était fils d'un brigadier de maréchaussée, la race la plus antipathique aux voleurs.

Mais de certaines qualités le rendaient très-utile à la troupe; nul ne possédait aussi bien que lui la topographie des sentiers détournés, des gués de rivières, des défilés inconnus ; nul ne savait aussi bien passer les mar-


2/|2 MAXDRIX.

chandises, faire faire de fausses courses aux employés, éviter les brigades, quand on n'était pas assez fort pour les attaquer en face : et quoiqu'il y employât plus de ruse que de bravoure, il menait toujours à bien ses entreprises. Le capitaine, qui appréciait ses services, lui avait donné plusieurs grades dans sa troupe, et les soldats étaient forcés de reconnaître qu'il les méritait par ses talents.

Cependant, quand ils le voyaient ainsi pensif, fumer sa pipe pendant de longues heures sous des noirs sapins, au bord de cette fontaine sur laquelle voltigeaient des flammes, ils disaient que Fauster entrerait bien vile en enfer


MANDRIN. 2^3

par cette porte, s'ils suffisait de leurs voeux pour l'y pousser.

Maintenant venons au prince de ce sauvage royaume.

Ce terrible chef de brigand, que dans toute la contrée on croyait un monstre effroyable de vices et de laideur, était un beau jeune homme de vingt-six ans, d'une taille élevée et élégante, d'une figure parfaitement régulière; il avait de longs cheveux noirs ondovants sur un front d'une éclatante blancheur, d'admirables yeux bleus voilés de cils noirs, des formes souples et gracieuses, une main d'une distinction parfaite (*).

Le courage militaire qu'il avait dé.

dé. Tous les documents qu'on possède sur Mandrin attestent les avantages physiques dont il était doué. Voir son signalement aux pièces du procès.


2/l/j MANDRIN.

ployé pendant les premières années de sa jeunesse, dans l'armée d'Italie, donnait à sa physionomie une audace franche et noble qui appartenait mieux à un loyal chevalier qu'à un voleur de grands chemins; un esprit naturel animait en même temps ses traits et achevait de leur donner l'expression la plus séduisante.

Assis, comme nous l'avons dit, sur un banc de granit à l'entrée de sa caverne, il portait un habit bleu à la française, simplement galonné d'argent, et un beau manteau noir garni de fourrure.

La pose penchée de sa tête, le gonflement des veines de son front, la légère teinte de pâleur répandue sur ses


MANDRIN. 2/|5

traits, l'immobilité de son attitude, tout annonçait qu'il était livré depuis quelques instants à cette méditation profonde dans laquelle on le voyait avec étonnement plongé depuis plusieurs jours. Lue de ses mains servait de point d'appui à son front; l'autre soutenait encore contre son genou la tige d'une magnifique pipe d'ambre, dont le foyer éteint laissait évanouir dans l'air son dernier flot de vapeur ; sans cet accessoire, qui était pour ainsi dire l'attribut du contrebandier, Mandrin eût plutôt ressemblé à un souverain dans sa cour qu'à un chef de bandits au milieu de son camp.

Derrière lui, la portière soulevée laissait voir l'intérieur de sa grotte, i. ^ 10


2 lift MANDRIN.

C'était un souterrain creusé irrégulièrement dans la montagne, arrondi dans le haut, et prenant jour par une ouverture naturelle creusée dans le roc.

La muraille était tendue de damas et ornée avec goût de ce que les bandits avaient enlevé de plus précieux dans leur butin. Deux lances du plus beau travail, croisées à la pointe, soutenaient des rideaux brodés de fleurs d'or sur un lit de même étoffe ; près de là, était une riche toilette, couverte de linge d'une finesse extrême, et de précieuses essences; aux parois se voyaient suspendues des glaces de Venise, des armes magnifiques, des pipes orientales ; de toute part se répandaient t]os. vases


MANDRIN. 2/|7

du Japon, des urnes garnies de fleurs, des cassolettes de parfums ; de la voûte descendait une lampe de Vermeil , chef-d'oeuvre enlevé à quelque saint temple, qui éclairait maintenant la caverne de brigand.

Mandrin se leva et approcha de ses lèvres ce petit sifflet d'argent qui appartenait autrefois à la noblesse, et qui fut depuis entièrement affectée aux voleurs.

A la même minute, toute sa troupe se trouva rangée autour de lui.

-Voici l'ordre du jour, camarades, dit-il, il s'agit de l'exécuter à l'instant même. Nous avons dans les souterrains à peu près pour 200,000 livres de


2A8 MANDRIN.

fausse monnaie; nous avons pendant quatre années travaillé a établir des forges, des creusets, des balanciers pour renouveler et perpétuer ces richesses. Vous allez prendre ces 200,000 livres et les jeter dans le gouffre qui est à l'entrée des cavernes; vous allez prendre des marteaux , briser en mille éclats les instruments qui nous servaient à la fabrication de ces espèces, et en précipiter les fragments dans l'abîme, afin que jamais une nouvelle pièce de fausse monnaie ne soit battue par nos mains.

A ces mots, l'étonnement changea tous les soldais en statues, sur les visages desquelles la stupeur était peinte: mais pas un murmure ne sortit de


MANDRIN. 2/|9

leur bouche, pas un signe de mécontentement n'osa se montrer sur leurs traits.

Le capitaine satisfait de celte soumission, ajouta :

- Ecoutez, mes amis, ce qui m'a été suggéré par de longues réflexions. Nous avons pris ces armes, nous sommes venus sous ce drapeau parce qu'il n'y avait pas d'autre place pour nous sous le soleil. Nous n'étions pas au nombre de ceux qui possèdent, et nous ne voulions pas être possédés ; il nous convenait mieux d'acheter le pain de chaque jour par quelques gouttes de notre sang que par le travail de l'esclave envers le maître. Mais ceux qui n'ont pas eu la force de s'arracher à cette chaine,


250 MANDRIN.

les pauvres, les malheureux sont toujours nos frères.

- Oui ! oui !

- Eh bien, compagnons, avec la fausse monnaie que nous répandons dans les villes et les campagnes, nous volons au hasard; nous jetons ces pièces

brillantes et menteuses dans la foule, et le malheur les distribue à son gré au riche et au misérable.

Souvent, grâce à ces espèces sans valeur, un pauvre cultivateur, une pauvre fileuse de-laine, ont vu le prix de leur journée s'évanouir comme une bulle de savon, et sont allés se coucher avec la faim. C'est comme si nous allions au combat les yeux bandés et


MANDRIN. 251

frappions au hasard ce qui est devant nous.

- C'est vrai, ça !

- Sommes-nous donc comme la peste, la famine, l'inondation , un fléau stupide et machinal, qui détruit dans le seul but de détruire et dévore le juste en même temps que le coupable?

Le lieutenant prit, la parole pour la troupe :

- Non, capitaine, nous voulons seulement prendre à ceux qui ont trop, et punir l'insolence des riches par quelque petite malice, telle que d'allumer leur maison un peu plus qu'il ne faut pour y voir clair, ou d'envoyer ^eux


252 MANDRIN.

qui aiment la bonne chère souper avec Satan.

- Alors, mes enfants, il faut nous en tenir au vol de erand chemin et à la contrebande. Là , vive Dieu ! nous combattons à armes égales ! le fort contre le riche, le brave contre le puissant.

Notre ennemi c'est l'ennemi du peuple; point de quartier! Nous reprenons au financier les richesses qu'il vient de voler à l'Etat, les deniers qu'il vient de ?voler au pauvre .ouvrier, si bien que la pièce d'or, enlevée aussitôt que reçue, semble une flamme d'enfer, qui n'a fait que passer dans sa poche pour le brûler en chemin.

-- Oui! oui ! guerre aux traitants,


MANDRIN. 253

aux fermiers-généraux ! Sac et flamme aux maisons des grands !

- Et paix à la chaumière! Adieu à la fausse monnaie qui la ruine !

-? C'est cela! et vive le capitaine !

- Allons, -enfants, à l'ouvrage! le souterrain est plein d'écus et de ducats, que dans un quart d'heure il n'en reste pas vestige!

In rugissement à faire trembler la montagne se fait entendre en guise d'approbation, et les bandits se précipitent vers la caverne.

Ils se rangent en chaîne, du fond des sombres cavités au bord- du précipice; les sacs d'argent passent de main eu main; les pièces fraîchement mounoyées cl toutes brillantes au soleil jail-


25/l MANDRIN.

lissent, tournoyent comme une cascade ctincelante et vont disparaître dans le gouffre. Les mille instruments de fer, de cuivre, d'airain, qui les fabriquaient, sont mis en pièces; leurs lambeaux roulent avec fracas de rochers en rochers et grondent encore dans l'abîme.

Les travailleurs détruisent, en riant et en chantant, ce qui leur a coûté tant, de nuits et tant de fatijmes à édifier. Et la bruyante cérémonie est terminée à la minute précise que le capitaine avait indiquée.

Après cela, les compagnons s'en vont tranquillement, et ens'essuyantle front, boire un tonneau ou deux pour se rafraîchir.

Comme ils défilaient sur le plateau,


MA.NDMN. 255

en regardant d'un côté où un rempart naturel de rochers bordait la pente ardue de la montagne, on vit poindre à l'horizon un capuchon de laine brune, puis un visage gras et frais puis une ligure de moine toute entière portant la besace à l'épaule, la gourde à la ceinture, le bâton blanc à la main et les sandales aux pieds.

- Ah ! voilà le père Gaspard, dirent en choeur, tous les brigands; nous allons rire ! nous allons rire !

En effet, le frère capucin montrait déjà sa bonne figure réjouie au milieu des bandits.



LE CAMP DE MANDRIN. (Suite).



VI.

Avant d'assister à la visite faite par le franciscain aux habitants de la côte Saint-André, nous allons expliquer comment le bon moine venait de si loin pour se mêler à cette étrange corn-


2(iO MAXDMX.

pagnie, cl, pour cela, rendre comple des réflexions qu'il formulait dans son esprit en arrivant en cet endroit.

Gomme il l'avait dit lui-même au vétéran, son vieil ami, le moine franciscain avait eu la vie sauvée par le capitaine Mandrin; ensuite if l'avait rencontré quelquefois dans les longues courses qu'il faisait pour ses quêtes, et, familiarisé avec les brigands, il s'était arrêté parfois au milieu de la bande.

Or, depuis ces événements, le moine consciencieux trouvait un grand changement dans son for intérieur; il ne se reconnaissait plus, et voici le colloque qu'il avait souvent avec lui-même, cl ?particulièrementloul-à4\heure en gravissant, à l'aide de son bâton, les sen-


MAxniux. 261 tiers escarpés du Mont-Désert où la solitude lelaissaittoutentier à ses pensées : - Tu ne peux pas te le dissimuler, père Gaspard, toute ta bonne nature s'en est allée pour faire place aux tentations continuelles du mauvais esprit. Autrefois tu buvais honnêtement ce qu'il faut pour soutenir les forces de la pauvre nature humaine ; à présent, tu n'es pas content que cette diable d'ivresse ne le frétille dans le cerveau

Tu jures à tout propos... Quand tu parles à tes chers frères de la communauté, ne t'est-il pas arrivé de les appeler camarades!... Tu fumes en cachette des pipes à faire trembler... Et ce n'est pas tout encore! Autrefois,

quand lu passais près d'une femme, tu

i. 17


262 MAKDBJX.

baissais les yeux du plus loin que tu la voyais, comme tout bon religieux doit le faire; maintenant, quand tu aperçois une jolie fillette, une appétissante petite femme tu ne peux pas te le dissimuler!... père Gaspard tu ne peut pas te le dissimuler.

Or, si cela durait, tu serais damné comme le dernier des païens

Heureusement, il y a du remède. Il v a du remède, puisqu'on connaît la cause du mal, et la voici :

Ce diable de Mandrin t'a sauvé la vie : sans lui tu serais mort, c'est certain; tu n'as donc maintenant que la vie qu'il t'a donnée; or, comme chacun ne peut donner que ce qu'il a, cette vie, cette Ame que tu tiens de lui est infernale et


MAJN'DMN. 293

possédée de tous les diables. Il faut donc qu'il soit converti, qu'il revienne à Dieu, et que, par une conséquence naturelle, l'âme qui habite en toi, et est une partie de la sienne, venant alors d'une source plus pure, soit débarrassée de tout son limon.

Et c'était d'après ce raisonnement judicieux que le père Gaspard courait partout après Mandrin pour le convertir.

Sa présence amusait beaucoup les contrebandiers, et nous venons de voir qu'ils l'accueillaient en battant des mains et en se réjouissant de Ja bonne soirée qu'ils allaient passer avec lui.

- Bonjour, capitaine, dit le moine à Mandrin; je viens vous voir.

- Tu viens me prêcher.


26/-1 MAXDMX.

-- Je veux vous convenir.

- Tu arrives à point; je viens de faire détruire les ateliers de fausse monnaie, et je renonce à cette coupable inindustrie.

- Ah ! enfin !... est-il bien vrai?...

- Rien n'est plus vrai. Je ne veux plus, que dévaliser les provinces, brûler et piller les villes qui se trouveront sur mon passage.

- Gré coquin, la jolie conversion ! C'est égal, je ne perds pas espoir de vous ramener à Dieu.

- Nous aurions plutôt fait d'emmener au diable tous les moinillions de ta communauté.

- Ah ! ah ! vous l'entendez, père Gaspard, dirent en riant les bandits.


MAXDiUN. 265

Le moine tourna vers eux sa mine joviale :

- Yous, les amis, dit-il, vous pouvez allez vous faire pendre, je vous l'ai dit, ca m'est é"al. A ous êtes une nichée de vipères, une famille de loups garoux, un assemblage de tous les plus mauvais drôles qui aient jamais vécu sous la calotte du ciel. \ous êtes une franche canaille qui ne rêvez que bataille et ripaille, de vrais païens qui vivez en vauriens et mourrez en chiens ; j'en suis bien aise. Vous ne pensez qu'à tuer, voler, piller les jours d'oeuvre comme les dimanches; ça vous convient, à la bonne heure. Vous allez bien dans les églises, c'est vrai ; mais est-ce pour prier, vous confesser, vous marier? le plus souvent,


266 MAMîFilN.

c'est pour rire, jurer, prendre ce qui vous convient; c'est pour voler Dieu, couper la bourse de :1a sainte Vierge, mettre les vases, les flambeaux, les saints-ciboires, les tabernacles, l'église

tout entière dans vos poches C'est

bon : quand vous serez morts, on vous l'ouvrira l'église; comptez là-dessus !

- Va! va! dis toujours, père Gaspard.

- Je sais bien que vous ne vous en souciez guère, liers-à-bras, brise-fers, Philistins. Vous ne pensez qu'à mener joyeusement la vie; mais attendez un peu. Croyez-vous donc que le bon Dieu se cache dans un trou comme un hibou, qu'il ait perdu ses comètes ou cassé son tonnerre? c'est qu'il ne veut


MAXDIUX.. 267

pas s'en servir avec vous, vermisseaux que vous êtes ; mais un de ces jours, il vous enverra ses anges exterminateurs sous l'habit de cavaliers de maréchaussées, et ils vous emmèneront devant les juges de la terre. Alors, vous mourrez trois fois : savoir au poteau, puis sur la roue, puis au gibet. Le hibou fera votre oraison funèbre, les corbeaux vos funérailles, et l'enfer votre éternité. Bien du plaisir, et bon voyage !

Puis le bon père ayant dit leur fait aux brigands, pour l'acquit de sa conscience, s'arrêta et reprit bruyamment haleine.

- Père Gaspard! père Gaspard! criaient à l'envi les compagnons, venez donc vider une cruche avec nous; vous


268 JIAXOIUX.

nous conterez en fumant une de ces histoires de vierges et de martyrs qui sont si drôles.

- Paix! paix! ne nie tentez pas, pharisiens.

- Bah! une fois de plus ne compte pas.

- Eh bien!... en parlant... nous verrons. 11 faut d'abord que je parle au capitaine.

Eu disant cela , il se dirigea vers l'endroit où il pensait trouver Mandrin, qui s'était éloigné pendant son sermon.

C'était sous un petit dôme de rocaille, attenant au rocher, et d'où pendaient jusqu'à terre les tiges é:hevclées du iierre et de la clématite fleurie. Sous ces réseaux verdoyants et parfumés


MAXDIUX. 269

de la senteur du feuillage, Mandrin, abrité du soleil et du bruit, avait repris sa rêverie et laissait errer dans l'espace scn regard perdu et voilé. Il n'avait entendu aucun mouvement \enir à lui, quand il fut soudain éveillé par ces mots :

- Mon cher frère, il faut enfin penser à faire une fin et entrer en religion.

- Eh ! va-t-en à tous les diables ! dit-il au père capucin.

Puis il lui tourna le dos, et reprit sa pose inclinée et ses pensées solitaires.

Le moine, sans s'étonner, s'assit tranquillement à côté de lui, sur le banc de gazon, toussa et reprit son prône.


270 MAxmux.

- Y oyez-vous, capitaine, dit-il, on a plusieurs vies dans une seule ; la Providence l'a arrangé ainsi pour qu'on goûtât a tous les fruits de l'arbre de science.. Dans le premier âge, on vit ordinairement pour le plaisir et pour la guerre : c'est juste, il faut que la jeunesse jette feu et flamme, et je ne vous blâme pas d'avoir largement bataillé jusqu'à présent. Mais ensuite vient le temps d'une existence plus sérieuse; on sent le besoin du repos de la sagesse, on trouve un intérêt puissant à lire avec les veux de l'âme dans le grand livre de T'humanité : on pense alors aux affaires de ce monde, et bien plus à celles de l'autre. Vous êtes déjà un peu lassé de sang, de rapine,


îlAXDIUX. 271

de carnage; plus tard, cette carrière ne vous inspirera plus qu'un horrible dégoût; vous gémirez amèrement de ne l'avoir pas quittée quand il était temps; et vous mourrez avec le regret désolant de n'avoir jamais servi Dieu et les hommes, de n'avoir jamais vécu dans la foi et l'amour...

Mandrin leva soudain ses grands veux brillants d'une ardente lumière.

- L'amour! dit-il; oui, on connaît l'amour dans le monde où vous vivez tous : on respire l'air où habitent les femmes ; on peut sans crainte arrêter son regard sur celle qu'on préfère, lui parler le front haut et à visage découvert: on a un nom honorable à lui offrir, une main pure à


272 AJAN01UX.

mettre dans la sienne... On peut aimer là-bas !

4

Et il jeta un regard aux dernières limites de l'horizon. Le capucin continua :

- Voyez pourtant quel bel exemple ce serait donner à toute la contrée que celui du fameux chef de brigands qui faisait tout trembler au seul nom de Mandrin. qui mettait des troupes en fuite en montrant le bout de son panache, et qui viendrait maintenant, tout fraîchement converti, tout jeune dans l'église, pur comme un adolescent à sa première communion, se mettre à deux genoux devant: le Christ et la Vierge Marie...

- Oui, dit Mandrin, dont les pen-


MAXDR1X. 273

sées s'attachèrent encore à ce mol, je sens qu'un homme , quelque puissant: et redoutable qu'il soit, peut se prosterner devant une A ierge céleste. Je sens que celui qui ne craint ni lois, ni justice, ni princes, ni dieux, qui est accoutumé à commander, à gouverner, à se faire redouter à l'égal du tonnerre, peut déposer sa force et toutes ses grandeurs devant une grandeur plus sublime, la pureté unie à la beauté, et s'agenouiller devant une femme... comme vous le dites, mon père.

- Moi ! je ne vous ai, pardi eu , point parlé de cela! je n'ai fait mentionT dans mon discours, que de la sainte Mère de Dieu !


27/t MAADIUN'.

Le capitaine n'entendait déjà plus ce que lui disait le père Gaspard.

Depuis le moment où le chef des contrebandiers et le frère de SaintFrançois avaient commencé cette conférence , le feuillage qui les enveloppait s'était souvent entr'ouvert, quoiqu'il n'y eût pas un souffle de vent, et si le prédicateur n'avait pas été si fort entraîné par son éloquence, et le disciple si fort captivé par ses pensées, ils auraient pu entendre souvent , derrière la cloison de verdure, une haleine haletante et entrecoupée comme celle qui s'exhale dans une extrême attention.

Cependant le révérend père avait


MANDRIN. 275

repris son accent onctueux et continuait son homélie.

- Je sais bien, disait-il, qu'il est difficile de renoncer d'un jour à l'autre à Satan et à ses oeuvres; mais si vous vouliez seulement prendre ce chapelet qui a été béni par le SaintPère, et le dire dévotement soir et matin, la grâce viendrait comme par miracle, et vous brûleriez alors d'accomplir la pénitence qui pourrait vous remettre entre les mains de Dieu. Car il s'agit pour vous, mon fils, d'une conversion exemplaire. Quand on est sorti des voies de l'humanité pour devenir, non un saint, mais un démon, quand on a engendré plus de mal à soi seul que toute la bande des dam-


276 MANDRIN.

nés, et: fait pleurer la vierge et les anges tant: qu'ils ont eu de larmes, il n'y a point de remède à tant de perdition que de prendre le sac et la haire, de se coucher sur le lit de cendre, et dédire le mcû culpâ jusqu'aux portes de l'éternité.

Puis il reprit, 'avec l'éclat de voix qui convenait à la péroraison :

- Oui, j'ose vous demander, mon Dieu , d'accomplir ce miracle! Que celui qui a été le Nabuchodonosor, le Jéhu, le Saùl de ce siècle, que le capitaine Mandrin enfin soit désormais le plus humble de vos serviteurs et l'édification du plus saint des couven ts !

A ce mot, le capitaine fronça le


MANDRIN. 277

sourcil, son oeil lança un éclair, et il se leva impétueusement.

- Qui parle de couvent? dit-il. J'espère bien qu'on n'oserait pas prononcer ce mot-là devant moi... C'est toi, vilain moine, qui, rien qu'avec l'odeur de ta robe que tu viens secouer autour de moi, me fait songer à tous ces repaires de mensonge, de grimace, d'impureté, où fourmillent tous ces mauvais moinillons qui ont osé se faire les singes de Dieu... Eh bien, tant pis pour eux que tu m'aies rappelé la mémoire de ces moutiers;, je veux les brûler tous jusqu'au dernier... Et toi, va-t-en.

Le bon moine hocha la tête et s'éloigna tranquillement, en disant : i. 18


278 MANDRIN.

«- Ce n'est pas encore pour cette fois; mais c'est égal, je reviendrai.

Il s'acheminait vers la partie du camp pu les bandits étaient en récréation, lorsque, à quelques pas de la grotte, et dans un endroit solitaire, il se sentit tiré par sa robe.

Un grand homme, pâle et roux, qui avait suivîmes pas, lui dit en tendant la niain :

.w- Mon père, voulez-vous me donner ce chapelet merveilleux dont vous parliez tout-à-1'heure au capitaine, et qui convertît un homme du soir au ma^ tin? Je vous le paierai six ducats de bonne monnaie.

C'était Fauster qui parlait ainsi. Le moine le regarda , fit une petite moue


MANDRIN. 279

de dédain, signifiant: qu'il ne tenait pas beaucoup à acheter celte âme-là au Seigneur. Cependant, il pensa que six ducats figureraient bien dans sa besace, et céda le rosaire à ce prix.

L'arrivée du père Gaspard à la récréation des bandits fut accueillie par de joyeuses acclamations; il s'assit au milieu des pipes et des cruches de vin, dans la complaisante intention de conter aux brigands ces légendes religieuses dont ils étaient si fort épris.

Il leur narra donc la longue histoire de saint Bonaventure, telle qu'il l'a écrite lui-même après sa mort; leur fit le récit du glorieux martyre de saint Denis, qui prit sa tête coupée entre ses mains, et la porta ainsi jusqu'aux pieds


280 -MANDMX.

du Seigneur pour lui montrer ce qu'il avait souffert en son nom; leur conta le miracle de sain le Geneviève, qui chassa une armée de barbares avec le bout de sa quenouille, et finit par le tableau moral et grivois des tentations de saint Antoine, lequel eut surtout un immense succès.

Mais à chaque saint dont il louait la sagesse et l'abstinence, le verre du moine était rempli et vidé sans qu'il s'en doutât, si bien qu'au dernier martyr il était plongé dans la plus délicieuse extase par les vapeurs du Champagne, il chantait des complaintes, auxquelles les bons vivants répondaient par des chansons gaillardes et des pro-


MANDIUX. 281

pos de bandits, dont ses chastes oreils'accommodaient encore assez bien.

Enfin , il se remit sur ses jambes le mieux possible, rajusta ses sandales et sa besace, quitta la pipe pour le bâton de voyage, et prit congé des brigands.

Ceux-ci l'accompagnèrent de leurs salutations amicales.

- Adieu, père Gaspard, disaientils, nous vous donnons notre sainte bénédiction... Revenez vite nous voir.

A quelques pas, le moine aperçut le capitaine dans le même endroit où il l'avait laissé, et murmura dans sa barbe :

--C'est bon, c'est bon, je reviendrai. Il faut que cela finisse; je ne veux pas garder éternellement cette âme de bandit que tu m'as donnée, et grâce à


282 uANmux.

laquelle je viens encore de boire et jurer comme un mécréant ; tu te convertiras, mon capitaine, afin que je sois sauvé moi-même : amen.

En cheminant, le capucin passa devant la grotte de Mandrin, en souleva la portière, et posa furtivement sur le bureau un petit papier qu'il tenait caché sous son froc. Puis il reprit le sentier obscur qui, après une longue marche, devait le ramener aux lieux habités.

Le soleil était descendu au dessous de l'horizon , et pour les habitants de ces contrées sauvages la journée finissait avec lui. On entendit s'éteindre au loin les mugissements des bêtes fauves

qui se reliraient dans leurs tanières;


MAXDIUN. 283

les soldats de Mandrin déployèrent d'un arbre à l'autre les larges tentes qui les abritaient dans la clairière de la forêt, et se couchèrent sur leurs lits de feuilles mortes.

Bruneau seul, roulé dans un épais manteau, vint s'étendre sur le roc, non loin des arbres où son petit enfant dormait dans son berceau aérien, et à l'entrée de la caverne de son capitaine.

Deux hommes cependant restaient encore éveillés.

Fauster était retourné s'asseoir au bord de la fontaine ardente. Bien sûr de n'être pas interrompu à cette heure, il avait déroulé un parchemin sur ses genoux, et, à la lueur des flammes qu'exhalait le bassin, il dessinait avec


28/j MANDJUN.

une attention extrême le plan de la partie de la côte Saint-André, occupée par le camp de Mandrin, et des parages inconnus qui la rattachaient aux terres habitées.

Le capitaine lisait et méditait un papier qui avait été déposé dans sa grotte d'une manière mystérieuse pour lui. C'était un billet annonçant la décision que venait de prendre le ministre de la guerre, d'envoyer un détachement de troupes royales à la chasse des contrebandiers qui désolaient le Dauphiné, et contre lesquels la maréchaussée avait vu échouer tous ses efforts. Suivait l'indication du chemin qu'allait prendre ce renfort, et du


MANMUN. 285

jour où il pourrait être rendu à sa destination.

Mandrin reçut la nouvelle de ce danger avec un front impassible et un calme de coeur parfait. Il chercha surtout dans son esprit à quel ami inconnu il pouvait avoir obligation de cet avis qui, sans lui causer d'alarme, était très-précieux pour lui. Puis il s'occupa un instant des nouvelles mesures de défense à prendre, d'un meilleur armement à donnera ses troupe*, et s'endormit profondément.

Peu à peu la nuit, plus sombre, envahit les côtes gigantesques de la montagne, ses océans de forêts, puis gagna les masses élevées de. cette grande-solitude, les sommets de ncii:-c. les i>ia-


286 MAXMUN.

ciers; les pics de roches nues, et l'immensité des ténèbres cacha tout ce monde sauvage sous son voile comme un nid d'oiseau.

Un seul et profond sommeil régnait dans tout le camp.

La jolie petite idiote prit une lanterne sourde, quitta sans bruit la tente légère qu'on avait dressée à son usage, et se dirigea d'un pas furtif vers la caverne qui était la chambre royale de ce séjour. Elle passa par-dessus le robuste soldat dont le corps servait de de rempart à l'entrée de la grotte, sans qu'il en fût plus éveillé que s'il eût été frôlé par l'aile d'un oiseau, et elle entra dans l'intérieur.

Là, posant sa lampe derrière les


MANDRIN. 287

épais rideaux du lit, elle avança, sur la pointe du pied jusqu'auprès de Mandrin. Le chef de brigands tenait encore à la main le billet contenant la nouvelle menaçante dont il avait pris connaissance; mais il reposait en paix. Lolotte se pencha doucement sur lui, posa une main sur son coeur, et leva les yeux sur une étoile qui paraissait au bord de l'étroite ogive percée audessus du lit. Dans l'extrême attention qui l'absorbait, elle sembla compter les battements du coeur qui était sous sa main pendant le laps de temps que mit l'étoile à traverser la petite ogive pour disparaître de l'autre côté ; puis elle fit un mouvement pour s'éloigner. Mais, au peu de clarté que la lampe


288 MANDRIN.

répandait à travers les rideaux de soie rouge sur le visage de Mandrin, elle vit sa bouche belle et souriante faire quelques légers mouvements, et il en sortit des mots sourds et entrecoupés. Lolotte se mit à genoux sur la peau de tigre étendue devant la coTTChe, et resta là attentive, retenant son haleine, comme si elle eût voulu recueillir ce

vague murmure.

Puis lorsqu'il eut cessé, elle se leva et sortit aussi mystérieusement qu'elle était entrée.


LA CONFIDENCE.



VII.

Un mois s'était passé pendant lequel le baron d'Alvimar était revenu souvent à l'hôtel de Chavailles, Le maître du logis ne pouvait qu'être flatté de sa présence : on savait, par la voix publi-


292 MANDRIN.

que, que ce jeune homme appartenait à une des meilleures familles de Bourgogne, que son honneur personnel était sans tache comme celui de sa maison ; c'était tout ce qu'il fallait pour que ses visites fussent accueillies avec sécurité ; et son esprit, le charme de ses manières et de sa conversation les rendaient agréables.

Un jour, Louis d'Alvimar, que maintenant on appelait simplement le baron Louis, profitant déjà des droits de l'intimité, se promenait seul dans le jardin en attendant le retour de monsieur de Chavailles.

Mais l'aspect de ce jardin était bien changé depuis quelque temps. On voyait que les soins de la jeune mai-


MANDRIN. 293

tresse, qui faisaient naguère de ce coin de sable et de feuillage un lieu de délices, en étaient retirés. La culture y régnait toujours, le goût et la grâce avaient disparu; on y retrouvait l'empreinte du jardinier, mais non celle de la jeune fée qui l'animait.

C'est que depuis un mois lsaure ne s'occupait plus de ces amusements enfantins, c'est que depuis ce temps elle avait passé là, auprès de d'Alvimar, bien des heures pendant lesquelles les aptitudes de son coeur et de son esprit avaient changé de sphère. Elle avait bientôt connu le nom et la puissance du sentiment qui l'attachait à ce jeune seigneur. Toute sa naïve simplicité

avait disparu en un instant; son esprit i. :I9


29 II MANDRIN.

avait franchi d'un bond l'espace devant lequel il s'était longtemps arrêté.

Dans ses jours passés, le soin de ses plates-bandes et de sa volière, l'ornement de sa chambre dont il fallait sans cesse renouveler les mille futilités, le choix des offices de l'église auxquels elle voulait assister, les fréquentes confessions dont elle rapportait toujours une facile et glorieuse absolution, les travaux de broderie, la partie de cartes qu'elle avait tant de plaisir à gagner à son père, étaient tous les intérêts de sa vie. Mais la première lueur de l'amour avait éclairé à ses yeux un autre horizon.

Elle avait étudié sa position, le caractère de son père, la nature de l'en-


MÀNÔ&ÏN. 295

gagement qui l'unissait à un autre homme, polir mesurer les obstacles où devait venir se briser son bonheur ; elle avait médité les lois, les convenances sociales, l'importance des titres et de la fortune, pour juger de la possibilité d'une union entre elle et celui qu'elle aimait ; et, comme partout elle ne trouvait que des solutions décourageantes ou de tristes pressentiments, le fruit de la science auquel elle avait goûté, était empoisonné pour elle, et remplissait son sein de fièvre et de douleur.

Surtout elle avait été initiée à tous les orages du coeur dans ces longues matinées qu'elle passait à attendre l'heure où elle verrait d'Alvimar, dans - ces rêveuses soirées qu'elle passait à se


296 MANDBRS'.

souvenir de lui. Elle avait dix-sept ans la veille du jour où elle avait connu d'Alvimar, elle en avait vingt-cinq le lendemain.

Voilà pourquoi le pauvre Elysée avait été abandonné, pourquoi les fleurs desséchées par la chaleur se couchaient sur la terre, et attendaient le premier rayon de soleil plus ardent pour achever de mourir.

Il y avait quelques instants que d'Alvimar était assis sous un cintre de charmilles, lorsqu'il entendit un léger pas sur le sable. Il se leva vivement et crut s'élancer au-devant d'Isaure, mais un habit noir et une figure pâle sortirent seuls du feuillage : David tendit la main


MAM;RIN. 297

au baron, qui la serra avec un mélange de tristesse et de douceur.

D'Alvimar et le jeune Marcillac étaient loin de se ressembler : le premier avait une stature élevée et imposante : la taille du second était mince et frêle, son maintien modeste ; la beauté de Louis avait l'éclat qui frappe les yeux : celle de David, formée seulement des reflets d'une belle âme, n'existait que pour ceux qui savaient la comprendre; le fluide généreux qui coulait rapidement dans les veines de Louis jetait la couleur et la vie sur tous ses traits : le sang du jeune solitaire, épuisé par les veilles, les soucis, les austérités de l'âme, avait abandonné son visage.

Cependant il y avait entre eux deux


Z98 MANDRIN.

une certaine homogénéité de traits, semblable à celle qu'on nomme air de famille, qui faisait supposer une ressemblance de nature et de caractère, et la tendance qu'ils avaient d'abord éprouvée l'un vers l'autre s'était bientôt changée en un lien intime.

- Ah ! que j'avais besoin de vous voir ! tels furent les premiers mots de David au baron.

- Mon ami, à quoi puis-je vous servir ?

- A rien.

?- Qu'à vous aimer ?

- Et peut-être à entendre une partie des chagrins qui me dévorent.

-- Alors je dois me faire confident. Bon, nie voilà attentif et muet.


MANDRIN. 299

- Le jour de mon mariage avec Isaure approche, et je voudrais l'éloigner encore.

- Ah!... vous désirez retarder ce bonheur? dit Louis d'une voix émue.

- J'aime Isaure de la tendresse la plus vive, je l'aimerais par-dessus tout au monde, si je n'avais appris de bonne heure à connaître Dieu et à lui donner la première place dans mon âme. Mais je ne puis épouser encore ma belle fiancée. Si mon union avec elle était consacrée dans ce moment, il me faudrait la quitter au bout de quelques jours de mariage, pour une course dont j'ignore la durée et l'issue.

- La quitter!...

- Et ce serait bien cruel. D'abord,


300 MANDRIN.

je ne pourrais lui apprendre le but de ce voyage, et ce secret jeté entre nous deux serait une cause de désharmonie naissante. Ensuite, ajouta David en portant la main à son front, j'ai besoin de toutes mes forces pour l'entreprise où je suis engagé.. Et, je le sens, ce bonheur nouveau qui se répandrait en moi, ces caresses d'une femme adorée, que je sentirais encore sur mon front, ?sur'mes lèvres!... tout cela briserait

mon courage !

- "Vous, David, vous avez conçu un projet où la vie est engagée ?

- Oui, moi!... moi qui ne porte jamais une arme sur mon habit, mais qui ne quitte jamais celle qui est cachée dessous...


MANDRIN. 301

- Que dites-vous?s'écria Louis, en regardant avec un air de surprise et d'incrédulité son jeune ami, dont les membres délicats semblaient encore affaiblis par l'abattement et la souffrance.

Mais David ne l'entendait plus; il avait le visage enfoncé dans ses deux mains et la poitrine haletante.

Soudain il releva la tête, et dit en lançant dans l'espace un regard où brillait la colère :

- Savez-vous que le détachement des troupes de France qui arrivait par la vallée de Galaure a été attaqué par les contrebandiers?

- Certainement, je le sais, répondit le baron avec un léger sourire; puis il


302 MANDRIN.

ajouta d'un air d'indifférence : - Comment ne le saurais-je pas? c'est la nouvelle de toute la ville.

- Attaqué, vaincu et dépouillé, continua David.

- Parmi les coups de main effectués chaque jour par ces hardis contrebandiers , il me semble que le mieux inspiré est d'aller au-devant des soldats envoyés contre eux, et de leur prendre armes et bagages. C'est montrer assez d'esprit dans le brigandage.

- Ah ! ne parlez pas ainsi ! Comment pouvez-vous trouver un sourire dans ce sujet de désolation, dans ces amas d'iniquités et de crimes ?

- Laissons cela... Au nom du ciel, parlez-moi de vous.


MANDRIN. 303

- Et qui vous dit que je n'en parle plus! s'écria David avec une sombre violence.

Louis sembla se demander si l'esprit de sou jeune ami était bien lucide.

- Vous ne voyez dans tous ces événements, reprit le fanatique jeune homme, que les perturbations qui doivent régner encore dans une province retardée en civilisation, et privée jusqu'à un certain point d'ordre public et de forces protectrices; moi, j'y vois un débordement horrible du pouvoir infernal sur la terre, un des efforts que Satan fait de siècle en siècle pour envahir ce monde, placé entre lui et le ciel, d'où le Seigneur l'a chassé. Vous ne voyez que les propriétés détruites ;


30/l MANDRIN.

moi, je vois les églises, les monastères profanés, renversés, et, devant ces outrages sanglants et hideux, je me dis qu'il faut être l'esprit des ténèbres luimême pour porter le brigandage jusqu'à l'autel.

- Folles illusions d'une piété fanatique !

-Mais considérez donc que les triomphes de ces maudits sont en dehors de toutes les prévisions humaines. Si l'on envoie contre eux des brigades deux fois plus fortes que leurs troupes, ils battent les brigades ; si l'on veut les saisir dans leur repaire, ils l'ont quitté pour un repaire inconnu ; si on leur oppose des compagnies royales, elles sont vaincues sans coup férir; si des


MANDRIN. 505

prêtres courageux veillent dans des églises, ils ne voient rien pendant la huit, et le lendemain l'église, l'autel sont dépouillés de leurs ornements, de leurs saintes reliques ! Malédiction ! s'écria David en frappant la terre du piedf)

- Et vous concluez de là ?

- Que les forces naturelles ne peuvent rien contre eux, que les yeux des hommes se perdront en vain à suivre ces bandes ténébreuses, que les armes des hommes se briseraient contre ces lames d'enfer...

- Et qu'alors?

- Elles ne seront vaincues que par un homme inspiré de Dieu, portant en lui un élan de sa force divine. Voyez un monument que de forts ouvriers


306 MANDRIN.

seraient des jours entiers à détruire : une étincelle de la foudre y tombe, et il est renversé. C'est ainsi que l'être le plus faible, n'ayant de puissance que , la foi, d'arme que le poignard, saura détruire l'armée entière des réprouvés en la frappant au coeur, en allant au milieu d'elle assassiner Mandrin.

?-Ah!... dit le baron en passant négligemment la main sur ses moustaches brunes ; mais cet homme sera sans doute difficile à trouver.

- Dieu l'a déjà choisi.

- Où est-il ?

- Ici.

- Qui donc ?

- Moi !

- Insensé !


MANDRIN. 307

David, exalté par l'enthousiasme, paraissait grand, sublime en prononçant ce moi ! sorti du plus profond de l'âme; mais d'Alvirnar, le front éclatant d'une noblesse, d'une fierté à laquelle se mêlait en ce moment la pitié la plus tendre, semblait encore plus élevé que lui, en répondant de l'accent le plus doux ce mot insensé] et le dominait encore.

- Ah ! mon ami, je ne voulais pas vous dire cela ! s'écria David avec l'effusion de la tendresse; je ne voulais vous parler que d'Isaure!... Mais il est des moments où l'âme est si pleine qu'il faut qu'elle déborde, sous peine d'en mourir.

- Vous me parlez sous le sceau de


308 MANDRIN.

l'amitié ; il est sacré comme celui de la confession.

- A d'autres, je ne dis que ma confiance en Dieu, ma résolution ferme: à vous, je peux confier mes souffrances.

- Je les comprends, car vous êtes né bon, vertueux, et cet acte de sang que vous méditez doit vous causer un sinistre effroi.

- D'abord l'instinct d'humanité s'est révolté contre lui. J'avais des heures de lâches découragements, des heures de doutes cruels. En vain j'avais appris par la haine qui bouillonnait dans mon sein au seul nom de Mandrin, comme par les voix célestes que j'entendais dans mes prières que j'étais destiné à délivrer la terre de cet en-


JIANDJR1N. 309

nemi de Dieu et des hommes, je balançais encore. Dans mes nuits sans sommeil je demandais au Christ, qui met l'amour dans les âmes, je demandais aux étoiles qui les éclairent, si la pensée de vengeance peut être vertu, si le meurtre peut être action sainte, et il me semblait qu'ils refusaient de m'entendre. Mais enfin, j'ai confié mes desseins au confesseur qui me dirige depuis mon enfance, à mon père luimême, et leur aveu tacite a triomphé de mes faiblesses !

- Ah! ce sont eux qui vous encouragent à un lâche assassinat, dans lequel vous risquerez mille fois votre vie !

- Ils m'ont laissé croire que Dieu l'attendait de moi.


510 MANDRIN.

- Le bon prêtre ! le bon père ! les bons chrétiens !

- Et puis, je suis allé cent fois dans cette église de Notre-Dame où doit se consacrer mon mariage ; j'ai vu la place vide des antiques symboles enlevés par les profanateurs j et j'ai juré de ne pas épouser Isaure avant que ce temple saint fût vengé... et j'adore Isaure! je veux l'épouser !

^- Mais la haine que vous portez au chef des contrebandiers est donc bien grande, puisque c'est lui seul que vous songez à frapper ?

- D'abord c'est de Mandrin seul, de cet homme mystérieux et terrible que ces brigands tirent toutes leurs forces ; il exerce sur eux un pouvoir sur-


MANDRIN. 311

naturel, il leur donne à tous une étincelle de son âme de feu; et lui mort, son armée sera facilement détruite. Ensuite vous avez raison, je hais ce monstre de toute la haine que les anges de Dieu ont pour les maudits.

- Ainsi, vous êtes bien décidé à l'assassiner?

- Je l'ai juré. Il y a deux mois encore, j'étais paisible dans ma résolution, je me reposais dans la foi et le courage. Il ne s'agissait que du sacrifice de ma vie ; j'allais mourir ou revenir aux pieds d'Isaure plus digne d'elle par le succès que j'aurais remporté; j'avais triomphé de toutes mes incertitudes, j'étais résigné. .. oh ! bien plus, j'étais heureux !... Mais, il y a quelque temps, une cir-


312 MANDRIN.

constance secrète est venue jeter un trouble cruel, une amertume affreuse sur la mission qui m'est donnée. Mandrin...

- Eh bien !

- Mandrin m'a sauvé la vie.

-,- Lui ! qu'entends-je ? Et

d'Alvimar regarda le jeune homme avec la plus extrême surprise.

- Oui. C'était la nuit où notre ville avait été prise d'assaut par les contrebandiers. J'errais dans une grande cour située derrière le bâtiment de la ferme générale, et; dans la plus profonde obscurité. J'aperçus soudain près de moi un des brigands qui rôdait dans cette ombre : je lui assénai un coup furieux de mon épée, qui alla se briser


MANDRIN. 313

contre son sein sans le blesser, et lui me tint un instant à genoux... oui, mon Dieu, à genoux devant lui!... mais, tout-à-coup, au lieu de me frapper de son arme, il me la jeta, et m'en fit don avec une générosité ironique plus cruelle que mille coups de cette lame, puis il s'éloigna, et sur l'acier ctincelaut je lus le nom dé Mandrin...

- Quoi! c'était...

- Que dites-vous?...

- Rien... j'ai entendu parler de cette action bizarre...

- Personne ne l'a connue. Ce poignard, le voici: c'est lui qui ne me quitte jamais.

David lira de dessous son habit un poignard dont le manche d'ivoire était


31 li MANDRIN.

enrichi de pierreries, et dont la lame damasquinée jetait un feu extraordinaire.

Le baron prit ce poignard, le regarda avec un certain saisissement, et l'arme demeura un instant dans sa main, où elle semblait briller encore d'un plus vif éclat.

- Maintenant, continua David, concevez-vous l'horreur de ma situation ! Ce n'est plus seulement d'un meurtre qu'il faut se souiller, c'est de lâcheté, d'ingratitude !... car enfin cet homme, tout odieux qu'il soit, m'a fait grâce; mes jours étaient entre ses mains, il me les a laissés,., ce n'est plus la vie qu'il faut perdre, c'est l'honneur !


MANDRIN. 315

Et le jeune homme frappa son front plus pâle que la mort.

- David, dit d'Alvimar en lui prenant la main, vous n'en aurez pas le courage.

.- Je l'ai juré, dit l'élève du dominicain, le fils du fermier-général, et tout le fanatisme dont on avait rempli son âme monta sur son visage. Dieu, après tout, ne peut-il pas demander à ses créatures le sacrifice qu'il lui plaît? Donner son sang pour sa foi, combien l'ont fait avant moi ! Mais donner la partie la plus pure de notre être, l'honneur qui vous élève au-dessus de la brute immonde, accepter une vie flétrie, n'est-ce pas là le plus difficile des


31.G MANDRIN.

martyrs, et dois-je me plaindre que Dieu me l'ait imposé?

- Mort et damnation à ceux qui vous ont bourrelé la tête de semblables folies !

David n'entendit pas cette apostrophe ; il était absorbé dans ses pensées.

- Ce poignard même que le brigand m'a laissé, continua-t-il en reprenant Larme et la faisant tourner dans sa main, rend les décrets de la Providence plus visibles, puisqu'il ne pouvait être tué qu'avec une lame fondue pour lui-même et plus forte que les nôtres.

- C'est encore le père Dominique qui vous a dit cela.

- Paix ! paix ! d'Alvimar, n'insultez pas au fils de l'église.


MANDRIN. 317

- Mais au moins, réfléchissez; attendez encore.

- Je n'attendrai qu'une circonstance favorable... Dans quelques jours dans un mois au plus, la volonté du ciel sera faite.

- "Vous comptez sur votre courage, c'est bien ; mais votre courage vous servira-t-il ?

Et d'Alvimar regardait le faible jeune homme avec une compassion un peu dédaigneuse.

- Mon corps servira mon âme comme s'il avait dix pieds de haut et des membres d'Hercule; ce poignard me servira comme tout une armure. Les fils du Seigneur, malgré leur visage pâle et creusé, sont une race


318 MANDRIN.

forte, je vous le dis, et savent donner un coup de couteau comme un coup d'encensoir ; les temps l'ont bien prouvé : car la force ne vient pas de la matière, mais de l'inspiration divine.

David, en secouant fièrement la tête, rejeta en arrière ses longs cheveux noirs et découvrit son visage que le soleil vint illuminer.

- Mais enfin , dit le baron , comment ferez-vous pour atteindre celui que vous cherchez?

Le jeune Marillac tira de la poche de son habit un papier roulé.

- Voici, dit-il, un plan grossièrement dessiné, mais très-détaillé, de la côte Saint-André, où les contreban-


MANDRIN. .319

diers ont établi leur camp ; les sentiers escarpés ou souterrains qui conduisent à ces terres jusque-là inaccessibles y sont exactement tracés.

- D'où vient cette carte ? dit vivement d'Alvimar en faisant un mouvement pour la prendre.

- Je ne sais.

- Qui l'a faite, qui l'a donnée?

- Un messager secret, ne voulant, a-t-il dit, se faire connaître que quand le temps en serait venu, l'a remis à mon père, qui, sans communiquer cet avis important aux autorités de la ville, l'a conservé pour moi.

- Ainsi, reprit le baron, personne ne connaît encore la route de cette retraite sauvage?


320 MANDRIN.

- Personne ; cette carte est à moi seul.

- Et votre père, au lieu d'envoyer contre de redoutables ennemis des soldats armés en guerre, aime mieux pousser son fils à une entreprise insensée, le jeter à une mort presque certaine, lui montrer lui-même du doigt la route qu'il faut prendre, et sans doute marquer aussi le jour du sanglant sacrifice !... II y a là-dessous une nécessité terrible, ou une cruauté abominable.

- Mon père sait que toute arme humaine se brise contre une puissance surnaturelle, que toute nouvelle entreprise serait un affront de plus pour l'honneur public ; il sait qu'un élu


MANDRIN. 321

seul peut dompter le fléau qui nous assiège, et il veut m'en réserver la gloire !

- Et il vous a dit : Pars, va mourir ! Mais de quelle langue, grand

Dieu! un père a-t-il donc pu se servir pour dire cela? Il n'a point trouvé d'expression dans le langage humain de nos jours; il a emprunté ses mots dans les versets obscurs et troubles d'une langue morte qui dicte encore le crime.

- Oh ! silence ! vous blasphémez !

- Malheureux enfant!... Mais seul, presque désarmé, perdu sur un sol désert, que ferez-vous ?

- Ce qu'il faudra pour arriver au


322 MANDRIN.

but. L'ennemi habite une terre sauvage et glacée parmi les bois noirs, les nids d'aigles , les antres des loups, les rochers des serpents ; je passerai dans les cavités souterraines ou sur les pics que rasent les oiseaux, je me glisserai dans les ravins avec les loups, sous les feuilles mortes avec les serpents, j'arriverai en silence jusqu'à l'ennemi, et je le frapperai au coeur...

- Et vous lui direz, en le frappant: «L'arme que tu m'as donnée, parce que tu m'as cru noble et courageux, je m'en sers pour le meurtre ; la vie que tu m'as généreusement laissée, j'en use pour l'assassiner! Vous le regarderez étendu devant vous, égorgé sans défense! Ensuite?...


MANDRIN. 323

- Ensuite Oh! si j'ai trop de

honte de moi, si ce meurtre m'accable, si ce cadavre sanglant me jette des remords trop affreux, je m'ensevelirai sous la terre teinte de son sang...

Et David, abattu , brisé de ses angoisses> de ses combats, jeta sa tête sur l'épaule dé Louis, qui passa un bras autour de lui et le pressa sur son seim

Qui aurait pu les bien connaître tous deux, voir leur destinée à nu comme Dieu seul la voyait, aurait trouvé ce tableau aussi étrange que saisissant.

Pendant que ceci se passait dans une partie du jardin , Isaure, en arrivant dans une allée opposée, avait renoon-


32/| MANDRIN.

tré son bon et indulgent confesseur, le père Gaspard, et s'entretenait avec lui en se promenant à pas lents sous l'ombrage des tilleuls.

Le père Gaspard était le seul être au monde qui connût le secret de la jeune fille et ses peines. Comme depuis l'enfance il lisait dans son âme, et n'y voyait que de saintes pensées , il était plein de miséricorde pour cette seule faute qui était venue en troubler la pureté. Il plaignait de tout son coeur la douce pénitente, et cherchait avec elle les moyens de concilier un amour passionné avec l'obéissance qu'elle devait à son père.

Comme ses pieuses exhortations calmaient les souffrances d'Isaure, le bon


MANDRIN. 325

prêtre les continuait souvent en dehors du confessionnal, et c'était de ce sujet délicat qu'ils s'occupaient tous deux en ce moment. Ils étaient seuls, le feuillage leur cachait les deux personnes qui s'entretenaient de l'autre côté du jardin, de même que celles-ci ne pouvaient les voir. Seulement, pour sortir de la charmille dans laquelle étaient David et le baron Louis, on suivait un sentier circulaire qui passait près de l'allée des tilleuls pour s'en éloigner aussitôt.

- Eh bien ! toujours des soupirs et des larmes, chère fille du ciel, disait le bon directeur. Je vous avais pourtant ordonné, à votre dernière confession,

d'être plus tranquille.

i. 21


326 MANDRIN.

- Ah ! mon père !

- Expressément ordonné de vous consoler.

- Hélas ! je ne puis me guérir ni de l'amour coupable qui remplit mon coeur, ni du regret de tromper mon père en abandonnant ainsi l'époux qu'il avait choisi pour moi.

- Que voulez-vous, mon enfant, le coeur n'obéit pas à la volonté, comme le moine à la cloche des matines : si on l'appelle dans un lieu, il s'en va aussitôt dans un autre.

- Ah ! si je vous avais avoué plus tôt cette dangereuse passion, vous m'auriez conseillée, protégée !. = ... mais je l'ignorais moi-même, et je ne l'ai con-


MANDRIN. 327

nue que lorsqu'il n'était plus temps d'en triompher.

- Et maintenant, c'est fini; vous l'aimez, ce jeune seigneur ?

- Oh ! mon père, si vous saviez !...

- Je sais bien, je sais bien ; le couvent n'est pas si loin de la terre qu'on ne connaisse un peu ce qui s'y passe, et d'ailleurs on n'est pas venu au monde avec l'habit de père capu> cin... On a eu sa jeunesse comme un autre.

- Un grand malheur est tombé sur moi, mon père !

- Sans doute ; mais voyons, quand vous pleureriez du soir au matin, cela n'empêcherait pas qu'un beau soir de


328 MANDRIN*.

ce printemps vous n'ayez été attardée sur une route obscure, que votre mule ne soit emportée , qu'un beau cavalier ne se se soit trouvé là pour vous sauver, et que ce cavalier n'ait été précisément l'homme qu'il fallait pour vous plaire.

- C'est donc un mal irréparable?

- Peut-être. Si on peut rompre votre premier engagement, il ne sera sans doute pas impossible d'en former un second. Le baron d'Alvimar n'est pas plus difficile à épouser qu'un autre. Vous vous aimez, vous êtes riches et nobles tous deux; il est très-beau garçon, à ce qu'on dit ; vous, vous êtes belle comme l'étoile du ciel, comme la


MANDRIN. 329

perle des mers ; vous avez de plus la beauté suprême des femmes, c'est-àdire la bonté; vous êtes charitable et miséricordieuse, vous employez l'argent de la parure à acheter du pain aux malheureux , vous donneriez vos pantoufles de satin blanc à la pauvre fille qui marcherait pieds nus dans les épines, et votre mantille à la vieille mendiante qui aurait froid.

- Mon père, mon père1...

- C'est vrai, je m'oublie Je

disais donc que, puisque vous feriez la bonheur du baron d'Alvimar, comme lui le vôtre, on pourrait fondre les deux en un seul.

- Ah! vous flattez ma folle chimère.


330 ÎIANDM.N.

- Laissez-moi faire, colombe sans tache, douce fleur du matin, j'y songerai.

D'Ahïmar et le jeune Marillac , en sortant du cabinet de verdure dans lequel ils s'étaient entretenus, suivaient en ce moment le sentier découvert qui venait passer près de l'allée de tilleuls. On les voyait très-bien sous les ravons du soleil, mais eux ne pouvaient distinguer les personnes qui se trouvaient dans l'ombre de l'allée entièrement close de feuillage.

- Tenez, mon père, le voici qui rentre avec David , dit Isaure d'une voix tremblante et en indiquant du doigt le baron Louis à son confesseur.


iUNDIUN'. 331

Le père Gaspard, à travers la verdure, jeta un coup-d'oeil sur le baron d'Alvimar; puis il ouvrit de grands yeux, et sa bouche ébahie laissa échapper ces mots :

- Diable !.... diable !... diable !....

A chacune de ces exclamations, il se retirait d'un pas, et à la troisième, il se trouva appuyé contre le tronc d'un arbre, de l'autre côté de l'allée, pâle et le visage bouleversé par la plus profonde stupeur.

Les deux jeunes gens s'étaient éloignés, et Isaure restait depuis longtemps immobile et interdite, que le moine n'avait pas encore pu reprendre la parole.


002 MAM)liLN.

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- Eh bien, mon père? dit la jeune fille.'

- Eh bien, mon enfant, dit enfin le père Gaspard, en balbutiant, il faut renoncer à jamais à cette passion insensée, prier Dieu et les anges d'en délivrer votre coeur... sous peine du plus affreux danger... de la damnation éternelle.. . Ah ! ,je me trouve mal rien que de penser à... à cette désobéissance que vous pourriez nourrir contre votre père.

- Grand Dieu !

-- Mais vous n'avez donc pas pensé que la révolte contre les parents est le plus grand péché dont un enfant puisse se rendre coupable ! que jamais une fille n'a transigé avec les ordres de son


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père, sans que la rébellion la portât sur des ailes de feu jusqu'au fond des

enfers

--Les fautes du coeur sont pardonnées , par Dieu, avant l'heure de son jugement. - _ ,

- Ah ! vous croyez une faute légère et pardonnable d'oublier l'époux que votre père avait choisi parmi les fils du Seigneur, pour un... pour un étranger qui n'a pour mérite que ces dons fu-. nestes de la beauté et des séductions, que Dieu nous envoie dans sa colère !

- Vous disiez qu'on ne peut commander à ses penchants...

- Moi/j'ai dit cela, juste ciel !

Mais je ne serai donc jamais qu'un lâche coeur, qu'un imbécile ami qui ne sait


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qu'aimer et consoler ! Je n'aurai donc jamais sur les lèvres les paroles d'une sainte colère ! Moi, j'ai encouragé un criminel amour!... Mais, sachez bien, ma fille, que le vent de la tempête est mille fois moins dangereux pour les fleurs que l'amour pour les faibles femmes; que le feu des voluptés brûle leur âme jusqu'à n'y plus laisser la moindre empreinte de Dieu.

- Oh! mon père, que vous êtes cruel, dit Isaure en regardant son confesseur avec des larmes qui lui servaient de reproche.

- Oui, je serai cruel, impitoyable, je vous ferai pleurer s'il le faut pour vous arracher à cet infernal séducteur..


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-Vous promettiez tout-à-1'heure de me réunir à lui.

- Que le diable m'emporte pour avoir montré de pareilles faiblesses, quand je ne devais songer qu'à mon devoir !... Heureusement la lumière de l'esprit m'est venue à temps, et je puis encore employer mon pouvoir sur vous à vous sauver. Il faut me jurer d'oublier ce... ce baron d'Alvimar.

- C'est impossible. Si je ne puis, comme vous le disiez, effacer de ma vie le moment où je l'ai connu, je ne puis pas davantage en effacer le souvenir, et ce souvenir est l'amour.

- C'est vrai. Mais au moins vous pouvez me jurer de ne plus le voir, cela dépend de votre volonté : vous pouvez


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commander à vos pas de ne pas sortir de votre chambre quand cet étranger est à l'hôtel, à vos yeux de ne pas se tourner sur la terrasse où il passe.

- 0 mon Dieu ! que me demandezvous?

- Je ne vous demande pas ce sacrifice, ma fille, je vous l'ordonne au nom de l'autorité sacrée que j'ai sur vous, au nom de votre mère, dont l'esprit saint est près de nous et nous dicte la même loi.

- Aurai-je la force d'obéir?

- 11 le faut, croyez-moi... il le faut sous peine de la damnation éternelle.

Isaure était une sincère chrétienne, croyant aux dogmes de l'Eglise et à ses


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lois comme au soleil qu'elle voyait, à la terre qu'elle louchait; les paroles du moine, en proie à une vive émotion, avaient un accent de vérité irrésistible : elle ne pouvait donc douter que le salut de son âme ne fût engagé au serment qu'on exigeait d'elle, et devait infailliblement céder à l'impulsion de la foi et de la terreur.

Le père Gaspard prit entre ses mains rudes la main délicate d'Isaure, et l'élevant vers le ciel en signe de consécration, dicta un serment solennel que les lèvres de la jeune fille répétèrent en tremblant. La figure blanche et aérienne d'Isaure se détachait près de la robe brune du moine, sous la longue voûte de feuillage : on eût dit, à la tristesse de


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son aspect, qu'elle prononçait déjà des voeux éternels dans l'ombre épaisse d'un cloître.

Mais plus la résolution d'Isaure devait être stable, étant établie sur des bases sacrées, plus le caprice du sort allait se hâter de la renverser.

FIN DU PREMIER VOLUME.

COVLOMMins, - IMPBIMMII BK A, MOUSSrS.