Comment l’idéologie nazie a voulu se rendre “acceptable”

Droit, biologie, histoire... Les sciences se sont mises au service de l’idéologie nazie pour préparer le peuple à adhérer au pire. Un “univers mental” cartographié par l’historien Johann Chapoutot dans son dernier ouvrage “La loi du sang. Penser et agir en nazi”.

Par Gilles Heuré

Publié le 09 décembre 2014 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h23

En 1949, dix-huit médecins allemands, accusés par la justice de leur pays de crime contre l'humanité pour avoir tué par injection létale, entre 1939 et 1945, cinquante-six enfants considérés comme malades, bénéficient d'une ordonnance de non-lieu. L'argument avancé par la défense était qu'ils n'avaient pas commis de crime contre l'humanité puisqu'il s'agissait d'individus ne pouvant être considérés comme des êtres humains : ils n'avaient fait qu'obéir à la loi de « prévention de l'hérédité malade » du 14 juillet 1933.

Cette plaidoirie rappelait le « nicht schuldig » (non coupable) proclamé par tous les dignitaires nazis au procès de Nuremberg en 1945 : loin de se voir comme des criminels, nombre d'acteurs du nazisme étaient convaincus d'avoir agi dans la « norme » imposée par le régime national-socialiste depuis 1933. Ils avaient eu une « tâche » à accomplir.

Pour qu'ils l'exécutent sans se poser de question, l'idéologie national-socialiste a instrumentalisé toutes les disciplines savantes (philosophie, droit, biologie, histoire, anthropologie raciale), instaurant une « vision du monde » acceptable – malgré sa monstruosité –, car scientifique et fondée en droit. Il sera ainsi plus facile, ensuite, de demander à tous les Allemands de la mettre en pratique.

L'historien Johann Chapoutot, professeur à l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, a dressé la cartographie de cet « univers mental » instauré par le IIIe Reich et aboutissant à la solution finale. Pendant dix ans, il a épluché une masse considérable de discours, de textes doctrinaux, d'articles, de brochures, de documentaires et de films d'époque.

La race, le combat, le règne

Du seuil des années 20 à la fin de la guerre en 1945, le socle idéologique qui structura le nazisme fut ainsi bâti sur trois grands axes : la pureté de la race, le combat à venir et le règne des Allemands sur le monde. Les auteurs de ces discours sont bien sûr les dirigeants, Adolph Hitler avec son livre Mein Kampf (1925), Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, Heinrich Himmler, Reichsführer chef de la SS ; mais ce sont aussi des universitaires, des médecins, des juristes, des historiens, des hauts fonctionnaires et des journalistes qui s'engouffrent par conviction dans les théories raciales et vont, à travers traités et articles doctrinaux, servir de courroie de transmission.

La race ? L'homme régénéré appelé de ses vœux par les nazis devait retrouver des ancêtres... et les historiens allemands vont s'en charger. Les Germains des premiers siècles de notre ère deviennent ainsi d'utiles pourvoyeurs de références : à l'inverse du « judéo-christianisme », fustigé pour son désenchantement et pour la frustrante séparation qu'il opère entre monde physique et monde spirituel, les « hommes du Nord » intégraient, dans une vivante unité, nature, animaux et peuple. Célébrant le divin partout où se manifestait la vie, comme le vante alors la propagande nazie, ils respectaient la loi du plus fort qui veut que les bêtes de proie soient plus respectables que les caniches, « créatures pathétiques ».

En ces années d'entre deux guerres, le peuple allemand est invité à retrouver ces vertus ancestrales, dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. Vivement encouragée, la culture du naturisme nordique congédie, comme le proclame une brochure de la SS, « la mortification de la chair » par la conception judéo-chrétienne, et proclame le retour à l'« essence de la race ». La sexualité est au service de la procréation – donc de la survie de cette même race –, et la loi de septembre 1935 interdisant le mariage d'un ou d'une Aryen(ne) avec un juif ou une juive vient couronner l'ensemble du projet.

Fin du “liberté, égalité, fraternité”

A la volonté d'éradication des valeurs chrétiennes s'ajoute bientôt le souci d'en finir une fois pour toutes avec la devise de la Révolution française – liberté, égalité, fraternité –, colportée par le rationalisme des Lumières et reprise par l'« internationale révolutionnaire ». Un éminent professeur de droit public, Gustav Adolf Walz, se charge, dans un ouvrage intitulé Egalité raciale contre principe d'égalité, d'opposer la biologie à la mentalité rationaliste des philosophes du XVIIIe siècle.

Non, l'homme n'est pas « libre », comme l'affirment ces philosophes, de sortir de sa condition biologique, de quitter sa famille ou son peuple, pour se transformer en individu autonome et singulier. L'utopique égalité, elle, est rendue caduque par la différence biologique entre les hommes. Quant à la fraternité, elle est sommairement exécutée par Walther Buch, juge du parti nazi : « La buse ne partagera jamais son nid avec la chauve-souris. »

Cette révision radicale de la philosophie politique impliquait bien sûr de mettre fin à des habitudes désuètes et pernicieuses : le sentimentalisme trop littéraire, la mollesse politique des monarchies impériales, la décadence destructrice de la république de Weimar... Et c'est à la science juridique que revient, tout naturellement, la mission de fonder en droit ces nouvelles conceptions.

Les juges, désormais soldats du « front intérieur » et de la « justice vitale », sont sommés, sous peine de révocation s'ils sont trop laxistes, de rompre avec les concepts juridiques et arguties d'avant 1933. Les images valant mieux qu'un long discours, les actualités cinématographiques vont d'ailleurs filmer, en août 1933, une manifestation dans un camp d'été d'avocats et de magistrats, au cours de laquelle l'effigie d'un « § » en carton est pendue ! « Le paragraphe, résume un éminent ­juriste en 1937, ce petit symbole, en soi si inoffensif, qui marque la succession ordinale des articles de loi, est devenu dans la conscience du peuple le symbole même d'une pensée du droit étrangère à la vie et à la réalité. »

Fierté, honneur, héroïsme

De la supériorité biologique de la race, de la prédominance de l'instinct et de l'inné propre à « la germanité préchrétienne » sur l'éthique chrétienne découlent donc naturellement les valeurs du national-socialisme. Celles-ci scandent désormais la fierté, l'honneur et l'héroïsme plutôt que l'amour, l'humilité et la pitié. Tout cet arsenal théorique rendra légitime la guerre contre les peuples « bâtards », « Slaves bolcheviques », Juifs ou « faibles ».

La réinstauration du service militaire obligatoire en 1935, en violation du traité de Versailles de 1919, affirme le droit à la guerre. La morale chevaleresque est exclue, comme le proclament dès 1939 les discours verrouillant l'obéissance aveugle au Führer : aucune clémence à l'égard des adversaires politiques, que les camps de concentration peuvent « rééduquer » ; aucune pitié à l'égard des ennemis, contre lesquels les pires brutalités peuvent être exercées. Enfin, la victoire étant promise, les conquêtes, comprises comme un desserrement des frontières indispensable pour offrir plus de « sol » au « sang » allemand (et qui s'inscrivent dans la tradition des chevaliers Teutoniques), doivent permettre la colonisation par les Allemands de « sous-hommes » au statut biologiquement inférieur.

Ce cadre mental et idéologique du nazisme, dessiné par les textes et les discours juridiques et scientifiques, procédait en fait à un amalgame stupéfiant. Il associait, pêle-mêle, la religion chrétienne, le libéralisme politique, le bolchevisme « libéral-marxiste » et « bimillénaire », accusés en vrac d'avoir perverti les vraies valeurs de la race et du peuple germanique en imposant une pensée individualiste.

Quel impact cet appareil juridico-scientifique a-t-il eu sur les crimes perpétrés ensuite par le peuple allemand ? Sans conclure à l'effet mécanique, Johann Chapoutot souligne l'imprégnation de ceux qui commirent des atrocités par des théories, qui, au fond, donnaient un « sens » à ces actes, et surtout les justifiaient.

A lire :

La Loi du sang. Penser et agir en nazi, de Johann Chapoutot, éd. Gallimard, 576 p., 25 €.

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